Légendes pour l’imagerie populaire/5


V

HISTOIRE D’IVAN L’IMBÉCILE

DE SES DEUX FRÈRES SIMON LE GUERRIER ET TARASS LE VENTRU, DE SA SŒUR MUETTE MÉLANIE, DU VIEUX DIABLE ET DE TROIS DIABLOTINS.

I

Dans un royaume d’un certain pays, vivait un riche paysan. Il avait trois fils : Simon le Guerrier, Tarass le Ventru, Ivan l’Imbécile, et une fille, muette, Mélanie. Simon le Guerrier s’en fut servir le tzar ; Tarass le Ventru partit pour la ville, travailler chez un marchand ; et Ivan l’Imbécile, avec la fille, resta à la maison, travaillant et arrondissant le pécule.

Simon le Guerrier, en récompense de ses services, obtint un grade élevé et une terre ; et il épousa la fille d’un seigneur. Sa solde était forte, ses terres vastes, mais il n’en avait jamais assez. Ce qu’amassait le mari, la femme le gaspillait, et on était toujours sans argent.

Un jour que Simon se rendait dans sa terre pour toucher ses revenus, son intendant lui dit : « Il n’y a rien à toucher. Nous n’avons ni bétail, ni outils, ni chevaux, ni vaches, ni charrue, ni herse ; il faut acheter tout, et alors il y aura des revenus. » Et Simon le Guerrier alla chez son père.

— Toi, mon père, tu es riche, dit-il, et tu ne m’as rien donné. Donne-moi le tiers qui me revient. Je m’en servirai pour mes terres.

Le vieux répondit :

— Tu n’as rien rapporté à la maison, pourquoi te donnerais-je le tiers ? Ce serait frustrer Ivan et la fille.

Simon reprit :

— Lui est imbécile, et elle est muette. De quoi ont-ils besoin ?

Le vieux répondit :

— Eh bien ! Ce sera comme Ivan voudra.

Et Ivan dit :

— Soit ! Qu’il prenne sa part.

Simon le Guerrier entra en possession de son patrimoine, l’employa à son domaine, et s’en retourna servir le tzar.

Tarass le Ventru gagna aussi beaucoup d’argent. Il épousa la fille d’un marchand. Mais il était toujours gêné. Il vint trouver son père et dit :

— Donne-moi ma part.

Le père ne voulait point davantage lui donner la part qu’il réclamait :

— Tu ne nous as rien rapporté, lui dit-il, tout ce qu’il y a dans la maison, c’est Ivan qui l’a gagné. On ne peut pas le léser, et la fille non plus.

Tarass dit alors :

— De quoi a-t-il besoin, cet imbécile ? Il ne pourra se marier ; personne ne voudra de lui. Et une fille muette n’a non plus besoin de rien… Ivan, ajouta-t-il, donne-moi la moitié du blé ; je ne demande rien des araires, et de tout le bétail je ne veux que le cheval gris : il ne te sert pas au labour.

Ivan se mit à rire et dit :

— Soit ! Je te le donnerai.

Et Tarass eut aussi sa part. Il emporta le blé à la ville, emmena l’étalon gris ; et Ivan, n’ayant plus qu’une vieille jument, labourait la terre et nourrissait ses père et mère.


II

Le vieux diable était fort marri de ce que les trois frères ne se fussent point disputés pendant leurs arrangements et se fussent quittés en bons termes. Il fit donc venir trois diablotins.

— Écoutez, leur dit-il, il y a trois frères, Simon le Guerrier, Tarass le Ventru et Ivan l’Imbécile. Au lieu de se disputer entre eux, ils vivent en parfait accord. C’est l’Imbécile qui a gâté mon affaire. Allez, prenez-les tous les trois, et brouillez-les de telle manière qu’ils s’arrachent les yeux… En êtes-vous capables ?

— Nous le sommes, dirent-ils.

— Et comment ferez-vous ?

— Mais voici. Nous commencerons par les ruiner pour qu’ils n’aient plus de quoi manger, puis nous les mettrons en présence, et ils se battront.

— C’est bien, dit le diable. Je vois que vous connaissez votre métier. Allez, et ne revenez pas avant de les avoir brouillés tous les trois : car, autrement, je vous punirais cruellement.

Les diablotins se rendent dans leur marécage pour arrêter leur ligne de conduite. On discute, on discute ; chacun veut garder pour soi la tâche la plus facile. Ils décident enfin de tirer au sort ce que chacun aura à faire ; et si l’un des trois a terminé sa besogne avant les autres, il viendra aider ses deux compagnons. Les diablotins tirent au sort, fixent le jour où ils se réuniront de nouveau dans le marécage pour savoir qui aura terminé sa tâche et lequel il faudra aider.

Le jour convenu est arrivé ; les diablotins se réunissent dans leur marécage. Ils se mettent à causer de leurs affaires. Le premier parle de Simon le Guerrier.

— Ma besogne est en bonne voie, dit-il. Demain, Simon ira chez son père.

Ses compagnons lui demandèrent comment il s’y était pris.

— Mon premier soin, dit-il, fut d’inspirer à Simon un tel courage, qu’il promit à son tzar de lui conquérir le monde entier. Alors, le tzar fit de Simon le chef de l’armée et l’envoya guerroyer contre le tzar indien. Les armées étaient déjà en présence. La même nuit, j’ai mouillé la poudre dans le camp de Simon ; puis je me suis rendu chez le tzar indien, et avec de la paille, j’ai fabriqué des soldats en nombre incalculable. Les hommes de Simon ayant remarqué que de tous côtés s’avancaient des soldats, faits de paille, eurent peur. Simon ordonne alors de faire feu ; mais ni canons, ni fusils, ne partent. Les soldats de Simon, épouvantés, s’enfuirent comme des moutons. Et le tzar indien les mit en pièces. Simon a été flétri. On lui a repris sa terre, et on veut le mettre à mort demain. Il ne me reste plus qu’une journée de travail : le tirer de sa prison pour qu’il s’en aille chez lui. Demain tout sera terminé. Dites-moi donc auquel de vous deux je dois venir en aide ?

Le second diablotin parla de Tarass.

— Ma besogne marche bien aussi ; je n’ai pas besoin d’aide ; avant huit jours, Tarass verra sa position changer. J’ai d’abord commencé par lui grossir le ventre, et augmenter son âpreté au gain. Il est devenu si cupide, que tout ce qu’il voyait aux autres, il le voulait acquérir. Il a acheté beaucoup de choses, avec son argent, et maintenant il achète encore, mais avec de l’argent emprunté. Il a un poids bien lourd sur les épaules, et il est si bien pris dans l’engrenage, qu’il ne s’en tirera pas. Dans huit jours les échéances tomberont : j’ai transformé ses marchandises en fumier ; il ne pourra pas payer et ira chez son père.

Ils demandèrent au troisième diablotin où il en était avec Ivan.

— Que vous dirai-je ? répondit-il, mon affaire ne va pas bien. J’ai commencé par cracher dans la cruche de kvass pour donner mal au ventre à Ivan. Je suis allé sur son bien et j’ai durci le sol pour qu’il ne puisse pas labourer ; je pensais qu’il ne pourrait pas labourer ; mais l’Imbécile est venu avec sa charrue et s’est mis à soulever la terre. Il s’y donnait beaucoup de peine et continuait quand même. Alors je lui ai cassé sa charrue. Il retourna à la maison, en prit une autre et se remit à labourer. Je suis alors entré sous la terre pour saisir le soc ; mais je n’ai pu le retenir ; il poussait toujours sa charrue, et le soc était aiguisé : il m’a mis les mains en sang. Il a presque tout labouré ; il ne reste plus qu’une seule bande. Venez m’aider, mes frères, car si nous ne prenons pas le dessus sur lui, tous nos efforts seront perdus. Si l’Imbécile continue à travailler, ils ne sentiront point la misère. Il nourrira ses deux frères.

