Librairie Beauchemin, Limitée (p. 111-124).



LE DISPARU.



D es nuages gris roulaient dans le ciel calme et jetaient sur la mer des ombres remuantes. Quelques étoiles se reflétaient dans l’eau, et quand une légère brise passait, tout reflet disparaissait. Le soir commençait de fraîchir lentement. Les maisons — pour la plupart maisons de pêcheurs — se distinguaient à peine de la masse des monts qui dominent, en arrière, toute la rive gaspésienne. Le petit village d’Échouerie tombait, peu à peu, dans la tranquillité nocturne. Paisible le jour, il l’était davantage la nuit. Seul le flic-flac de la vague se faisait entendre, toujours régulier et monotone, dans cette solitude qui semble n’avoir pas de bornes. Dans cet horizon clair s’étendant à l’infini, il ne résonne aucun bruit de chemin de fer, aucun grondement de manufacture. D’un côté la mer mouvante, mystérieuse et sournoise, de l’autre les montagnes lourdes de silence et de profondeur. Au pied des montagnes, près de la mer, se trouvait le groupe des maisonnettes, ternies par les brouillards et les pluies, basses et solides, habituées aux tempêtes et laides de tous les maux soufferts… Leurs petites fenêtres, recouvertes d’embrun et de sel, ressemblaient, dans la nuit, à de pauvres yeux éteints…

Un mince filet de lumière éclairait encore les bords de la mer où des barques de pêcheurs tardifs remuaient… Une lampe à l’huile au globe mince et reluisant jetait à travers une fenêtre un reflet tremblant. L’homme qui arrivait, portant sur son dos une charge de poissons, jeta tout cela, pêle-mêle, près de la maison, sur le sol sans herbe. Cette masse grise, grouillante, sautillante, ressemblait à de l’argent fondu. Il cria : « Femme ! » La jeune femme sortit pour contempler à son tour la pêche fructueuse.

— Ça été une bonne marée, hein, mon cher ? Faut-il arranger ça tout d’suite ?

— Oui, ce sera mieux en cas qu’il mouille. Mais laisse-moi faire, je suis capable tout seul.

La vaillante femme s’obstina d’un air résolu.

— Non, non, j’vas t’aider. Les enfants dorment. Y a que l’Gros qui est dans sa chaise ; il va nous regarder faire. »

En effet, comme elle parlait, le rideau de la fenêtre était soulevé par une longue main pâle, et en même temps un petit visage souriant apparaissait, nez à la vitre, un visage souriant et triste… Celui qu’ils appelaient l’Gros était un garçon de douze ans, chétif, rachitique, aux deux jambes paralysées. Son beau visage souverainement pâle était illuminé par de grands yeux noirs d’une douceur incomparable. Toute son apparence était douloureuse, et sa voix elle-même était maladive. Quelqu’un de leur entourage l’avait d’abord surnommé l’Gros, moitié par taquinerie, moitié par ironie, puis, à la fin, l’étrange surnom lui était resté.

Il passait toutes ses journées assis à la fenêtre donnant sur le fleuve. Ses yeux tristes, qui semblaient toujours prêts pour les larmes, suivaient les bateaux à voiles, les chalutiers et les grands vaisseaux à vapeur qui se succédaient sur l’eau bleue. Il en passait de toutes formes et de toutes dimensions. Il les comptait en levant ses doigts secs dans la vitre. — « Aujourd’hui ça fait vingt depuis le matin, ou bien, ça fait quinze sans parler des chaloupes… » …sa mère souriait à son jeu naïf toujours pareil, et l’entourait de ses soins attentifs.

C’était une femme accomplie que cette Marie Lepage. Courageuse, forte des bras comme un homme, habituée comme les morutiers aux manœuvres du large, et savante aussi dans l’art de relever les filets. Avec cela jolie, quoique lourde et de taille exagérée. Ses cheveux étaient roux, presque dorés, ses yeux d’un bleu rare comme le bleu transparent de la mer. Son sourire charmeur était de ceux qu’on admire sans pouvoir les analyser. Enfin, une de ces femmes agréables à voir et que les gens du peuple appellent : des femmes avenantes.

Son premier mari avait été rapporté noyé au cours de ce terrible automne où de nombreux naufrages s’étaient produits dans le Golfe de Gaspé et sur les deux rives du Saint-Laurent. Une violente tempête de vent et de neige s’était abattue sur la péninsule. Les barges de pêcheurs avaient été emportées comme des brins de paille, les bricks norvégiens, chargés de bois de fuseau, avaient été tramés au bout de leurs ancres, secoués, éventrés, démolis. Et l’on retrouvait ensuite les hommes d’équipage, morts et gelés sur la grève. Un d’entre eux, un jeune et robuste matelot, ayant réussi à gagner terre à la nage, succomba, hélas ! sur le seuil d’une maison où il devait enfin trouver du secours.

