[s.n.] (p. 143-251).

SMETSE SMEE.


I.

Smetse Smee demourait en la bonne ville de Gand, sur le quai aux Oignons, vis-à-vis la Lys, la belle rivière.

Il était bien expert en son métier, riche en graisse, et de trogne tant joyeuse que les plus mélancholiques s'ébaudissaient rien qu'à le voir en sa forge, trotter menu sus ses courtes jambes, le nez au vent, la panse en l'air, veillant à tout.

Quand l'ouvrage tombait dru en l'ouvroir, Smetse, écoutant le beau bruit de sa forge, disait en se joignant les mains sus la bedaine coîment et allègrement : « Par Artevelde ! quels tambours, tambourins, fifres, violes et cornemuses valent, quant à la céleste musique, mes marteaux battant, mes enclumes gémissant, mes soufflets souffant, mes bons manouvriers chantant et forgeronnant ? »

Puis parlant à tous : « Courage, » disait, « enfants ! qui dès l’aube bien besogne, à vêpres n’en boit que mieux. Quel est-ce bras mol qui, là-bas, frappe de son marteau tant coîment ? Cuide-t-il battre œufs, cettuy éréné ? Aux barres, Dolf, elles fondent en eau. À la cuirasse, Pier, bats-la nous bien platement : fer bien battu est remède à balles. Au soc de charrue, Flipke, et fine besogne : de charrue sort le pain du monde. À la porte, Toon, vois-ci venir l’efflanqué bidet de don Sancio d’Avila, le sire à l’aigre trogne, mené par son efflanqué écuyer, qui le vient faire ferrer sans doute : qu’il paie double cettui-là, pour sa hauteur espaignole et son âpreté aux communes gens ! »

Ainsi allait Smetse en sa forge, chantant souventefois et chifflant lorsqu’il ne chantait point. Au demourant gagnant beaux royaux, proufitant en santé et buvant en l’auberge de Pensaert bruinbier, à vêpres, voulentiers.

II.

Cependant vint sus le quai aux Oignons un certain Adriaen Slimbroek ouvrir, avec octroi du métier, nouvelle officine de forgeron. Ce Slimbroek était un laid, petit, chétif et maigre personnage, pale de face, fendu de gueule comme renard, et susnommé le Roux à cause de la couleur de son poil.

Docteur ès cabales, expert ès menées, maître ês arts de cafardise, et, soi-disant, des forgerons le plus fin, il avait intéressé à son affaire tous nobles et riches hommes de la ville, lesquels par crainte ou autrement étaient grandement amis des Espaignols et malvoulus des réformés. Ils étaient, en nombre grand, chalands de Smetse, et Slimbroek les avait fâchés contre le forgeron, disant : « Ce Smetse est gueux au fond de l’âme, il fut picoureur en son jeune temps, battant la mer avec ceux de Zélande contre l’Espaigne, au bénéfice de la religion se disant réformée : il a encore en Walchtren et notamment ès villes de Middelburg, Arnemuiden, Camp-Vecre et Vlissingen, maints parents et amis, tous enragés réformés et parlant du pape de Rome et des seigneurs archiducs sans vénération.

« Au demourant, » ajoutait-il, « celluy Smelse est athée tout-à-fait, lisant la bible d’Anvers non obstant les défenses, et ne hantant les églises que par crainte et du tout par amour. »

Par tels et autres médisants propos Slimbroek robba à Smetse tous ses chalands.

Et tôt fut le feu éteint en la forge du bon forgeron, et tôt aussi l’épargne mangée, et dame misère entra au logis.

III.

En cettuy état Smetse ne se laissa point aller à désespérance ; il était toutefois bien marri et fâché quand, seul en sa forge éteinte et y considérant tous ses vaillants utils couchés à terre, il ouyait le beau bruit d’enclumes et de marteaux, mené en celle de Slimbroek.

Mais ce qui le fâchait davantage, c’est qu’à toutes fois qu’il passait devant la maison dudit Slimbroek, le traître roux se venait bouter soudain sus le seuil de sa porte, et le saluant bien gracieusement lui disait force compliments, lui adressait cent flattants propos sans épargne de salutations hypocritiques, le tout pour se gausser de lui et ricasser à sa misère vilainement.

Longtemps durèrent ces laids manèges et grimaces, et Smetse vit le bout de sa patience : « Ha, » disait-il. « il me fâche être misérable, toutefois il me faut soumettre, car telle est de Dieu la sacre voulenté ; mais il me cuit trop amèrement voir cettuy méchant fourbe, qui par ses menées m’enleva mes chalands, s’ébaudir de ma misère. »

Cependant Slimbroek ne cessait du tout, et à tous jours il devenait plus aigre en ses paroles, car il portait tant plus grande haine au bon forgeron qu’il lui avait fait plus grand tort.

Et Smetse promit de se revancher de lui, afin de lui ôter d’ores en avant son goût au ricassement.

Adoncques à un dimanche qu’il se tenait sus le quai des Bateliers, regardant la rivière ensemble avec grande foule de bateliers, bourgeois, garçonnets et écoliers oisifs à cause de la fête, soudain issit hors un musico en lequel il avait humé force pintes, Slimbroek plus hardi qu’il n’avait accoutumé, à cause de la boisson. Voyant Smetse, il se vint bouter tout contre lui, et avec force gesticulations, stridents éclats de voix et de rire, il lui dit bien insolemment : « Mais, bon jour, Smetse, bon jour, mon ami cher. Comment est ton portement, Smetse ? Tu me sembles perdre ta graisse qui était bonne, Smetse. C’est grand pitié. D’où vient ce ? Serais-tu fâché d’avoir perdu tes chalands, Smetse ? Il faut boire, pour faire rentrer la joie en ton stomach, Smetse. On ne te voit plus à vêpres en l’auberge de Pensaert ; pourquoi Smetse ? Te faut-il aucuns royaux pour boire ? J’en ai pour toi, si tu le veux, Smetse. » Et il faisait sonner son escarcelle.

— « Grand merci, » dit Smetse, « tu es trop gracieux, maître Slimbroek, c’est à moi de te payer à boire présentement. »

— « Ha, » s’exclama Slimbroek, feignant pitié et compassion, « pourquoi me vouloir payer à boire ? le monde sait assez que tu n’es point riche, Smetse. »

— « Riche assez, » répondit le forgeron, « pour te faire boire le plus beau coup que tu bus oncques. »

— « Voyons le jeu, » dit Slimbroek parlant à la foule des bateliers et bourgeois, « voyons le jeu. Smetse paie à boire. Le monde va finir. C’est l’année des guenilles dorées. Smetse paie à boire. Ha ! je humerai voulentiers la bruinbier payée par Smetse. J’en ai soif de sable africain, soif des dimanches, soif de diable parbouillant ès chauderons de Lucifer. »

— « Bois donc, Slimbroek, » dit Smetse, et il le jeta dans la rivière.

Ce que voyant plaudit le monde qui était sur le quai, et un chacun se vint mettre sus le bord afin de bien considérer la contenance de Slimbroek, lequel, tombant à l’eau la tête la première, avait troué le ventre à un chien mort depuis longtemps jà, et suivant le courant comme ont carognes accoutumé. Et il s’était coiffé dudit chien bien merveilleusement et ne s’en pouvait défaire, étant de ses bras empêché à nager, et il avait de matiere fétide, la face toute embousée.

Non obstant qu’il en fut comme aveuglé, il n’osait pour sortir hors l’eau, monter sur le quai où se tenait Smetse, et nageait vers l’autre, coiffé de sa carogne et soufflant comme cent diables.

« Or çà, » disait Smetse. « comment trouve-tu la bruinbier, n’est-elle de tout le pays de Flandre la meilleure ? Mais, monsieur, ôtez pour boire votre couvre-chef ; on ne vit oncques se pourmener par la rivière gens ainsi coiffés. »

Slimbroek étant au milieu de l’eau, contre le pont, Smetse vint sus ledit pont avec tout le monde, et Slimbroek, ne cessant de souffler, cria à Smetse : « Je te ferai pendre, méchant réformé. »

« Ha, » disait le bon forgeron, « vous faites erreur, mon ami, ce n’est point moi qui veux réforme, mais vous qui l’induisez ès couvre-chefs. Où prîtes-vous cettui-ci ? Je n’en vis oncques pareil, ni si beau, ni si bien orné de floquarts et pendilloches. La mode en viendra-t-elle à Gand tantôt ? »

Slimbroek ne répondait mot et s’efforçait de se décoiffer du chien mort, mais vainement, et ainsi cessant de nager allait au fond de l’eau, et remontait plus furieux, soufflant davantage et toujours tâchant d’ôter le chien.

« Couvrez-vous, monsieur, » disait Smetse, « ne faites tant d’efforts à me saluer, je n’en vaux du tout la peine. Couvrez-vous. »

Finablement Slimbroek issit hors l’eau. Étant sus le quai, il se depêtra du chien hâtivement et s’en sauva le grand pas vers son logis. Mais il fut courant suivi par la foule des jeunes bateliers et garçonnets lesquels le huèrent, sifflèrent, couvrirent de boue et autres ordures. Et ils en firent de même à sa maison quand il y fut rentré.

IV.

Ainsi fut Smetse revanché de Slimbroek, lequel ne l’osa plus regarder et se cacha le voyant.
Mais il fut courant, soudain arrêté par deux branches, lesquelles, tombant sus ses épaules, s’y appliquèrent comme mains d’homme et le clouèrent sus place.

Mais il n’en avait point plus grande joie le bon forgeron, car il était à chaque jour plus besoigneux, ayant jà, ensemble avec sa femme, dépensé le secours du métier et aussi une petite somme d’argent venue de Middelburg en Walcheren.

Bien marri de devoir pour exister gueuser et mendier et ne sachant point porter cette honte, il résolut de se défaire.

Adoncques de nuit il quitta son logis, s’en fut aux fossés de la ville, lesquels sont bordés de beaux arbres branchus jusques à terre ; là, il s’attacha une pierre au col, recommanda son âme à Dieu, et, démarchant de trois pas en arrière afin de mieux sauter, se lança.

Mais il fut courant, soudain arrêté par deux branches, lesquelles, tombant sus ses épaules, s’y appliquèrent comme mains d’homme et le clouèrent sus place. Ces branches n’étaient ne froides ne dures, comme est de nature bois, mais souples et chaudes. Et il ouït au même instant une voix étrange assez et ricassante disant : « Où t’en allais-tu, Smetse ? »

Mais il ne put répondre à cause de son grand ahurissement.

Et non obstant qu’il ne fit point de vent, le tronc et la ramure de l’arbre mouvaient et oscillaient comme serpents se dressant, cependant que partout semées crépitaient plus de dix cent mille étincelles.

Et Smetse eut peur davantage et une haleine chaude passa sus son visage, et la voix parlant, mais plus proche, selon qu’il lui semblait, dit derechef : « Où l’en allais-tu, Smetse ? »

Mais il ne put répondre à cause de sa grande frayeur. de son gosier sec d’angoisse et de ses dents claquetantes.

« Pourquoi, » dit la voix, « n’oses-tu répondre à qui te veut du bien ? Où t’en allais-tu, Smetse ? »

Ouyant à soi parler ainsi joyeusement et amicalement, le bon forgeron rentra en son courage et répondit avec grande humilité : « Seigneur, que je ne vois point, je m’en allais faire mourir, la vie n’étant plus pour moi viable. »

— « Smetse est fol, » dit la voix.

— « Je le suis, si le voulez, Seigneur, » répondit le forgeron ; « ce non obstant, ayant perdu ma forge par le fait d’un méchant voisin, et devant pour vivre gueuser et mendier, plus grande folie serait à moi vivre que trépasser. »

— « Smetse, » dit la voix, « est fol de vouloir trépasser, car il raura, s’il le veut, sa belle forge, son beau feu clair, ses bons manouvriers et autant de royaux d’or en ses coffres qu’il est sus cettuy arbre d’étincelles crépilantes. »

— « Ha, » s’exclama le forgeron ravi en extase, « je n’aurai oncques toutes ces belles choses, trop brillantes pour moi chétif. »

— « Smetse, » dit la voix, « tout se peut à mon maître. »

— « Ha, » dit le forgeron, « vous venez du diable, seigneur ? »

— « Oui, » répondit la voix, « et je te viens, de par lui, proposer un marché : Sept ans durant, tu seras riche, tu auras la forge la plus belle de Gand ; tu gagneras de l’or assez pour en paver le quai aux Oignons ; tu tiendras en ta cave assez de bières et vins pour en humecter tous les gosiers secs de Flandres ; tu mangeras les plus fines viandes, les plus friandes volailles ; tu auras jambons à tas, saucissons à foison, andouilles en quantité ; un chacun te louera, admirera, chantera ; Slimbroek, voyant ce, de rage en fera sa crevaille ; et, pour tous ces grands biens, tu nous devras seulement bailler ton âme à la fin des sept ans. »

— « Mon âme, » dit Smetse, « c’est l’unique bien que j’aie, ne me pourriez-vous, seigneur diable, faire riche à moindre prix ? »

— « Veux-tu où ne veux-tu point, forgeron ? » dit la voix.

— « Ha ! » répondit Smetse, « vous m’offrez choses bien désirables, voire même, seigneur diable, à le dire sans vous offenser, plus que je n’en veux ; car si j’avais seulement ma forge et des chalands assez pour en nourrir le feu, je serais plus heureux que monseigneur Albert et madame Isabelle. »

— « Prends ou jette, forgeron, » dit la voix.