Le diablotin de Simon le Guerrier promit de venir l’aider le lendemain ; et ils se séparèrent.


III

Ivan avait labouré tout son champ, sauf une seule bande. Il vint achever son travail. Il avait mal au ventre, cependant il lui fallait labourer. Il détachait la terre du soc, renversait la charrue et revenait entreprendre un autre sillon. Mais à peine avait-il commencé ce nouveau sillon, qu’il se sentit arrêté comme par une racine. C’était le petit diablotin qui s’était accroché au soc et le retenait : « Comme c’est étrange, pensa Ivan, il n’y avait pourtant là aucune racine et en voilà bien une ! »

Il enfonça sa main dans le sillon, et en tâtonnant, rencontra quelque chose de mou. Il saisit l’objet et le retira. C’était noir comme une racine, et sur cette racine quelque chose remuait : « Ah ! un diablotin vivant ! Tiens, sale bête ! »

Et Ivan fit le geste de lui briser la tête contre le sol. Mais le diablotin se mit à geindre :

— Ne m’assomme pas et je ferai tout ce que tu voudras.

— Et que feras-tu pour moi ?

— Tu n’as qu’à parler ; tout ce qu’il te plaira.

Ivan se gratta la tête.

— Mon ventre me fait mal. Peux-tu me guérir ?

— Oui, dit-il.

— Eh bien ! Guéris-moi.

Le diablotin se pencha sur le sillon, fouilla, fouilla avec ses griffes, retira une racine à trois pointes, et la tendit à Ivan.

— Tiens, dit-il ; il suffit d’avaler une seule de ces pointes pour que tout mal disparaisse.

Ivan arracha une des trois pointes, l’avala et aussitôt son ventre fut guéri.

Le diablotin recommença à supplier.

— Maintenant, laisse-moi, dit-il. Je vais m’enfoncer sous la terre, et ne m’y promènerai plus.

— Eh bien ! Va à Dieu ! dit Ivan.

Et aussitôt qu’Ivan eut prononcé ce nom, le diablotin s’enfonça dans la terre comme une pierre au fond de l’eau.

Il n’en resta qu’un trou.

Ivan cacha dans son bonnet les deux autres pointes de la racine et se remit à labourer. Il termina la bande, renversa la charrue et s’en retourna au logis. Il détela, rentra dans l’izba et vit son frère aîné Simon le Guerrier, assis à table avec sa femme pour souper. On lui avait confisqué ses biens, à grand’peine il s’était échappé de la prison pour se réfugier chez son frère.

Dès que Simon aperçut Ivan, il lui dit :

— Je suis venu pour demeurer chez toi. Nourris-moi avec ma femme jusqu’à ce que j’aie trouvé un autre abri.

— Soit ! dit Ivan. Vivez ici en paix.

Comme Ivan allait s’asseoir sur un banc, la dame se sentit incommodée par l’odeur d’Ivan. Elle dit à son mari :

— Je ne puis pas souper avec un paysan qui empeste.

Simon le Guerrier se tourna vers Ivan :

— Ma femme dit que tu sens mauvais, tu ferais mieux de manger dans le corridor.

— Soit, dit-il. Il fait justement nuit et il est temps que je donne à manger à la jument.

Ivan prit du pain, son cafetan, et partit pour la garde de nuit.


IV

Le diablotin de Simon le Guerrier étant libre, comme il avait été convenu avec le diablotin d’Ivan, vint à son aide pour combattre l’Imbécile. Il se rendit au champ et chercha, chercha son compagnon : personne nulle part. Il ne trouva qu’un trou :« Tiens, pensa-t-il, évidemment il sera arrivé malheur à mon camarade. Je vais le remplacer. La terre est toute labourée. Il faut attraper l’Imbécile à la fenaison. »

Le diablotin s’en fut dans le pré et le recouvrit entièrement d’une couche de boue. Vers l’aube, Ivan revint de sa garde de nuit, prit une faux et s’en alla faucher le pré. Il arrive, se met à faucher, fait un mouvement, un autre ; la faux s’arrête, ne coupe pas. Il la repasse. Mais malgré tous ses efforts, Ivan n’aboutit à rien. Il se dit : « Je vais retourner à la maison ; j’y prendrai une pierre à aiguiser et j’apporterai du pain. J’y mettrai huit jours s’il le faut, mais je ne m’en irai pas avant d’avoir tout fauché. »

Le diablotin l’entendit et pensa : « Il est têtu, cet Imbécile. On n’en viendra pas aisément à bout. Il faut trouver autre chose. »

Ivan aiguisa sa faux et se remit à faucher. Le diablotin, se glissant dans l’herbe, empoignait l’extrémité de la faux pour l’enfoncer dans la terre. Ivan se donna beaucoup de mal, mais il acheva quand même la fenaison. Il n’en restait plus à faucher qu’une petite parcelle, au bord du marécage. Le diablotin plongea dans le marécage en disant : « Qu’il me coupe toutes les pattes, mais cette fois je ne le laisserai pas faire ! » Ivan se dirigea vers le marécage. L’herbe y était rare, et cependant il ne pouvait manier sa faux. Il se fâcha, et lança la faux de toutes ses forces. Le diablotin eut à peine le temps d’éviter le coup.

Décidément, ça n’allait pas.

Il se cacha sous un arbrisseau.

Ivan, lançant de nouveau la faux, atteignit l’arbuste, et coupa au diablotin la moitié de sa queue. Il acheva la fenaison, ordonna à la fille de rassembler le foin, et s’en alla de son côté couper les seigles.

Il arrive et trouve les tiges de seigles tout emmêlées. Le diablotin avait passé par là. Ivan revint chez lui, prit une faucille au lieu de la faux inutile, et se mit à couper. Il coupa ainsi tout le seigle. « Il faut maintenant que je m’apprête pour l’avoine » dit-il.

Le diablotin à la queue coupée l’entend et pense : « Je n’ai pu l’attraper au seigle, mais je l’attraperai à l’avoine. Ce sera pour demain matin. »

À l’aube, il arriva au champ d’avoine. L’avoine était déjà coupée. Ivan avait travaillé la nuit pour perdre moins de grains. Le diablotin se fâcha : « Il a tout terminé, et il m’a fait très mal, l’Imbécile. Même à la guerre je n’ai pas eu pareil tracas. Il ne dort pas, le maudit. Impossible de le devancer. Je vais aller maintenant dans les meules pour les faire pourrir. » Et le diablotin courut aux meules de seigles, se glissa dans les gerbes et s’occupa de les pourrir. Il les échauffa, s’échauffa lui-même et s’endormit.

Ivan attela sa jument et s’en alla avec la fille chercher les gerbes. Il arrive à la meule enlève deux gerbes avec la fourche et juste empale le diablotin. Il retire la fourche et qu’apercoit-il ? Un diablotin vivant au bout de sa fourche, et avec la queue coupée ! Il se tortille, gigote, essaye de se sauver.

