Législation politique de l’ancienne Pologne

POLOGNE.




DE LA LÉGISLATION POLITIQUE


DE


L’ANCIENNE POLOGNE.


Regna sed non impera.
(Zamoyski à Sigismond iii.)


Les premières concessions en Pologne furent faites, ainsi que nous l’avons déjà dit[1], par les souverains eux-mêmes. Ils rendirent leurs vassaux puissans en leur accordant de nombreux priviléges (1139-1305) ; ils les admirent à participer au pouvoir législatif (1331), et reconnurent indirectement à la nation le droit d’élire librement ses rois (1339 et 1355). Bientôt on réclama de Louis d’Anjou l’inamovibilité des principales magistratures ; on demanda ensuite et on obtint le vote des impôts (1355, 1374 et 1404), le neminem captivabimus (1430), et on interdit au prince le droit de déclarer la guerre sans le consentement du sénat (1454).

En 1503, la noblesse était déjà assez forte pour former une diète en l’absence du monarque, et dès-lors le pouvoir passa complètement aux mains de la nation (1505). Dans le même siècle, le roi Sigismond résignait (1564) l’hérédité du grand-duché de Lithuanie pour en faciliter l’incorporation au royaume de Pologne ; en 1573, le titre de seigneur et maître fut aboli, et trois ans après, on imposa aux rois ce serment mémorable : Et si in aliquibus juramentum meum violavero, nullam mihi incolæ regni obedientiam præstare debebunt ; imo ipso facto eos ab omni fide, obedientiâ regi debita, liberos facio. Dès-lors les rois ne furent que les premiers magistrats du royaume, d’autant plus impuissans, qu’il ne leur était pas permis d’augmenter leur fortune particulière, la loi ne leur accordant que la possession des biens de la couronne. En 1775, ils furent réduits, par l’influence étrangère, à la simple présidence du conseil permanent du gouvernement, où toute leur prérogative consistait à donner deux votes dans le cas de parité des voix. La seule ressource qui restait au monarque, pour faire respecter son autorité, était de distribuer les starosties (domaines nationaux), qu’il avait le droit de conférer aux citoyens bien méritans de la patrie (panis bene merentium). Il nommait encore aux ministères et aux dignités sénatoriales ; mais outre que ces charges étaient viagères, il était obligé d’avoir égard dans son choix aux représentations des diètes (1617, 1647).