— « Seigneur diable, » répondit Smetse, « je vous supplie de n’entrer point en colère contre moi, mais de daigner considérer que si vous me donnez seulement ma forge, et non tous ces or, vins et viandes, vous vous pourriez peut-être contenter de faire brûler mon âme pendant mille ans, lequel temps n’est comparable à la toute longue éternité, mais paraît long assez toutefois à qui le doit passer emmi le feu. »

— « Ta forge à toi, ton âme à nous ; prends ou jette, forgeron, » dit la voix.

— « Ha, » lamenta Smetse, « c’est cher payé, soit dit sans vous fâcher, seigneur diable. »

— « Adoncques, forgeron, » dit la voix, « à richesse tu préfères gueuserie ? Fais à ton gré. Ha ! tu auras grande joie quand, pourmenant en Gand ta face mélancolique, tu seras fui de tous, et que les chiens te courront aux jambes ; quand ta femme mourra de male faim, tu chanteras tes meâ culpâ vainement ; puis, seul en cettuy monde, tu battras sus ta panse creuse le tambour ès kermesses, et les fillettes ayant dansé à cette musique te bailleront quelques nazardes pour payer leur plaisir : puis, finablement, tu te cacheras en ta maison pour n’oser plus montrer tes guenilles en la ville, et là, galeux, claquedent, viande à vermine, tu trépasseras seul sus ton fumier comme lépreux et on te portera en terre, et Slimbroek viendra se rigouler sus ta dépouille. »

— « Ha, » dit Smetse, « il le ferait le pendard. »

— « N’attends point cette vile fin, » dit la voix, « trépasser est moins dur : saute à l’eau, Smetse, saute, Smee. »

— « Las ! » lamenta-t-il, « si je me donne à vous je brûlerai éternellement. »

— « Tu ne brûleras point, » dit la voix, « mais nous seras nourriture, forgeron. »

— « Moi, » s’exclama Smetse bien effrayé à ce propos, « me cuidez-vous manger là-bas ? Je n’y suis bon du tout, je le vous dois dire. Il n’est viande, plus que la mienne, âpre, dure, commune, populaire. Elle fut d’ailleurs de peste, gale et autres viles maladies jadis infectée. Ha, vous ferez de moi piètre festin, vous autres, seigneurs diables, pour qui ès enfers sont tant d’âmes illustres, succulentes, friandes et bien nourries. Mais la mienne n’est point bonne, je le dis. »

— « Tu l’abuses, forgeron, » dit la voix, « âmes de méchants empereurs, rois, princes, papes, célèbres capitaines, conquérants, tueurs d’hommes et autres brigands, sont aucunes fois dures comme bec d’aigle ; ainsi les fit leur ommipotence ; nous y laissons nos dents par morceaux. Autres ayant été d’ambition et cruauté, qui sont vers bien goulus, mangées à l’avance, à peine y trouvons-nous miette à grappiller. Âmes de filles qui, sans besoin ni faim, vendirent de leur vivant ce que nature leur commandait donner pour rien, sont tant puantes, fétides, punaises, que les plus affamés diables n’y veulent mordre. Âmes de vaniteux sont vessies et au dedans, il n’est que vent : c’est chétive nourriture. Âmes d’hypocrites, cafards, menteurs, sont au dehors pareilles à belles pommes, mais, sous l’écorce, pleines de bile, fiel, vin aigre et affreux poison ; nul n’en veut chez nous tâter. Âmes d’envieux sont crapauds qui, par rage d’être tant laids, suintent, par les bouche, pattes et tout le corps, jaune salive sur tout ce qui est reluisant. Âmes de gourmands sont bouse. Âmes de bons buveurs sont friandes aucunes fois, et ce, quand elles ont conservé la céleste odeur du bon vin et bonne bruinbier. Mais il n’est âme friande, délectable, succulente, de haut goût, comme celle de brave femme, de bon manouvrier et de bon forgeron comme tu es. Car, besognant sans cesse, ils ne laissèrent oncques temps au péché de les tacher, sinon une pauvre fois, et pour ce les emportons-nous quand nous pouvons : mais c’est viande rare, réservée à la royale table de monseigneur Lucifer. »

— « Ha, » dit Smetse, « vous me voulez manger à toute force, je le vois assez ; toutefois cela ne vous coûterait point gros de me rendre pour rien ma forge. »

— « Ce n’est, » dit la voix, « gêne bien grande être ainsi mangé, car mon seigneur et roi a bouche plus grande que n’avait le poisson duquel Jonas le Juif fut jadis avalé ; tu entreras comme huître en son stomach, sans avoir été blessé par les dents du tout ; là s’il te déplaît séjourner, tu joueras des pieds et mains tant que pourras, et monseigneur te crachera vilement, à cause qu’il lui serait insupportable être ainsi chatouillé. Tombant à ses pieds, tu lui montreras face joyeuse, regard assuré, bonne contenance, et de même à madame Astarté, laquelle, sans doute, le prendra pour son mignon, ainsi quelle le fit à plusieurs ; pour lors, auras-tu bon temps, servant madame joyeusement et brossant le poil à monseigneur ; quant à ce qui est de nous, nous nous éjouirons tous de te voir présent en nos demeures, car, emmi les accoutumées laides et viles faces de conquérants, fourbes, pillards, voleurs et assassinateurs, ce nous sera baume de considérer la trogne honnête d’un joyeux forgeron comme tu es. »

— « Seigneur diable, » dit Smetse, « je ne mérite point tant d’honneurs. Je crois bien, d’après vos nobles propos, qu’il fait bon chez vous, mais j’y serais mal à ma place, je vous l’affie, étant, ès compagnie de gens étranges, farouche naturellement ; puis, je n’apporterais chez vous nulle joye et ne chanterais point, c’est vérité, adoncques auriez-vous de moi chétif ébaudissement, je le connais d’avance. Ha, rendez-moi plutôt ma belle forge et mes chalands anciens, et tenez-moi quitte ; ce serait acte de diable royal et qui vous siérait bien. »

Soudain la voix parla avec colère : « Forgeron, » dit-elle, « nous veux-tu payer en monnaie de singe ? La vie ne t’est viable, la mort t’est odieuse, et tu veux de gratis sept pleines, riches et joyeuses années que je t’offre présentement. Accepte ou refuse, la forge à toi, ton âme à nous, aux conditions que j’ai dites. »

— « Las ! » dit Smetse, « je le veux, puisqu’il le faut, seigneur diable. »

— « Adoncques, » dit la voix, « boute à ceci de ton sang ta marque. »

Et un noir parchemin et une plume de corbeau churent de l’arbre aux pieds du forgeron. Il lut sus le parchemin, ès lettres flambantes, le pacte des sept ans, s’ouvrit le bras de son couteau et signa de la plume de corbeau. Et comme il tenait le parchemin et la plume, il se les sentit soudain arracher des mains violentement, mais ne vit rien, et il entendit comme le bruit de pas d’un homme courant sus pantouffles, et la voix qui disait s’éloignant : « Tu as sept ans, Smetse Smee. » Et l’arbre cessa d’osciller et les étincelles y furent éteintes.

IV.

Smetse Smee, bien ahuri, se frottait les yeux cuidant rêver. Soudain se secouant : « Cettuy diable, » dit-il, « ne s’est-il point gaussé de moi ? Ai-je de vrai ma belle forge ? J’y vais voir. »

Ce qu’ayant dit, il courut le grand pas, et de loin il vit éclatante lumière rougissant l’air au-dessus des maisons, et il lui sembla que le feu donnant cette lumière était au quai aux Oignons ; et il se dit : « Serait-ce point ma forge ? » et il courut plus vitement.

Venu sus le quai, il le vit éclairé comme par un soleil, depuis le pavement jusques à la ramure des arbres le bordant, et il se dit : « C’est ma forge. »

Lors il fut de joie saisi, les jambes lui faillirent et le souffle manqua ; toutefois, il courut comme il put, arriva devant sa maison, vit sa forge ouverte comme en plein jour, et au fond un beau, grand et clair feu.

Ne se pouvant tenir à ce spectacle, il commença danser, sauter et s’éclaffer de rire, s’écriant : « J’ai ma forge, ma vraie forge ! Gand est à moi ! » Puis il entra. Inspectant, considérant, touchant tout, il vit sus le solier, classé en bel ordre, fer de toutes sortes : fer à cuirasses, fer à barres, fer à charrues. « Par Artevelde ! » dit-il, « le diable n’a point menti ! » Et il prit une barre et l’ayant rougie au feu, ce qui fut fait promptement, il la bat, faisant sonner comme cent tonnerres le marteau sus l’enclume et disant : « Ha, je tiens donc de rechef mes bons utils et j’entends cette joyeuse musique que je n’avais depuis un temps si long ouïe ! » Et cependant qu’il s’essuyait une larme joyeuse, laquelle baignait son œil d’une eau inaccoutumée, il vit sus un coffre une belle pinte d’étain et à côté de la pinte un beau gobelet, et il se versa de la pinte plein le gobelet, qu’il vida, l’ayant au demourant rempli plusieurs fois : « Ha, » dit-il, « la bonne bruinbier, la bière qui fait les mâles ! J’en avais perdu le goût ! Qu’elle est bonne ! » Puis il se remit à battre la barre.

Ainsi qu’il menait ce grand tapage, il s’entendit appeler par son nom, et, regardant d’où venait la voix, il vit à la porte entre-bâillée de la cuisine sa femme passant sa tête et le regardant tout ahurie.

— « Smetse, » dit-elle, « est-ce toi, mon homme ? »

— « Oui, femme, » dit-il.

— « Smetse, » dit-elle, « viens près de moi, mon homme, je n’ose me risquer en cette forge. »

— « Et pourquoi ne l’oses-tu, femme ? » dit-il.

— « Las ! » dit-elle, se tenant à lui et regardant sans cesse en la forge, « étais-tu seul là, mon homme ? »

— « Oui, » dit-il.

— « Ha ! » dit-elle, « Smetse, il est céans advenu, toi absent, de bien terribles affaires ! »

— « Et quelles affaires, femme ? »

— « Comme j’étais en lit, » dit-elle, « soudain trembla notre logis, un globe flambant traversa notre chambre, passa par la porte, sans rien gâter, descendit l’escalier, entra en la forge où, éclatant, sans doute, il fit un bruit pareil à cent tonnerres. Soudain furent de la forge, fenêtres et toutes issues ouvertes avec grand fracas. Me levant, je vis le quai illuminé, comme il est présentement. Lors, cuidant que brûlait notre maison, je descendis en grande hâte, entrai en la forge, y vis le feu allumé et les soufflets l’attisant à grand bruit. En chacun coin, s’ordonnaient d’eux-mêmes en bel ordre fers de toutes sortes, destinés aux divers ouvrages ; mais je ne voyais point les mains qui les plaçaient, quoiqu’il y en dût avoir, je l’affie. Je commençais à m’écrier par peur, quand soudain je sentis comme un gant de cuir chaud et velu s’appuyer sus ma bouche et la fermer, cependant qu’une voix me disait : « N’appelle point, ne fais nul bruit, si tu ne veux que ton mari soit vif brûlé, pour crime de sorcellerie. » Toutefois celui qui me commandait ainsi le silence menait plus grand bruit que je ne l’eusse oncques osé, quoique, par grand miracle, nul voisin ne l’ait ouï. Quant à ce qui est de moi, mon homme, je n’eus nulle envie de m’écrier davantage, et je m’enfuis en cette cuisine où j’étais priant Dieu quand j’ai ouï ta voix et que j’ai osé entre-bâiller la porte. Ha ! mon homme, puisque te voilà, explique, si tu le peux, tout ce tapage. »

— « Femme, » répondit Smetse, « il faut laisser ceci à plus experts que nous. Songe uniquement à observer le commandement de la voix : tiens la bouche close, ne parle à nulluy de ce que tu as vu cette nuit, et t’en reva au lit, car il est encore nuit noire. »

— « J’y vais, » dit-elle, « mais n’y viens-tu point pareillement, mon homme ? »

— « Je ne saurais, » dit-il, « laisser ma forge. »

Ainsi qu’il parlait, vinrent à lui, l’un suivant l’autre, boulanger portant pains chauds, épicier portant fromages, boucher portant jambons.

Smetse connut bien qu’ils étaient diables, à leurs masques blêmes, yeux creux, cheveux roussis, doigts crochus, et aussi à ce que marchant ils menaient si petit bruit.

La femme, ahurie de les voir entrer en la maison portant ces nourritures, les voulut arrêter ; mais ils glissèrent entre ses mains comme anguilles, et s’en furent en la cuisine, marchant coîment et droitement.

Là, sans parler du tout, le boulanger ordonna ses pains en la huche, cependant que les boucher et épicier rangeaient au frais, en la cave, leurs jambons et fromages. Et ils le faisaient, n’ayant nul souci de la femme du forgeron leur criant : « Ce n’est céans qu’il vous fallait porter ceci ; vous vous abusez, je l’affie, bonnes gens. Allez ailleurs. »

Mais eux, non obstant ses cris, rangeaient les pains, viandes et fromages paisiblement.