— Hé ! la sale bête ! te voilà encore !

— Je suis un autre, répond-il. L’autre, c’était mon frère ; et moi j’étais chez ton frère Simon.

— Qui que tu sois, n’importe. Tu auras le même sort.

Il voulut l’écraser sur le sol, mais le diablotin l’implora :

— Laisse-moi ; je ne recommencerai plus, et je ferai pour toi tout ce que tu voudras.

— Et que peux-tu faire ?

— Je peux faire des soldats avec n’importe quoi !

— Mais à quoi bon ?

— Tu en feras ce que tu voudras, car un soldat est bon à tout.

— Sauront-ils chanter ?

— Oui.

— Alors, fais-en.

— Prends cette gerbe de seigle, dit le diablotin, secoues-en les épis contre le sol et dis seulement : « Mon esclave ordonne que tu cesses d’être gerbe et que chacun de tes épis se transforme en soldat. »

Ivan prit les gerbes, fit et dit ce que lui avait indiqué le diablotin ; et la gerbe s’éparpilla, et les tiges qui la composaient devinrent des soldats, avec les tambours et les clairons.

Ivan se mit à rire.

— Vois-tu comme c’est amusant ! C’est agréable, hein ! C’est la joie des filles.

— Eh bien ! fit le diablotin, laisse-moi la liberté, à présent.

— Non, je veux refaire les tiges, autrement les grains seraient perdus. Apprends-moi donc le moyen de les changer de nouveau en gerbes. Je les battrai au fléau.

— Tu n’as qu’à dire : « Autant de soldats, autant de tiges. Mon esclave ordonne qu’ils redeviennent gerbes. »

Ivan obéit et les soldats redevinrent des gerbes.

— Laisse-moi, maintenant, supplia de nouveau le diablotin.

— Soit !

Ivan le posa par terre, le maintint d’une main, de l’autre dégagea la fourche et dit : — Avec Dieu !

Mais aussitôt qu’il eut prononcé ce nom, le diablotin s’enfonça dans la terre comme une pierre dans l’eau.

Il ne resta qu’un trou.

Ivan revint à la maison. Il y trouva son second frère Tarass avec sa femme, en train de souper. Tarass le Ventru n’avait pu payer ses créanciers et se réfugiait chez son père. Il aperçut Ivan :

— Eh bien ! Ivan, en attendant que je sois riche de nouveau, nourris-nous, moi et ma femme.

— Soit ! dit Ivan. Vivez ici en paix.

Ivan ôta son cafetan et se mit à table.

— Je ne puis manger avec l’Imbécile, dit la marchande, il pue la sueur.

Tarass le Ventru se tourna vers son frère.

— Ivan, tu sens mauvais, lui dit-il. Va donc manger dans le corridor.

— Soit ! répondit Ivan.

Il prit du pain et sortit dans la cour.

— D’ailleurs il est temps d’aller donner à manger au cheval et de partir pour la garde de nuit, dit-il.


V

Le diablotin de Tarass ayant achevé sa besogne cette nuit-là, alla rejoindre ses camarades, comme il avait été convenu, et se liguer avec eux contre Ivan. Il vient au champ, cherche, cherche ses compagnons : personne. Il ne trouve qu’un trou. Il s’en va à la prairie, trouve une queue dans le marécage, et, dans les seigles, un second trou. « Ah ! pense-t-il, il leur sera arrivé malheur. Il faut donc les remplacer pour combattre Ivan. »

Et le diablotin s’en alla à la recherche d’Ivan. Celui-ci, ayant déjà fini sa besogne dans les champs, était maintenant en train d’abattre des arbres dans le bois. Ses frères, se trouvant à l’étroit dans la maison d’Ivan, lui avaient ordonné de couper du bois et de leur construire une nouvelle maison.

Le diablotin courut à la forêt, se glissa dans les branches et entreprit de gêner Ivan dans sa besogne. Ivan entailla l’arbre de manière à le faire tomber sur une place vide, puis se mit à le pousser ; mais l’arbre tomba du mauvais côté et s’accrocha aux branches voisines. Ivan prit une perche pour dégager l’arbre, qu’il eut beaucoup de peine à faire tomber. Puis il attaqua un autre arbre ; ce fut la même chose. Il peinait, peinait, et ce fut au prix d’efforts inouïs qu’il réussit à l’abattre. Il passa à un troisième : c’était toujours la même chose.

Ivan avait projeté d’abattre une cinquantaine de jeunes arbres, il n’en avait pas même mis dix par terre quand la nuit tomba. Il était harassé ; une vapeur s’échappait de lui comme un brouillard dans une forêt, et il travaillait toujours. Il abattit encore un arbre, mais il se sentit si mal aux reins qu’il n’y put tenir davantage. Il jeta sa cognée et s’assit pour se reposer.

Le diablotin, voyant Ivan s’arrêter, se réjouit : « Bon, pensa-t-il, il est fatigué, il va laisser là le travail, je vais me reposer moi-même un moment. » Tout joyeux il se mit à califourchon sur un arbre. Mais voilà qu’Ivan se lève, saisit sa cognée, la brandit, et la lance à toutes forces contre l’arbre qui tombe en craquant.

Le diablotin n’eut pas le temps de retirer ses jambes ; la branche se brisa et lui prit une patte. Ivan se mit à élaguer la branche.

Il aperçoit un diablotin vivant. Il s’étonne.

— Hé, sale bête ! Te voilà encore ici ?

— Non, dit-il, je suis un autre. J’étais chez ton frère Tarass.

— Qui que tu sois, tu auras le même sort.

Ivan, levant sa cognée, allait l’abattre par le dos sur le diablotin.

Mais celui-ci supplia :

— Ne me frappe pas, je ferai pour toi tout ce que tu voudras.

— Mais que peux-tu faire ?

— Je puis fabriquer tout l’argent que tu voudras.

— Eh bien ! fabrique-m’en.

Le diablotin lui dit :

— Prends des feuilles de chêne, frotte-les dans tes mains, l’or va tomber par terre.

Ivan prit des feuilles, frotta, et l’or tomba.

— C’est bien pour amuser les enfants, dit-il.

— Alors laisse-moi partir, dit le diablotin.

— Soit !

Ivan prit la perche et délivra le diablotin.

— Avec Dieu ! dit-il.

Mais aussitôt qu’il eut prononcé ce nom, le diablotin s’enfonça dans la terre comme une pierre au fond de l’eau.

Il ne resta qu’un trou.


VI

Les frères eurent leur maison et s’installèrent chacun chez soi. Ivan, ayant terminé ses travaux champêtres, brassa de la bière et invita ses frères à venir festiner chez lui. Ceux-ci refusèrent.

— Comme si nous ne savions ce que c’est qu’une fête de paysans ! dirent-ils.

Ivan régala tous les paysans, les femmes, et but lui-même. Il devint même un peu gai et alla dans la rue regarder les rondes. Il s’approcha des rondes et invita les jeunes filles à chanter en son honneur.

— Je vous donnerai une chose que vous n’avez jamais vue de votre vie, dit-il.

Les femmes se mirent à rire et à chanter ses louanges. Quand elles eurent fini, elles lui dirent :

— Eh bien ! Donne !

— Je vais vous l’apporter tout de suite. Il prit un tamis et alla dans la forêt. Les femmes riaient.

— Quel imbécile !

Puis on ne songea plus à lui. Mais bientôt on le vit revenir en courant, le tamis rempli de quelque chose.