À mesure que l’autorité royale perdait de ses prérogatives, on voyait croître la prépondérance du pouvoir aristo-démocratique. D’abord simples conseillers du monarque, les grands formèrent pour la première fois, en 1180, un simulacre d’assemblée nationale. Bientôt la crainte d’être dominés par l’oligarchie aristocratique engagea les souverains eux-mêmes à admettre le reste de la noblesse au pouvoir législatif (1331, 1347). Telle fut l’origine de la démocratie nobiliaire. Sa force s’accrut si rapidement, que les chevaliers teutoniques demandèrent que leurs traités avec Casimir-le-Grand fussent confirmés par les états du royaume, et pourtant l’autorité royale dominait encore les pouvoirs populaires. Mais les pactes de la noblesse avec Louis de Hongrie et Wladislas Jagellon (1374, 1404), portent déjà l’empreinte d’un grand déplacement de pouvoir. Appelés à la formation de lois, sans que son action et son influence eussent été limitées, elle ne reconnut plus tard aucune borne ; mais il est digne de remarque que toutes ces prérogatives, successivement acquises par les états du royaume, ne coûtèrent pas une goutte de sang : l’éligibilité des Jagellons et la nécessité de lever des impôts pour les guerres qu’ils eurent à soutenir, leurs libéralités dissipatrices, affermirent seules les pouvoirs nationaux. Les assemblées, convoquées d’abord à volonté par les rois, furent converties, dès 1468, en diètes régulières et représentatives. Chaque district obtint le droit d’y envoyer deux nonces. Une égalité démocratique entre les nobles forme la base de cette loi, pleine de sagesse, qui, surveillée par le génie des Jagellons, ne fournit matière à aucun abus, jusqu’à l’extinction de leur race. La représentation nationale, forte et éclairée, rendit la Pologne grande et puissante : ce fut le siècle de sa gloire et de sa splendeur ; mais la mort du dernier Jagellon (1572) laissa un champ libre aux cabales des grands et une vaste arène à l’anarchie. Jean Zamoyski, alors nonce de Belz, proposa qu’en renonçant à la représentation nationale, la noblesse pût directement participer à l’élection des rois, parce que, disait-il, chacun est obligé de concourir, sous leurs auspices, à la défense de la patrie. Ce propos acquit sur-le-champ force de loi, malgré les prudens avis du sage chancelier Ocieski. Plus tard, Zamoyski, dirigé par les mêmes principes, mais vainement cette fois, voulut établir la légalité du liberum veto, comme une conséquence de la fameuse concession royale de 1505, nihil novi constitui debeat. Héritier de sa popularité, mais non de ses vertus et de son génie, André Zebrzydowski appuya par le glaive ce funeste principe, et ce fut la première rebellion dite légale (1606), et le type de celles que l’on connut dans la suite sous le nom de confédérations. Un demi-siècle après (1652), le nonce d’Upita, Sycinski, usa pour la première fois de cette prérogative ; le principe en avait été déjà si bien fixé dans les esprits, que, malgré les clameurs et les imprécations de toute la diète, le veto de Sycinski fut maintenu. Il s’introduisit parce que les assembles nationales n’avaient point une police bien réglée. En effet, une loi de 1609, rendue sur la réclamation de la diète, et qui garantissait aux nonces la libre défense des lois et des franchises nationales, ferait croire qu’on tâchait dès-lors d’étouffer la voix des citoyens ; on se persuada facilement qu’en donnant plus d’autorité à un seul nonce, la liberté serait plus entière, et la dignité de l’assemblée nationale plus respectée. Néanmoins ce ne fut que la diète muette de 1718 qui donna force de loi à ce principe ; l’influence étrangère l’inscrivit, en 1768, parmi les lois cardinales de l’état, et l’anarchie, qui atteignit dès-lors son dernier période, ne fut désormais interrompue qu’un moment pour illustrer les derniers instans de l’existence du royaume.

Il était nécessaire de retracer ces principales phases de l’histoire de la législation de la Pologne, pour indiquer aux lecteurs les différens changemens que subit la constitution de cet état dans les quatre derniers siècles de sa durée. Son organisation politique étant éparse dans un millier de statuts, fondée en grande partie, comme celle d’Angleterre, sur des usages et des précédens adoptés par les différentes diètes, et n’ayant jamais été consignée dans un corps de lois organiques, il serait difficile de rattacher à une époque fixe la formation de son gouvernement. C’est pourquoi nous nous bornerons à indiquer celles qui prévalurent à diverses époques, et qui se succédèrent jusqu’à la chute de cet état. En 1768 seulement, une espèce de charte fut promulguée sous le nom de lois cardinales et de matières d’état. L’influence étrangère, intéressée à prolonger l’anarchie en Pologne, s’associa à cette promulgation pour donner force de loi à des usages funestes, que dans la suite d’autres usages auraient pu faire abolir. On sait que les Polonais reconnurent enfin le vice de leur constitution, et sentirent le besoin de réformer les anomalies de ce chaos anarchique : la constitution de 1791 fut le fruit de leurs efforts ; mais nous ne traiterons point, dans cet article, de l’ordre des choses qu’elle avait établi.