Ce dont fut la femme bien plus hors de sens, et se fâchant : « Je vous le dis, » s’exclama-t-elle, « vous vous abusez : ne m’entendez-vous point ? vous faites erreur, ce n’est point céans qu’il vous faut être ; je dis céans, ici, en ce lieu, en la maison de Smetse le gueux, qui n’a pas un patar vaillant, qui ne vous payera point. Las ! ils ne veulent m’entendre. »

Et s’écriant de toute sa force : « Messieurs les marchands, vous êtes chez Smetse, le savez-vous ? Smetse le gueux ! Ne le dis-je assez hautement ? Jésus, Dieu, Seigneur ! chez Smetse le besoigneux ! Smetse le loqueteux ! Smetse le claquedent ! Smetse qui n’est riche, sinon en pouillerie ! qui ne vous paiera point, m’entendez-vous ? qui ne vous paiera point, point, point ! »

— « Femme, » disait le forgeron, « tu perds le sens, m’amie, ceci me concerne ; c’est moi qui ai céans mandé ces bons hommes. »

— « Toi ! » dit la femme, « toi ! mais tu es fol, mon homme : oui, il est fol, messieurs, fol tout à fait. Ah ! tu les a céans mandés ! Ha, tu fais céans emmener pains, jambons et fromages à tas, comme un riche, et tu sais ne pouvoir les payer, montrant ainsi ta mauvaise foi !

— « Femme, » répondit Smetse bien coîment, « nous sommes riches et payerons tout. »

— « Nous riches ? » dit-elle, « ha ! pauvre gueux. Ne sais-je point bien ce qui est en notre coffre ? Y mis-tu oncques le nez, non plus qu’en la huche ? Vas-tu porter jupes à présent ? Las ! mon homme est fol, que Dieu nous sauve ! »

Cependant les trois hommes remontèrent en la forge.

Les voyant, la femme courut à eux : « Messieurs les marchands, » dit-elle, « vous m’avez ouï, car vous n’êtes sourds, ce crois-je : nous n’avons rien, nous ne vous paierons point ; remportez vos nourritures. »

Mais sans la regarder, ne paraître l’entendre, les trois s’en furent, marchant coîment et raidement.

Comme ils sortaient, s’arrêtèrent à la porte brasseurs de bière avec leur chariot, et ils entrèrent en la forge portant à deux un grand et plein tonneau de bruinbier.

« Smetse, » dit la femme, « ceci est trop ! Messieurs les brasseurs, nous n’y sommes point ; nous n’aimons du tout bière, nous buvons eau. Emmenez chez le voisin ce tonneau, il ne nous concerne point, je vous l’affie. »

Ce non obstant, les brasseurs descendirent en la cave le tonneau de bruinbier, remontèrent, en allèrent querir autres et en placèrent ainsi jusques à vingt. La femme, les voulant arrêter, fut renversée, cependant que Smetse à force de rire ne pouvait parler et se devait contenter de la tirer à lui, l’engardant ainsi de se blesser aux tonneaux portés par les brasseurs de bière de la rue à la cave, avec hâte et vitesse merveilleuses.

— « Ha, » lamentait-elle, « laisse-moi ! ceci est trop, Smetse ! Las ! nous voici plus que gueux, nous sommes detteurs. Smelse, je me vais tantôt jeter à l’eau, mon homme. Faire dettes pour emplir ventre affamé, c’est honte jà bien grande ; mais le faire par goulue gourmandise, c’est vilenie insupportable. Ne te peux-tu contenter d’eau et de pain que tu eusses pu gagner de tes dix doigts glorieusement ? Es-tu doncques si goinfre devenu qu’il te soit de gâteaux, fins fromages et pleins tonneaux besoin présentement ? Smetse, Smetse, ce n’est là fait de bon Gantois mais de brigand espagnol. Ha ! je m’irai jeter à l’eau, mon homme. »

— « Femme, » disait Smetse marri de la voir si dolente, « ne ploure point, tout est à nous, mamie, dûment et en bonne propriété. »

— « Ha, » disait-elle gémissant, « c’est mal à vous perdre ainsi, en vos vieux ans, cette honnêteté qui fut votre seule couronne. »

Cependant que le forgeron s’embesognait, mais en vain, à la consoler, entra un marchand de vins suivi de bien trente et trois valets, portant chacun plein panier de bouteilles enfermant vins précieux, ainsi que le témoignaient la façon desdites bouteilles.

Quand la femme les vit, elle fut de désespérance abattue et le courage lui faillit : « Entrez, » dit-elle bien lamentablement, « entrez céans, messieurs les marchands de vins : la cave est en bas. Vous avez là bon nombre de bouteilles, six vingt assurément. Ce n’est trop pour nous qui sommes riches, riches de misère, vermine et pouillerie ; entrez céans, messieurs, là est la porte de la cave. Mettez y tout et davantage, si le voulez. »

Et poussant Smetse : « Tu es joyeux, sans doute, » dit-elle, « car c’est beau spectacle à un ivrogne, comme tu es, voir tout ce bon vin entrer de gratis en la maison. Ha, il rit ! »

— « Oui, femme, » dit Smetse, « je ris d’aise, car les vins sont à nous, à nous les viandes, à nous les pains et fromages. Éjouissons-nous à deux ensemblement, » Et il la voulait embrasser ; mais elle, se dégageant : « Ha, » dit-elle, « il fait dettes, il ment, il rit à sa honte : il a tous les vices, nul n’y manque. »

— « Femme, » dit Smetse, « tout est à nous, je te l’affie. Ainsi suis-je à l’avance payé de gros ouvrages lesquels on m’a daigné commander. »

— « Ne mens-tu point ? » dit-elle, se calmant un petit.

— « Non, » dit-il.

— « Tout ceci est à nous ? »

— « Oui, » dit-il, « foi de Gantois. »

— « Ha ! mon homme, pour lors nous sommes hors de peine. »

— « Oui, femme, » dit-il.

— « C’est miracle de Dieu. »

— « Las ! » fit-il.

— « Mais ces gens viennent céans de nuit, contre la coutume, dis m’en la cause. »

— « Celui, » répondit Smetse, « qui sait de tout la cause est bien malicieux, mais ce n’est moi toutefois. »

— « Mais, » dit-elle, « ils ne parlent point, mon homme ? »

— « Ils n’aiment, » dit Smetse, « point à parler assurément. Peut-être aussi que le maître les choisit muets, afin qu’ils ne perdent point temps à jaser avec les commères »

— « Oui bien, » dit-elle, cependant que passait le trente et unième valet du marchand, « mais c’est bien étrange, je ne les entends du tout marcher, mon homme ? »

— « Ils ont, » dit Smetse, « semelles propres à leurs besognes assurément. »

— « Mais, » dit-elle, « leurs visages sont tant blêmes, tristes et immobiles, qu’ils semblent masques de trépassés. »

— « Oiseaux de nuit, » dit Smetse, « n’eurent oncques bonne trogne. »

— « Mais, » dit la femme, « je ne vis point ces hommes emmi ceux des métiers de Gand. »

— « Tu ne les connais tous, » dit Smetse.

— « Il se peut, mon homme. »

Ainsi devisaient le forgeron et sa femme, l’une bien curieuse et inquiète, l’autre confus et gêné en ses menteries.

Soudain, comme issait hors la forge le trente et troisième valet du maître marchand de vins, y entra en hâte incroyable un homme de moyenne taille, vêtu d’un court sarrau noir, blond de poil, gros de tête, pâle de face, trottant menu vite comme vent, roide comme bâton ; au demourant, souriant sans cesse et portant lanterne.

L’homme alla à Smetse prestement, sans parler lui manda de le suivre, le saisit au bras ; Smetse résistant, il lui fit signe vitement qu’il n’eût point de peur et le mena au jardin, où les suivit la femme. Là, il prit une bêche, bailla à Smetse sa lanterne à tenir, bêcha la terre promptement, creusa grand trou, tira du trou sac de cuir, ouvrit vitement, souriant le montra à Smetse, plein d’or monnayé ; la femme cria voyant l’or, il lui bailla horrifique soufflet, sourit derechef, salua, tourna sus ses talons et s’en fut avec sa lanterne.

La femme, jetée à terre par la force du soufflet et tout ahurie, n’osait crier davantage et gémissait bassement : « Smetse, Smetse, » disait-elle, « où es-tu, mon homme ? J’ai grand mal à la joue. »

Smetse vint à elle, et la ramassant : « Femme, » dit-il, « que ce soufflet te soit leçon de ménager ta langue, d’ores en avant ; tu as lassé de tes cris tous les bons hommes venus céans cette nuit pour me faire du bien : cettuy-ci fut moins que les autres patient et te punit, non sans raison. »

— « Ha, » dit-elle, « j’ai mal fait de ne t’obéir point : que me faut-il faire présentement, mon homme ? »

— « M’aider, » dit Smetse, « à porter le sac au logis. »

— « Je le veux. » dit-elle.

Ayant porté le sac, non sans peine, ils le vidèrent à deux en un coffre.

— « Ha, » dit-elle voyant l’or couler et s’épandre hors le sac, « c’est beau spectacle, mais quel est cettuy homme qui te montra le sac plein si magnifiquement, et m’a baillé à moi cettuy horrifique soufflet ? »

— « Un mien ami, » dit Smetse, « grand inventeur de trésors cachés. »

— « Quel est, » dit-elle, « son nom ? »

— « Il m’est, » dit Smetse, « interdit le te dire. »

— « Mais, mon homme… »

— « Ha ! femme, femme, » dit Smetse, « tu veux trop savoir, il t’en cuira de ta curiosité, mamie. »

— « Las ! » dit-elle.

V.

Au jour levé, Smetse et sa femme mangeant les bons pains, le gras jambon, le fin fromage, buvaient la double bruinbier, le bon vin, et ainsi se réconfortaient le stomach, gâté un petit par longue faim.

Soudain entrèrent tous les manouvriers anciens et ils dirent : « Baes Smetse, tu nous a rappelés, nous voici bien joyeux de voir ton feu rallumé et de besogner derechef pour toi qui nous fus toujours si bon maître. »

« Par Artevelde ! » dit Smetse, « ils y sont tous : Pier, Dolf, Flipke, Toon, Hendrik et les autres. Bonjour, garçons ! » et il leur serra la main, « nous allons boire. »

Cependant qu’ils buvaient, la femme dit soudainement branlant la tête : « Mais on ne vous a point mandés, vous autres ! n’est-il point, Smetse ? »

— « Femme, femme, » dit le forgeron, « ne te saurais-tu jamais taire ? »

— « Mais, » dit-elle, « je ne mens point, mon homme. »

— « Tu, » dit-il, parles sottement de choses dont tu n’eus oncques connaissance. Demeure en ta cuisine et ne le coule point en ma forge. »

— « Baesinne, » dit Flipke, « sans vous vouloir contredire, je vous dois affier que l’on nous a tous mandés de par le baes : car un homme est venu cette nuit frapper ès portes de nos maisons, criant que nous devions chacun nous en venir céans, pour besogne pressante, sans y fallir, à ce matin, et qu’il nous serait pour ce baillé à chacun un royal pour le dédit de nos divers maîtres. Et tous nous l’avons fait, voulant ne laisser point notre baes en la peine. »

— « C’est bien à vous, » dit Smetse, « vous aurez le royal promis. Mais venez-vous-en avec moi, je vous vais à chacun départir l’ouvrage accoutumé ; » ce qu’il fit, et le beau bruit de marteaux battant, d’enclumes gémissant, de soufflets soufflant et de manouvriers chantant fut de rechef ouï en la forge du bon forgeron.

Entretandis, Smetse vint à sa femme et avec grande colère lui dit : « Te cuisait-il bien fort me contredire vis-à-vis ces bons hommes ! Pie enragée, ne te sauras-tu jamais taire ? N’as-tu doncques point cette nuit été admonestée amèrement assez ? Te faut-il davantage ? »

— « Mais, Smetse, » dit la femme, « je ne savais du tout que vous les aviez mandés. »

— « Ce n’était, » dit-il, « motif à toi de me réputer menteur vis-à-vis de tous mes manouvriers ; ne peux-tu parler quand j’ai fini ou te taire, ce qui est mieux ? »

— « Smetse, » dit la femme, « je ne vous vis oncques si colère ; ne me battez point, mon homme, je serai d’ores en avant muette comme ce fromage. »

— « Tu le dois, » dit Smetse.

— « Mais, mon homme, » dit-elle, « ne me pourrais-tu expliquer quelque chose de ceci ? »

— « Tantôt, » dit-il. Et il s’en fut en sa forge.

VI*.

À ce jour vinrent à Smetse moult personnes notables et communes, nobles, prêtres, bourgeois et paysans, lui commander grands ouvrages et fortes besognes, et ainsi aux autres jours et ce toute l’année durant.

Tôt fut la forge étroite, et Smetse la dut agrandir à cause du nombre sans cesse croissant des manouvriers, lesquels ouvrèrent tant beaux, fins et merveilleux ouvrages, que la renommée s’en épandit ès étrangers et lointains pays, et que l’on vint pour les voir et admirer de Hollande, Zélande, Espagne, Allemagne, Angleterre, voire même de chez le Turc.

Mais Smetse, songeant aux sept ans, n’en fut point joyeux.

Tôt furent ses coffres pleins de beaux crusats, angelots, roses nobles et royaux d’or. Mais il n’eut point plaisir bien grand considérant toutes ces monnaies, car il jugea qu’elles ne payaient point assez son âme au diable baillée pour la toute longue éternité.

