Légendes rustiques/Le Casseu’ de Bois

A. Morel (p. --28).
Maurice Sand, del. Imp. Lemercier, Paris E. Vernier lith.
LE CASSEU′ DE BOIS



VII.

LE CASSEU’ DE BOIS.


Malheur à la ramasseuse de bois qui rencontre sur son chemin l’homme de fer rouge ! Ravageant les arbres de la forêt, il ne permet pas que les humains profitent de ses dégâts.
Maurice SAND.



Le pauvre paysan est quelquefois un charmant poète, témoin cette fable où il plaisante sa propre misère avec une si douce mélancolie :

« Au mois d’avril, la ruiche (le rouge-gorge) et le roi-Berthault (le roitelet) se rencontrèrent aux bois et se demandèrent leurs portements. — Ça va très bien, Dieu merci, dit la ruiche ; j’ai passé un bon hiver. — Et moi de même, dit le roi-Berthault ; j’ai passé l’hiver chez le bûcheron et je me suis diantrement chauffé ! Ces gens-là font des feux, si vous saviez, ma chère ! Ils vous font brûler des bûches aussi grosses que ma jambe ! — Vrai ? dit la ruiche émerveillée. Eh bien ! moi, j’ai mangé mon saoul chez le laboureur ! Il avait du blé dans son grenier, oh ! mais du blé ! Debout sur le plancher, j’en avais jusqu’au ventre ! »

Les hallucinations du paysan qui, aussi bien que ses traditions, donnent souvent lieu à des croyances et à des légendes, prouvent que s’il est généralement privé du sens d’une clairvoyante observation, il a la faculté extraordinairement poétique de personnifier l’apparence des choses et d’en saisir le côté merveilleux. Les reflets embrasés du soleil couchant sous les grands ombrages ont donné naissance à l’homme de feu ou de fer rouge, ou tout simplement de bois de vergne[1], qui court de tige en tige, brisant ou embrasant. C’est lui qui, dans la nuit, allume ces terribles incendies où sont dévorées des forêts entières et dont la cause, trop souvent attribuée à la malveillance, reste toujours très mystérieuse. Disons, en passant, que la chute des aérolites peut expliquer bien des choses et que le paysan de nos jours commence à s’en rendre compte. L’an dernier, une femme de la Berthenoux tricotait devant sa porte, quand elle vit une lumière à rendre aveugle et entendit un bruit à rendre sourd. En une minute, sa maison fut en feu ; elle n’eut que le temps de sortir son enfant qui dormait, et vit brûler sa pauvre demeure avec une rapidité qui tenait du prodige. « Ce n’était pas, dit-elle, un feu comme un autre ; j’ai bien vu quelque chose tomber du ciel ; mais ce n’était pas le feu ordinaire du ciel ; l’air était bien tranquille et il n’y avait pas d’orage du tout. » Le fait fut constaté par de nombreux témoins et personne ne songea à accuser la pauvre femme de s’être vouée au diable ou d’avoir encouru la colère du ciel. Il y a cent ans, les choses se fussent passées autrement. La malheureuse eût été maudite et repoussée de tous, ou bien ses voisins eussent été accusés de sortilège. Il y a deux cents ans, quelqu’un, à coup sûr, eût été brûlé pour ce fait, soit la victime de l’incendie, soit le premier passant qui eût éternué de travers au moment du sinistre.

L’homme de feu est aussi nommé casseu’ de bois. Il prend diverses apparences et joue divers rôles, selon les localités. Il n’est pas toujours flamboyant et incendiaire et se fait entendre plus souvent qu’il ne se montre. Dans les nuits brumeuses, il frappe à coups redoublés sur les arbres, et les gardes-forestiers, convaincus qu’ils ont affaire à d’audacieux voleurs de bois, courent au bruit et aperçoivent quelquefois le pâle éclair de sa puissante cognée. Mais, chose étrange, ces grands arbres que l’on entendait crier sous ses coups et qu’on s’attendait à trouver profondément entaillés, n’en portaient pas la moindre trace. Le casseu’, ou le coupeu’, ou le batteu’, car le fantôme porte tous ces noms, est quelquefois le génie protecteur de la forêt qu’il a prise en affection. Il faut se garder de toucher aux arbres sur lesquels il a frappé pour avertir de sa prédilection.

