Lélia — partie inédite

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LÉLIA.

PARTIE INÉDITE.[1]

L’unité de pensée et la variété des œuvres sont les signes auxquels se reconnaît le grand artiste. Quand le poète, le peintre, le statuaire, laissent échapper de leurs mains d’intervalle en intervalle des types originaux, qui, sans se ressembler entre eux, portent l’intime empreinte de l’auteur, on peut les appeler féconds, mais de cette fécondité honorable et vigoureuse qui, loin de dégrader la gloire acquise, l’augmente et la fortifie. Certes, depuis que Lélia a paru pour la première fois, l’écrivain ne s’est pas montré stérile ; des productions neuves et brillantes se sont multipliées sous sa plume, et il n’est plus permis de douter aujourd’hui soit de la force de sa pensée, soit de la richesse de sa fantaisie. Il semblait donc que George Sand pût laisser derrière elle Lélia telle qu’elle l’avait façonnée dans un élan d’improvisation fougueuse, et lui permettre de prendre rang, sans y retoucher, parmi ses poèmes les plus éclatans. Mais, dans les créations d’un artiste, il y en a qui obtiennent le privilége de le préoccuper plus profondément que d’autres ; il ne peut les oublier, même au milieu de ses autres travaux, surtout si la pensée qui a présidé à ces créations lui est toujours chère, si elle a été méconnue par les uns, applaudie par d’autres, surtout enfin si cette pensée se confond avec les passions les plus généreuses et les plus vives qui tourmentent le siècle. George Sand a donc refait Lélia, non pour la changer, mais pour la développer. Le motif est le même ; mais le chant est plus varié, travaillé à fond, enrichi d’effets nouveaux. Ceux qui ont lu et compris Lélia la reconnaîtront plus noble, plus profonde et plus forte ; ceux qui, pour la première fois, contempleront cette poétique figure, la verront dans tout son jour et dans toute la majestueuse douleur de sa physionomie. Les amateurs de curiosités littéraires, enfin, y trouveront une ample matière à commentaires et à comparaisons.
Rien ne saurait mieux marquer la différence des deux époques où l’auteur a créé, puis remanié son œuvre, que ces lignes de Lélia se préparant à raconter à Sténio l’histoire de Trenmor :

Si vous vous enfoncez dans les campagnes désertes au lever du soleil, les premiers objets de votre admiration sont les plantes qui s’entr’ouvrent au rayon matinal. Vous choisissez parmi les plus belles fleurs celles que le vent d’orage n’a pas flétries, celles que l’insecte n’a pas rongées, et vous jetez loin de vous la rose que la cantharide a infectée la veille, pour respirer celle qui s’est épanouie dans sa virginité au vent parfumé de la nuit. Mais vous ne pouvez vivre de parfums et de contemplation. Le soleil monte dans le ciel. La journée s’avance ; vos pas vous ont égaré loin des villes. La soif et la faim se font sentir. Alors vous cherchez les plus beaux fruits, et, oubliant les fleurs déjà flétries désormais inutiles sur le premier gazon venu, vous choisissez sur les arbres la pêche que le soleil a rougie, la grenade dont la gelée d’hiver a fendu l’âpre écorce, la figue dont une pluie bienfaisante a déchiré la robe satinée. Et souvent le fruit que l’insecte a piqué, ou que le bec de l’oiseau a entamé, est le plus vermeil et le plus savoureux. L’amande encore laiteuse, l’olive encore amère, la fraise encore verte, ne vous attirent pas.

Au matin de ma vie, je vous eusse préféré à tout. Alors tout était rêverie, symbole, espoir, aspiration poétique. Les années de soleil et de fièvre ont passé sur ma tête, et il me faut des alimens robustes ; il faut à ma douleur, à ma fatigue, à mon découragement, non le spectacle de la beauté, mais le secours de la force, non le charme de la grace, mais le bienfait de la sagesse. L’amour eût pu remplir autrefois mon ame toute entière ; aujourd’hui, il me faut surtout l’amitié, une amitié chaste et sainte, une amitié solide, inébranlable.

Les principaux personnages du drame qui, suivant l’intention du poète, ne sont ni complètement réels, ni complètement allégoriques, sont présentés sous un aspect plus élevé et plus philosophique. Ainsi, Trenmor n’est plus l’homme qu’une escroquerie au jeu a conduit au déshonneur ; des passions plus violentes et des torts moins vils l’y ont précipité. La figure fière et souffrante de Lélia a été particulièrement retouchée avec bonheur. Ses pensées sont à la fois plus hautes et plus claires. L’auteur s’est attaché à en faire la personnification du spiritualisme de ce temps-ci. La pensée fondamentale, l’inspiration des grands esprits de l’époque et celle de Lélia, c’est l’infini et sa conquête, c’est l’orgueil. Mais dans la première Lélia, cette idée était souvent voilée et comme tachée dans sa splendeur par des ombres accessoires et inférieures qui permettaient à quelques-uns de se méprendre, et qui, dans tous les cas, nuisaient à l’idéalisation. Ici plus de doute ; dans la seconde Lélia, l’idée est dégagée triomphante et hautement installée sur son trône. Même au moment qui semble celui du sacrifice, quand Lélia, quittée par Sténio, poussée par Trenmor, va tomber à genoux, c’est encore au nom de l’orgueil et avec le sentiment de sa puissance :

Lélia releva d’une main ses cheveux épars, et, tenant de l’autre celle de son ami, elle se dressa une dernière fois de toute sa hauteur sur le rocher.

« Orgueil ! s’écria-t-elle, sentiment et conscience de la force ! saint et digne levier de l’univers ! sois édifié sur des autels sans tache, sois enfermé dans des vases d’élection ! Triomphe, toi qui fais souffrir et régner ! J’aime les pointes de ton cilice, ô armure des archanges ! Si tu fais connaître à tes élus des supplices inouis, si tu leur imposes des renoncemens terribles, tu leur fais connaître aussi des joies puissantes ! Tu leur fais remporter des victoires homériques. Si tu les conduis dans des thébaïdes sans issue, tu amènes les lions du désert à leurs pieds, et tu envoies à leurs nuits solitaires l’esprit de la vision pour lutter avec eux, pour leur faire exercer et connaître leur force, et pour les récompenser au matin par cet aveu sublime : « Tu es vaincu, mais prosterne-toi sans honte, car je suis le Seigneur ! »

Lélia renoua sa chevelure, et sautant au bas du rocher :

« Allons-nous-en, dit-elle, la dernière des pléiades est couchée, et je n’ai plus rien à faire ici ; ma lutte est finie. L’esprit de Dieu a mis sa main sur moi comme il fit à Jacob pour lui ouvrir les yeux, et Jacob se prosterna. Tu peux me frapper désormais, ô Très-Haut, tu me trouveras à genoux !