La Pologne était république. Trois ordres concouraient à y exercer la souveraineté : le roi, le sénat et la noblesse. Telle était au moins l’expression de la loi reconnue par le plus grand nombre des historiens. Le pouvoir royal comme l’a très bien défini Rzewuski[2], était un pouvoir médiateur, qui convoquait l’autorité législative et présidait les deux autres pouvoirs ; mais qui, par lui-même, n’avait aucune force. L’autorité du sénat était simplement consultative. Ainsi ce n’est que par imitation de la législation anglaise, et à la fin du 16e siècle seulement, que la théorie des trois ordres fut introduite dans les discours des représentans et le texte des lois ; mais en fait elle n’a jamais existé. En Pologne, la souveraineté fut exercée démocratiquement par un seul ordre, celui des nobles qui composaient le corps de la nation. La noblesse n’y était point, comme ailleurs, une simple distinction honorifique, un haut vasselage (la féodalité était inconnue dans ce pays) ; c’était un droit politique, le titre de noble était le synonyme de celui de citoyen. Ce que sont aujourd’hui les électeurs dans les états constitutionnels, les nobles, les soldats, l’étaient en Pologne. Il faut remarquer qu’à la naissance de la république, tous ceux qui prirent les armes pour sa défense acquirent le droit de citoyen, et qu’autrefois les noms de Miles et de Nobilis y étaient identiques. D’ailleurs, dans un pays plat, sans défense naturelle et continuellement menacé par ses voisins, il fallait intéresser les habitans à le protéger par une perspective de gloire et de priviléges. La noblesse, en Pologne était donc un corps qui jouissait exclusivement des droits politiques ; malheureusement, il le faut ajouter, par l’effet des empiétemens de pouvoirs, les droits civils formèrent à la fin son apanage presqu’exclusif. Ce serait une erreur de croire que, dans les premiers temps de la république, les autres classes fussent asservies ; les deux lois portées en 1347 et 1420 prouvent avec évidence que les paysans jouissaient librement de leurs propriétés. Les habitans des villes et des domaines libres, espèce de bourgeoisie ou tiers état, quoiqu’ils ne fussent pas nombreux, conservèrent quelques garanties politiques jusqu’à la dernière époque de l’existence de la Pologne. Ils pouvaient être propriétaires dans l’étendue du territoire de ces villes et domaines, ils y exerçaient librement la juridiction, administraient avec indépendance leurs municipes et plusieurs grandes villes et envoyèrent même des représentans aux diètes d’élection. Nous avons déjà vu comment la noblesse s’appropria, au détriment du peuple, de telles prérogatives. Il convient maintenant d’observer que tout noble, sans distinction, étant obligé de courir aux armes au premier appel de la couronne, et de ne les déposer que pour revêtir la toge civique, le grand nombre d’assemblées populaires qui l’appelaient dans leur sein, rendait presque indispensable d’attacher à la glèbe le reste de la population, pour ne pas laisser les terres incultes. C’est ainsi que les républiques de la Grèce avaient leurs ilotes, et les Romains leurs esclaves. La noblesse formait la classe la plus riche et la plus éclairée dans la nation. Il ne suffisait pas d’être noble, il fallait être possessionner (propriétaire), pour exercer des droits politiques, la seule élection des rois exceptée. D’ailleurs, la noblesse était si nombreuse, que l’oligarchie était impossible ; car ce n’était pas seulement la naissance qui pouvait admettre à cet ordre : quand le besoin d’infanterie faisait appeler des non-nobles à l’armée, des bataillons entier étaient élevés à la noblesse sur le champ de bataille. La France, malgré sa population, compte seulement aujourd’hui 80,000 électeurs, la noblesse en Pologne était beaucoup plus démocratique. On peut juger combien elle était nombreuse quand on lit que 150,000 nobles se réunirent dans le camp de Léopol, en 1538, et que la confédération de Zebrzydowski, en 1606, avait été signée par 60,000 nobles, quoique un petit nombre seulement des palatinats y eût participé. Starowolski compte au 14e siècle 45,000 familles nobles dans le seul duché de Mazovie, et Niésiecki, dans sa compilation héraldique, très incomplète, indique 543 armoiries en Pologne, au commencement du 18e siècle.

La noblesse formait ainsi en Pologne une démocratie populaire ; pour être conséquente dans ses principes, elle n’admettait ni droit d’aînesse, ni distinction honorifique. Aucun noble ne pouvait se parer du titre de prince, comte, etc. ; ceux qui les possédaient[3] ne les produisaient jamais dans les assemblées publiques. Les décorations mêmes, malgré les efforts de plusieurs rois, ne furent point admises avant le 18e siècle.