On sait que des troncs pourris émane quelquefois une lueur phosphorescente. Cette lueur, bien réelle et bien visible, a donné lieu à une foule de prétendues apparitions. J’en ai vu une du plus bel aspect, et le paysan qui m’accompagnait me raconta l’histoire suivante :

« Un bon curé, qui n’avait crainte d’aucune chose, passait souvent, le soir, dans les bois, en revenant d’une paroisse voisine où il allait souper et faire la partie de cartes avec un confrère.

« Il voyait toujours, au même endroit, une lueur blanche à laquelle il ne donnait pas grande attention, bien que son cheval fit, chaque fois, un petit écart et dressât les oreilles comme s’il eût vu ou senti quelque chose d’extraordinaire.

« Un soir que la lueur lui parut plus vive que de coutume et que son cheval se montra plus inquiet, le curé résolut d’en avoir le cœur net et voulut entrer sous bois du côté où la clarté paraissait ; mais son cheval s’en défendit si bien, qu’il y renonça et résolut d’aller voir, au jour, s’il y avait par là quelque charbonnière mal couverte qui menaçât de mettre le feu à la futaie.

« Il y alla donc le lendemain matin, et ne trouva, à plus d’un quart de lieue à la ronde, aucune charbonnière allumée ou éteinte, aucune hutte, aucune trace de feu ni cause de lumière. Il n’y songea plus.

« Mais une semaine plus tard, repassant là sur le minuit, il vit un grand rond de feu blanc qui flambait en travers de son chemin, et son cheval se cabra et refusa tout-à-fait d’avancer.

« Le curé mit pied à terre, prit sa bête par la bride et avança résolument jusqu’au milieu du feu qui, non-seulement ne le brûla pas, mais ne lui fit sentir aucune chaleur.

« Il en fut si étonné que, parvenu au milieu du cercle, il ne put s’empêcher d’en rire et de s’écrier : « Ah ! par tous les diables, voici la première fois de ma vie que je rencontre du feu froid. »

« Ce bon curé, ayant autrefois servi dans les armées, avait la mauvaise habitude de mêler quelques jurons à ses paroles, mais sans aucunement penser à mal.

« Il n’eut pas plutôt lâché cette imprudente réflexion, qu’il entendit une voix sifflante comme la graisse qui grésille dans une poêle, et cette voix, qui semblait venir de dessous terre, disait : « Si tu veux du feu chaud, on t’en donnera. »

« À ce coup, le curé sentit la peur lui courir dans les cheveux ; mais il ne perdit pas la tête et répondit fort à propos : « Merci, mon camarade d’en bas, je n’ai besoin de rien. »

« Le feu cessa tout-à-coup et la voix parut se renfoncer sous terre en murmurant : « Poltron de curé, va te coucher, va, poltron de curé ! »

« Ce défi irrita l’ancien aumônier de régiment. « Poltron de curé ! fit-il avec sa plus grosse voix, poltron de curé ! Eh bien ! viens donc un peu t’y frotter, toi, le beau flambeur qui te caches sous la terre ? » Et, du bout de son bâton, il fit un grand cercle autour de lui à l’endroit où il avait vu le cercle de feu blanc, riant toujours en disant : « Tu vois, je ne veux pas sortir de là, c’est là que je t’attends de pied ferme, homme ou diable ! »

« Et comme rien ne paraissait ni ne bougeait, il s’escrima de son bâton, frappant devant lui, à droite, à gauche, derrière, partout, et, chaque fois qu’il frappait, il entendait gémir et crier comme si trente diables invisibles eussent reçu la bonne trempée qu’il leur administrait.

« Or, comme ce jeu plaisait à son humeur courageuse, il y prit goût et rage et battit ainsi le diable une heure durant, jusqu’à ce que les cris et les plaintes, qui allaient toujours s’amoindrissant, fissent place à de faibles soupirs et enfin au plus profond silence. Alors le curé, qui s’était mis tout en sueur, sortit du cercle et alla reprendre son cheval qui s’était sauvé non loin de là.

« Quand il se fut essuyé le front et remis en selle, il reprit le chemin de son presbytère et jamais plus ne revit la lueur dans le bois.