« Et toi, roc orgueilleux, dit-elle en se retournant après l’avoir quitté, j’ai été clouée un instant à ton flanc comme Prométhée, mais je n’ai pas attendu qu’un vautour vînt m’y ronger le foie, et j’ai rompu tes anneaux de fer de la même main qui les avait rivés. »

Lélia s’est réfugiée au pied des autels du catholicisme pour en essayer la vertu. Elle prend l’habit, mais c’est presque dans l’attitude de Corinne qui prend la lyre. Voici le chapitre tout entier dans sa magnificence :

« Prends ta couronne d’épines, ô martyre ! et revêts ta robe de lin, ô prêtresse ! car tu vas mourir au monde et descendre dans le cercueil. Prends ta couronne d’étoiles, bienheureuse ! et revêts ta robe de noces, ô fiancée ! car tu vas vivre pour le ciel et devenir l’épouse du Christ. »

Ainsi chantent en chœur les saintes filles du monastère, lorsqu’une sœur nouvelle leur est adjointe par les liens d’un hymen mystique avec le fils de Dieu.

L’église est parée comme aux plus beaux jours de fête. Les cours sont jonchées de roses effeuillées, les chandeliers d’or étincellent au tabernacle, la myrrhe et le benjoin pétillent et montent en fumée sous la blanche main des jeunes diacres. Les tapis d’Orient se déroulent en lames métalliques et en moelleuses arabesques sur les marbres du parvis. Les colonnes disparaissent sous les draperies de soie que la chaude haleine de midi soulève lentement, et de temps à autre, parmi les guirlandes de fleurs, les franges d’argent et les lampes ciselées, on aperçoit la face ailée d’un jeune séraphin de mosaïque, qui se détache sur un fond d’or étincelant, et semble se disposer à prendre sa volée sous les voûtes arrondies de la nef.

C’est ainsi qu’on pare et qu’on parfume l’église de l’abbaye, lorsqu’une novice est admise à prendre le voile et l’anneau sacré. En approchant du couvent des Camaldules, Trenmor vit la route et les abords encombrés d’équipages, de chevaux et de valets. Le baptistère, grande tour isolée qui s’élevait au centre de l’édifice, remplissait l’air du bruit de ses grosses cloches, dont la voix austère ne retentit qu’aux solennités de la vie monacale. Les portes des cours et celles de l’église étaient ouvertes à deux battans, et la foule se pressait dans le parvis. Les femmes riches ou nobles de la contrée, toutes parées et bruyantes, et les silencieux enfans d’Albion, toujours et partout assidus à ce qui est spectacle, occupaient les tribunes et les places réservées. Trenmor pensa bien que ce n’était pas le moment de demander à voir Lélia. Il y avait trop d’agitation et de trouble dans le couvent, pour qu’il fût possible de pénétrer jusqu’à elle. D’ailleurs, toutes les portes des cloîtres intérieurs étaient sourdes, les chaînes des sonnettes avaient été supprimées ; des rideaux de tapisserie couvraient toutes les fenêtres. Le silence et le mystère qui régnaient sur cette partie de l’édifice contrastaient avec le bruit et le mouvement de la partie extérieure abandonnée au public.

Le proscrit, forcé de se dérober aux regards, profita de la préoccupation de la foule pour se glisser inaperçu dans un enfoncement pratiqué entre deux colonnes. Il était près de la grille qui séparait la nef en deux, et sur laquelle une magnifique tenture de Smyrne abaissait un voile impénétrable.

Forcé d’attendre le commencement de la cérémonie, il fut forcé aussi d’entendre les propos qui se croisaient autour de lui.

« Ne sait-on point le nom de la professe ? dit une femme.

— Non, répondit une autre. Jamais on ne le sait avant que les vœux soient prononcés. Autant les camaldules sont libres à partir de ce moment, autant leur règle est austère et effrayante durant le noviciat. La présence du public à leurs ordinations ne soulève pas le plus léger coin du mystère qui les enveloppe. Vous allez voir une novice qui changera de costume sous vos yeux, et vous n’apercevrez pas ses traits. Vous entendrez prononcer des vœux, et vous ne saurez pas qui les ratifie. Vous verrez signer un engagement, et vous ne connaîtrez pas le nom de la personne qui le trace. Vous assisterez à un acte public, et cependant nul dans cette foule ne pourra rendre compte de ce qui s’est passé, ni protester en faveur de la victime, si jamais elle invoque son témoignage. Il y a ici, au milieu de cette vie si belle et si suave en apparence, quelque chose de terrible et d’implacable. L’inquisition a toujours un pied dans ces sanctuaires superbes de l’orgueil et de la douleur.

— Mais enfin, objecta une autre personne, on sait toujours à peu près d’avance dans le public quelle est la novice qui va prononcer ses vœux ? Du moins on le découvre pour peu qu’on s’y intéresse.

— Ne le croyez pas, lui répondit-on ; le chapitre met en œuvre toute la diplomatie ecclésiastique pour faire prendre le change aux personnes intéressées à empêcher la consécration. Le secret est facile à garder derrière ces grilles impénétrables. Il y a certain amant ou certain frère qui a usé ses genoux à invoquer les gardiennes de ces murs, et qui a perdu ses nuits à errer à l’entour un an encore après que l’objet de sa sollicitude avait pris le voile, ou avait été transféré secrètement dans un autre monastère. Cette fois, il paraît qu’on a redoublé de précautions pour empêcher le nom de la professe d’arriver à l’oreille du public. Les uns disent qu’elle a fait un noviciat de cinq ans, et d’autres pensent (à cause de ce bruit précisément) qu’elle n’a porté le voile de lin que pendant quelques mois. La seule chose certaine, c’est que le clergé s’intéresse beaucoup à elle, que le chapitre de l’abbaye compte sur des dons magnifiques, et qu’il y aurait beaucoup d’obstacles à sa profession religieuse, si on ne les avait habilement écartés.

— Il court à cet égard des bruits extraordinaires, dit la première interlocutrice ; tantôt on dit que c’est une princesse de sang royal, tantôt on dit que ce n’est qu’une courtisane convertie. Il y en a qui pensent que c’est la fameuse Zinzolina qui fit tant de bruit l’an passé à la fête de Bambucci. Mais la version qui mérite le plus de foi, c’est que la professe d’aujourd’hui n’est autre que la princesse Claudia Bambucci elle-même.

— On assure, reprit une autre en baissant la voix, que c’est un acte de désespoir. Elle était éprise du beau prince grec Paolaggi, qui a dédaigné son amour pour suivre la riche Lélia au Mexique.

— Je sais de bonne part, dit un nouvel interlocuteur, que la belle Lélia est dans les cachots de l’inquisition. Elle était affiliée aux carbonari.

— Eh non ! dit un autre, elle a été assassinée à la Punta-di-Oro. »

Les premières fanfares de l’orgue interrompirent cette conversation. Aux accords d’un majestueux introït, le vaste rideau du chœur se sépara lentement et découvrit les profondeurs mystérieuses du chapitre.

La communauté des Camaldules arriva par le fond de l’église et défila lentement sur deux lignes, se divisant vers le milieu du chœur et allant, par ordre, prendre place à la double rangée de stalles du chapitre. Les religieuses proprement dites parurent les premières. Leur costume était simple et superbe ; sur leur robe, d’une blancheur éclatante, tombait du sein jusqu’aux pieds le scapulaire d’étoffe écarlate, emblème du sang du Christ ; le voile blanc enveloppait la tête ; le voile de cérémonie, également blanc et fin, couvrait tout le corps d’un manteau diaphane et traînait majestueusement jusqu’à terre.