Slimbroek le Roux perdit un à un ses chalands, lesquels s’en revinrent tous à Smetse : devenu loqueteux
Dont advinrent furieuses batailles, èsquelles aucuns furent mordus vilainement.
et bien misérable, il se venait à chacun jour bouter sus le quai, considérant de là le beau feu qui brûlait en la forge du bon forgeron, et, ce faisant, semblait confit en ahurissement et bêterie comme hibou qui regarde un patar. Smetse, le sachant besoigneux, lui dépêcha divers chalands pour le faire subsister, et aussi maints secours en argent. Mais non obstant qu’il payât ainsi le mal en bien, il n’en était plus joyeux, songeant aux sept ans.

La femme de Smetse, se voyant tant riche, achetait pour les cuire, à chacun, dimanche cuisses de gras mouton, oies, chapons, dindes et autres bonnes viandes ; conviait à la mangeaille ses parents, amis et manouvriers, et c’était alors beau festin bien arrosé de double bruinbier. Mais Smetse mangeant et buvant comme empereur n’était point joyeux songeant aux sept ans. Et la fumée des viandes rôtissantes s’épandait sus le quai aux Oignons tant friande, succulente et embaumant l’air, que tous les chiens vaguant de coutume en la ville s’arrêtaient humant l’odeur devant la maison, et là sus leur séant, le nez en l’air, attendaient les miettes : et les gueux, lesquels étaient en grand nombre, y vinrent pareillement et voulurent chasser les chiens. Dont advinrent furieuses batailles, èsquelles aucuns furent mordus vilainement. Voyant ce, la femme de Smetse et autres commères vinrent, à chacun dimanche, à la porte tenant les corbeilles à aumônes, et là, davant le repas, baillèrent hors d’icelles corbeilles à tous les gueux bon pain, tranchon de viande et deux patars pour boire, le tout avec doux propos et bonnes paroles ; puis elles les engageaient à quitter le quai, ce qu’ils faisaient en bon ordre. Mais les chiens demouraient, et sus la fin du festin il leur était pareillement baillé quelque nourriture. Ainsi s’en allaient-ils, emportant chacun son os ou autre butin.

Smetse ensemble avec sa femme prit en grande amour ces pauvres gueux et chiens ; les gueux étaient par lui nourris et abrités ; et de même tous les chiens infirmes, boiteux et souffreteux qui vaguaient à Gand, et son logis fut nommé l’Hôpital des Chiens et la Maison des Pauvres.

Ce non obstant il n’était point joyeux, songeant aux sept ans.

Tarabusté de ces pensements, Smetse ne chanta plus et perdit sa graisse, sécha visiblement, devint mélancolique et rêveur, et en sa forge ne sonna mot, sinon pour commander l’ouvrage.

Et il ne fut plus nommé Smetse le joyeux, mais Smetse le riche.

Et il compta les jours.

VI**.

Au deux cent quarante cinquième jour de la septième année, en la saison des prunes en fleur, Smetse tout taiseux prenait quelque repos vers la midi. Et il était assis sus un banc de bois, vis-à-vis sa porte, et, bien mélancoliquement, il considérait les beaux arbres desquels était le quai planté, et les oiselets se jouant emmi la ramure ou bien sentrebattant et becquetant pour quelque manger, et il regardait aussi le clair soleil qui faisait joyeux ces oiselets, et il entendait derrière lui le beau bruit de sa forge, sa femme préparant pour le dîner quelque friture, et ses manouvriers se hâtant afin d’aller se repaître, car c’était heure, et il se disait qu’ès enfers il ne verrait ni le soleil, ni les oiselets, ni les arbres si vertement enfeuillés : et n’entendrait ni le bruit de sa forge, ni ses forgerons se hâtant, ni sa femme préparant la friture.

De brief sortirent les manouvriers, et Smetse demoura seul sus son banc, s’interrogeant s’il n’était nul moyen d’échapper des diables.

Soudain s’arrêta à sa porte un homme de piteuse apparence, de chevelure et de barbe brune, vêtu comme bourgeois loqueteux et tenant en la main gros bâton. Il cheminait à côté d’un baudet, lequel il tenait par la bride. Sus le baudet était assise belle, gente et jeune femme, de noble contenance et allaitant un enfantelet nu tout à fait, et de si doux et mignon visage que Smetse fut tout réconforté le considérant.

L’âne s’arrêtant à la porte de la forge se prit à braire effroyablement.

— « Maître forgeron, » dit l’homme, « vois-ci notre baudet lequel cheminant a laissé choir un de ses fers, ne te plairait-il ordonner qu’il lui en soit baillé un autre ? »

— « Je le ferai moi-même, » dit Smetse, « car je suis seul céans. »

— « Je te dois. » dit l’homme, « advertir que nous sommes gueux. »

— « Naie nul souci, » dit Smetse, « je suis riche assez pour pouvoir, sans être payé, ferrer d’argent tous les baudets de Flandres. »

Ce qu’ouyant, la femme descendit du baudet et demanda à Smetse s’il lui était permis de s’asseoir sus le banc.

— « Oui, » dit-il.

Et cependant qu’il attachait l’animal, taillait la corne et plaçait le fer, il dit à l’homme : « D’où viens-tu ainsi avec cette femme et ce baudet ? »

— « Nous, » dit l’homme, « venons de lointains pays et avons encore à cheminer longuement. »

— « Et, » dit Smetse, « cettuy enfant qui est nu toujours ne souffre-t-il point de froid ? »

— « Nenni, » dit l’homme, « car il est toute chaleur et toute vie. »

— « Oui dea, » dit Smetse, « vous ne calomniez point vos enfants, monsieur ; mais ainsi cheminant quelles sont vos boissons et nourritures ? »

— « L’eau des ruisseaux, » dit homme, « et le pain qu’on nous veut bien donner. »

— « Ha, » dit Smetse, « l’on ne vous en baille point gros, ce vois-je, car les paniers du baudet sont légers. Vous avez doncques faim souventes fois ? »

— « Oui, » dit l’homme.

— « Ceci, » dit Smetse, « me déplaît, et il est grandement malsain à mère allaitant souffrir la faim, car ainsi le lait devient aigre et l’enfant croît chétif. » Et il manda sa femme : « Commère, » dit-il, « apporte ici autant de pains et jambons qu’il en faut pour emplir les paniers de cettuy animal. N’oublie point la double bruinbier, c’est aux pauvres voyageurs céleste réconfortement. Et bon picotin pour le baudet. »

Étant remplis les paniers et l’animal ferré, l’homme dit à Smetse : « Forgeron, je te veux, pour ce que tu es si bon, récompenser, car tel que tu me vois j’ai grande puissance. »

— « Oui, » dit Smetse sous riant, « je le vois assez. »

— « Je suis, » dit l’homme, « Joseph, mari nominal de la très-sainte Vierge Marie, laquelle est sise sus ce banc, et cettuy enfant qu’elle tient ès bras est Jésus, ton sauveur. »

Smetse, bien ahuri à ce propos, les considéra avec grande anxiété, et vit autour de la tête de l’homme nimbe de feu, à la femme couronne d’étoiles, et à l’enfant beaux rayons plus brillants que soleil, lesquels issant hors sa tête la ceignaient de clairté.

Lors il chut à leurs pieds et dit : « Monseigneur Jésus, madame la Vierge, monsieur Saint Joseph, baillez-moi pardon de mon doute. »

Ce à quoi monsieur Saint Joseph répondit : « Tu es brave, Smetse, et bon pareillement. Pour ce, je te baille permission de faire trois vœux, les plus gros que pourras, monseigneur Jésus les prétend exaucer. »

Smetse, ouyant ce, fut bien joyeux songeant qu’ainsi peut-être il se pourrait sauver du diable ; mais il n’osa toutefois avouer qu’il lui avait baillé son âme, et il demoura silencieux un moment songeant aux choses lesquelles il pourrait demander, puis soudain dit bien respectueusement : « Monseigneur Jésus, madame Sainte Marie et vous, monsieur Saint Joseph, vous plairait-il entrer en mon logis ? là je vous pourrais dire mes vœux. »

— « Nous le voulons, » dit monsieur Saint Joseph.

— « Commère, » dit Smetse à sa femme, « viens ici garder le baudet de ces seigneurs. »

Et Smetse marcha devant eux, balayant le solier afin qu’ils n’eussent point de poussière aux semelles.

Et il les mena en son clos : là était un beau prunier tout fleuri : « Monseigneur, madame et monsieur, » dit Smetse, « vous plaît-il que quiconque sera sus ce prunier juché n’en puisse descendre que je ne le veuille. »

— « Il nous plaît, » dit monsieur Saint Joseph.

Puis il les mena en sa cuisine ; là était un beau et grand et précieux fauteuil, bien doux au séant et de fort bois bien massif.

« Monseigneur, madame et monsieur, » dit Smetse, « vous plairait-il que quiconque se seyera sus ce fauteuil ne s’en puisse ôter que je ne le veuille ? »

« Il nous plaît, » dit monsieur Saint Joseph.

Puis Smetse alla querir un sac, et le montrant il dit : « Monseigneur, madame et monsieur, vous plaît-il que tant grand qu'il soit de sa stature, homme ou diable puisse entrer en cettuy sac, mais non en sortir que je ne le veuille ? »

— « Il nous plaît, » dit monsieur Saint Joseph.

— « Monseigneur, madame et monsieur, » dit Smetse, « grâces vous soient rendues : ayant fait mes trois vœux, présentement je n'ai plus rien à demander à votre bonté, sinon de me bénir. »

— « Nous le voulons, » dit monsieur Saint Joseph.

Et il bénit Smetse, et ainsi s'en fut la sainte famille.

VII.

La femme n'avait mot entendu des paroles dites à son homme par les célestes voyagiers, aussi était-elle bien ahurie considérant et ouyant les gestes et discours du bon forgeron. Mais elle le fut bien davantage quand, les tout-puissants seigneurs s'en étant allés, Smetse commença s'éclaffer de rire, se frotter les mains, venir à elle, lui frapper sus le ventre, la faire tourner à droite et à gauche, et dire avec une voix triomphante : « Il peut advenir que je ne brûle point, que je ne bouille point, que je ne sois point mangé ; n’en es-tu joyeuse ? »

— « Las ! » dit-elle, « je n’entends rien à votre propos, mon homme ; mais n’êtes-vous point fol ? »

— « Femme, » dit Smetse, « il ne me faut point montrer le blanc de l’œil si piteusement ; ce n’est l’heure. Ne vois-tu point bien comme je suis léger. Car j’ai les épaules déchargées de poids plus lourd que n’est le beffroi ; je dis ce beffroi, le nôtre, où est le dragon pris à ceux de Bruges. Je ne serai point mangé. Par Artevelde ! mes jambes trémoussent d’aise à ce pensement. Je danse. N’en veux-tu faire autant ? Fi, la rêveuse qui brasse mélancolie cependant que son homme est joyeux ! Baise-moi, femme, baise-moi, commère, pour mon proficiat ; tu le dois, car, en place de désespérance, j’ai bel et bon et ferme espoir. Ils me cuidaient mettre à toutes sauces et festoyer de ma viande bien grassement. Je les ferai quinauds ; dansons ! »

— « Ha, Smetse, » dit la femme, « il vous faudra purger, mon homme ; l’on dit que c’est remède à folie. »

— « Tu, » dit-il lui frappant sus l’épaule avec grande amitié et douceur, « parles témérairement. »

— « Voyez, » dit-elle, « le beau docteur qui me vient prêcher raison ! Mais fus-tu fol ou sage, Smetse, ôtant comme tu le fis ton couvre-chef à ces gueux qui vinrent céans semer leurs poux ; me baillant à moi, ta femme, leur baudet à garder ; remplissant ses paniers de notre meilleur pain, bruinbier et jambon : cheyant à genoux devant eux, pour en être béni, et les traitant comme archiducs de monseigneur, madame et monsieur, à pleine gueule ? »

À ce propos, Smetse vit assez que les seigneurs voyagiers ne s’étaient voulus découvrir qu’à lui : « Femme, » dit-il, « il ne me faut interroger davantage, car je ne te puis rien narrer de ce cas mystérieux qu’il ne t’est donné de comprendre. »

— « Las ! » dit-elle, « c’est donc pis que folie, c’est mystère. Tu ne fais point bien te cachant ainsi de moi, Smetse, car j’ai toujours vécu céans fidèle à toi ; gardant ton honneur, ménageant ton bien, ne prêtant et n’empruntant jamais, tenant ma langue en la compagnie des commères, cuidant miens tous tes secrets et n’en soufflant mot à nulluy. »

— « Je le sais, » dit Smetse, « tu fus toujours brave et bonne femme. »

— « Comment, » dit-elle, « sachant ce, n’as-tu fiance en moi davantage ? Ha, mon homme, ceci me peine ; dis-moi le secret, je le saurai garder, je l’affie. »

— « Femme, » dit-il, « n’en sachant rien, tu te tairas plus aisément. »

— « Smetse, » dit-elle, « ne me veux-tu vraiment rien dire ? »

— « Je ne le puis, » dit-il.

— « Las ! » dit-elle.

Entretandis vinrent les manouvriers, et Smetse leur bailla à chacun un beau royal pour boire.

Ce dont ils furent tous, tant joyeux et riches que de trois jours nul ne vint montrer le nez en la forge, fors un vieil homme trop flétri, éréné, épuisé de souffle et branlant sus ses jambes, pour aller ensemble avec les autres nager en la Lys et après se sécher la panse au soleil emmi les herbes hautes, danser ès prés, au son des rebecs, cornemuse et scalmeye, et ès tavernes vider les pots et rincer les verres nuitamment.

