Librairie Beauchemin, Limitée (p. 21-26).



LA LÉGENDE DE LA PETITE SŒUR ANNE.



P ar les soirs d’automne, quand le vent siffle et se lamente autour des cheminées, oh ! comme les petites filles au visage attentif aiment écouter de la bouche des grand’mères les légendes du temps passé ! — « Encore une histoire, grand’mère ! » Elles disent cela toutes ensemble, d’une voix claire et chantante comme la source d’eau pure qui coule dans la fraîcheur des bois… Et la douce grand’mère se recueille, se penche avec amour sur les années enfuies… Et de ses pauvres lèvres fanées tombent les légendes jolies qui font la joie des petites filles, tandis, que le vent d’automne siffle et se lamente autour des cheminées…

Autrefois, dans une belle région du bas Québec, auprès d’une route accidentée longeant la mer, s’élevait un joli couvent de pierre grise dont la cloche charmeuse, du haut de son clocher à jour, tintait doucement l’angélus dans la paix des soirs. Une longue chapelle montrait ses larges vitraux tout inondés de soleil, et la route poudreuse où sont les lointains inconnus, touchait au grand mur de ce couvent. Aux alentours s’étendaient les riches plaines, les bois ombreux et les exquises petites savanes toutes parfumées et bruissantes de cris d’oiseaux…

C’est là que vivait la petite Sœur Anne, surnommée « la Sainte de la Communauté ». C’était un ange terrestre, un de ces êtres privilégiés qui semblent choisis par Dieu et bénis, et dont toute la vie laisse après elle un parfum impérissable. Son visage angélique avait quelque chose de divin, et son sourire était rayonnant comme le soleil lui-même. Elle se penchait sur toutes les souffrances, partageait son pain avec les pauvres, et ses mains s’ouvraient sans cesse pour faire le bien.

En outre des durs travaux qu’elle faisait de préférence, la petite Sœur Anne était préposée aux soins de la chapelle. C’est elle qui plaçait les fleurs rustiques et les cierges près du Tabernacle. C’est elle qui versait l’huile dans la lampe du sanctuaire, et qui préparait l’encens pour le Saint Sacrifice de la messe.

Tous les matins, levée avant l’aube, elle étendait sur l’autel la nappe soyeuse tissée d’or, disposait les candélabres aux fines ciselures, allumait les cierges, dépliait l’étole et la chasuble. Ses mains blanches et pures mettaient tout en ordre, prêtaient aux plus humbles choses une beauté nouvelle et illuminaient tout ce qu’elles touchaient. On aurait cru qu’elle avait des ailes, tant elle était vive et légère, et tant ses pas étaient silencieux dans les blancs corridors…

Hélas ! tous savaient que son père était un mécréant, un vieillard impie que n’allait jamais à l’église et injuriait les choses saintes. Longtemps, il avait refusé à sa fille la permission d’entrer au couvent, mais, peu à peu, devant la patiente douceur de son enfant, il s’était adouci, puis à la fin, il lui dit : « Vas-y donc puisque tu le veux, mais promets-moi de sortir du couvent et de venir me soigner quand j’aurai besoin de toi ! » La jeune novice avait promis. Cette âme sublime ne craignait rien ; elle attendait tout de Dieu.

Or, un jour, la nouvelle lui vint que son père, malade, la demandait. Elle avait promis, il fallait tenir sa promesse. Mais comment passer outre aux règles de la Communauté, et qui donc prendrait soin de la chapelle durant son absence ? Éperdue, toute en pleurs, elle courut se jeter aux pieds de la Madone, dans un coin du sanctuaire où ses mains pures entretenaient nuit et jour de tremblantes lumières. Elle joignit les mains, suppliante, et resta longtemps en prière devant la blanche statue de la Vierge.

Nul n’entendit les paroles qui s’échappèrent de ses lèvres, et nul ne vit les regards ardents qu’elle éleva vers la Mère du Ciel, mais elle partit au secours du moribond, et sa tâche journalière s’accomplit dans le couvent par un miracle divin. Tous les matins, à l’heure de la messe, les religieuses, émerveillées, virent la Sainte Vierge elle-même, cachée sous le voile monastique, accomplir la besogne de la petite Sœur Anne. Avec des mains infiniment belles, avec des gestes infiniment doux, elle allumait les cierges et les luminaires, plaçait sur l’autel les candélabres aux reflets d’argent, et dépliait l’étole et la chasuble où sont brodés en fil d’or l’agneau pascal et les blonds épis de blé…

Durant trois grandes semaines, la mère de Dieu daigna remplir les humbles fonctions de sacristine, et quand la petite Sœur Anne revint au couvent, elle ne parut nullement surprise d’un tel prodige.

Après ce miracle, la douce religieuse fut regardée par tous comme une sainte, et le peuple tout entier l’entoura d’une profonde vénération…

Voilà la légende finie, disait l’aïeule. Et les petites filles au regard attentif demandaient encore une histoire, de cette voix claire et chantante qui ressemble au murmure de la source coulant dans la fraîcheur des bois… Mais hélas ! les fines lèvres se sont tues ; la grand’mère n’est plus. Les petites filles, devenues femmes, n’écoutent plus les légendes jolies, et le vent d’automne siffle toujours et se lamente autour des cheminées…