Après celles-ci marchaient les novices, troupeau svelte et blanc, sans pourpre et sans manteau. Leurs vêtemens, moins traînans, laissaient voir le bout de leurs pieds nus, chaussés de sandales, et l’on assurait que la beauté des pieds n’était pas dédaignée parmi elles ; c’était le seul endroit par où elles pussent briller, le visage même étant couvert d’un voile impénétrable.

Quand elles furent toutes agenouillées, l’abbesse entra avec la dépositaire à sa droite et la doyenne à sa gauche. Tout le chapitre se leva et la salua profondément, tandis qu’elle prenait place dans la grande stalle du milieu. L’abbesse était courbée par l’âge. Pour marque de distinction, elle avait une croix d’or sur la poitrine, et sa main soutenait une crosse d’argent légère et bien travaillée.

Alors on entonna l’hymne Veni Creator, et la professe entra par la porte du fond. Cette porte était double. Le battant qui s’était ouvert pour la communauté, s’était refermé ; celui qui s’ouvrit pour la professe était précédé d’une galerie étroite et profonde qu’éclairait faiblement une rangée de lampes d’un aspect vraiment sépulcral. Elle avança comme une ombre, escortée de deux jeunes filles adolescentes, couronnées de roses blanches, qui portaient chacune un cierge, et de deux beaux enfans en costume d’ange du moyen-âge, corset d’or, ailes effilées, tuniques d’argent, chevelure blonde et bouclée. Ces enfans portaient des corbeilles pleines de feuilles de roses ; la professe, un lis de filagramme d’argent. C’était une femme très grande, et, quoiqu’elle fût entièrement voilée, on jugeait à sa démarche qu’elle devait être belle. Elle s’avança avec assurance et s’agenouilla, au milieu du chœur, sur un riche coussin. Ses quatre acolytes s’agenouillèrent dans un ordre quadrangulaire autour d’elle, et la cérémonie commença. — Trenmor entendit murmurer autour de lui que c’était à coup sûr Pulchérie, dite la Zinzolina.

À l’autre extrémité de l’église, un autre spectacle commença. Le clergé vint au maître-autel étaler l’apparat de son cortége.

Des prélats s’assirent sur de riches fauteuils de velours, quelques capucins s’agenouillèrent humblement sur le pavé, de simples prêtres se tinrent debout derrière les éminences, et le clergé officiant se montra le dernier en grand costume. Un cardinal renommé pour son esprit célébra la messe. Un patriarche réputé saint prononça l’exhortation. Trenmor fut frappé du passage suivant :

« Il est des temps où l’église semble se dépeupler, parce que le siècle est peu croyant, parce que les évènemens politiques entraînent la génération dans une voie de tumulte et d’ivresse ; mais, dans ces temps-là même, l’église remporte d’éclatantes victoires. Les esprits vraiment forts, les intelligences vraiment grandes, les cœurs vraiment tendres, viennent chercher dans son sein et sous son ombre l’amour, la paix et la liberté que le monde leur a déniés. Il semble alors que l’ère des grands dévouemens et des grands actes de foi soit prête à renaître. L’église tressaille de joie ; elle se rappelle saint Augustin, qui, à lui seul, résuma et personnifia tout un siècle. Elle sait que le génie de l’homme viendra toujours s’humilier devant elle, parce qu’elle seule lui donnera sa véritable direction et son véritable aliment. »

Ces paroles, qui furent vivement approuvées par l’auditoire, firent froncer le sourcil de Trenmor ; il reporta ses regards sur la professe. Il eût voulu avoir l’œil du magnétisme pour percer le voile mystérieux. Aucune émotion ne soulevait le moindre pli de ce triple rempart de lin ; on eût dit de la statue d’Isis, toute d’albâtre ou d’ivoire.

Au moment solennel où, traversant la foule pressée sur son passage, la professe, sortant du chapitre, entra dans l’église, un murmure inexprimable d’émotion et de curiosité s’éleva de toutes parts. Un mouvement d’oscillation tumultueuse fut imprimé à la multitude, et toutes ces têtes, que Trenmor dominait de sa place, ondulèrent comme des flots. Des archers, aux ordres du prélat qui présidait à la cérémonie, rangés sur deux files, protégeaient la marche lente de la professe. Elle s’avançait, accompagnée d’un vieux prêtre chargé du rôle de tuteur, et d’une matrone laïque, symbole de mère, conduisant sa fille au céleste hyménée.

Elle monta majestueusement les degrés de l’autel. Le patriarche, revêtu de ses habits pontificaux, l’attendait, assis sur une sorte de trône adossé au maître-autel. Les parens putatifs restèrent debout dans une attitude craintive, et la professe, ensevelie sous ses voiles blancs, s’agenouilla devant le prince de l’église.

« Vous qui vous présentez devant le ministre du Très-Haut, quel est votre nom ? » dit le pontife d’une voix grave et sonore, comme pour inviter la professe à répondre du même ton, et à proclamer son nom devant l’auditoire palpitant.

La professe se leva, et, détachant l’agrafe d’or qui retenait son voile sur son front, tous les voiles tombèrent à ses pieds, et sous l’éclatant costume d’une princesse de la terre parée pour un jour de noces, sous les flots noirs d’une magnifique chevelure tressée de perles et nouée de diamans, sous les plis nombreux d’une gaze d’argent semée de blancs camélias, on vit rayonner le front et se dresser la taille superbe de la femme la plus belle et la plus riche de la contrée. Ceux qui, placés derrière elle, ne la reconnaissaient encore qu’à ses larges épaules de neige et à son port impérial, doutaient et se regardaient avec surprise ; et, dans cette avide attente, un tel silence planait sur l’assemblée, qu’on eût entendu l’imperceptible travail de la flamme consumant la cire odorante des flambeaux.

« Je suis Lélia d’Almovar, » dit la professe d’une voix forte et vibrante, qui semblait vouloir tirer de leur sommeil éternel les morts ensevelis dans l’église.

« Êtes-vous fille, femme ou veuve ? demanda le pontife.

— Je ne suis ni fille, ni femme selon les expressions adoptées et les lois instituées par les hommes, répondit-elle d’une voix encore plus ferme. Devant Dieu, je suis veuve. »

À cet aveu sincère et hardi, les prêtres se troublèrent, et dans le fond du chœur on eût pu voir les nonnes éperdues se voiler la face ou s’interroger l’une l’autre, espérant avoir mal entendu.

Mais le pontife, plus calme et plus prudent que son timide troupeau, conserva un visage impassible, comme s’il se fût attendu à cette réponse audacieuse.

La foule resta muette. Un sourire ironique avait circulé à l’interrogation consacrée, car on savait que Lélia n’avait jamais été mariée, et qu’Ermolao avait vécu trois ans avec elle. Si la réponse de Lélia offensa quelques esprits austères, du moins elle ne fit rire personne.