Le droit d’un citoyen, d’un noble, consistait, 1o à n’obéir qu’à la loi votée par lui ou ses représentans ; 2o à n’être soumis qu’à la juridiction et au pouvoir exécutif des magistrats, à l’élection desquels il avait participé. Il votait l’impôt, ne pouvait être arrêté qu’en flagrant délit ou convaincu par un jugement ; sa maison était un asile, même pour un criminel. Celui qui s’appropriait indûment la noblesse était mis hors de loi (1157).

Aux nobles appartenait la souveraineté dans les diétines de leurs palatinats respectifs, qui formaient, en réalité, les états du royaume, et pour y être admis, il fallait être né noble, avoir des mœurs pures, des possessions, vivre conformément aux lois, jouir de toute sa liberté, et n’exercer d’autre profession que celle des armes. Les diétines étaient de différente espèce.

Les diétines d’élection. On les convoquait pour l’élection des nonces à la grande diète, des députés aux tribunaux et d’autres magistrats. Elles étaient ordinaires et extraordinaires, selon qu’on les appelait à envoyer des nonces biennaux, ou extraordinaires dans les occasions urgentes. Le roi, après avoir consulté le sénat, les convoquait par des universaux, où l’objet de la discussion de la diète suivante était annoncé ; car non-seulement elles élisaient les nonces, mais elles leur traçaient encore des instructions dont ils ne pouvaient s’écarter. C’est pourquoi ces diétines s’appelaient aussi diétines d’instruction. Dans cette prérogative reposait en réalité la souveraineté nationale.

Le chancelier Ocieski, s’élevant déjà en 1551, contre l’abus de ce pouvoir, voulait que les instructions fussent regardées comme des conseils et non comme des ordres de la part de la nation ; mais ce n’est que la diète de 1788-1792 qui proclama que les nonces ne représentaient point leurs palatinats, mais la nation tout entière.

Les diétines de relation se réunissaient après les grandes diètes, pour entendre la relation des travaux qui leur était faite par leurs nonces respectifs.

Les unes et les autres étaient ouvertes par le premier sénateur du palatinat, et présidées ensuite par un maréchal qu’élisait la noblesse.

La Lithuanie avait ses maréchaux à vie. La durée des diétines étaient de quatre jours.

Les diétines d’administration. Réunies tous les ans, elles s’occupaient de l’administration du palatinat.

Les diétines, convoquées dans les interrègnes (kapturowe), étaient destinées à remplacer, en cas d’urgence, les tribunaux qui restaient inactifs pendant la durée des interrègnes.

Chacune des trois principales provinces, la Grande et la Petite Pologne, et la Lithuanie, avaient en outre des diétines provinciales. Là se réunissaient, avant la diète, tous les nonces de chaque province, pour se communiquer leurs instructions, se concerter ensemble et rester unis à la diète.

Les diètes étaient également de plusieurs sortes :

1o Diètes de convocation. Leur durée était de quinze jours. Convoquées dans les interrègnes par le primat (l’archevêque de Gnesne), elles s’occupaient de la prochaine élection du roi, et déterminaient le jour où celle-ci devait avoir lieu. Elles dressaient ensuite les conditions (pacta conventa) qui devait être présentées au futur élu.

2o Diètes d’élection. Destinées à l’élection des rois, elles admettaient tous les nobles sans distinction. C’est pourquoi elles se tenaient en plein champ dans les environs de Varsovie (à Wola). Le primat du royaume les présidait. Une tente élégante était préparée pour le sénat, et une pour les ambassadeurs de tous les princes de l’Europe. La noblesse s’assemblait à cheval dans un cercle (kolo-rycerskie). Autour de la tente, le sénat, après avoir entendu les représentations des ambassadeurs, discutait les prétentions des candidats qui ne pouvaient y assister, ni rester même dans les environs. Chaque sénateur se réunissait ensuite à la noblesse de son palatinat, lui communiquait les noms des candidats, et un des évêques parcourait les rangs pour recueillir les votes. Le primat proclamait l’élection.