C’est dans ce terrible automne que Marie Lepage était devenu veuve. Son chagrin avait été immense. Son homme, parti pour la pêche le matin, n’était plus jamais revenu. La tempête s’était élevée, les barges avaient été renversées par des vagues semblables à des montagnes. Pendant deux jours et deux nuits la mer furieuse avait battu les falaises. Le cœur serré, folle d’angoisse, elle était restée longtemps les yeux rivés aux flots, attendant le retour de celui qui ne revenait pas. Rien, rien, toujours rien. La mer s’était apaisée, le vent s’était calmé, quelques autres pêcheurs avaient été sauvés, mais lui n’était pas revenu. De sa barge elle-même aucune épave n’avait été retrouvée. Il n’y avait donc plus d’espoir de le revoir jamais.

Elle accepta dans les larmes sa triste vie de veuve pauvre, s’engageant pour faire la pêche, arrangeant ici et là les filets, étant au besoin cordonnière et couturière, trouvant moyen, enfin, de vivre et de faire vivre ses deux enfants. Elle apprit plus tard que son mari — des rescapés disant le reconnaître — avait été enterré avec plusieurs autres noyés dans le petit cimetière de Percé.

Un ans, deux ans s’écoulèrent… Marie Lepage, qui était jolie veuve et reconnue pour une femme accomplie se remaria avec un brave pêcheur de l’Échouerie. Il était de quelques années plus jeune qu’elle. Ils vivaient dans une modeste aisance, faisant un ménage modèle. Il était doux, vaillant, économe. C’était un homme de cœur et d’énergie qui n’avait pas cette nonchalance commune aux races de pêcheurs. Toujours levé de grand matin, beau temps, mauvais temps, il était le premier à regagner la mer et le dernier à la quitter. Marie qui, de son côté, faisait tout de ses mains, lui apportait un grand soutien. Aussi parvenaient-ils à « se mettre quelque chose de côté » tout en embellissant parfois, leur foyer d’un meuble neuf qu’ils faisaient venir de Montréal ou de Québec.

Leur vie laborieuse s’écoulait dans une sorte de paix rayonnante, et il arrivait parfois que des voisines, témoins de ce bonheur, lançaient des phrases expressives comme celle-ci : « On peut dire que vous êtes une femme chanceuse vous, Marie ! Bien plus heureuse avec celui-là qu’avec l’autre, pour sûr !… Il y a de la différence comme le jour et la nuit… » Elle penchait la tête discrètement, ne pouvant alors s’empêcher de songer malgré elle à ces tristes jours où le premier mari, le disparu, négligeait son ouvrage et buvait plus que de raison… Mais elle l’avait aimé tout de même et l’avait beaucoup pleuré… Alors, chassant ces sombres pensées, elle se reprenait à aimer davantage le bon et vaillant garçon qui lui donnait une existence paisible et qui ne faisait pas de différence entre les enfants de l’autre et les siens à lui…

Or, un jour, vers la fin de l’été, l’Gros, comme d’habitude, dévorait des yeux, dans la fenêtre, les bateaux qui passaient sur le fleuve. Il les comptait, chacun son tour, sur ses doigts longs et secs, qui résonnaient lugubrement contre la vitre. Sa chemisette blanche au collet retombant, entr’ouverte sur sa poitrine, laissait voir une respiration faible et lente, et un petit cou décharné. Son visage triste et douloureux était par moments illuminé des éclairs de ses yeux noirs singulièrement beaux. Il regardait avec obstination les fines goélettes glissant sur l’eau bleue, les lourdes et rustiques barges dont le poids alourdit la marche, et, dans les remous du large, les bandes de marsouins qui nagent à fleur d’eau en faisant un sillon d’une blancheur de neige… Il ne se lassait pas de regarder surtout les gros bateaux européens au tuyau multicolore qui fendent la vague de leur masse énorme, et passent en soufflant comme une monstrueuse bête…

Les teintes superbes du crépuscule commençaient de s’effranger dans le bas du ciel. Les maisons semblaient toucher aux nuages, qui passaient, poussés par le vent comme des voiles… Des parfums maritimes montaient des grèves… Des senteurs de varech et de sel se mêlaient à l’âpre et résineuse odeur des forêts… C’était l’approche de la fin du jour avec sa douce et reposante beauté…