« Que demandez-vous, ma fille, reprit le cardinal, et pourquoi vous présentez-vous devant le ministre du Seigneur ?

— Je suis la fiancée de Jésus-Christ, répondit-elle d’une voix douce et calme, et je demande que mon hymen avec le seigneur de mon ame soit indissolublement consacré aujourd’hui.

— Croyez-vous en un seul Dieu en trois personnes, en son fils Jésus-Christ, Dieu fait homme et mort sur la croix pour…

— Je jure, répondit Lélia en l’interrompant, d’observer tous les préceptes de la foi chrétienne, catholique et romaine. »

Cette réponse, qui n’était pas conforme au rituel, ne fut remarquée que d’un petit nombre d’auditeurs ; et durant tout le reste de l’interrogatoire, la professe prononça plusieurs formules qui semblaient renfermer de mystérieuses restrictions, et qui firent tressaillir de surprise, d’épouvante ou d’inquiétude une partie du clergé présent à la cérémonie.

Mais le cardinal restait calme, et son regard impérieux semblait prescrire à ses inférieurs d’accepter les promesses de Lélia, quelles qu’elles fussent.

Après l’interrogatoire, le pontife, se retournant vers l’autel, adressa au ciel une fervente prière pour la fiancée du Christ. Puis, il prit l’ostensoir étincelant qui renferme l’hostie consacrée, et reconduisit la professe jusqu’à la grille du chapitre. Là, on avait dressé un élégant autel portatif en forme de prie-dieu, sur lequel on plaça l’ostensoir. La professe s’agenouilla devant cet autel, la face découverte et tournée pour la dernière fois vers cette foule avide de la contempler encore.

En ce moment, un jeune homme qui, debout dans le coin d’une tribune, le dos appuyé à la colonne et les bras croisés sur la poitrine, ne semblait prendre aucune part à ce qui se passait, se pencha brusquement sur la balustrade, et, comme s’il sortait d’un lourd sommeil, il promena des regards hébétés sur la foule. Au premier moment, Trenmor seul le remarqua et le reconnut, mais bientôt tous les regards se portèrent sur lui ; car, lorsque ses yeux eurent rencontré, comme par hasard, les traits de la professe, il montra une agitation singulière, et parut faire des efforts inouis pour se tenir éveillé.

« Regardez donc le poète Sténio, dit un critique qui le haïssait. Il est ivre, toujours ivre !

— Dites qu’il est fou, reprit un autre.

— Il est malheureux, dit une femme : ne savez-vous pas qu’il a aimé Lélia ? »

La professe disparut un instant, et revint bientôt dépouillée de tous ses ornemens, vêtue d’une tunique de laine blanche, ceinte d’une corde. Ses beaux cheveux déroulés étaient répandus en flots noirs sur sa robe de pénitente. Elle s’agenouilla devant l’abbesse, et, en un clin d’œil, cette magnifique chevelure, orgueil de la femme, tomba sous les ciseaux et joncha le pavé. La professe était impassible ; il y avait un sourire de satisfaction sur les traits flétris des vieilles nonnes, comme si la perte des dons de la beauté eût été une consolation et un triomphe pour elles.

Le bandeau fut attaché ; le front altier de Lélia fut à jamais enseveli. « Reçois ceci comme un joug, chanta l’abbesse d’une voix sèche et cassée, et ceci comme un suaire, » ajouta-t-elle en l’enveloppant du voile.

La camaldule disparut alors sous un drap mortuaire. Couchée sur le pavé entre deux rangées de cierges, elle reçut l’aspersion d’hysope, et entendit chanter sur sa tête le De profundis.

Trenmor regarda Sténio, Sténio regardait ce linceul noir étendu sur un être plein de force et de vie, d’intelligence et de beauté. Il ne comprenait pas ce qu’il voyait et ne donnait plus aucun signe d’émotion.

Mais quand la camaldule se releva, et sortant des livrées de la mort, vint, le regard serein et le sourire sur les lèvres, recevoir de l’abbesse la couronne de roses blanches, l’anneau d’argent et le baiser de paix, tandis que le chœur entonnait l’hymne Veni, sponsa Christi, Sténio, saisi d’une terreur incompréhensible, s’écria à plusieurs reprises d’une voix étouffée : Le spectre ! le spectre !… et il tomba sans connaissance.

Pour la première fois, la professe fut troublée ; elle avait reconnu cette voix altérée, et ce cri retentit dans son cœur comme un dernier effort, comme un dernier adieu de la vie. On emporta Sténio, qui semblait en proie à un accès d’épilepsie. Les spectateurs avides, voyant chanceler Lélia, se pressèrent tumultueusement vers la grille, espérant assister à quelque scandale. L’abbesse, effrayée, donna aussitôt l’ordre de tirer le rideau ; mais la nouvelle camaldule, d’un ton de commandement qui pétrifia et domina toute la communauté, démentit cet ordre et fit continuer la cérémonie. « Madame, dit-elle tout bas à la supérieure qui voulait insister, je ne suis point une enfant ; je vous prie de croire que je sais garder ma dignité moi-même. Vous avez voulu me donner en spectacle. Laissez-moi achever mon rôle. »

Elle s’avança au milieu du chœur où elle devait chanter une prière adoptée par le rituel. Quatre jeunes filles se préparèrent à l’accompagner avec des harpes. Mais, au moment d’entonner cet hymne, soit que sa mémoire vînt à la trahir, soit qu’elle cédât à l’inspiration, Lélia ôta l’instrument des mains d’une des joueuses de harpe, et, s’accompagnant elle-même, improvisa un chant sublime sur ces paroles du cantique de la Captivité :

« Nous nous sommes assises auprès des fleuves de Babylone, et nous y avons pleuré, nous souvenant de Sion.

« Et nous avons suspendu nos harpes aux saules du rivage.

« Quand ceux qui nous avaient emmenées en captivité nous ont demandé des paroles de cantique, et de les réjouir du son de nos harpes, en nous disant : « Chantez-nous quelque chose des cantiques de Sion, » nous leur avons répondu :

« Comment chanterions-nous le cantique de l’Éternel sur une terre étrangère ?

« Si je t’oublie, Jérusalem, que ma droite s’oublie elle-même !

« Que ma langue soit attachée à mon palais, si je ne me souviens de toi à jamais, et si je ne fais de Jérusalem l’unique sujet de ma réjouissance.

« Ô Éternel ! tes filles se souviendront de leurs autels et de leurs bocages auprès des arbres verts sur les hautes collines !

« Babylone, qui vas être détruite, puisses-tu ne pas souffrir le mal que tu nous as fait !