3o Diètes du couronnement. Elles avaient lieu à Cracovie. Les funérailles du roi décédé, auxquelles assistait le nouvel élu, précédaient la diète. Elles s’accomplissaient avec toute la pompe du moyen-âge. Un cavalier entrait à cheval dans l’église pour y briser le sceptre du défunt ; on procédait ensuite au couronnement du nouveau roi. Il jurait les pacta conventa, et en signe de sa souveraineté, créait, sur la place publique de Cracovie, des nobles, selon les anciens usages de la chevalerie.

4o Diètes ordinaires (biennales), et dans les cas urgens extraordinaires. Leur durée était de six semaines, mais elles pouvaient se prolonger elles-mêmes ; voici leur organisation. Le maréchal de la dernière diète présidait la nouvelle jusqu’à l’élection d’un nouveau maréchal[4], qui était la première occupation de la diète. Le maréchal était élu alternativement dans les trois grandes provinces du royaume. Il nommait lui-même parmi les nonces, un secrétaire pour rédiger les procès-verbaux ; ensuite venait la vérification des pouvoirs (rugi). Puis les nonces se réunissaient avec les sénateurs sous la présidence du roi. Alors le grand-maréchal de la couronne (premier ministre) accordait la parole au nom de S. M. Après l’ouverture de la diète, par le roi lui-même, on lisait les pacta conventa. C’était le moment de faire usage de la fameuse clause du serment royal et de déclarer l’interrègne. Une loi particulière (1609) en prescrivait les formalités. Si, trois fois interpellés par le grand-maréchal, les nonces n’élevaient pas la voix contre l’inexécution des lois, un ministre était admis pour rendre compte des sénatus-consultes, c’est-à-dire, de l’administration du royaume pendant les deux ans qui s’écoulaient entre les diètes ordinaires. On lisait ensuite les projets de loi qui devaient être discutés par la diète, et les sénateurs prenaient la parole pour éclairer les nonces sur les avantages des nouveaux projets ; après quoi ceux-ci rentraient dans leur chambre pour s’en occuper. En attendant, le sénat, présidé par le roi, revenait à son travail ordinaire ou à la distribution de la justice.

Les nonces, après avoir débattu les projets dans les comités particuliers nommés à cet effet, et où étaient admises les députations du sénat pour les éclairer dans la discussion, renouvelaient les débats dans les séances provinciales. L’unanimité étant, depuis 1652, d’une nécessité absolue pour proclamer la loi, on cherchait à réunir ainsi les avis. Puis venait la discussion générale et publique, et lorsque celle-ci était terminée, les deux chambres se réunissaient pour fermer la diète. Le maréchal de la diète et une députation des deux chambres apposaient leur signature aux projets qui acquéraient ainsi force de loi (1588).

Une des grandes attributions de la diète, depuis 1578, fut la distribution des lettres de nobles, et depuis 1601, de celle de naturalisation. Aucune loi n’interdisait l’initiative à la chambre des nonces ; ils profitaient de cette prérogative toutes les fois que les instructions des diétines les y autorisaient.

On comptait environ 300 nonces. Leur nombre n’était d’aucune importance, car selon les principes de la constitution, c’était par palatinat et non pas par individus, que les votes devaient être comptés ; aussi plusieurs palatinats, comme ceux de la Prusse proprement dite, conservèrent-ils le droit d’envoyer autant de nonces qu’il leur plaisait.

Le sénat, composé des évêques diocésains, des palatins, des châtelains[5] et des ministres renfermait cent cinquante membres, nommés à vie. Les fils des sénateurs et divers dignitaires y étaient admis en qualité d’auditeurs. C’était comme le séminaire d’un sénat futur.

On voit bien que l’organisation du pouvoir législatif en Pologne ne manquait point de sagesse ni de prévoyance. Si quelque vice peut lui être reproché, c’est peut-être celui d’avoir été exercé par une seule chambre, car l’autorité du sénat, comme nous l’avons vu, était purement passive. C’était un corps de magistrature composé de citoyens distingués, chargés de surveiller l’administration de la république dans l’intervalle des diètes. Il rendait compte de ses délibérations à tous les états assemblés. Il lui était interdit (1588) de s’immiscer dans les matières d’état.