— Eh bien ! En voulez-vous ?

— Oui ! Oui !

Ivan saisit une poignée d’or et la jeta aux femmes.

— Mes aïeux !

Les femmes se précipitaient pour ramasser. Les paysans accoururent aussi et s’arrachèrent les pièces d’or. Une vieille femme faillit être écrasée. Ivan riait.

— Ah ! les sots, pourquoi faire du mal à une vieille ? Plus doucement ! Je vous en donnerai encore.

Et il se remit à jeter l’or à poignée. On venait en foule. Ivan avait vidé le tamis. On lui en demandait encore. Alors il dit :

— Non ! c’est tout. Je vous en donnerai une autre fois. Et maintenant dansons et chantons !

Les femmes commencèrent à chanter.

— Elles ne sont pas jolies, vos chansons, dit-il.

— En sais-tu de plus belles ?

— Je vais vous en faire entendre tout de suite.

Il alla à l’aire, prit une gerbe, en secoua les épis contre le sol en disant : « Mon esclave ordonne que tu cesses d’être gerbe et que chacune de tes tiges se transforme en soldat. »

La gerbe s’éparpilla et les tiges se changèrent en soldats. Les tambours battirent, les clairons sonnèrent. Ivan ordonna aux soldats de chanter et de défiler dans la rue. Les gens s’étonnaient. Quand les soldats eurent fini leurs chansons, Ivan les ramena sur l’aire, en défendant expressément qu’on le suivît, et, de nouveau, il changea les soldats en gerbes, puis il rentra chez lui et se coucha.


VII

Le matin, le frère aîné, Simon le Guerrier, apprit tout cela et vint trouver Ivan.

— Apprends-moi, dit-il, où tu as pris tes soldats et où tu les as cachés.

— Qu’en veux-tu faire ?

— Comment ! Ce que j’en veux faire ? Mais avec des soldats on peut tout. On peut conquérir tout un royaume.

— Ah ! que ne le disais-tu plus tôt ! fit Ivan étonné. Je t’en ferai tant que tu voudras. Précisément la sœur et moi avons beaucoup moissonné.

Ivan amena son frère devant la grange et lui dit :

— Attention ; moi, je vais en faire, et toi, tu les emmèneras, car s’il fallait les nourrir, en un jour ils dévoreraient tout le village.

Simon le Guerrier promit d’emmener les soldats, et Ivan se mit à l’œuvre. Il secoue une gerbe, et voilà une compagnie ; il secoue une autre gerbe ; en voilà une autre. Et il en sort tant que le champ en est rempli.

— Eh bien ! En as-tu assez ? dit-il.

Simon était content :

— Assez. Merci, Ivan.

— C’est bien, dit-il. Et quand tu en auras besoin, je t’en ferai d’autres. Cette année il y a beaucoup de paille.

Simon le Guerrier donna ses ordres à l’armée, la groupa dans les règles et s’en fut guerroyer. À peine était-il parti qu’arriva Tarass le Ventru. Lui aussi venait d’apprendre ce qui s’était passé la veille. À son tour il demanda à son frère :

— Dis-moi où tu prends l’or ? Si je pouvais m’en procurer aussi aisément que toi, je pourrais avec cet or amasser tout l’or du monde entier.

— Vraiment ! s’étonna Ivan. Que ne le disais-tu plus tôt ! Je vais t’en donner autant que tu voudras.

Le frère se réjouit :

— Donne-m’en au moins trois tamis.

— Soit, dit-il. Allons dans la forêt. Attelle donc un cheval, autrement tu ne pourrais tout emporter.

Ils partirent dans la forêt. Ivan frotta les feuilles de chêne entre ses mains et lui amoncela un grand tas d’or.

— En as-tu assez ?

Tarass était content.

— C’est assez pour le moment. Merci, Ivan.

— C’est bien, dit-il. Quand tu en auras encore besoin, viens, je t’en frotterai d’autres. Il y a beaucoup de feuilles.

Tarass le Ventru en remplit toute une charrette et s’en fut trafiquer.

Les deux frères sont partis : Simon guerroie, Tarass trafique. Simon le Guerrier conquiert tout un royaume ; Tarass le Ventru amasse beaucoup d’argent. Les deux frères se rencontrèrent. Simon avoua à Tarass d’où il avait tiré ses soldats, et Tarass lui dit d’où il tenait son argent. Et Simon le Guerrier dit à son frère :

— Moi, je me suis conquis un royaume et je vis très bien. Seulement, je n’ai pas assez d’argent pour nourrir mes soldats.

Et Tarass le Ventru dit à son tour :

— Moi, j’ai gagné beaucoup d’argent, et mon seul chagrin c’est de n’avoir personne pour le garder.

— Allons chez notre frère, proposa Simon le Guerrier. Moi je lui dirai de me faire d’autres soldats, je te les donnerai pour garder ton argent, et toi, tu lui demanderas de te frotter d’autre argent, et tu me le donneras pour nourrir mes soldats.

Tous deux s’en furent chez Ivan. Ils arrivèrent. Et Simon lui dit :

— Je n’ai pas assez de soldats, mon frère, refais-m’en d’autres, au moins avec deux gerbes.

Ivan secoua négativement la tête :

— Je ne t’en ferai pas comme ça, sans raison.

— Pourquoi ? tu me l’as promis !

— C’est vrai, dit-il, mais je ne t’en ferai plus.

— Et pourquoi donc, imbécile, ne m’en feras-tu plus ?

— Parce que tes soldats ont tué un homme. Comme je labourais près de la route, j’ai vu une femme qui suivait un cercueil en pleurant. Je lui ai demandé : « Qui donc est mort ? » Elle m’a répondu : « C’est mon mari. Les soldats de Simon l’ont tué à la guerre. » Moi, je pensais que les soldats allaient faire des chansons, et voilà qu’ils ont tué un homme. Je ne t’en donnerai plus.

Il s’obstina et ne voulut plus faire de soldats. Alors Tarass le Ventru demanda à Ivan l’Imbécile de lui faire encore de l’or.

Ivan hocha négativement la tête :

— Je ne t’en ferai plus comme ça, sans raison.

— Comment ? Tu me l’as promis ?

— C’est vrai, dit-il, mais je ne t’en ferai plus.

— Et pourquoi donc, imbécile, ne m’en feras-tu plus ?

— Parce que tes pièces d’or ont pris la vache de Mikhaïlovna.

— Comment, pris ?

— Oui, pris ! Mikhaïlovna avait une vache ; ses enfants buvaient du lait. Mais un de ces derniers jours, les enfants sont venus me demander du lait. Je leur ai dit : « Où donc est votre vache ? » Ils m’ont répondu : « L’intendant de Tarass le Ventru est venu, a donné à maman trois rondelles d’or, et elle lui a donné la vache, et nous n’avons plus de quoi boire. » Moi qui m’imaginais que tu allais t’amuser avec ces rondelles d’or, et voilà que tu as pris la vache aux enfants. Je ne t’en donnerai plus.

L’imbécile s’obstina et ne donna rien. Les deux frères s’en revinrent comme ils étaient venus. Tout en marchant, ils s’entretiennent des moyens de se tirer d’embarrras. Et Simon dit :

— Écoute ; voilà ce que nous allons faire : toi, tu me donneras de l’argent pour nourrir mes soldats ; moi, je te donnerai la moitié de mon royaume et des soldats pour garder ton argent.