« C’est pourquoi, vous, femmes, écoutez la parole de l’Éternel, et que votre cœur reçoive la parole de sa bouche. Enseignez vos filles à se lamenter, et que chacune apprenne à sa compagne à faire des complaintes… Car la mort est montée par nos fenêtres, elle s’est logée dans nos demeures… Qu’elles se hâtent, qu’elles prononcent à haute voix une lamentation sur nous, et que nos yeux se fondent en pleurs, et que nos paupières fassent ruisseler des larmes ! »

Ce fut la dernière fois que Lélia fit entendre aux hommes cette voix magnifique à laquelle son génie donnait une puissance invincible. À demi agenouillée devant sa harpe, les yeux humides, l’air inspiré, plus belle que jamais sous le voile blanc et la couronne d’hyménée, elle fit une impression profonde sur tous ceux qui la virent. Chacun songea à sainte Cécile et à Corinne. Mais, parmi tous ceux-là, il n’y eut que Trenmor qui, du premier coup, comprit le sens douloureux et profond des versets sacrés que Lélia avait choisis et arrangés au gré de son inspiration, pour prendre congé de la société humaine, et lui signifier la cause de son divorce avec elle.

Pendant que Lélia s’efforce de raviver les flammes du spiritualisme chrétien, Pulchérie qui, dans la pensée de l’auteur, est la personnification de l’épicuréisme, arrive à se convaincre de l’impuissance de la volupté pour le bonheur :

Quand je quitte ma couche voluptueuse pour regarder les étoiles qui blanchissent avec l’azur céleste, mes genoux frissonnent au froid de cette matinée d’hiver. D’affreux nuages pèsent sur l’horizon comme des masses d’airain, et l’aube fait de vains efforts pour se dégager de leurs flancs livides. L’astre du Bouvier darde un dernier rayon rougeâtre aux pieds de l’Ourse boréale, dont le jour éteint un à un les sept flambeaux pâlissans. La lune continue sa course et s’abaisse lentement, froide et sinistre, des hauteurs du zénith vers les créneaux des mornes édifices. La terre commence à montrer des pentes labourées par la pluie, luisantes d’un reflet terne comme l’étain. Les coqs chantent d’une voix aigre, et l’angélus, qui salue cette aurore glacée, semble annoncer le réveil des morts dans leurs suaires, et non celui des vivans dans leurs demeures.

Pourquoi quitter ton grabat à peine échauffé par quelques heures d’un mauvais sommeil, ô laboureur plus pâle que l’aube d’hiver, plus triste que la terre inondée, plus desséché que l’arbre dépouillé de ses feuilles ? Par quelle misérable habitude signes-tu ton front étroit, ridé avant l’âge, au commandement de la cloche catholique ? Par quelle imbécile faiblesse acceptes-tu pour ton seul espoir et ta seule consolation les rites d’une religion qui consacre ta misère et perpétue ta servitude ? Tu restes sourd à la voix de ton cœur qui te crie : Courage et vengeance ! et tu courbes la tête à cette vibration lugubre qui proclame dans les airs ton arrêt éternel : Lâcheté, abaissement, terreur ! Brute indigne de vivre ! regarde comme la nature est ingrate et rechignée, comme le ciel te verse à regret la lumière, comme la nuit s’arrache lentement de ton hémisphère désolé ! Ton estomac vide et inquiet est le seul mobile qui te gouverne encore, et qui te pousse à chercher une chétive pâture, sans discernement et sans force, sur un sol épuisé par tes ignares labeurs, par tes bras lourds et malhabiles, que la faim seule met encore en mouvement comme les marteaux d’une machine. Va broyer la pierre des chemins, moins endurcie que ton cerveau, pour que mes nobles chevaux ne s’écorchent pas les pieds dans leur course orgueilleuse ! Va ensemencer le sillon limoneux, afin qu’un pur froment nourrisse mes chiens, et que leurs restes soient mendiés avec convoitise par tes enfans affamés ! Va, race infirme et dégradée, chéris la vermine qui te ronge ! végète comme l’herbe infecte des marécages ! traîne-toi sur le ventre comme le ver dans la fange ! Et toi, soleil, ne te montre pas à ces reptiles indignes de te contempler ! Nuages de sang qui vous déchirez à son approche, roulez vos plis comme un linceul sur sa face rayonnante, et répandez-vous sur la terre d’Égypte jusqu’à ce que ce peuple abject ait fait pénitence et lavé la souillure de son esclavage.

Mon jeune amant, tu ne me réponds pas, tu ne m’écoutes pas ? Ton front repose enfoncé dans un chevet moelleux. Crains-tu de me montrer des larmes généreuses ? Pleures-tu sur cette hideuse journée qui commence, sur cette race avilie qui s’éveille ? Rêves-tu de carnage et de délivrance ? gémis-tu de douleur et de colère ? — Tu dors ? Ta chevelure est mouillée de sueur, tes épaules mollissent sous les fatigues de l’amour. Une langueur ineffable accable tes membres et ta pensée… N’as-tu donc d’ardeur et de force que pour le plaisir ? — Quoi ! tu dors ? La volupté suffit donc à ta jeunesse, et tu n’as pas d’autre passion que celle des femmes ? Étrange jeunesse, qui ne sais ni dans quel monde, ni dans quel siècle le destin t’a jetée ! Tout ton passé est ambition, tout ton présent jouissance, tout ton avenir impunité. Eh bien ! si tu as tant d’insouciance et de mépris pour le malheur d’autrui, donne-moi donc un peu de cette lâcheté froide. Que toute la force de nos ames, que toute l’ardeur de notre sang tourne à l’âpreté de nos délires. Allons ! ouvrons nos bras et fermons nos cœurs ! abaissons les rideaux entre le jour et notre joie honteuse ! Rêvons sous l’influence d’une lascive chaleur le doux climat de la Grèce, et les voluptés antiques, et la débauche païenne ! Que le faible, le pauvre, l’opprimé, le simple, suent et souffrent pour manger un pain noir trempé de larmes ; nous, nous vivrons dans l’orgie, et le bruit de nos plaisirs étouffera leurs plaintes ! Que les saints crient dans le désert, que les prophètes reviennent se faire lapider, que les Juifs remettent le Christ en croix, vivons !

Ou bien, veux-tu ? mourons, asphyxions-nous ; quittons la vie par lassitude, comme tant d’autres couples l’ont quittée par fanatisme amoureux. Il faut que notre ame périsse sous le poids de la matière, ou que notre corps, dévoré par l’esprit, se soustraie à l’horreur de la condition humaine.

Il dort toujours ! et moi, je ne saurais retrouver un instant de calme quand le contraste de la misère d’autrui et de ma richesse infâme vient livrer mon sein au remords ! Ô ciel ! quelle brute est donc ce jeune homme qu’hier je trouvais si beau ? Regardez-le, étoiles vacillantes qui fuyez dans l’immensité, et voilez-vous à jamais pour lui ! Soleil, ne pénètre pas dans cette chambre, n’éclaire pas ce front flétri par la débauche, qui n’a jamais eu ni une pensée de reproche, ni une malédiction pour la Providence oublieuse !

Et toi, vassal, victime, porteur de haillons ; toi esclave, toi travailleur, regarde-le… regarde-moi, pâle, échevelée, désolée à cette fenêtre… regarde-nous bien tous les deux. Un jeune homme riche et beau qui paie l’amour d’une femme, et une femme perdue qui méprise cet homme et son argent : voilà les êtres que tu sers, que tu crains, que tu respectes… Ramasse donc les outils de ton travail, ces boulets de ton bagne éternel, et frappe ! écrase ces êtres parasites qui mangent ton pain et te volent jusqu’à ta place au soleil ! Tue cet homme qui dort bercé par l’égoïsme, tue aussi cette femme qui pleure, impuissante à sortir du vice !