Une chambre législative unique, dont l’autorité n’état balancée par aucun contre-poids, devait nécessairement devenir tyrannique. Aussi le liberum veto était-il dans une pareille organisation, le seul moyen d’arrêter la marche des factieux, en cas que ceux-ci formassent la majorité parlementaire. Le liberum veto entravait simplement l’action, tandis que la majorité aurait pu renverser d’un coup la constitution et les libertés nationales. Cette faculté était sans doute un grand mal pour la république ; mais ce mal paraissait moindre que celui qu’on craignait. Aussi, abusivement introduit dans les diètes, le veto acquit la force de loi par la seule influence de l’opinion. Il accrut peu l’anarchie, parce qu’elle existait déjà dans le pays. Ce qui l’augmenta, ce fut l’usage funeste, observé par les Polonais, de ne jamais quitter les armes et de délibérer le sabre au côté dans les assemblées. Des débats ensanglantés et des violences devaient en être la suite nécessaire. Deux constitutions, celles de 1496 et de 1507, prévoyant l’abus, cherchèrent à anéantir cette coutume ; mais elle fut plus forte que la loi, et d’ailleurs il était naturel qu’un peuple tout militaire fût attaché à des attributs guerriers.

Néanmoins le liberum veto n’était point sans contre-poids dans les diètes polonaises. On lui en trouva un dans la limitation des diètes (1712). C’était une espèce de prorogation qui faisait que les projets convertis en loi avant la limitation, ne perdaient point leur force, malgré le veto, qui pouvait ensuite rompre la diète. On sait que, d’après le principe, la diète étant rompue, toutes les lois qui y étaient votées ne pouvaient plus obliger[6]. Le liberum veto trouva encore un remède plus efficace dans le mal même qui le fit naître, je veux dire dans les confédérations, la dernière espèce de diètes législatives, dont il nous reste à nous occuper.

On a vu que le serment des rois de Pologne autorisait une rebellion légale dans le cas où il serait violé par le monarque. Après les admonitions prescrites par la loi de 1609, qui consistaient en représentations faites au roi, d’abord par primat du royaume, ensuite par le sénat, et enfin en pleine diète, un palatinat quelconque pouvait proclamer l’interrègne et appeler les autres à se confédérer. Tous les citoyens qui en reconnaissaient la légalité montaient à cheval. Ils élisaient un maréchal et un conseil général (généralité), qui remplaçaient l’autorité royale. Les palatinats étaient commandés par des régimentaires. « Ces confédérations, dit l’auteur de l’Histoire des gouvernemens du Nord, avaient quelque chose de particulier, qui mérite d’autant plus d’être remarqué, qu’on ne trouve rien de pareil chez aucun autre peuple. On voit partout des révoltes contre l’autorité souveraine, mais l’origine en est secrète, la marche sans ordre et presque toujours sans suite. En Pologne, au contraire, les nobles s’associent publiquement pour se rendre justice et établir de force ce qu’ils veulent : au lieu de se cacher, ils publient des manifestes, Ils font des réglemens et les suivent, et quand on voit une confédération liguée contre le roi ou contre d’autres confédérations, on croit voir une nation liguée contre une nation voisine, et non pas des rebelles en armes contre l’autorité souveraine au milieu de l’état. »

De pareilles confédérations avaient lieu en outre dans toutes les circonstances urgentes, et duraient jusqu’à ce que l’objet de leurs réclamations fût accompli. Les armées mêmes se confédéraient pour réclamer leur solde. Aussi c’était un principe reconnu en Pologne, Polonia confusione regitur. Cependant la loi n’accordait aux confédérations le nom de révolte (rokosz), que tant qu’elles ne réunissaient pas sous leurs étendards le plus grand nombre des palatinats, ou tant que le roi lui-même n’y accédait pas. Elles prenaient alors le titre de confédérations générales. Comme le besoin de parvenir au but qu’elles se proposaient força les confédérations à décider toutes difficultés à la majorité des voix, on imagina dans la suite, quand les diètes étaient fréquemment rompues par le liberum veto, de les remplacer souvent par des confédérations, et d’y faire décider à la majorité des voix ce qu’on n’aurait pu obtenir à l’unanimité. Ainsi, chose bizarre ! l’anarchie servait de contre-poids à la licence, et la constitution de 1791, qui promettait de régénérer la Pologne, dut sa promulgation à ce moyen.