Tarass accepta. Les frères partagèrent et tous deux furent tzars et tous deux riches.


VIII

Ivan, resté à la maison, nourrissait ses père et mère et travaillait dans les champs avec la fille muette.

Un jour, le vieux chien de garde d’Ivan tomba malade ; il se mourait. Ivan eut pitié de lui. Il demanda du pain à la muette, le mit dans son bonnet et sortit pour le jeter au chien. Mais son bonnet avait un trou et une petite racine en tomba avec le pain. Le vieux chien l’avala avec le pain. Et dès qu’il eut avalé la racine, il se leva vivement, se mit à jouer, à aboyer, à remuer la queue : il était tout à fait guéri.

Le père et la mère, témoins de ce qui s’était passé, s’en étonnèrent.

— Comment as-tu guéri le chien ? demandèrent-ils.

— J’avais deux petites racines qui guérissaient tous les maux. Et voilà que le chien en a mangé une, répondit Ivan.

À peu de temps de là, il advint que la fille du tzar tomba malade ; et le tzar fit savoir dans toutes ses villes et dans tous ses bourgs qu’il récompenserait magnifiquement celui qui la guérirait, et que, s’il était célibataire, il lui donnerait sa fille en mariage.

Cette proclamation fut aussi connue au village d’Ivan.

Les parents d’Ivan l’appelèrent et lui dirent :

— As-tu appris ce que le tzar a fait annoncer ? Tu dis que tu as une racine : va donc guérir la fille du tzar, tu seras heureux pour le reste de tes jours.

— Soit, dit-il.

Ivan fit ses préparatifs de départ, s’habilla. En sortant sur le perron, il vit une mendiante estropiée d’un bras.

— J’ai ouï dire que tu guéris ; guéris-moi le bras, car je ne puis m’habiller toute seule.

— Soit.

Ivan sortit sa racine, la donna à la mendiante et lui dit de l’avaler. La mendiante l’avala et fut guérie. Elle put se servir de son bras. Les parents d’Ivan vinrent lui faire leurs adieux. Mais en apprenant qu’il avait donné sa dernière racine et qu’il n’avait plus de quoi guérir la fille du tzar, ils lui firent des reproches :

— Une mendiante ! c’est d’une mendiante que tu as eu pitié ? Et de la fille du tzar tu n’as pas pitié ?

Ivan eut pitié aussi de la fille du tzar. Il attela un cheval, mit de la paille dans la charrette et monta sur le siège.

— Mais où vas-tu donc, imbécile ?

— Soigner la fille du tzar.

— Puisque tu n’as plus le remède ?

— Cela ne fait rien, dit-il.

Et il fouetta son cheval. Il arriva à la cour. À peine avait-il gravi le perron du tzar que sa fille était guérie. Le tzar était dans la joie. Il manda Ivan, le fit habiller richement et lui dit :

— Tu vas devenir mon gendre.

— Soit ! dit-il.

Et Ivan épousa la fille du tzar.

Le tzar mourut peu après et ce fut Ivan qui lui succéda.

Voilà comment les trois frères devinrent tzars.


IX

Les trois frères vivaient et régnaient.

L’aîné, Simon le Guerrier, vivait heureux. Il avait ajouté de nombreux vrais soldats à ses soldats de paille. Il ordonna, dans tout son royaume. qu’on lui fournit un soldat par dix maisons, et que ces soldats eussent une grande taille, le corps blanc et le visage net. Il en recruta ainsi un grand nombre, qu’il exerça, et, pour peu qu’on refusât de lui obéir, il envoyait des soldats et obtenait tout ce qu’il voulait. Aussi tout le monde le craignait.

Et sa vie s’écoulait heureuse. Toutes ses fantaisies, il les réalisait ; tout ce qu’il voyait de ses yeux était à lui. Il envoyait des soldats qui s’emparaient pour lui de tout ce qu’il désirait et le lui apportaient.

Tarass le Ventru était heureux aussi. Il n’avait point gaspillé l’argent que lui avait donné Ivan ; au contraire, il l’avait fait fructifier. Il avait mis de l’ordre dans les affaires de son royaume. Il tenait son or dans ses caisses et en exigeait encore de ses sujets. Il en demandait tant par village, tant par tête, tant sur les voyages, tant sur les souliers et les bandelettes, etc. Et tout ce qu’il désirait, il l’avait. En échange de son argent, on lui apportait tout et l’on venait travailler, car tout le monde a besoin d’argent.

Ivan l’Imbécile n’était pas malheureux non plus. Sitôt son beau-père enterré, il ôta ses habits de tzar et les donna à sa femme pour les enfermer dans le coffre. Il reprit sa chemise de chanvre, ses culottes, ses chaussures d’écorce et se remit à son travail.

— Je m’ennuie, dit-il. Mon ventre commence à pousser, et je n’ai plus ni appétit ni sommeil.

Il fit venir son père, sa mère, sa sœur muette et se remit à travailler.

On lui dit :

— Mais tu es tzar !

— Eh ! qu’importe ! un tzar a aussi besoin de manger.

Son ministre vint lui dire :

— Nous n’avons pas d’argent pour payer les traitements.

— Eh bien ! dit-il, s’il n’y en a pas, ne paie pas.

— Mais ils vont tous s’en aller !

— Eh bien ! qu’ils s’en aillent. Ils auront du temps pour travailler. Qu’ils enlèvent le fumier, il n’y en a que trop d’accumulé.

On vint demander justice à Ivan. L’un se plaignait que l’autre lui avait volé de l’argent.

— Eh bien ! c’est qu’il en avait besoin ! dit Ivan.

Tous apprirent ainsi qu’Ivan était un imbécile. Et sa femme lui dit :

— On dit que tu es un imbécile.

— Eh bien ! soit. Qu’on le dise !…

La femme d’Ivan se prit à réfléchir, à réfléchir ; elle était, comme lui, une imbécile.

— Que faire ? dit-elle. Je ne puis m’opposer à la volonté de mon mari. Où va l’aiguille, suit le fil.

Elle ôta sa robe de tzarine, la mit dans le coffre, et se rendit chez la muette pour apprendre à travailler. Elle apprit à travailler et se mit à aider son mari.

Bientôt tous les gens sensés quittèrent le royaume d’Ivan, il n’y resta que des imbéciles. Personne n’avait d’argent ; on vivait en travaillant ; on se nourrissait et l’on nourrissait les autres.


X

Le vieux diable attendait, attendait des nouvelles des diablotins pour savoir comment ils avaient perdu les trois frères. Mais après une longue attente, il alla se renseigner lui-même. Il chercha, chercha ; rien nulle part, sinon des trous. « Eh bien ! pensa-t-il, ils n’ont pas eu le dessus. Il faut que je me mette moi-même à la besogne. »

Il s’en fut à la recherche des trois frères dans leurs anciens logis, mais ils n’étaient plus là, et il les trouva tous trois dans un royaume différent.

Tous trois vivent et régnent.

Le vieux diable en fut blessé. « Eh bien ! se dit-il, je vais moi-même me mettre à la besogne. »

Il va d’abord chez Simon le Tzar. Il s’y rend, non sous son propre aspect, mais il prend la forme d’un général.

— J’ai entendu dire, Simon le Tzar, que tu étais un guerrier fameux, dit-il. Je connais à fond le métier des armes, je vais te servir.

Simon le Tzar l’interrogea, le trouva intelligent et le prit à son service.

Le nouveau général enseigna au tzar l’art d’organiser une armée forte.

