Légendes populaires/3

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 19p. 365-369).


UN GRAIN GROS COMME UN ŒUF DE POULE


Un jour, des enfants trouvèrent dans un ravin un objet gros comme un œuf de poule, avec une rainure au milieu, et dont la forme était celle d’un grain. Un passant le vit dans leurs mains, le leur acheta pour cinq kopeks, l’emporta à la ville et le vendit au tzar comme une curiosité.

Le tzar fit appeler des sages et leur ordonna de rechercher si c’était un grain ou un œuf.

Les sages réfléchirent longuement mais ne purent donner de réponse. On laissa l’objet sur le rebord d’une fenêtre. Survint une poule qui se mit à le piquer ; elle y fit un trou ; et l’on vit alors que c’était un grain.

Les sages vinrent informer le tzar que c’était un grain de seigle.

Le tzar s’en étonna. Il ordonna aux sages de rechercher où et quand ce grain avait poussé. Les sages cherchèrent, cherchèrent, consultèrent les livres et ne trouvèrent rien.

Ils vinrent trouver le tzar et lui dirent : « Nous ne pouvons vous donner la réponse. Nos livres ne disent rien sur ce point. Il faut demander aux paysans si parmi les vieillards quelqu’un n’aurait point ouï dire où et quand un pareil grain avait poussé. »

Le tzar envoya chercher le plus ancien des vieux paysans. On découvrit un vieillard qu’on amena devant le tzar. Le vieillard entra ; il était tout cassé, édenté, et marchait péniblement sur deux béquilles. Le tzar lui montra le grain. Mais le vieillard n’avait plus de bons yeux ; ce fut moitié tâtant, moitié regardant, qu’il put l’examiner.

Et le tzar l’interrogea :

— Dis-moi, grand’père, ne saurais-tu pas d’où peut provenir un pareil grain ? N’en aurais-tu point semé toi-même de semblables dans tes champs, ou acheté de pareils quelque part ?

Le vieux était sourd. Il entendait et comprenait à peine ; cependant il répondit : — Non, je n’ai jamais semé, ni moissonné, ni acheté un pareil seigle. Le grain que j’achetais n’était pas plus gros que celui d’aujourd’hui… Mais il faudrait interroger mon père, ajouta-t-il ; peut-être a-t-il ouï dire où un pareil grain a pu germer.

Le tzar envoya chercher le père du vieillard.

On l’amena devant le tzar. C’était un très vieil homme, avec une seule béquille. Le tzar lui montra le grain. Le vieux voyait encore très bien ; il examina le grain.

Le tzar l’interrogea :

— Dis-moi, petit vieillard, ne saurais-tu point où a pu pousser un grain pareil ? Toi-même n’en aurais-tu point semé de semblables ou durant ta vie, acheté quelque part ?

Le vieillard avait l’oreille dure ; cependant il entendait mieux que son fils :

— Non, dit-il, je n’ai jamais semé ni moissonné, non plus qu’acheté de seigle pareil. De mon temps l’argent n’existait même pas : chacun mangeait son propre pain, et si quelqu’un en manquait, les autres lui en donnaient. Je ne sais pas où a pu pousser un pareil grain. Quoique de mon temps le seigle fût plus grand qu’aujourd’hui, je n’en ai jamais vu d’aussi gros. Mais j’ai entendu dire à mon père que de son temps le seigle était plus beau et le grain plus gros ; il faudrait l’interroger.

Le tzar envoya chercher le père du vieillard. On le trouva aussi et on l’amena devant le tzar.

Le vieillard entra chez le tzar sans béquille, le jarret ferme, l’œil lucide, l’ouïe saine et la voix claire. Le tzar lui montra le grain. Le vieux, après l’avoir regardé et examiné, dit :

— Il y a longtemps que je n’avais vu du seigle d’autrefois.

Il mordit le grain et mâchonna entre ses dents :

— C’est bien le même, dit-il.

— Dis-moi donc alors, petit grand’père, où et quand a poussé un pareil grain ? N’en as-tu point toi-même semé de semblable dans tes champs, ou durant ta vie, acheté quelque part ?

Le vieillard répondit :

— De mon temps, un pareil seigle poussait partout. C’est de ce seigle-là que je mangeais autrefois, et faisais manger aux autres ; c’est de ce même seigle que je semais, que je moissonnais, que je faisais moudre.

— Dis-moi, grand’père, l’achetais-tu ou le semais-tu toi-même dans tes champs ? demanda le tzar.

Le vieillard sourit :

— De mon temps, dit-il, personne n’aurait même songé à se charger d’un tel péché : vendre ou acheter du pain ! On ne connaissait pas même l’argent. Nous avions toujours assez de grains pour nous nourrir.

Le tzar lui demanda encore :

— Dis-moi, grand’père, où tu semais ce grain-là et où se trouvait ton champ.

Le vieillard répondit :

— Mon champ, c’était la terre de Dieu. Où je labourais, là était mon champ. La terre était libre ; on n’appelait point la terre sa propriété, on ne possédait que son propre travail.

— Dis-moi encore deux choses, fit le tzar. D’abord pourquoi ce grain poussait-il autrefois et ne pousse-t-il plus maintenant ? Ensuite pourquoi ton petit-fils marche-t-il avec deux béquilles, ton fils sur une seule, et pourquoi toi-même es-tu si valide ? Tes yeux sont bons, tes dents solides, tes paroles nettes et affables. Dis-moi pourquoi, grand’père ?

Le vieillard répondit :

— Parce que les gens ont cessé de vivre de leur propre travail et aiment mieux faire travailler les autres. Il n’en était pas de même dans l’ancien temps ; autrefois, on vivait d’après la loi de Dieu ; on se contentait du nécessaire, sans jalouser personne.