VIII.

Or était venu le jour auquel devait le bon forgeron bailler son âme au diable, car la septième année était finie tout à fait et l’on était pour lors en la saison des prunes mûres.

Sus la tombée de la nuit, cependant qu’aucuns manouvriers ouvraient pour Messieurs des Récollets grille à finir à ce soir là, et pour ce demouraient auprès de Smetse, entra en la forge un méchant maroufle, ayant le poil blanc et crasseux, la corde au col, la gueule bée, tirant la langue, et vêtu de méchante souquenille comme valet de seigneur débouté de fortune.

Ledit marouflle, sans que nul ne l’eût ouï marcher, vint à Smetse subtilement, et lui mettant la main sus l’épaule : « Smetse, » dit-il, « as-tu troussé ton bagage ? »

Ce quoyant, se retourna le forgeron : « Trousser, » dit-il, « et que te chault-il de ce troussement, monsieur du poil pelé ? »

— « Smetse, » répondit le valet sus un ton farouche, « n’as-tu plus souvenance ni de ta fortune refaite, ni du bien qu’on t’a fait, ni de ce noir papier ? »

— « Oui, oui, » dit Smetse tant son couvre-chef bien humblement, « j’ai souvenance ; excusez-moi, messire, je ne me remettais point votre trogne gracieuse. Vous plairait-il point passer en ma cuisine, pour là mâcher quelque morceau de gras jambon, humer quelque pot de bonne bruinbier, sucer quelque bouteille ? Nous avons pour ce temps suffisant, car il n’est encore sept ans sonnés, il s’en faut de deux heures. »

— « Tu ne mens point, » dit le diable, « adoncques allons-nous-en en ta cuisine. »

Et ils s’en furent et s’assirent à table.

La femme, les voyant entrer, fut grandement étonnée, et Smetse lui dit : « Baille-nous vins, bruinbier, jambons, saucissons, pains, gâteaux et fromages, et du tout le meilleur qui soit en la maison. »

— « Mais, Smetse, » dit-elle, « vous abusez des biens que Dieu vous octroya. Il est bien de venir en aide aux pauvres gens, mais non de faire plus pour l’un que pour l’autre. Gueux est gueux, tous sont pairs ! »

— « Gueux ! » s’exclama le diable, « je ne le suis et ne le fus oncques. Mort aux gueux. À la potence les gueux ! »

— « Messire, » dit Smetse, « daignez ne point entrer en colère contre elle qui ne vous connaît du tout. Femme ! regarde et considère bien notre hôte avec grande attention, mais plus grand respect, et tu pourras après narrer à tes commères que tu as vu Messire Jacob Hessels, le plus grand faucheur d’hérétiques qui fut oncques. Ha ! femme, il les mena durement et il en fit tant pendre, brûler et torturer de diverses manières, qu’il se pourrrait noyer cent fois, emmi le sang de tous ces morts. Va, femme, va lui querir à manger et à boire. »

Et la femme s’en fut, revint bientôt et mit le couvert.

Cependant qu’ils bauffraient, « Ha, messire, » dit Smetse, « Je vous reconnus bientôt à votre unique façon de dire « À la potence ! » et aussi à cette corde qui finit votre vie si féloniquement. Car Notre Seigneur l’a dit : « Celui qui aime la corde périra par la corde. » Messire Ryhove fut bien traître et méchant envers vous, Car outre la vie il vous ôta la barbe qui était belle. Ha, ce fut vilaine action traiter un bon conseiller comme vous étiez en ce temps où vous dormiez si coîment et paisiblement au Conseil de sang, je veux dire des troubles, parlant avec respect, et vous éveilliez seulement pour dire : « À la potence ! » et vous rendormir après. »

— « Ha, » dit le diable, « c’était le bon temps alors. »

— « Oui, messire, » dit Smetse, « temps pour vous de puissance et richesse. Ha, nous vous devons beaucoup : l’impôt du dixième, coulé en l’oreille à l’empereur Charles ; l’arrêt de messires d’Egmont et de Hornes, écrit de votre belle main, et plus de vingt cents personnes qui de votre fait périrent par le feu, le fer et la corde ! »

— « Je n’en sais le nombre, » dit le diable, « mais il est grand. Baille-moi, Smetse, de ce saucisson qui est bon. »

— « Ha, » dit le forgeron, « il ne l’est assez pour votre seigneurie ; mais vous ne buvez point. Videz cette chopine, c’est double bruinbier. »

— « Forgeron, » dit le diable, « elle est bonne ; mais j’en bus de meilleure en l’auberge de Pierkyn le jour où furent brûlées sus le marché cinq fillettes réformées ensemblement. — Cette-là moussait davantage. — Cependant que nous buvions nous entendions les dites filles chanter psaumes emmi le feu. — Hà ! nous bûmes bien en ce jour. — Mais considère, Smetse, la grande perversité de ces filles toutes fort jeunes et tant obstinées en leur crime qu’elles chantaient leurs cantiques, ne se plaignaient point, souriaient au feu et invoquaient Dieu hérétiquement. Baille-moi à boire, Smetse. »

— « Mais, » dit Smetse, « le roi Philippe demanda votre canonisation à Rome pour ce que vous aviez si bien servi à l’Espagne et au pape ; comment donc n’êtes-vous en paradis, messire ? »

— « Las ! » ploura le diable, « on n’a point bien reconnu mes services anciens. Les traîtres réformés sont près de Dieu et je brûle au parfond des enfers. — Là sans cesse ni trêve, je dois chanter les psaumes des hérétiques ; dur châtiment, peine ineffable : ces chants passent et repassent dans mon gosier, roulent dans ma poitrine déchirant mes chairs intérieures comme un porc-épic hérissé duquel les dards seraient de fer. — À chaque son, blessure nouvelle, plaie saignante : et toujours, toujours il me faut chanter, et ainsi il en sera durant la toute longue éternité. »

À ce propos, Smetse fut bien effrayé, considérant comme durement avait Dieu châtié Jacob Hessels, et il lui dit :

— « Buvez, messire ; cette bruinbier est baume aux gosiers meurtris. »

Soudain sonna la cloche.

— « Smetse, » dit le diable, « viens-t’en ; il est l’heure. »

Mais le bon forgeron, sans répondre, soupira bien profondément.

— « Quel mal te point ? » dit le diable.

— « Ha ! » dit Smetse, « je me lamente de votre vivacité : vous ai-je tant mal reçu céans que vous ne me voulez permettre d’aller, avant mon partement, accoler ma femme une fois dernière et de même mes bons manouvriers, et considérer mon beau prunier où sont prunes tant succulentes ? Ha ! je m’en voudrais rafraichir un petit avant d’aller ès lieux où est soif éternelle. »

— « Ne cuide point m’échapper, » dit le diable.

— « Je ne le voudrais, seigneur, » dit Smetse, « Suivez-moi, je vous en supplie bien humblement. »

— « Allons, » dit le diable, « mais non pour long temps. »

Étant au jardin, Smetse commença derechef à soupirer.

« Ha ! » dit-il, « voici mes prunes, messire ; vous plaît-il que je monte en manger mon soûl ? »

— « Monte, » dit le diable.

Smetse étant sus l’arbre commença manger fort goulûment et humant le jus avec grand bruit : « Ha ! » s’exclamait-il, « prunes de paradis ! prunes de chrétien, combien vous êtes grosses ! Prunes de prince, vous rafraîchiriez cent diables au brûlant parfond de l’enfer. Par vous, douces prunes, benoîtes prunes, est la soif chassée hors mon gosier ; par vous, aimables prunes, gentes prunes, décampe hors mon estomach l’aigre mélancolie ; par vous, fraiches prunes, prunes sucrées, entre en mon sang douceur infinie. Ha ! prunes succulentes, joyeuses prunes, prunes fées, que ne vous puis-je toujours sucer ! »

Et ce disant, Smetse sans cesse cueillait, mangeait, humait le jus.

— « Cancre. » dit le diable, « tu me fais ici venir l’eau à la bouche ; que ne me jettes-tu quelqu’une de ces tant bonnes prunes ? »

— « Las ! messire, » dit Smetse, « je ne le puis ; elles fondraient en eau tombant à terre, tant elles sont délicates. Mais s’il vous plaît monter sus l’arbre, vous y aurez plaisir bien grand.

— « Je le veux, » dit le diable.

Quand il se fut bien sis sus une forte branche, et à se délectait à l’aise, mangeant prunes, Smetse descendit bien subtilement, prit un bâton gisant sus le gazon et commença l’en férir à toute force.

Sentant les coups, le diable voulut sauter sus au forgeron, mais il ne le put, car la peau de son séant tenait à la branche ; et il sifflait, écumait, grinçait de male rage et aussi de la douleur que lui causait sa peau tendue.

Cependant Smetse le houcepeignait, caressait du bâton ès tous lieux de son corps, le frottait jusques à l’os, déchirait sa souquenille et lui baillait allègrement les plus beaux et forts coups qui furent oncques portés ès pays de Flandres. Et il disait ; « Vous ne sonnez mot de mes prunes, Messire ; ne seraient-elles point bonnes ? »

— « Ha ! » s’exclamait Hessels, « que ne suis-je libre ! »

— « Las, oui ! que n’êtes-vous libre ! » répondait Smetse, « vous me bailleriez à quelque bon petit bourreau de vos amis, lequel librement me taillerait comme jambon suivant vos savants préceptes, car vous fûtes, ce crois-je, docteur ès gênes ; mais n’êtes-vous point de mon bâton gêné ? Las ! oui, que n’êtes-vous libre ! vous me hisseriez à quelque benoîte potence, et l’on me verrait me balançant en l’air, et librement rirait maître Hessels. Et ainsi aurait-il sa revanche de ce que je le houcepeigne de présent avec si grande liberté. Car rien n’est libre en ce monde comme un libre bâton tombant librement sus un non libre conseiller. Las, oui ! que n’êtes-vous libre ! vous me libéreriez le corps de la tête, ainsi que vous le vîtes faire avec si grande joie à messieurs d’Egmont et de Hornes. Las, oui ! que n’êtes-vous libre ! on verrait Smetse en quelque bon petit bûcher, lequel le rôtirait librement, ainsi qu’il advint aux pauvres fillettes réformées : et Smetse, comme elles, chanterait d’une âme libre le Dieu des libres croyants et la libre conscience plus forte que le feu, cependant que maître Hessels boirait bruinbier et dirait qu’elle mousse. »

— « Ha, » disait le diable, « pourquoi me frapper si cruellement, sans nulle compassion pour mes cheveux blancs ? »

— « Pour ce que ton poil blanc, » dit Smetse, « est poil de vieux tigre mangeur de nos pays ; pour ce qu’il m’est plaisant de le frotter de chêne et aussi afin que tu me bailles permission de demourer encore sept ans en cettuy monde où je me trouve bien, s’il te plaît. »

— « Sept ans ! » dit le diable ; « n’y compte point ; j’aime mieux saigner sous ton bâton. »

— « Ha ! je le vois bien, » répondait Smetse, « votre peau est friande de coups. Ceux-ci sont bons, au demourant. Toutefois la plus grasse chère est malsaine à qui abuse. Adoncques, quand vous en aurez assez, daignez m’avertir. Je cesserai ce festoîment, mais il me faudra pour lors bailler les sept ans. »

— « Jamais. » dit Hessels ; et, levant le nez en l’air comme chien qui ulle, il cria : « À l’aide tous les diables ! » Mais ce tant aigrement et épouvantablement, qu’au bruit de sa voix fêlée sonnant comme cent trompettes, accoururent tous les manouvriers.

— « Vous ne vous écriez haut assez, » disait Smetse, « Je vais vous aider, » Et il le battit plus fort, et le diable cria davantage.

— « Voyez-ci, » disait Smetse, « comme bien le bâton fait chanter cettuy gentil rossignol sus mon prunier. Il y dit son lied d’amour appelant sa mignonne. Elle viendra tantôt, Messire ; mais venez, s'il vous plaît, l’attendre en bas, car le serein est, ce l’on dit, funeste sus la hauteur, à cause des coups. »

— « Baes, » dirent aucuns manouvriers, « n’est-ce point Messire Jacob Hessels, le conseiller de sang, qui est là juché sus ton prunier ? »

— « Oui, garçons, » répondit Smetse, « c’est ce digne homme. Il cherche les hauteurs maintenant comme il fit toute sa vie, aussi la finit-il en l’air, tirant la langue aux passants. Car ce qui est de la potence retourne à la potence, et il faut rendre à la corde ce qui est à la corde. C’est écrit. »

— « Baes, » dirent-ils, « ne pouvons-nous t’aider à le faire descendre ? »

— « Oui, » dit-il. Et les manouvriers s’en furent en la forge.

Cependant le diable ne sonnait mot, essayant d’ôter son séant de la branche. Et il s’agitait, démenait, tordait de cent façons, et pour se soulever usait comme d’un levier de ses pieds, mains et tête ; mais vainement.