— La première condition, dit-il, c’est d’avoir beaucoup de soldats ; autrement, tu aurais dans ton royaume trop de gens inutiles. Il faut recruter tous les jeunes gens indistinctement, tu auras alors cinq fois plus de soldats. Puis il faut des fusils et des canons d’un nouveau modèle. Je t’inventerai des fusils qui lanceront cent balles à la fois, lesquelles pleuvront comme des petits pois. Et je te fabriquerai des canons qui lanceront au loin l’incendie : un homme, un cheval, un mur, tout flambera.

Simon le Tzar écouta le nouveau général. Il ordonna d’enrôler tous les jeunes gens, construisit de nouvelles fabriques, où l’on fabriqua des fusils et des canons nouveaux. Bientôt après il partit en guerre contre le tzar voisin. Lorsque Simon fut en présence de l’ennemi, il ordonna à ses soldats de lancer sur lui les balles des fusils et le feu des canons. D’un seul coup il estropia et brûla la moitié de l’armée ennemie.

Le tzar voisin eut peur, se soumit et abandonna son royaume à Simon. Celui-ci était content. « Maintenant, dit-il, je vais combattre le tzar indien. »

Mais le tzar indien avait entendu parler de Simon. Il imita ses transformations et même le surpassa. Non seulement il réunit tous les jeunes gens mais aussi toutes les femmes célibataires de son royaume, de sorte que son armée était plus nombreuse que celle de Simon. Il avait les mêmes fusils et les mêmes canons, et en outre, il trouva le moyen de voler dans l’air et de jeter d’en haut des bombes explosibles.

Ainsi Simon le Tzar s’en fut guerroyer contre le tzar indien, pensant le battre comme l’autre. Mais la faux coupe, coupe, et finit par buter. Le tzar indien ne laissa pas l’ennemi venir à sa portée. Il envoya des femmes voler au-dessus de l’armée de Simon, et la cribler de bombes explosibles. Les femmes se mirent donc à faire pleuvoir des bombes sur l’armée de Simon, comme la poudre sur les cafards. L’armée de Simon prit la fuite, le laissant tout seul. Le tzar indien s’empara du royaume de Simon le Guerrier, tandis que celui-ci fuyait où le menaient ses yeux.

Ayant ainsi terminé avec Simon, le vieux diable se rendit chez Tarass le Ventru. Il prit la forme d’un marchand, s’établit dans son royaume et s’adonna au trafic. Il payait largement chaque chose et l’on accourait en foule pour gagner de l’argent chez lui. On en gagna tant qu’on put payer l’arriéré des impôts et que les impôts courants furent payés régulièrement. Tarass le Tzar s’en réjouit. « Je dois remercier ce marchand, pensa-t-il, désormais j’aurai encore plus d’argent et je vivrai mieux. » Tarass le Tzar fut tenté par de nouvelles entreprises : il voulut d’abord se bâtir un nouveau palais. Il fit savoir au peuple qu’on pouvait lui apporter du bois et de la pierre et venir travailler chez lui. Il fixait de bons prix. Il croyait que, pour son argent, on accourrait en foule travailler chez lui, comme autrefois.

Mais pas du tout : il voit que la pierre, le bois, sont portés chez le marchand, et que chez le marchand vont tous les ouvriers.

Tarass le Tzar éleva ses prix. Le marchand surenchérit. Tarass avait beaucoup d’argent, mais le marchand en avait bien davantage, Il l’emporta ; et le palais du tzar ne put être bâti.

Tarass eut l’idée de se faire planter un jardin. À l’automne, le tzar fit savoir au peuple qu’on pouvait venir travailler chez lui, pour planter le jardin. Personne ne vint. Tous étaient occupés chez le marchand, à creuser un étang.

L’hiver vint. Tarass le tzar voulut se faire faire une pelisse de zibeline. Il en envoya acheter. Mais l’envoyé revint et dit :

— Il n’y a pas de zibelines. Toutes les fourrures sont chez le marchand, il a tout payé plus cher, et des zibelines il s’est fait un tapis.

Tarass le Tzar eut besoin d’acheter des trotteurs. Il en envoya acheter. Les envoyés revinrent et dirent :

— Tous les trotteurs sont chez le marchand ; ils servent au transport de l’eau pour son étang.

Ainsi le tzar ne pouvait réaliser aucun de ses projets. On ne voulait rien faire pour lui, tandis qu’on faisait tout pour le marchand : on lui portait seulement l’argent du marchand pour les impôts. Et le tzar avait tant d’argent qu’il ne savait où le mettre, mais il vivait très mal. Il avait renoncé à ses entreprises, mais voilà qu’il lui devenait difficile de trouver même à vivre. Tout lui manquait : tous ses domestiques, ses cuisinières, ses cochers, l’avaient quitté pour le marchand, si bien que la nourriture même commençait à faire défaut. Il envoyait au marché acheter quelque chose. On ne trouvait rien, le marchand avait tout dévalisé. À lui, on n’apportait que l’argent des impôts.

Tarass le Tzar se fâcha, et expulsa de son royaume le marchand. Celui-ci s’établit juste à la frontière et continua son trafic. En échange de son argent on lui apportait tout, au tzar rien.

Tout allait de mal en pis pour le tzar. Il passait des journées entières sans manger. Mais voilà que courut le bruit que le marchand se vantait d’acheter le tzar lui-même.

Le tzar Tarass eut peur ; il ne savait que faire. Simon le Guerrier vint chez lui.

— Secours-moi, dit-il, le tzar indien m’a dépossédé.

— Que ferais-je ! dit Tarass ; je suis resté moi-même deux jours sans manger.


XI

En ayant ainsi terminé avec les deux frères, le vieux diable partit chez Ivan. Sous la forme d’un général, il vint persuader à Ivan d’organiser une armée dans son royaume.

— Un tzar ne saurait vivre sans armée, dit-il. Laisse-moi faire, et avec ton peuple je recruterai des soldats et t’organiserai une armée.

Ivan l’écouta.

— Soit ! dit-il. Fais ; et apprends-leur à chanter de jolies chansons, cela me plaît.

Le vieux diable partit donc en tournée dans le royaume d’Ivan, en faisant appel aux volontaires. Il déclara que tout le monde serait accueilli et que chacun recevrait une mesure d’eau-de-vie et un bonnet rouge.

Les imbéciles se mirent à rire :

— Nous avons de l’eau-de-vie tant que nous en voulons ; nous la faisons nous-mêmes. Quant aux bonnets, nos femmes nous en feront de toutes les couleurs, et des bariolés.

Le vieux diable retourna alors auprès d’Ivan.

— Les imbéciles ne veulent pas s’enrôler volontairement, dit-il. Il faut les enrôler par force.

— Soit ! dit Ivan. Enrôle-les par force.

Alors le vieux diable déclara au peuple que tous les imbéciles devaient venir s’inscrire comme soldats, et que tous ceux qui refuseraient seraient mis à mort par Ivan.

Les imbéciles vinrent trouver le général.

— Tu dis que si nous refusons de nous enrôler, le tzar nous mettra à mort ; mais tu ne dis pas ce qu’on fera de nous quand nous serons soldats. Il paraît qu’on les tue aussi.

— Oui, cela arrive.

Après cette réponse, les imbéciles résistèrent de plus belle.

— Nous n’irons pas, dirent-ils. Si nous devons être tués, nous préférons l’être chez nous.