Quant à Sténio, il est plus malheureux que jamais. Après avoir perdu, dans le vagabondage d’une folle vie, sa fortune et sa santé, il revient dans son pays dévoré de tristesse. Il trouve qu’un grand changement s’est opéré dans la province. Le cardinal Annibal (un très profond caractère), et Lélia, devenue abbesse des Camaldules, avaient fait, dans les mœurs et les habitudes, une sorte de révolution. Lorsque Sténio voit la religion régner partout, son ironie ne connaît plus de bornes. Toute l’amertume qu’il avait couvée contre Lélia se réveille à l’idée de la voir heureuse ou puissante. Il roule dans son esprit mille projets de vengeance, tous plus fous les uns que les autres ; il veut à tout prix mortifier l’orgueil de Lélia ; ne pouvant la briser, il veut au moins la tourmenter. Il pénètre, il erre dans le cloître des Camaldules, suit au hasard une galerie étroite, et se trouve dans la cellule de Lélia. La scène entre eux est décisive. Obligé de s’avouer, dans le fond de l’ame, que Lélia triomphe, livré à un dernier accès de désespoir, Sténio va au bord du lac et n’en revient plus. Nous donnons les chapitres de conclusion : c’est le naufrage de toute cette réforme tentée au sein du catholicisme par Lélia et le cardinal.

La mort de Sténio fut le signal d’autres événemens tragiques. Le cardinal mourut, peu de temps après, d’un mal si rapide et si violent, qu’on l’attribua au poison. Magnus avait abandonné son ermitage. Il avait erré plusieurs jours dans les montagnes, en proie à un affreux délire. Les montagnards consternés entendirent ses cris lamentables retentir dans l’horreur de la nuit ; ses pas inégaux et précipités ébranlèrent le seuil de leurs chalets et les y retinrent jusqu’au jour, éveillés et tremblans. Enfin, il disparut, et alla s’ensevelir dans un couvent de chartreux. Mais bientôt d’étranges révélations sortirent de cet asile, et allèrent bouleverser les existences les plus sereines et les plus brillantes. Annibal succomba sans être appelé à aucune explication. Plusieurs évêques qui l’avaient secondé dans ses vues généreuses, grand nombre de prêtres les plus distingués du clergé par leurs lumières et la noblesse de leur conduite, furent disgraciés ou interdits. Quant à Lélia, on pensa que de tels châtimens seraient trop doux pour l’expiation de ses crimes, et qu’il fallait lui infliger l’humiliation et la honte. L’inquisition instruisit son procès. Le prélat puissant qui l’avait soutenue dans sa carrière était abattu. Les animosités profondes, résultat de cette nouvelle direction donnée par eux et par leurs adhérens aux idées religieuses, et qui avaient grondé sourdement sous leurs pieds, éclatèrent tout à coup et prirent leur revanche. On versa le venin de la calomnie sur la tombe à peine fermée du cardinal, libation impure offerte aux passions infernales. On rechercha les actions secrètes de sa vie, et, au lieu de blâmer celles qui auraient pu être répréhensibles, on les passa sous silence pour ne s’occuper que des dernières années de sa vie, années qui, sous l’influence de Lélia, étaient devenues aussi pures que l’ame de Lélia le souhaitait pour sympathiser entièrement avec celle du prélat. On prit plaisir à répandre la fange du scandale et de l’imposture sur cette amitié sacrée qui eût pu produire de si grandes choses dans l’intérêt de l’église, si l’église, comme toutes les puissances qui finissent, n’eût pris à tâche de se précipiter elle-même dans l’abîme où elle dort aujourd’hui sans espoir de réveil.

L’abbesse des Camaldules fut donc accusée d’avoir été l’épouse adultère du Christ et d’avoir entraîné dans des voies de perdition un prince de l’église qui, avant sa liaison funeste avec elle, avait été, disait-on, une des colonnes de la foi. En outre, elle fut accusée d’avoir professé des doctrines étranges, nouvelles, pleines de passions mondaines, et toutes imprégnées d’hérésie ; puis, d’avoir entretenu des relations criminelles avec un impie qui s’introduisait la nuit dans sa cellule ; enfin, d’avoir mis le comble au délire de l’apostasie et à l’audace du sacrilége en faisant inhumer le cadavre de cet impie dans la terre consacrée aux sépultures des Camaldules, infraction aux lois de l’église, qui refusent la sépulture en terre sainte aux athées décédés de mort volontaire ; infraction aux règles monastiques, qui n’admettent pas la sépulture des hommes dans l’enceinte réservée aux tombes des vierges.

À ce dernier chef d’accusation, Lélia connut d’où partait le coup dont elle était frappée. Elle n’en douta plus lorsque, appelée à rendre compte de sa conduite devant ses sombres juges, elle se vit confrontée avec Magnus. Toutes ces turpitudes lui causèrent un tel dégoût, qu’elle se refusa à toute interrogation, et n’essaya pas de se justifier. Magnus était si tremblant devant elle, qu’en face de juges intègres le trouble de l’accusateur et le calme de l’accusée eussent suffi pour éclairer les consciences ; mais la sentence était portée d’avance, et les débats n’avaient lieu que pour la forme. Lélia sentit dans son cœur trop de mépris pour accuser Magnus à son tour ; elle se contenta de lui dire, en le voyant chanceler et s’appuyer sur les bras du familier du saint-office : « Rassure-toi, la terre ne s’entr’ouvrira pas sous tes pieds ; ton supplice sera dans ton cœur. Ne crains pas que je te rende blessure pour blessure, outrage pour outrage. Va, misérable, je te plains ; je sais à quelles lâches terreurs tu obéis en me calomniant. Va te cacher à tous les yeux, toi qui espères gagner le ciel en commettant l’iniquité ; que Dieu t’éclaire et te pardonne comme je te pardonne moi-même ! » Lélia fut accusée aussi par deux de ses religieuses qui l’avaient toujours haïe à cause de son amour pour la justice, et qui espéraient prendre sa place. Elles l’accusèrent d’avoir eu des relations avec les carbonari, et d’avoir aidé, conjointement avec le cardinal, à l’évasion du féroce et impie Valmarina. Enfin, elles lui firent un crime d’avoir disposé avec une prodigalité insensée des richesses du couvent, et d’avoir, dans une année de disette, fait vendre des vases d’or et des effets précieux dépendant du trésor de leur église, pour soulager la misère des habitans de la contrée. Interrogée sur ce fait, Lélia répondit en souriant qu’elle se déclarait coupable.

Elle fut condamnée à être dégradée de sa dignité en présence de toute sa communauté. On attira autant de monde qu’on put à ce spectacle, mais peu de personnes s’y rendirent, et celles que la curiosité y poussa, s’en retournèrent émues profondément de la dignité calme avec laquelle l’abbesse, soumise à ces affronts, les reçut d’un air à faire pâlir ceux qui les lui infligeaient.