Et Smetse, le frappant très-bien, disait : « Messire conseiller, vous tenez, ce crois-je, à la selle ; je vous en veux ôter, ôter incontinent, car si je ne le fais, vous daubant à toute force, vous arracherez de terre l’arbre et les racines, et les gens vous verront ès tous lieux pourmener, traînant prunier au séant comme queue, ce qui serait piteux et risible spectacle à donner par noble diable comme vous êtes. Baillez-moi plutôt les sept ans. »

— « Baes, » dirent les manouvriers, lesquels s’en étaient revenus de la forge avec barres et marteaux, nous voici à ton ordre ; que nous faut-il faire ? »

— « Puisque, » dit Smetse, « je l’ai peigné de chêne, il le faut maintenant épouiller de barres et marteaux. »

— « Merci, Smetse, merci ! » cria le diable ; barres et marteaux, ceci est trop ; tu as les sept ans, forgeron. »

— « Hâte-toi, » dit Smetse, « d’écrire la quittance. »

— « La voici, » dit-il.

Le forgeron la prit, vit qu’elle était bonne et dit :

— « Il me plaît que tu descendes. »

Mais le diable était tant éréné et faible des coups reçus qu’il chut sus le dos, cuidant sauter. Et il s’en fut boitant, montrant le poing à Smetse et disant : « Je t’attends, dans sept ans, ès enfers, forgeron. »

— « Tu le peux, » dit Smetse.

IX.

Ainsi que s’en allait le diable, Smetse, considérant ses manouvriers, vit qu’ils s’entre-regardaient, parlaient bassement et semblaient gênés de leur contenance comme gens qui veulent mais n’osent parler.

Et Smetse se disait : « Me vont-ils dénoncer à l’ecclésiastique ? »

Soudain Flipke l’Ours vint à lui : « Baes, » dit-il. nous connaissons bien que ce fantôme d’Hessels fut à toi envoyé par celui qui gouverne en bas ; tu as fait pacte avec le diable et n’es riche que de son argent : depuis longtemps jà, nous en avons le doute. Mais afin que tu ne sois point vexé, nul n’en a parlé en la ville et nul n’en parlera davantage : nous te voulons dire ceci afin que tu sois tranquille. Adoncques maintenant, baes. bonsoir et bon repos. »

— « Merci, garçons, » dit Smetse bien attendri.

Et ils s’en furent.

X.

Entrant en la cuisine, le forgeron vit sa femme à genoux se frappant la poitrine, plourant, soupirant, sanglotant et disant : « Jésus Dieu Seigneur ! il a fait pacte avec le diable ; mais ce n’est de mon consentement, je l’affie. Et vous aussi, Madame la Vierge, vous le savez, et vous aussi, Messieurs tous les saints. Ha ! je suis bien marrie, non point pour moi, mais pour mon pauvre homme, qui afin d’acquérir quelque misérable or, vendit son âme au diable. Las ! oui, il l’a vendue. Ha ! Messieurs les saints, qui êtes bien heureux et bien glorieux, priez le très-bon Dieu pour lui, et daignez considérer que si, comme je l’ose espérer, je meurs chrétiennement et vais en paradis, je serai là toute seule mangeant la tourte au riz avec cuillers d’argent, ce pendant que mon pauvre homme brûlera ès enfers, y criera faim et soif et que je ne lui pourrai donner à boire mi à manger. Las ! j’en serais si malheureuse ! Ha ! Messieurs les saints, Madame la Vierge, Monseigneur Jésus, il ne pécha que cette fois, et fut tout le reste de sa vie bon homme, bon chrétien, donnant aux pauvres et doux de cœur. Sauvez-le du feu qui brûle toujours, et ne séparez point là-haut ceux qui furent unis si longtemps en bas. Priez pour lui, priez pour moi, las !

— « Femme, » dit Smelse, « tu es doncques bien marrie ? »

— « Ha, méchant homme, » dit-elle, « je sais présentement tout ; c’était le feu d’enfer qui éclatant en la maison alluma la forge, c’étaient diables ces maîtres boulangers, brasseurs et marchands de vin, diable aussi ce laid homme qui te montra le trésor et me bailla à moi l’horrifique soufflet. Qui osera vivre tranquille en cette maison d’ores en avant ? Las ! notre manger est du diable, du diable nos boissons ; du diable nos viandes, pains et fromages, du diable notre argent, maison et tout. — Qui creuserait sous ce logis verrait sourdre le feu d’enfer incontinent. Ils sont là tous, je les vois en haut, en bas, à droite, à gauche, attendant leur proie la gueule bée, comme tigres. Ha ! quel beau spectacle ce me sera de voir mon pauvre homme rompu en cent morceaux par tous les diables, et ce dans sept ans, car il l’a dit, je l’ai bien ouï, il reviendra dans sept ans. »

— « Ne ploure point, femme, » dit Smetse, « dans sept ans je pourrai comme aujourd’hui être son maître. »

— « Mais, » dit-elle. « s’il n’était point monté sus le prunier, qu’eusses-tu fait, pauvre gueux ? Et se laissera-t-il, comme aujourd’hui, choir en tes piéges ? »

— « Femme, » dit Smetse, « il y choira, car les piéges sont célestes et ce qui vient de Dieu peut toujours contre diables. »

— « Ne mens-tu point, » dit-elle, « et me veux-tu dire quels ils sont ? »

— « Je ne le puis, » dit-il, « car diables ont fines oreilles et m’entendraient te parler, si bassement que ce fût ; pour lors assurément je serais, sans merci, ès enfers emporté. »

— « Ha, » dit-elle, « je ne le voudrais point, non obstant qu’il ne me soit point plaisant vivre céans, ignorant toujours tout comme personne étrangère. Toutefois, je t’aime mieux te taisant et sauvé que parlant et damné. »

— « Femme, » dit-il, « tu es sage parlant ainsi. »

— « Je, » dit-elle, « prierai pour ta délivrance chaque jour et ferai dire pour toi une bonne messe à Sant-Bavon. »

— « Mais, » dit-il, « sera-ce de l’argent du diable que tu paieras la dite messe ? »

— « N’aie nul souci, » dit-elle, « cettuy argent entrant ès coffres de l’église sera soudain sanctifié.

— « Fais doncques à ton gré, femme, » dit Smetse.

— « Ha, » dit-elle, « monseigneur Jésus aura à chacun jour une grosse chandelle, et madame la Vierge pareillement. »

— « N’oublie point, » dit Smetse, « monseigneur Saint Joseph, car nous lui devons beaucoup. »

XI.

Mais la fin de la septième année vint en son temps, et sus le dernier soir, passa le seuil du logis de Smetse Smee un homme ayant face espagnole haute et âpre, nez en bec d’autour, œil dur et fixe, barbe blanche, longue et pointue. Au demourant vêtu de fer ouvré et doré bien finement ; orné de l’ordre illustre de la Toison ; portant belle écharpe rouge ; appuyant sa main gauche sus la poignée de son épée et de la droite tenant le pacte des sept ans et un bâton de commandement.

Entrant en la forge, il marcha vers Smetse Smee droitement, portant haut la tête et sans daigner regarder nul des manouvriers.

Le forgeron se tenait en un coin, songeant comme il pourrait faire seoir sus le fauteuil le diable qui le devait emporter, quand soudain Flipke se coula jusques à lui et lui dit en l’oreille : « Baes, le duc de sang est céans, garde-toi. »

— « Las, » dit Smetse se parlant à lui-même, « c’est fini de moi, puisque d’Albe me vient emporter. »

Cependant le diable était au forgeron venu ; sans parler il l’avait pris au bras pour l’entraîner et lui montrait le pacte.

— « Monseigneur, » dit Smetse bien lamentablement, « où me voulez-vous mener ? Ès enfers ? Je vous suis. C’est trop d’honneur à moi chétif, que d’obéir à noble diable comme vous êtes. Mais est-il de vrai l’heure du partement ? Je ne le crois, et votre Altesse a l’âme trop droite pour me vouloir emmener avant que ne l’a dit le pacte. Entretandis qu’elle daigne s’asseoir : Flipke, un siége à Monseigneur, le plus beau de mon humble logis, le grand, le moelleux fauteuil, lequel est en ma cuisine, lez le bahut, près la cheminée, sous la pourtraicture de Monsieur saint Joseph. Époussette-le bien, garçon, qu’il n’y demoure poussière aucune ; et vitement, car le noble duc se tient debout. »

Cependant Flipke, lequel était tout soudain couru à la cuisine, disait :

— « Baes, j’ai grande peine à porter, à moi seul, le fauteuil, tant il est lourd. »

Lors Smetse feignit entrer en colère et dit à ses manouvriers : « Ne l’entendez-vous point ? Il ne le peut seul porter. Allez l’aider, et s’il y faut dix d’entre vous, que dix y aillent. En hâte, doncques. Fi ! les malappris, ne voyez-vous que le noble duc se tient debout ? »

Aucuns manouvriers ayant obéi portèrent le fauteuil en la forge, et Smetse dit : « Placez-le derrière Monseigneur. N’y reste-t-il poussière ? Par Artevelde ! ils n’ont point frotté cette place. Je le ferai moi-même. Le voici net comme verre rincé fraîchement. Que votre Altesse daigne se seoir. »

Ce qu’ayant fait le diable, il regarda autour de lui avec grand orgueil et dédain. Mais le forgeron chut soudain à genoux et lui dit ricassant : « Sire duc, considérez devant vous le plus chétif de vos serviteurs, pauvre bonhomme vivant en chrétien, servant Dieu, honorant ses princes, et désirant, si telle est votre seigneuriale voulenté, persister en ce train de vie sept ans encore. »

— « Tu n’en auras une minute, » répondit le diable, viens-t’en, Flamand, viens-t’en. »

Et il se voulut lever du fauteuil, mais il ne le put. Et comme il y employait toute sa force, faisant mille vains efforts, le bon forgeron disait joyeusement : « Votre Altesse se veut-elle lever ? Ha ! il est trop tôt. Qu’elle attende, elle n’est point reposée de son long voyage ; long, je l’ose dire, car il y a bien cent lieues de l’enfer à ma forge, et c’est long chemin à faire à si nobles pieds, par les chemins qui sont poudreux. Ha, Monseigneur, délassez-vous un petit sus ce bon fauteuil ; toutefois, si vous avez grande hâte d’issir de céans, octroyez-moi les sept ans, et je vous baille en retour votre noble congé et un plein flacon de vin espagnol.

— « Il ne me chault de ton vin. » répondit le diable.

— « Baes, » dit Flipke, « offre-lui sang, il boira.

— « Flipke, » dit Smetse, « tu le sais assez, nous n’avons point céans sang en cave, car ce n’est boisson flamande, nous la laissons à Espagne ; doncques, son Altesse me daignera excuser ; toutefois, je cuide qu’elle a soif non de sang, mais de coups, et je lui en vais bailler son illustre soûl, puisqu’elle ne me veut octroyer les sept ans.

— « Forgeron, » interrogea le diable regardant Smetse avec grand mépris, « tu ne m’oserais battre, ce crois-je ? »

— « Si, Monseigneur, » dit le bon homme. « Vous me voulez mort, moi je tiens à ma peau, et ce n’est sans raison, car elle me fut toujours fidèle et bien attachée. Ne serait-ce acte criminel de rompre ainsi tout soudain cette tant belle amitié ? En outre vous me voulez mener ès enfers, où l’air est tout empuanti des diverses rôtisseries d’âmes damnées qui y sont. Ha, plutôt que d’y aller, j’aimerais mieux battre votre Altesse pendant sept ans. »

— « Flamand, » dit le diable, « tu parles sans respect.

« Monseigneur, » dit Smetse, « mais je frapperai avec vénération. »

Et, ce disant, de son poing fermé lui bailla sous le nez un coup horrifique, ce dont le diable parut étonné, ahuri et colère, comme puissant roi frappé par chétif valet. Et il se voulut élancer sus le forgeron, serra les poings, grinça des dents et jeta, tant il était colère, le sang par le nez, la bouche, les yeux et les oreilles.

— « Ha, » disait Smetse, « vous me semblez fâché, Monseigneur. Mais daignez considérer que puisque vous ne voulez entendre mes paroles, il me faut vous parler par coups. Ainsi patrocinant, ne fais-je de mon mieux pour vous attendrir sus mon sort pitoyable ? Las ! daignez considérer comme mon humble poing supplie de son mieux votre œil illustre, demande sept ans à votre noble nez, les imploure de votre ducale mâchoire. Ces soufflets respectueux ne disent-ils point bien à vos joues généralissimes combien je serais heureux, joyeux et gras durant les sept ans ? Ha, laissez-vous convaincre. Mais, je le vois, il vous faudra tenir autres propos, propos de barres, oraisons de tenailles, supplications de marteaux. Garçons, » ajouta le forgeron parlant à ses manouvriers, « vous plaît-il deviser avec Monseigneur ? »

— « Oui, baes, » dirent-ils.

Et ensemble avec Smetse ils choisirent les utils ; toutefois c’étaient les vieux qui prenaient les plus lourds et étaient les plus chauds de colère pour ce qu’ils avaient au temps jadis, et du fait du duc, perdu maints parents et amis par fer, fosse et feu, et ils disaient : « Dieu est avec nous, il envoie l’ennemi en nos mains. Sus au duc de sang, au gouverneur des bûchers, au seigneur de la hache ! »

Tous, jeunes et vieux, maudissaient le diable, et leurs voix grondaient comme foudre ; et ils vinrent à lui menaceusement, entourant le fauteuil et levant leurs utils pour frapper.