— Imbéciles que vous êtes ! Imbéciles ! dit le vieux diable. Les soldats, on peut les tuer, mais ils ont des chances d’échapper à la mort : tandis que si vous n’obéissez pas, Ivan vous fera mourir sûrement.

Les imbéciles réfléchirent : puis se rendirent chez Ivan l’Imbécile.

— Il y a un général, dirent-ils, qui nous ordonne à tous de nous faire soldats. « Si vous vous enrôlez, dit-il, il se peut que vous ne soyez pas tués ; et si vous ne vous enrôlez pas, le tzar Ivan vous mettra sûrement à mort. »

Ivan se mit à rire.

— Mais comment, à moi seul, vous tuerais-je tous ? dit-il. Si je n’étais pas un imbécile, je vous l’expliquerais ; mais je n’y entends rien moi-même.

— Alors, nous n’irons pas ?

— Soit ! dit-il. N’y allez pas.

Les imbéciles retournèrent chez le général et renouvelèrent leur refus d’être soldats.

Le vieux diable voit que son affaire ne marche pas. Il se rend chez le tzar de Tarakansk, dont il a capté la confiance.

— Allons en guerre contre Ivan le Tzar, dit-il. Il ne lui manque que de l’argent ; le blé, le bétail, les autres biens sont en abondance.

Le tzar de Tarakansk partit en guerre. Il réunit une grande armée, des fusils, des canons, et marcha à la frontière pour envahir le royaume d’Ivan.

On vint informer Ivan :

— Le Tzar de Tarakansk vient guerroyer contre toi.

— Soit ! dit-il. Qu’il vienne.

Le tzar de Tarakansk passa la frontière avec toute son armée et envoya son avant-garde à la découverte de l’armée d’Ivan.

On cherche, on cherche, pas d’armée. On attend s’il n’en paraîtra point une à l’horizon. Il n’en est pas même question. Impossible de se battre. Le tzar de Tarakansk envoie occuper les villages. Les soldats viennent dans un village. Les imbéciles, hommes et femmes, sortent de leurs demeures, regardent les soldats et s’étonnent. Les soldats prennent leur blé, leur bétail. Les imbéciles donnent tout ; personne ne se défend.

Les soldats occupent un autre village ; c’est la même chose. Ils marchent ainsi un jour, puis un autre ; et c’est partout de même : on leur donne tout, personne ne se défend ; les gens du pays les invitent même à vivre avec eux.

— Mes chers amis, disent-ils, si vous vivez mal chez vous, venez donc vous installer chez nous pour toujours.

Les soldats marchent, marchent ; pas d’armée. Partout des gens qui vivent, se nourrissent, ne se défendent pas, et invitent les soldats à demeurer avec eux.

Les soldats finirent par s’ennuyer. Ils se rendirent chez le tzar de Tarakansk et lui dirent :

— Nous ne pouvons pas nous battre. Conduis-nous ailleurs. Si c’était la guerre, à la bonne heure ! Mais ici, autant vaudrait couper de la gélatine. Nous ne pouvons guerroyer ici.

Le tzar de Tarakansk se fâcha. Il ordonna à ses soldats de parcourir tout le royaume, de ruiner les villages, d’abattre les maisons, de brûler tout le blé, de tuer tout le bétail.

— Si vous n’obéissez pas, leur dit-il, je vous ferai tous mourir !

Les soldats, pris de peur, exécutèrent l’ordre du tzar. Ils se mirent à brûler les maisons, les blés, à tuer le bétail.

Les imbéciles ne se défendirent pas davantage.

Ils ne faisaient que pleurer. Les vieillards, les femmes, les enfants, tous pleuraient.

— Pourquoi nous faire du mal ? disaient-ils. Pourquoi détruire tant de biens ? Si vous en avez besoin, prenez-les plutôt.

À la fin, cette besogne écœura les soldats. Ils refusèrent d’aller plus loin, et toute l’armée se dispersa.


XII

Le vieux diable partit, voyant bien qu’il ne pourrait venir à bout d’Ivan, au moyen des soldats. Il revint bientôt sous la forme d’un monsieur cossu, s’établit dans le royaume d’Ivan, et résolut de le combattre au moyen de l’argent, comme il l’avait fait pour Tarass le Ventru.

— Moi, je veux vous faire du bien, leur dit-il, vous apprendre d’excellentes choses ; je veux me faire une maison chez vous et installer une industrie.

— Soit ! lui dit-on. Reste chez nous.

Le lendemain matin, le monsieur cossu sortit sur la place publique avec un grand sac d’or et une feuille de papier, et dit :

— Vous vivez tous comme des pourceaux. Je veux vous apprendre comment il faut vivre. Construisez-moi une maison sur ce plan-là. Vous travaillerez, moi je dirigerai, et je vous paierai avec de l’or.

Et il leur montra l’or. Les imbéciles s’étonnèrent. Ils ne connaissaient pas l’argent : ils n’échangeaient entre eux que les produits de leur travail. Ils admirèrent l’or.

— Ces objets sont jolis, dirent-ils.

Et ils donnèrent leur travail au monsieur cossu en échange de ces objets d’or. Comme chez Tarass, le vieux diable répandit l’or à poignées ; on lui donna en échange des travaux et des produits de toutes sortes.

Tout joyeux il pensa : « Mes affaires vont au mieux. Je vais ruiner l’Imbécile comme j’ai ruiné Tarass, et l’acheter lui-même avec tous ses imbéciles. »

Mais quand les imbéciles eurent réuni assez de pièces d’or, ils les donnèrent à leurs femmes pour s’en faire des colliers ; toutes les jeunes filles en mirent dans leurs tresses, et les petits enfants commencèrent à jouer avec dans la rue. Les Imbéciles trouvèrent qu’ils en avaient assez et n’en voulurent pas davantage. Cependant la maison du monsieur cossu n’était encore qu’à moitié bâtie ; et il n’avait pas encore sa provision de blé et de bétail pour l’année. Il annonça qu’on pouvait venir travailler chez lui, et lui apporter du blé et du bétail, en échange de quoi il donnerait beaucoup de pièces d’or.

Personne ne vint travailler. Personne ne lui apporta rien.

Parfois seulement un gamin ou une fillette venaient échanger un œuf contre une pièce d’or. C’était tout, et rien d’autre à manger.

Le monsieur cossu eut faim. Il s’en alla dans le village, pour acheter de quoi manger. Il entra dans une cour, offrit une pièce d’or pour une poule ; la femme refusa la pièce : « J’en ai assez comme cela », dit-elle.

Il partit chez une autre femme, qui n’avait pas d’enfants, et, pour un hareng, lui offrit encore une pièce d’or.

— « Qu’en ferais-je, mon bon ? dit-elle. Je n’ai pas d’enfant ; personne pour jouer avec. J’ai déjà pris trois de ces petits objets d’or, par curiosité.

De là, il se rendit chez un paysan pour avoir du pain. L’homme refusa également la pièce d’or : — « Pas besoin, dit-il. Si tu veux quelque chose, au nom du Christ, c’est différent. Alors, attends, je vais dire à ma femme de te couper un morceau. »

Le diable se mit à cracher et se sauva à toutes jambes.

On lui offrait quelque chose au nom du Christ, alors que ce nom seul était pour lui pire qu’un coup de couteau.