Telle fut l’organisation du pouvoir législatif. Quoique la séparation des trois grands pouvoirs existât dans l’esprit des lois de ce pays, la démarcation en était si faiblement tracée, qu’elle devait nécessairement conduire à l’anarchie. Nous avons déjà vu que les confédérations concentraient tout dans leur autorité dictatoriale. Des palatins s’administraient eux-mêmes par leurs diétines. Nous allons examiner à présent à quoi se réduisait le pouvoir exécutif.

Le pouvoir exécutif était, d’après le texte de la loi, dans les mains du roi, assisté d’une députation du sénat, renouvelée tous les deux ans, et composée d’abord de seize, et ensuite d’un plus grand nombre de sénateurs. Seize ministres, huit pour chacune des deux nations, polonaise et lithuanienne, nommés à vie, présidaient aux divers départemens, savoir : les grands maréchaux à celui de la police ; les grands chanceliers et les vice-chanceliers dirigeaient la justice, l’administration et les affaires étrangères ; les hetmanns et les vice-hetmanns la guerre ; les grands trésoriers les finances ; les vice-trésoriers administraient les domaines de la couronne ; enfin des maréchaux de la cour remplaçaient les grands maréchaux dans leur charge. En 1575, un nouveau ministère fut institué, à qui fut confiée l’instruction publique, et depuis, cet exemple fut suivi dans tous les états civilisés.

Le serment royal renfermait cette clause : « Si nous ne pouvons réunir tous les suffrages du sénat, nous nous en tiendrons à la décision de ceux qui auront opiné d’une manière plus favorable à la liberté, aux lois et aux coutumes établies à l’avantage de la république, etc. (1576). » Il paraît, d’après cela, que le pouvoir royal était peu limité par celui de son conseil : tel fut en effet l’esprit de la loi ; mais l’abus en disposa autrement. Les ministres nommés à vie rendirent peu à peu leurs fonctions absolument indépendantes. Les chanceliers refusèrent d’apposer le sceau aux ordonnances royales ; les hetmanns commandèrent l’armée à leur gré, et les trésoriers ne furent comptables de leur régie qu’envers la république. Ainsi, l’autorité des ministres était communément envisagée comme un pouvoir intermédiaire entre le trône et la liberté. Leurs fonctions n’avaient pour objet que de remplir la volonté des assemblées, et l’usage voulut qu’ils ne fussent nommés qu’en présence et sous l’influence des diètes. Toutes ces institutions avaient pour cause la crainte du pouvoir royal. Cette crainte décidait les diètes à priver l’état de la force armée ; la garde royale ne pouvait pas même être augmentée au-delà de 1,200 hommes (1646). Le pouvoir exécutif, privé ainsi de toute force, devait manquer d’énergie, et ne pouvait réprimer les empiètemens d’autres pouvoirs. La loi de non præstanda obedientia formait une sorte de responsabilité des ministres.

Le pouvoir judiciaire resta exclusivement dans les mains du roi jusqu’au 15e siècle. Jean Albert institua le premier des cours de justice en Pologne ; il s’était réservé de nommer les juges, un sur quatre candidats présentés par les palatinats. En 1554, la même institution fut adoptée par la Lithuanie. Selon la loi de 1764, le roi ne pouvait nommer que celui qui avait obtenu la majorité dans les diétines. L’appel de ces cours était jugé autrefois par les rois ; en 1578, un tribunal électif fut institué à cet effet en Pologne, et en 1581 en Lithuanie. Dès-lors prévalut le principe qu’aucun citoyen ne devait être jugé que par des juges nommés par lui-même. Les tribunaux recevaient également les recours en appel des cours civiles (terrestres) et des cours criminelles (grody) qui étaient présidées par des starostes, institués par les rois. Les crimes d’état furent jugés par le sénat à la majorité de deux tiers de voix (1501). L’accusé jouissait de toute sécurité jusqu’au jugement, et les faux accusateurs perdaient l’honneur et la vie.