« Mais la veille de la fête des trépassés de la même année, il entendit, sur le minuit, frapper à sa porte. Il appela son sacristain, qui lui servait de domestique, et lui dit : On frappe en bas, mon garçon. Va donc voir ce que c’est !

« Le sacristain alla ouvrir et revint, disant : Foi d’homme, monsieur le curé, vous avez rêvé ça, il n’y a personne à la porte.

« Le curé se rendormit ; mais, entendant frapper pour la seconde fois, il se réveilla de nouveau. Il appela encore son valet, qui ne faisait que de se remettre au lit et qui lui jura qu’il se trompait. Pour son compte, il n’avait rien entendu.

« Le curé retournait à son lit, lorsqu’on frappa encore. Jean, dit-il, es-tu devenus sourd ou si c’est un bruit que j’ai dans les oreilles ?

« — Vous l’avez au moins dans la tête, monsieur le curé, répondit Jean ; je n’entends rien que l’horloge de l’église qui dit tic-toc, et la chouette qui dit hou hou dans le clocher.

« Le curé se figura que c’était peut-être un avertissement du ciel pour qu’il eût à se mettre en état de grâce avant de mourir. Mais, comme c’était un homme à vouloir être sûr de son fait, il alluma une lanterne et descendit ouvrir lui-même. — Bonne nuit, monsieur le curé, lui dit une voix qu’il connaissait, sans qu’il pût voir aucune figure. — Bonne nuit, père Cadet, répondit le curé sans se déconcerter, et il referma sa porte, s’imaginant beaucoup en lui-même, car il avait porté en terre le père Cadet il y avait environ une année.

« Il allait remonter l’escalier de sa chambre, quand on frappa encore. Bon, dit-il, ce pauvre défunt aura oublié de me demander des prières ; il ne faut pas lui en refuser ; et il rouvrit la porte, disant : Est-ce encore vous, père Cadet ?

« — Non, monsieur le curé, c’est moi, fit une voix de femme ; je viens vous souhaiter une bonne nuit.

« — Et à vous pareillement, mère Guite, répondit-il, refermant sa porte ; or, la mère Guite avait été enterrée chrétiennement environ six mois auparavant.

« Mais on frappa encore, et, cette fois, le curé entendit une jeune voix douce qui lui disait : C’est moi, le petit enfant à la Jeanne Bonnine, que vous avez baptisé et enterré le même jour de l’été dernier. Je viens vous souhaiter la bonne nuit, monsieur le curé.

« — Par ma foi, dit le curé, vous me la souhaiterez tant, qu’elle sera nuit blanche. Si vous avez des honnêtetés à me faire, ne pouvez-vous venir tous ensemble ? ce sera plus tôt fini !

« Aussitôt le curé vit clairement, devant sa porte, une douzaine de gens qu’il avait enterrés dans l’année, hommes, femmes, vieux et jeunes : le père Chaudy, qui était mort en moisson et qui tenait encore sa faucille ; la Jeanne Bonnine, qui était morte en couches et qui tenait son pauvre nourrisson sur son bras ; et ainsi des autres, voir la vieille Guite, qui était morte de la grand’peur pour avoir vu l’homme de feu rouge lui faire reproche et menace, un soir qu’elle ramassait du bois mort dans la taille.

« — Ça, mes chers paroissiens, dit le hardi curé, je suis aise de vous voir debout ; êtes-vous toutes en paradis, mes bonnes âmes ?

« — Nous nous mettons en route sur l’heure, monsieur le curé, répondit la Jeanne ; nous étions en peine et en souffrance pour nos péchés, sous la garde d’un esprit méchant qui nous faisait danser toutes les nuits sous les arbres ; mais vous nous avez si bien battus dans le bois du Chassin, que notre compte a été acquitté. Ah ! que vous frappez rude, monsieur le curé ! Dieu vous le rende, pour le bien que vous avez fait à nos âmes !

« — C’est bien, mes enfants, répondit le curé, Bon voyage et priez pour moi !

« Il s’en alla dormir et jamais n’avait si bien dormi, » dit le narrateur en finissant.


Séparateur

  1. Le vergne est l’aune des prairies. Quand on le coupe, son bois est d’un rouge de sang.