Mais Smetse les arrêta et parla au diable : « Si, » dit-il, « Votre Altesse tient à ses nobles os, qu’elle daigne se hâter de me bailler les sept ans, car l’heure de rire est passée, ce crois-je. »

— « Baes, » s’exclamèrent les manouvriers, d’où te vient cette bonté sans mesure ? Pourquoi tenir avec ce maroufle si long et bénin parlement ? Laisse-nous d’abord le rompre, et tantôt de lui-même il t’offrira les sept ans. »

— « Sept ans ! » dit le diable, « sept ans ! il n’en aura pas l’ombre d’une minute. Frappez, Gantois, le lion ès rêts, vous qui ne trouviez pas de trou assez profond pour vous cacher, quand libre il montrait sa griffe. Couards flamands, voyez-ci le cas que je fais de vous et de vos menaces. » Et il cracha sus eux.

À cette salive, les barres, marteaux et autres outils churent sus lui menus comme grèle, lui rompant les os et le fer de son armement, et Smetse et les manouvriers disaient frappant à l’envi :

« Couards nous fûmes étant bons, justes, confiants et doux, vaillant il fut ayant force et soldats d’en user pour tuer les faibles et meurtrir les désarmés.

« Couards nous fûmes d’avorr voulu adorer Dieu dans la sincérité de notre cœur, vaillant il fut de nous en avoir voulu empêcher par le fer, la fosse et le feu.

« Couards nous fûmes d’avoir toujours ri voulentiers, bu de même joyeusement comme hommes qui, ayant fait ce qu’ils doivent, se moquent du demourant ; vaillant il fut ce sombre personnage, quand, emmi nos plaisirs du carnaval, il fit arrêter de pauvres hommes du peuple et mit la mort où était le plaisir.

« Couardes furent les dix-huit mille huit cents personnes qui moururent pour la gloire de Dieu ; couardes les innombrables autres qui par les mutinations, colère et insolence des gens de guerre, perdirent la vie ès pays de deçà et de delà, et dont le nombre est infini. Vaillant il fut d’avoir ordonné leurs supplices, et plus vaillant encore de s’en être vanté en un banquet.

« Couards nous fûmes toujours, nous qui, après la bataille, traitions comme frères nos prisonniers ; vaillant il fut lui, qui, après l’échec de Frise, fit massacrer les siens.

« Couards nous fûmes besognant sans cesse, épandant sus l’entier monde les produits de nos mains ; vaillant il fut lorsque, se couvrant d’un manteau de religion, il tua nos riches sans distinction de romains ou de réformés, et nous robba par pillages et concussions trente-six millions de florins. Car le monde est à l’envers : couarde est l’active abeille qui fait le miel, et vaillant le paresseux frelon qui le vole. Crache, noble duc, sus les couards flamands. »

Mais le duc ne pouvait ne cracher ne tousser, car par la force des coups il n’avait plus forme d’homme, tant les chairs, os et armement étaient ensemble mêlés et confondus. Mais on ne voyait couler le sang, ce qui était cas merveilleux. Soudain, cependant que les manouvriers, las de frapper, prenaient haleine, une voix faible issit hors de cette platelée d’os, de chair et de fer, disant :

« Tu as les sept ans, Smetse. »

— « Adoncques, Monseigneur, » dit le forgeron, « signez la quittance. »

Ce que fit le diable.

— « Et maintenant, » ajouta Smetse, « que votre Altesse se daigne lever. »

À ce propos, par grand prodige le diable reprit sa forme ; mais comme il s’en allait levant la tête avec haut orgueil et ne daignant regarder à ses pieds, il butta contre un marteau gisant à terre et chut sus le nez bien honteusement, donnant ainsi à rire à tous les manouvriers, lesquels n’y faillirent point. S’étant ramassé, il les menaça du poing, mais ils s’éclaffèrent de rire davantage ; il vint sus eux, grinçant des dents ; ils le huèrent ; il voulut frapper de son épée un court petit trapu manouvrier, mais cettuy-ci lui ôta l’épée des mains et la rompit en trois morceaux ; il en frappa un autre du poing au visage, mais cettuy-là lui bailla si bon et vaillant coup de pied qu’il l’envoya s’étendre sus le quai les jambes en l’air. Là, plourant de honte, il se fondit en une fumée rougeâtre comme sang vaporant, et les manouvriers ouïrent mille voix joyeuses et ricassantes disant : « Battu le duc de sang, honni le seigneur de la hache, vilipendé le prince des bûchers ! Vlaenderland tot eeuwigheid ! Flandres pour l'éternité ! » Et mille mains battirent plaudissant ensemblement, et le jour se leva.

XII.

Smetse, cherchant sa femme, la trouva en la cuisine, agenouillée devant la pourtraicture de Monsieur saint Joseph : « Or çà, commère, dit-il, comment trouvas-tu la danse ? Ne fut-elle bien joyeuse ? Ha, l'on nommera d'ores en avant, notre logis, la maison des diables battus. »

— « Oui, » dit la femme branlant la tête, « oui, et aussi la maison de Smetse emporté ès enfers. Car tu t'en iras la-dessous : Oui, je le sais, sens et pressens. Ce diable qui tantôt vint céans armé en guerre est fâcheux présage. Il reviendra, non plus seul, mais avec cent mille diables armés comme lui. Ha, mon pauvre homme ! Et ils porteront lances, épées, hallebardes, haquebutes à crocs et mousquets. Ils traîneront avec eux canons et en tireront sus nous, et mettront tout en morceaux, toi, moi, la forge et les manouvriers. Las ! tout sera moulu ! Et là où est présentement notre forge, ne sera plus qu’une triste poussière. Et les gens passant sus le quai diront en voyant la dite poussière : « Ci-gît la maison de Smetse le fol qui vendit son âme au diable. » Et je, étant ainsi morte, irai en paradis comme je l’ose espérer. Mais toi, mon homme : ha, malheur ineffable ! ils t’emporteront et traîneront par les feu, fumée, soufre, poix, huile bouillante, jusques au lieu épouvantable où sont punis ceux qui, ayant voulu trahir le pacte fait avec le diable, n’y furent point aidés par Dieu ou ses saints expressément. Pauvre petit bonhomme, mon doux compère, sais-tu ce qui t’est là gardé ? Ho ! un gouffre profond comme est haut le ciel, garni à ses horrifiques parois de pointes de roc saillantes, de fers de lances, d’horribles épées, de mille épouvantables hallebardes. Et sais-tu ce que c’est que ce gouffre, mon homme ? C’est le gouffre où l’on tombe toujours, m’entends-tu bien, toujours, toujours, déchiré aux rocs, taillé par les épées, ouvert par les hallebardes, toujours, toujours, pendant la toujours longue éternité. »

— « Mais, femme, » dit le forgeron, « vis-tu oncques l’abîme dont tu parles ? »

— « Non, » dit-elle, « mais je sais comme il est, car on me l’a souventefois dit en Saint-Bavon. Et le bon chanoine prêcheur ne devait point mentir.

— « Ha ! non, » dit Smetse.

XIII.

Le soir dernier de la septième année étant venu. Smetse se tenait en sa forge, considérant le sac enchanté, et s’interrogeait bien angoisseusement comment il y ferait entrer le diable.

Cependant qu’il se lamentait, fut soudain la forge emplie d’une odeur infecte, punaise et fétide, innumérables poux couvrirent les solier, plafond, enclumes, marteaux, barres et soufflets, Smetse et ses manouvriers, lesquels furent comme aveuglés, car les dits poux étaient aussi épais en la forge que nuage, fumée ou brouillard.

Et une voix mélancolique et impérative fut ouïe disant : « Smetse, viens-t’en, les sept ans ont sonné. »

Et Smetse et ses manouvriers, regardant comme ils pouvaient du côté d’où venait la voix, virent, à travers le brouillard des poux venir à eux un homme qui avait le front ceint d’une couronne royale et un manteau de drap d’or sus le dos. Mais l’homme était nu sous le manteau, et sus sa poitrine se voyaient quatre grands apostèmes, lesquels n’étaient qu’une plaie et d’où sortait l’infection qui empuantissait la forge et les nuées de poux qui y sautaient. Et il avait à la jambe droite un cinquième apostème plus ord, fétide et punais que les autres. L’homme était blanc de teint, châtain de cheveux, roux de barbe, avait les lèvres quelque peu élevées et la bouche ouverte un tantinet. En ses yeux gris habitaient mélancolie, envie, dissimulation, hypocrisie, rigueur et male rancune.

Les vieux manouvriers l’ayant considéré s’écrièrent comme un tonnerre : « Smetse, le roi de sang est céans, garde-toi. »

— « Braillards, » s’exclama le forgeron, « paix là, silence et vénération ! Que chacun ôte son couvre-chef au plus grand roi qui fut oncques, Philippe deuxième du nom, roi de Castille, de Léon, d’Aragon, duc de Bourgogne et de Brabant, palatin de Hollande et de Zélande, prince illustre emmi les illustres, grand emmi les grands, victorieux emmi les victorieux. Sire, » ajouta le forgeron parlant au diable, « vous me faites l’honneur inouï de me venir prendre pour me mener ès enfers, mais mon humble bassesse forgeronnique ose exposer à votre Altesse Royale et Palatine que l’heure du pacte n’a point encore sonné. Adoncques, s’il plaît ainsi à Votre Mafesté, je passerai sus terre le bref temps qui me reste à vivre. »

— « Je le veux, » répondit le diable.

Cependant Smetse semblait ne pouvoir ôter ses yeux du diable et il paraissait grandement triste et marri, et il hochait la tête disant aucunes fois :

« Las ! las ! dur tourment, cruel mal heur ! » Et il soupirait bien profondément.

— « Quel mal te point ? » dit le diable.

— « Je, Sire, » répondit Smetse, « ne pâtis mal aucun, sinon la grande douleur que j’ai de voir combien Dieu vous fut sévère, vous laissant ès enfers la maladie de laquelle vous mourûtes. Ha, c’est un bien pitoyable spectacle de voir un grand roi comme vous fûtes rongé de ces poux et dévoré de ces apostèmes. »

— « Il ne me chault de ta pitié, » répondit le roi.

— « Sire, » dit Smetse poursuivant son propos. « daignez ne point mal juger mes paroles. Je ne fus oncques instruit ès belles manières de dire ; non obstant ce, j’ose compâtir à votre illustre souffrance, et ce d’autant plus que je connais, pour l’avoir pâti, votre mal ; et vous pouvez, Sire, en voir encore sus ma peau les marques épouvantables. » Et Smetse, découvrant sa poitrine, montra les traces de blessures reçues des traîtres Espagnols alors qu’il courait la mer avec ceux de Zélande.

— « Mais, » dit le diable-roi, « tu me sembles, forgeron, être si bien guéri ! Fus-tu vraiment autant malade que moi ? »

— « Autant que vous, Sire, » répondit Smetse : « je n’étais qu’un monceau de vive pourriture ; autant que vous, j’étais fétide, infect et punais, et chacun me fuyait autant que vous ; autant que vous, j’étais rongé de poux ; mais ce que ne put pour vous l’illustrissime docteur Olias de Madrid, un humble charpentier le put pour moi. »

À ce propos le diable-roi dressa l’oreille : « En quel lieu, » dit-il, « habite ce charpentier, et quel nom a-t-il ? »

— « Il, » dit Smetse. « habite ès cieux et il a nom Monsieur saint Joseph. »

— « Ce grand saint t’est doncques apparu par miracle spécial ?

— « Oui, Sire. »

— « Et par quelles vertus as-tu mérité cette sacrée et rare faveur ? »

— « Sire, » répondit Smetse, « je n’eus oncques vertus assez pour mériter seulement l’ombre d’un brin de grâce particulière ; mais, souffrant, j’ai prié humblement et avec confiance mon benoît patron, Monsieur saint Joseph, et il a daigné me venir en aide. »

— « Narre-moi le fait, forgeron. »

— « Sire, » répondit Smetse montrant le sac, voyez-ci mon remède. »

— « Ce sac ? » interrogea le diable.