Telles furent les institutions judiciaires pour les citoyens, pour la noblesse. Les non-nobles avaient leurs chambres des requêtes, des cours accessoriales, celles des chanceliers et autres.

Il y avait en outre plusieurs juridictions particulières. Les commissions de finances, instituées en 1613, surveillaient la perception des impôts : l’Angleterre les imita dans son échiquier (exchequer). La cour des maréchaux, qui jugeait tous les procès entre les particuliers dans les environs de la résidence royale, répondait au marshalsea-court et king’s bench en Angleterre. En général, les institutions judiciaires d’Angleterre ressemblent beaucoup à celles de Pologne. On retrouve les cours des chanceliers dans les lord chancellor’s et vice-chancellor’s court, et exchequer-chamber ; les grands tribunaux dans la court of common pleas, la juridiction des palatins dans la court of requests, le grand greffe de Pologne dans les rolls de l’Angleterre, et les Doctors’ Commons répondent parfaitement au collége des jurisconsultes (palestra) en Pologne.

Les débats judiciaires furent toujours publics. Un corps de lois promulgué en 1347 et revu en 1506 ainsi, qu’une organisation judiciaire instituée en 1423 à la diète de Warta, servaient de base pour les tribunaux de Pologne. Un autre code de 1457 et 1529, guidait les cours lithuaniennes. Un grand nombre de constitutions particulières des différentes diètes formait le complément de la législation.

Nous avons souvent entendu dire que l’anarchie, en Pologne, était un résultat de l’absence des lois, effet nécessaire de son état barbare. Il suffit de jeter un coup-d’œil sur cette foule d’institutions que je viens d’indiquer, pour en juger différemment. Aucune de celles que demande la civilisation actuelle ne manquait à la Pologne. Elle avait sa représentation, ses municipes, l’indépendance des tribunaux, un jury dans ses cours électives et ses gardes nationales dans la pospolité.

Les lois y offraient au citoyen toutes les garanties, telles que liberté individuelle, égalité civile et politique, sécurité de propriété et liberté d’opinion, tant en matière politique qu’en matière religieuse (1575).

Mais il ne suffit point qu’il y ait des institutions : il faut encore qu’elles soient appuyées par des pouvoirs tutélaires capables de les garantir et contre l’usurpation de la tyrannie, et contre les licences de l’anarchie ; il faut qu’elles soient protégées efficacement par une sage répartition des pouvoirs politiques et de la souveraineté. C’était précisément ce qui manquait à la constitution polonaise. L’omnipotence renfermée dans une chambre unique devait immanquablement la rendre anarchique. Sa tyrannie sans bornes détruisit le pouvoir exécutif, jeta la confusion dans les pouvoirs judiciaires, exclut du bienfait de la loi la plus forte partie de la population. Anarchie et misère, voilà quels furent les résultats de cette organisation vicieuse ; ils amenèrent d’abord l’influence, et ensuite le joug étranger, etc. Néanmoins la même constitution renfermait un avantage inappréciable, celui de pouvoir être réformée sans provoquer aucun moyen illégal, et sans coûter une seule goutte de sang à la nation polonaise. Cette réforme, qui arriva en 1791, formera l’objet de notre prochain article.


M…



  1. Voyez la Revue des deux Mondes, août, p. 80.
  2. Pensées sur le Gouvernement républicain, 1785.
  3. Les empereurs et les papes ont titré plusieurs familles en Pologne.
  4. Il s’appelait l’orateur depuis le règne de Sigismond-Auguste.
  5. Palatin et châtelain sont d’anciens titres militaires : l’un voulait dire primitivement commandant en chef, l’autre gouverneur d’un château-fort. Comme tels, ils composaient d’abord le conseil royal ; ils formèrent ensuite le sénat du royaume.
  6. Cela ne détruisait point le budget de l’état car celui-ci, consistant en riches régales, n’avait pas besoin d’être voté par les diètes. Elles ne votaient que les impôts pour la guerre et des événemens urgens.