Elle fut ensuite reléguée dans une chartreuse ruinée que la communauté des Camaldules possédait dans le nord des montagnes, et dont elle faisait entretenir une partie pour servir d’asile pénitentiaire à ses coupables. C’était un lieu froid et humide, où de grands sapins, toujours baignés par les nuages, bornaient l’horizon de toutes parts. C’est là que l’année suivante Trenmor trouva Lélia mourante, et l’engagea de tout son pouvoir à rompre son vœu et à fuir avec lui sous un autre ciel. Mais Lélia fut inébranlable dans sa résolution.

« Que m’importe, quant à moi, lui dit-elle, de mourir ici ou ailleurs, et de vivre quelques semaines de plus ou de moins ? N’ai-je pas assez souffert, et le ciel ne m’a-t-il pas concédé enfin le droit d’entrer dans le repos ? D’ailleurs, je dois rester ici pour confondre la haine de mes ennemis, et pour donner un démenti à leurs prédictions. Ils ont espéré que je me soustrairais au martyre, ils seront déçus de leur attente. Il n’est pas inutile que le monde aperçoive quelque différence entre eux et moi. Les idées auxquelles je me suis vouée exigent de ma part une conduite exemplaire, pure de toute faiblesse, exempte de tout reproche. Croyez bien qu’au point où j’en suis, une telle force me coûte peu. »

Trenmor la vit s’éteindre rapidement, toujours belle et toujours calme. Elle eut cependant, vers sa dernière heure, quelques instans de trouble et de désespoir. L’idée de voir l’ancien monde finir sans faire surgir un monde nouveau lui était amère et insupportable.

« Eh quoi ! disait-elle, tout ce qui est, est-il donc comme moi frappé à mort et destiné à périr sans laisser de descendance pour recueillir son héritage ? J’ai cru, pendant quelques années, qu’à la faveur d’un entier renoncement à toute satisfaction personnelle, j’arriverais à vivre par la charité et à me réjouir dans l’avenir de la race humaine. Mais comment puis-je aimer une race aveugle, stupide et méchante ? Que puis-je espérer d’une génération sans conscience, sans foi, sans intelligence et sans cœur ? »

Trenmor s’efforçait en vain de lui faire comprendre qu’elle s’était abusée en cherchant l’avenir dans le passé. « Il ne pouvait être là, disait-il, qu’un germe mystérieux dont l’éclosion serait longue, parce qu’il lui fallait pour s’ouvrir à la vie que le vieux tronc fût abattu et desséché. Tant qu’il y aura un catholicisme et une église catholique, lui disait-il, il n’y aura ni foi, ni culte, ni progrès chez les hommes. Il faut que cette ruine s’écroule et qu’on en balaie les débris pour que le sol puisse produire des fruits là où il n’y a maintenant que des pierres. Votre grande ame, celle d’Annibal et de plusieurs autres, se sont rattachées au dernier lambeau de la foi, sans songer qu’il valait mieux arracher ce lambeau, puisqu’il ne servait qu’à voiler encore la vérité. Une philosophie nouvelle, une foi plus pure et plus éclairée va se lever à l’horizon. Nous n’en saluons que l’aube incertaine et pâle ; mais les lumières et les inspirations qui font la vie de l’humanité, ne manqueront pas plus à l’avenir des générations que le soleil ne manque chaque matin à la terre endormie et plongée dans les ténèbres. »

L’ame ardente de Lélia ne pouvait s’ouvrir à ces espérances lointaines. Elle n’avait jamais su s’accommoder des promesses de l’avenir, à moins qu’elle ne sentît l’action qui doit produire ces choses agir sur elle ou émaner d’elle. Son cœur avait d’infinis besoins et il allait s’éteindre sans en avoir satisfait aucun. Il eût fallu à cette immense douleur l’immense consolation de la certitude. Elle eût pardonné au ciel de l’avoir frustrée de tout bonheur, si elle eût pu lire clairement dans les destins de l’humanité future quelque chose de mieux que ce qu’elle avait eu elle-même en partage.

Une nuit, Trenmor la rencontra sur le sommet de la montagne. Il faisait un temps affreux, la pluie coulait par torrens, le vent mugissait dans la forêt, et les arbres craquaient autour d’elle. De pâles éclairs sillonnaient les nuages. Trenmor l’avait laissée dans sa cellule, si épuisée et si faible, qu’il avait craint de ne pas la retrouver vivante le lendemain. En la rencontrant ainsi errante sur les rochers glissans, et toute baignée de l’écume des torrens qui se formaient et grossissaient autour d’elle, Trenmor crut voir son spectre, et il l’invoqua comme un pur esprit ; mais elle lui prit la main, et, l’attirant vers elle, elle lui parla ainsi d’une voix forte et l’œil enflammé d’un feu sombre :

DÉLIRE.

Il est des heures dans la nuit où je me sens accablée d’une épouvantable douleur. D’abord c’est une tristesse vague, un malaise inexprimable. La nature tout entière pèse sur moi, et je me traîne, brisée, fléchissant sous le fardeau de la vie comme un nain qui serait forcé de porter un géant. Dans ces momens-là, j’ai besoin d’expansion, j’ai besoin de soulagement, et je voudrais embrasser l’univers dans une effusion filiale et fraternelle ; mais il semble que l’univers me repousse tout à coup, et qu’il se tourne vers moi pour m’écraser, comme si moi, atome, j’insultais l’univers en l’appelant à moi. Alors l’élan poétique et tendre tourne en moi à l’effroi et au reproche. Je hais l’éternelle beauté des étoiles, et la splendeur des choses qui nourrissent mes contemplations ordinaires ne me paraît plus que l’implacable indifférence de la puissance pour la faiblesse. Je suis en désaccord avec tout, et mon ame crie au sein de la création comme une corde qui se brise au milieu des mélodies triomphantes d’un instrument sacré. Si le ciel est calme, il me semble revêtir un Dieu inflexible, étranger à mes désirs et à mes besoins. Si l’orage bouleverse les élémens, je vois en eux comme en moi la souffrance inutile, les cris inexaucés !