Ainsi il ne put pas trouver de pain. Partout où allait le vieux diable, on refusait de lui donner quelque chose en échange de son argent, et on lui disait : « Offre-nous autre chose, ou travaille, ou bien : Prends pour l’amour du Christ. »

Et le vieux diable n’avait à offrir que de l’argent. Travailler il ne le voulait ; accepter au nom du Christ lui était impossible.

Le vieux diable se fâcha.

— Que voulez-vous encore puisque je vous donne de l’argent ? Avec de l’argent vous achèterez ce que vous voudrez et ferez travailler qui bon vous semblera.

Les imbéciles ne veulent rien savoir :

— Non, non, disent-ils, ce n’est pas la peine ; nous ne payons rien à personne, et nous n’avons point d’impôts. Alors, à quoi bon l’argent ?

Le vieux diable se coucha sans souper. Ivan l’Imbécile fut mis au courant de ce qui se passait. Quelqu’un vint lui demander :

— Que faut-il faire ? Il est apparu chez nous un monsieur bien mis, qui aime la bonne chère et s’habille proprement. Il ne veut ni travailler, ni demander au nom du Christ. Il ne fait qu’offrir des pièces d’or à tout le monde. Au commencement, pour avoir des pièces, on lui donnait de tout, mais maintenant que nous en avons assez, on ne lui donne rien. Que faire pour lui, pour qu’il ne meure pas de faim ?

— Eh bien ! répondit Ivan, il faut lui donner à manger. Qu’il aille de porte en porte comme un mendiant.

Le vieux diable fut donc obligé d’aller de porte en porte. Il arriva ainsi à la maison d’Ivan et il demanda à manger à la muette qui était en train de préparer le repas de son père. La muette avait été si souvent trompée par des paresseux qui venaient de bonne heure pour le dîner, sans avoir travaillé, et mangeaient tout le gruau, qu’elle était devenue habile à les reconnaître à leurs mains ; ceux qui avaient les mains calleuses étaient admis à la table ; pour les autres, rien que les rogatons.

Le vieux diable se glissa vers la table. La muette lui prit la main et l’examina : pas de callosités, des mains blanches avec de longues griffes. Elle se mit à pousser des sons rauques et repoussa le diable de la table.

La femme d’Ivan intervint.

— Ne te fâche pas, mon beau monsieur, ma belle-sœur chasse de la table quiconque n’a pas les mains calleuses. Attends un peu, quand tous auront dîné, tu mangeras les restes.

Le vieux diable était mortifié : dans la maison du tzar, manger avec les pourceaux !

Et il dit à Ivan :

— C’est une loi stupide, cette loi de ton royaume qui veut que chacun travaille de ses mains. C’est par bêtise que vous avez inventé cela. Est-ce avec les mains seulement qu’on travaille ? Avec quoi penses-tu que travaillent les gens intelligents ?

— Comment le saurions-nous, nous autres imbéciles ? répondit Ivan. Nous, c’est avec les mains et l’échine que nous travaillons.

— Parce que vous êtes des imbéciles. Mais moi, je vais vous apprendre à travailler avec la tête. Vous verrez alors que cette manière est préférable à l’autre.

— Comment ! fit Ivan étonné. Ah ! ce n’est pas sans raison qu’on nous appelle des imbéciles.

— Seulement, dit le vieux diable, ce n’est pas facile de travailler avec la tête. Vous me refusez à manger parce que je n’ai pas les mains calleuses, mais vous ignorez qu’il est cent fois plus difficile de travailler avec la tête. Il arrive parfois que la tête craque.

Ivan resta songeur :

— Pourquoi donc, l’ami, te donner tant de peine ? Ce n’est pas bon quand la tête craque. En ce cas, le travail facile, avec les mains et l’échine, te vaudrait mieux.

— Si je me donne tant de peine, fit le vieux diable, c’est justement parce que j’ai pitié de vous autres, imbéciles. Sans moi, vous resteriez des imbéciles. Mais moi qui travaille avec la tête, je vais vous apprendre à faire comme moi.

Ivan s’étonna :

— Apprends ! apprends ! dit-il. Les mains finissent par se lasser, alors on pourra changer, on pourra travailler avec la tête.

Le diable promit de les instruire.

Alors, Ivan fit savoir dans tout son royaume qu’il était arrivé un monsieur bien mis qui apprendrait à tous à travailler avec la tête, qu’on fait plus de besogne avec la tête qu’avec les mains ; et que chacun devait venir s’instruire.

Dans le royaume d’Ivan, il y avait une très haute tour, avec une échelle toute droite le long du mur, et une plate-forme au sommet. Ivan y fit monter le beau monsieur, afin que tout le monde le vît. Le monsieur se plaça tout en haut et commença à parler. Les imbéciles le regardaient. Ils croyaient que ce monsieur allait leur montrer réellement comment on travaille sans les mains, avec la tête, seule ; alors que le vieux diable enseignait seulement en paroles comment on peut vivre sans travailler.

Les imbéciles n’y comprirent rien. Ils regardèrent longtemps, puis chacun s’en retourna à ses affaires. Le vieux diable resta sur la tour, un jour, puis un autre, parlant sans cesse. Mais voilà qu’il eut faim. Les imbéciles n’avaient pas eu l’idée de lui monter du pain. Ils pensaient que, travaillant mieux avec la tête qu’avec les mains, ce serait pour lui un jeu que de faire du pain.

Un jour se passe encore ; le vieux diable au sommet de la tour ne cessait de discourir. Et les gens s’approchaient l’un après l’autre, regardaient, regardaient, puis s’en allaient.

— Eh bien ! demandait Ivan, ce monsieur a-t-il commencé à travailler avec sa tête ?

— Pas encore, lui disait-on. Il bavarde toujours. Le vieux diable resta encore un jour sur le sommet de la tour. Il s’affaiblissait. Une fois il vacilla sur ses jambes et se heurta la tête contre le pilier. Un imbécile s’en aperçut et le raconta à la femme d’Ivan. Celle-ci courut trouver son mari qui travaillait dans les champs.

— Viens voir, dit-elle. On dit que le monsieur a commencé à travailler avec sa tête.

Ivan s’étonna :

— Vraiment ! fit-il.

Il fit tourner son cheval, s’approcha de la tour. Le vieux diable, complètement épuisé, vacillait sur ses jambes et se cognait la tête contre le pilier. Juste comme Ivan arrivait, le diable chancela, tomba sur l’échelle, et dégringola en heurtant du front tous les barreaux l’un après l’autre.

— Oh ! oh ! fit Ivan. Il disait donc vrai, le beau monsieur ; il arrive que la tête en craque ! Ce n’est pas comme les callosités, à ce travail-là on risque d’attraper des bosses à la tête.

Le vieux diable tomba, la tête enfoncée dans le sol. Ivan voulut s’approcher pour voir s’il avait fait beaucoup d’ouvrage, mais soudain, la terre s’entr’ouvrit et le vieux diable disparut dans ses profondeurs.

Il ne resta qu’un trou.

Ivan se gratta la tête.

— Eh ! la sale bête ! dit-il. C’est encore lui ! Ce doit être le père des autres : comme il est gros !

Ivan est encore en vie. On accourt en foule dans son royaume.

Ses frères sont venus chez lui ; il les nourrit. À quiconque vient chez lui et dit : — « Nourris-nous ! » Il répond : — « Soit, vivez, rien ne nous manque. »

Mais il existe dans ce royaume une loi, une seule : Qui a des callosités aux mains se mette à table ; qui n’en a pas, mange les rogatons.