Les barges de pêcheurs, voiles tendues, misaines au vent, quittaient le large. Le « Gros » en surveillait la marche avec intérêt, quand soudain, d’une voix grêle il dit vivement : « M’man, v’là un homme qui vient, un homme que je connais pas ! »… Elle se pencha dans la fenêtre. En effet, un homme mal habillé, mal chaussé, la barbe épaisse, ayant presque l’air d’un mendiant. Des « quêteux » il en passait rarement dans cette région isolée, et si loin des grandes villes. Quel était donc cet homme et que pouvait-il venir faire ? Comme il faisait déjà brun elle ne distinguait pas bien son visage, d’ailleurs à demi caché sous les bords d’un vieux chapeau. Il avançait lentement, jetant partout des regards furtifs. Elle ouvrit la porte, et l’apercevant il entra. Il tremblait de tous ses membres, et roulait nerveusement entre ses doigts son chapeau de feutre aux bords usés. Il avança encore plus près d’elle, et, s’arrêtant dans la lumière d’une fenêtre, il dit d’une voix sourde : « Voyons, tu me reconnais pas, Marie ? »… Alors elle jeta un cri terrible : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! Cela se peut-il ? Cela se peut-il ? »… Elle restait atterrée, folle de surprise, ne pouvant plus prononcer une parole… Il lui disait : « Aie pas peur, aie pas peur, je suis pas mort ! »… Ah ! oui, elle reconnaissait bien cette voix qu’elle avait si bien connue… L’homme qui était là, devant elle, c’était le Disparu, son premier mari, celui que tous croyaient noyé, et qu’on disait enterré dans le cimetière du Percé !…

Navrée, pâle comme une morte, elle le regardait avec frayeur, comme on regarderait quelqu’un qui viendrait de sortir du tombeau. L’œil sombre, les cheveux en désordre, la bouche marquée d’un pli mauvais, il était bien un être de ténèbres qu’on pourrait croire sorti des profondeurs de la mort. Elle le regardait, épouvantée, ne pouvant en croire ses yeux et ses oreilles. — « Mon Dieu ! mon Dieu ! murmurait-elle, cela se peut-il, cela ce peut-il ? »… Son premier mari vivait, et elle était remariée, et maintenant qu’il venait reprendre sa place, l’autre serait obligé de s’en aller… Cette pensée lui poignarda le cœur comme un glaive. Tout tournait autour d’elle ; il lui semblait que son cœur cessât de battre, et que la vie en elle se retirait. Elle se jeta sur le bord de la table en sanglotant…

Des pensées de révolte se faisaient jour dans son esprit bouleversé. Non, non, cela ne se pouvait pas ! cela ne se ferait pas ! Elle aimerait mieux mourir que de laisser son Jean, cet homme vaillant et loyal qui la faisait si bien vivre, et qui était bon pour elle au delà de toute expression ! Il ne buvait pas, lui. Jamais il n’avait porté un verre de boisson à sa bouche. Il ne chômait pas non plus. C’est en ce moment affreux qu’elle voyait l’étendue de son amour pour lui. Celui qui était là devant elle, il est vrai que jadis elle l’avait aimé, et qu’elle l’avait pleuré avec amertume. Mais il était bien changé ; elle avait peine à le reconnaître… Il n’était plus le même homme… Quelque chose de méchant brillait au fond de ses yeux obscurs… Il avait l’air d’un homme dont l’âme est mauvaise, et dont la vie est pleine de laideurs cachées…

Elle le regardait à travers ses larmes, les deux bras levés devant elle, et sanglotant toujours….

Le Disparu jetait un regard curieux sur tout ce qui l’entourait. Il regardait avec un air d’admiration le beau poêle tout reluisant et neuf, et l’ameublement du modeste foyer qui révélait l’aisance et la paix… Les plus jeunes enfants prenaient leurs ébats autour de leur mère. L’Gros était là, près de la fenêtre, assis misérablement dans sa chaise.

— Celui-là, questionne-t-il, c’est not’ plus vieux ?

— Oui, dit-elle, en pleurant, il a été malchanceux, le pauvre ! » Un long silence suivit. Dehors, la nuit se faisait plus dense et le vent, qui montait de la mer, devenait plus âpre et plus froid. On n’entendait plus que le bruit de quelques rames qui frappaient avec cadence sur le rebord des vaisseaux, et les ténèbres maritimes montaient à l’assaut des côtes paisibles.

Le Disparu réfléchissait, ramassait ses idées. Puis, il dit, avec cet accent anglais qu’il avait acquis au contact d’équipages étrangers : « Écoute, Marie, j’suis pas venu pour te faire de la peine. J’voulais voir comment tu t’arrangeais. Puisque tu t’es mariée avec un autre c’est que t’as pas besoin de moè… J’vas m’en aller là-d’où j’viens, j’reviendrai pas jamais… Fais comme si j’étais mort… Tu sais, j’aime pas ça la pêche ; ça m’a toujours pué au nez… j’aime mieux le voyage, j’navigue comme matelot à bord du bâtiment anglais qui m’a ramassé l’année du gros naufrage. On voyage partout dans les océans, on voit du pays… C’est une vie qui est dans mes goûts… J’m’en vas ! Bonne chance !… Il prit son chapeau et disparut dans la nuit venteuse qui était maintenant profonde…

Les pêcheurs étaient revenus du large. Quand le mari rentra il trouva sa femme toute en larmes… Elle lui raconta la chose terrible qui s’était passée. Et tous les deux, ce soir-là, ils veillèrent longtemps, près de la lampe, se rapprochant l’un de l’autre instinctivement, et tremblant encore de cette menace épouvantable qui avait passé sur leur bonheur…