Oh ! oui ! oui, hélas ! le désespoir règne, et la souffrance et la plainte émanent de tous les pores de la création. Cette vague se tord sur la grève en gémissant, ce vent pleure lamentablement dans la forêt. Tous ces arbres qui se plient et qui se relèvent pour retomber encore sous le fouet de la tempête, subissent une torture effroyable. Il y a un être malheureux, maudit, un être immense, terrible et tel que ce monde où nous vivons ne peut le contenir. Cet être invisible est dans tout, et sa voix remplit l’espace d’un éternel sanglot. Prisonnier dans l’immensité, il s’agite, il se débat, il frappe sa tête et ses épaules aux confins du ciel et de la terre. Il ne peut les franchir ; tout le serre, tout l’écrase, tout le maudit, tout le brise, tout le hait. Quel est-il et d’où vient-il ? Est-ce l’ange rebelle qui fut chassé de l’empyrée, et ce monde est-il l’enfer qui lui sert de cachot ? Est-ce toi, force que nous sentons et que nous voyons ? Est-ce vous, colère et désespoir qui vous révélez à nos sens, et que nos sens reçoivent de vous ? Est-ce toi, rage éternelle qui bruis sur nos têtes et roules dans nos cieux ? Est-ce toi, esprit inconnu, mais sensible, qui es le maître ou le ministre, ou l’esclave ou le tyran, ou le geôlier ou le martyr ! Combien de fois j’ai senti ton vol ardent sur ma tête ! combien de fois ta voix est venue arracher mes larmes sympathiques du fond de mes entrailles et les faire couler comme le torrent des montagnes ou la pluie du ciel ! Quand tu es en moi, j’entends ta voix qui me crie : « Tu souffres, tu souffres… » Et moi, je voudrais t’embrasser et pleurer sur ton sein puissant ; il me semble que ma douleur est infinie comme la tienne, et qu’il te faut ma souffrance pour compléter ta plainte éloquente. Et moi aussi, je m’écrie : « Tu souffres, tu souffres… ; » mais tu passes, tu fuis ; tu t’apaises ou tu t’endors. Un rayon de la lune dissipe tes nuages, la moindre étoile qui brille derrière ton linceul semble rire de ta misère et te réduire au silence. Il me semble parfois voir ton spectre tomber dans une rafale, comme un aigle immense dont les ailes couvriraient toute la mer et dont le dernier cri s’éteindrait au sein des flots ; et je vois que tu es vaincu, vaincu comme moi, faible comme moi, terrassé comme moi. Le ciel s’éclaire et s’illumine des feux de la joie, et une sorte de terreur stupide s’empare de moi aussi. Prométhée, Prométhée, est-ce toi, toi qui voulais affranchir l’homme des liens de la fatalité ? Est-ce toi qui, brisé par un dieu jaloux et dévoré par ta bile incurable, retombes épuisé sur ton rocher, sans avoir pu délivrer ni l’homme, ni toi, son seul ami, son père, son vrai dieu peut-être ? Les hommes t’ont donné mille noms symboliques : audace, désespoir, délire, rébellion, malédiction. Ceux-ci t’ont appelé Satan, ceux-là crime : moi, je t’appelle désir !

Moi, sibylle, sibylle désolée, moi, esprit des temps anciens, enfermé dans un cerveau rebelle à l’inspiration divine, lyre brisée, instrument muet dont les vivans d’aujourd’hui ne comprendraient plus les sons, mais au sein duquel murmure comprimée l’harmonie éternelle ! moi, prêtresse de la mort, qui sens bien avoir été déjà pythie, avoir déjà pleuré, déjà parlé, mais qui ne me souviens pas, qui ne sais pas, hélas ! ce qu’il faudrait dire pour guérir ; oui, oui, je me souviens des antres de la vérité et des délires de la révélation. Mais le mot de la destinée humaine, je l’ai oublié ; mais le talisman de la délivrance, je l’ai perdu. Et pourtant, j’ai vu beaucoup de choses ; et quand la souffrance me presse, quand l’indignation me dévore, quand je sens Prométhée s’agiter dans mon sein, et battre de ses grandes ailes la pierre où il est scellé, quand l’enfer gronde sous moi comme un volcan prêt à m’engloutir, quand les esprits de la mer viennent pleurer à mes pieds, et ceux de l’air frémir sur mon front… oh ! alors, en proie à un délire sans nom, à un désespoir sans bornes, j’appelle le maître et l’ami inconnu qui pourrait éclairer mon esprit et délier ma langue,… mais je flotte dans les ténèbres, et mes bras fatigués n’embrassent que des ombres trompeuses. Ô vérité, vérité ! pour te trouver, je suis descendue dans des abîmes dont la vue seule donnait le vertige de la peur aux hommes les plus braves. J’ai suivi Dante et Virgile dans les sept cercles du rêve magique ; j’ai suivi Curtius dans le gouffre qui s’est refermé sur lui ; j’ai suivi Régulus dans son hideux supplice, j’ai laissé partout ma chair et mon sang ; j’ai suivi Madeleine au pied de la croix, et mon front a été inondé du sang du Christ et des larmes de Marie. J’ai tout cherché, tout souffert, tout cru, tout accepté. Je me suis agenouillée devant tous les gibets, consumée sur tous les bûchers, prosternée devant tous les autels. J’ai demandé à l’amour ses joies, à la foi ses mystères, à la douleur ses mérites. Je me suis offerte à Dieu sous toutes les formes, j’ai sondé mon propre cœur avec férocité, je l’ai arraché de ma poitrine pour l’examiner, je l’ai déchiré en mille pièces, je l’ai traversé de mille poignards pour le connaître. J’en ai offert les lambeaux à tous les dieux supérieurs et inférieurs. J’ai évoqué tous les spectres, j’ai lutté avec tous les démons, j’ai supplié tous les saints et tous les anges, j’ai sacrifié à toutes les passions. Vérité ! vérité ! tu ne t’es pas révélée, depuis dix mille ans je te cherche, et je ne t’ai pas trouvée !

Et depuis dix mille ans, pour toute réponse à mes cris, pour tout soulagement à mon agonie, j’entends planer sur cette terre maudite le sanglot désespéré du désir impuissant ! Depuis dix mille ans je t’ai sentie dans mon cœur, sans pouvoir te traduire à mon intelligence, sans pouvoir trouver la formule terrible qui te révélerait au monde et qui te ferait régner sur la terre et dans les cieux. Depuis dix mille ans j’ai crié dans l’inflni : Vérité, vérité ! Depuis dix mille ans, l’infini me répond : Désir, désir ! Ô sibylle désolée, ô muette pythie, brise donc ta tête aux rochers de ton antre et mêle ton sang fumant de rage à l’écume de la mer, car tu crois avoir possédé le Verbe tout puissant, et depuis dix mille ans tu le cherches en vain…

...Comme elle parlait encore, Trenmor sentit la main brûlante de Lélia se glacer tout à coup dans la sienne. Puis elle se leva comme si elle allait se précipiter. Trenmor épouvanté la retint dans ses bras. Elle retomba raide sur le rocher ; elle avait cessé de vivre.

Le dénouement de Lélia est le désespoir et la mort, parce que, suivant la conception du poète, le spiritualisme catholique, dont Lélia avait embrassé les autels avec une si courageuse résolution, est impuissant à guérir les misères morales de notre siècle, à satisfaire l’orgueil légitime des intelligences. Lélia meurt parce que la vieille religion tombe tous les jours. Le poète a été inflexible dans la déduction de sa pensée : il ne lui a pas permis de défaillir, de s’attendrir même au dernier mot, et la tragédie est parfaitement belle, parce qu’elle est tout-à-fait logique. Spiridion est le complément de Lélia et donne la preuve que le désespoir n’est pas, aux yeux de l’auteur, le dénouement suprême de toute chose, seulement, George Sand a voulu consacrer au scepticisme un drame dont le scepticisme fût à lui seul le héros, la raison et le terme. Lélia représente un des momens de la pensée du poète, un des états de l’ame de l’humanité, comme il la conçoit.
  1. La nouvelle édition de Lélia paraîtra sous peu de jours en trois volumes in-8o entièrement refondus, et dont un inédit.