— « Oui, Sire ; mais que Votre Majesté daigne de près considérer le chanvre duquel il est fait. N’en jugez-vous point l’espèce tout à fait étrange ? Las ! » dit Smetse poursuivant son propos et paraissant entrer en extase, « nous ne sommes point destinés, nous autres pauvres hommes, à voir tous les jours pareil chanvre. Aussi n’est-ce point chanvre terrestre, mais chanvre céleste, chanvre du bon paradis, semé par Monsieur saint Joseph autour de l’arbre de vie, récolté et tissé par ses ordres exprès pour en faire sacs à serrer les fèves que mangent Messieurs les anges aux jours d’abstinence. »

— « Mais, » interrogea le diable, « comment ce sac te vint-il ès mains ? »

— « Ha, Sire, par grande merveille : j’étais, un soir, au lit, pâtissant vingt morts de mes ulcères, et tout prêt à trépasser ; je voyais ma bonne femme plourer, j’ouyais mes voisins et manouvriers, desquels il en est beaucoup céans, disant auprès de mon lit les prières des agonisants ; mon corps était plein de douleur et mon âme de désespérance. Je m’avisai toutefois de prier mon benoît patron et jurai que s’il me tirait de cettuy estrif, je lui brûlerais en Saint-Bavon une telle chandelle que la graisse de vingt moutons ne pourrait suffire à la façon. Et je ne priai point en vain, Sire, car soudain un trou se fit dans le plafond au-dessus de ma tête, une vive lumière, un parfum céleste emplirent la chambre, un sac descendit par le trou, un homme vêtu de blanc suivit le sac, marcha en l’air jusques à mon lit, jeta bas les draps qui me couvraient, et avant que j’eusse eu le temps de cligner de l’œil, me mit dans le sac et en tira les cordons autour de mon col. Mais voyez-ci le miracle : aussitôt vêtu de ce bon chanvre, voici qu’une douce chaleur me pénètre, mes ulcères se ferment et mes poux crèvent très tous avec un bruit terrible. L’homme alors souriant me narre le fait du chanvre céleste et des fèves angéliques, et finit son propos me disant : « Conserve ce remède, Monsieur saint Joseph te l’envoie. Quiconque en usera sera guéri de tous maux et sauvé pour toute l’éternité, s’il ne vend entretandis son âme au diable. » Puis l’homme s’en fut. Et il ne m’a point trompé, le bon messager, car avec l’aide du sac céleste, je guéris Toon, mon manouvrier, des froides humeurs, Pier des fièvres, Dolf du scorbut, Hendrik de la pituite, et vingt autres qui de présent me doivent d’être encore en vie. »

Quand Smetse eut fini son propos, le diable-roi parut abîmé en ses réflexions, puis soudain il leva les yeux au ciel, joignit les mains, se signa à outrance, et tombant à genoux il se battit la poitrine, et s’écriant bien lamentablement il pria ainsi : « Ha Monsieur saint Joseph, doux Sire, benoît saint, époux immaculé de la Vierge sans tache, vous avez daigné guérir ce forgeron, et il eût, de par vous, été sauvé pour l’éternité s’il n’eût vendu son âme au diable. Mais je, Monsieur, je, pauvre roi, qui vous prie, ne me daignerez-vous guérir et sauver comme vous le voulûtes faire à lui ? Vous le savez assez, doux Sire, j’ai usé ma vie, ma personne, mes biens et ceux de mes sujets à la défense de notre sainte religion ; j’ai haï comme il convient la liberté de croire autre chose que ce qui est commandé ; je l’ai combattue par le fer, la fosse et le feu ; j’ai sauvé ainsi du venin de la réforme Brabant, Flandres, Artois, Hainaut, Valenciennes, Lille, Douai, Orchies, Namur, Tournai, Tournaisis, Malines et mes autres pays. Ce non obstant, j’ai été jeté au feu d’enfer, et je pâlis sans cesse l’indicible tourment de mes ulcères rongeurs et de mes poux dévorants. Ha ! ne me guérirez-vous, ne me sauverez-vous ? Vous le pouvez, Monsieur. Oui, vous ferez pour le roi dolent le miracle qui sauva le forgeron. Alors pourrai-je aller en paradis vous bénir et glorifier durant les siècles des siècles. Sauvez-moi, Monsieur saint Joseph, sauvez-moi. Amen. »

Et le diable roi se signant tour à tour, se battant la poitrine et marmonnant force patenôtres, se leva et dit à Smetse : « Ensacque-moi, forgeron. »

Ce que fit Smetse bien subtilement, coula le diable dans le sac, laissant seulement passer la tête, serra autour du col le fort cordon, et posa le diable sus une enclume.

À ce spectacle les manouvriers s’éclaffèrent de rire, battirent des mains et s’entredirent mille choses joyeuses.

— « Forgeron, » interrogea le diable, « ces Flamands se gaussent-ils de moi ? »

— « Oui, Sire. »

— « Et que disent-ils, forgeron. »

— « Ha, Sire, ils disent qu’à l’avoine se prennent chevaux ; au foie, chiens ; au chardon, baudets ; au bran, pourceaux ; au sang caillé, truites ; au fromage, carpes ; au goujon, brochets, et les cafards de votre farine à des récits de faux miracles. »

— « Ho ! le traître forgeron, » ulla le diable grinçant des dents, « il a pris en vain le nom de Monsieur saint Joseph, il a menti sans vergogne ! »

— « Oui, Sire. »

— « Et tu m’oserais battre comme Jacob Hessels et mon fidèle duc ? »

— « Davantage, Sire. Toutefois vous serez battu si le voulez, et libre s’il vous plaît, libre me rendant le pacte, battu vous obstinant à me vouloir emporter. »

— « Te rendre le pacte ! » ulla le diable, « j’aimerais mieux souffrir mille morts en un moment. »

— « Sire roi. » dit Smetse, « je vous conjure de songer à vos os, lesquels ne me semblent jà bien valides, pensez aussi que l’occasion nous est belle de revancher sus vous notre pauvre Flandre tant ensanglantée de votre fait ; mais il me déplaît de repasser là où a passé la colère du Dieu très-juste. Adoncques hâtez-vous de me rendre le pacte, faites-moi grâce, Sire roi, ou il pleuvra tantôt.

— « Faire grâce, » dit le diable, « faire grâce à Flamand, périsse plutôt Flandres ! Ha, que n’ai-je, un seul jour, puissance, armées et trésors autant que j’en veux, Flandres aurait trépassé vitement. Lors on y verrait la famine régner, séchant le sol, tarissant l’eau des sources et la vie des plantes, les blêmes et derniers habitants des villes dépeuplées y errer comme fantômes, s’entretuant sus les monceaux pour y chercher quelque pourrie nourriture, les bandes de chiens affamés arracher pour les dévorer les nouveaux-nés au sein tari des mères ; la famine se tenir où était l’abondance, la poussière où étaient les villes, la mort où était la vie, et les corbeaux où étaient les hommes ; et sus la terre nue, pierreuse et désolée, sus ce cimetière, je planterais une croix notre avec cette inscription : « Ci-gît Flandres l’hérétique, Philippe d’Espagne lui passa sus le ventre. »

Et ce disant le diable écumait de male rage ; mais à peine sa dernière parole était-elle froide que tout ce qu’il y avait en la forge de barres et de marteaux lui tomba sus. Puis Smetse et ses manouvriers, frappant tour à tour dirent : « Ceci est pour nos chartes rompues et nos privilèges violés, malgré tes serments, car tu fus parjure.

« Ceci est pour ce qu’appellé par nous, tu n’osas venir en nos pays alors que la seule présence eut calmé les plus échauffés ; car tu fus couard.

« Ceci est pour les riches catholiques et réformés frappés par toi, afin de t’enrichir de leurs biens ; car tu fus larron.

« Ceci est pour l’innocent marquis de Berg-op-Zoom que tu empoisonnas en sa prison afin d’hériter de lui ; pour le prince d’Ascoly, à qui tu fis épouser dona Eufrasia, grosse de ton fait, afin d’enrichir de ses biens le bâtard à venir. Le prince mourut aussi comme tant d’autres, car tu fus empoisonneur de corps.

« Ceci est pour les faux témoins payés par toi, et ta promesse d’anoblir celui qui, pour de l’argent, tuerait le prince Guillaume, car tu fus empoisonneur d’âmes. »

Et les coups tombaient dru, et la couronne du diable-roi était chue à terre, et son corps n’était plus, comme celui du duc, qu’une platelée d’os et de chair non mêlés de sang. Et les manouvriers frappant disaient :

« Ceci est pour ce que tu inventas le garrot, afin d’en étrangler Montigny, ami de ton fils, car tu fus trouveur de supplices nouveaux.

« Ceci est pour le duc d’Albe, pour les comtes d’Egmont et de Hornes, pour tous nos pauvres morts pour nos marchands allant enrichir Allemagne et Angleterre, car tu fus meurtrier et ruine du pays.

« Ceci est pour ta femme, qui trépassa de ton fait, car tu fus époux sans amour.

« Ceci est pour ton pauvre fils Charles qui mourut sans avoir été malade, car tu fus père sans entrailles.

« Ceci pour ce qu’à la douceur, confiance et bon vouloir de nos pays, tu répondis par haine, cruauté et meurtre, car tu fus roi sans justice.

« Et ceci est pour l’empereur, ton père, lequel par ses exécrables placards et édits, premier sonna pour nos pays la cloche de la male heure. Houspeigne-le de par nous et dis-nous s’il ne te plaît encore de rendre au baes le pacte ? »

— « Oui, » ploura une voix mélancolique, issant hors la platelée d’os et de chair, « tu as tout, Smetse, tu es quitte. »

— « Baille-moi, » dit le forgeron. « le parchemin. »

— « Ouvre le sac, » répondit la voix.

— « Oui dea, » fit Smetse, « oui, oui, je vais incontinent ouvrir le sac tout grand, et Mons Philippe en sortira et m’emmènera ès enfers bien subtilement. Ô le bon petit diable. Mais ce n’est encore l’heure des hautes malices. Adoncques j’ose supplier Votre Majesté de me rendre, davant, le parchemin, lequel sans fatigue elle pourrait passer par cette ouverture qui est entre son col et le bord du sac. »

— « Je ne le ferai, » dit le diable.

— « Ce sera, » dit Smetse, « comme il plaira à votre subtile Majesté. Ensacquée elle est, ensacquée elle veut rester, je ne m’y oppose. À chacun son caprice, le mien sera toutefois de la bien laisser en son sac, puis ainsi de l’emmener à Middelburg, en Walcheren, et là de demander à la commune qu’il me soit permis de faire bâtir, sus le marché, un bon petit fourreau de pierre, d’y enclore Votre Majesté et d’en laisser seulement sortir sa trogne mélancolique. Ainsi logée, elle pourra voir de près le bonheur, joie et richesse des réformés : ce lui sera plaisir bien grand, qui pourra être augmenté, aux jours de foire et de marché, par quelques félons soufflets qu’on lui baillera au visage, quelques traîtres coups de bâton ou quelque boue peu respectueuse. Vous aurez, en outre, Sire, l’indicible satisfaction de voir de Flandres, de Brabant et de vos autres pays tant ensanglantés de votre fait, moult bons pèlerins venant à Middelburg payer en beaux écus de bâton leur dette antique à Votre Majesté miséricordieuse. »

— « Je ne veux, » dit le diable, « cette honte ; prends, forgeron, prends le parchemin. »

Smetse ayant obéi vit que c’était bien le sien, et l’étant allé tremper en l’eau bénite le parchemin se fondit en poussière.

Ce dont il fut bien joyeux et il ouvrit le sac au diable, duquel les os brisés furent joints incontinent l’un à l’autre. Et il rentra en son corps maigre, ses poux rongeurs et sa dévorante pourriture.

Puis, s’étant couvert de son manteau de drap d’or, il issit de la forge, cependant que Smetse lui criait : « Bon voyage et vent arrière, Mons Philippe ! »

Et sus le quai buta le diable contre une pierre qui soi levant ouvrit grand trou, où il fut soudain comme huître avalé.

XIV.

Cependant que s’en allait le diable, Smetse ne se pouvait ravoir tant il était joyeux, et il courut à sa femme, laquelle s’était venue bouter à la porte de la cuisine, et par grande joie le bon forgeron poussa, frappa, baisa, embrassa la commère, la secoua, serra contre lui, alla à ses manouvriers, leur donna à tous la main, s’écriant : « Par Artevelde ! je suis quitte, Smetse est quitte ! » Et il semblait n’avoir langue que pour dire son quitte ! Et il le soufllait en l’oreille à sa femme, sous le nez à ses manouvriers, et sus le mufle à un vieux chat pelé et tousseux lequel, éveillé en son coin, lui donna pour son quitte de la griffe sus la physionomie.

« Le maroufle, » répondit Smetse, « ne me paraît aise de ma délivrance suffisamment. Serait-ce quelque diable encore ? Car l’on dit qu’ils se mussent sous toutes formes. « Çà, » dit-il au chat, lequel fouffait par grande épouvante, « as-tu ouï, entendu et compris, diable chat ? Je suis quitte et libre, quitte et franc, quitte et joyeux, quitte et riche. Et j’ai fait quinauds tous les diables. Et d’ores en avant festoierai-je allègrement ainsi qu’il convient à un quitte forgeron. Femme, j’entends qu’aujourd’hui on envoie à Slimbroek cent philipdalers, car le pauvre méchant se doit aussi tantôt éjouïr de ce que Smetse est quitte. »

Mais la femme ne répondit mot, et le forgeron la cherchant la vit descendant l’escalier et tenant ès mains un grand bassin plein d’eau bénite, en laquelle trempait belle branche de buis des Rameaux.

Entrée en la forge, la femme commença de ladite branche à asperger son homme et les manouvriers et aussi les marteaux, enclumes, soufllets et autres utils.

— « Femme, » dit Smetse essayant d’échapper à l’eau, « que fais-tu ? »

— « Je te sauve, » dit-elle, « forgeron présomptueux. Cuides-tu, de vrai, être libre des diables, cependant que tu possèdes les biens qui sont à eux ? Cuides-tu même, puisqu’ils n’ont plus ton âme qui était le prix de ta richesse, qu’ils te vont laisser ladite richesse ? Ha le sot forgeron ! Ils viendront céans derechef, oui ; et si je ne t’arrose de cette eau sainte et moi pareillement et tous les manouvriers, quel pourra dire les maux desquels ils nous géhenneront, las ! »

Et la femme besognait bien de son rameau, quand soudain par un fort tonnerre grondant sous la terre trembla le quai, se fendirent les pierres, frissèrent les vitres des maisons, s’ouvrirent toutes les portes, fenêtres et issues de la forge, et un vent chaud souffla.

« Ha, » s’exclama la femme, « les voici ; prie, mon homme ! »

Et de fait parut dans le ciel un homme nu et beau merveilleusement. Il était debout sur un char de diamant, traîné par quatre chevaux de feu. Et il tenait en sa main droite une bannière, et sus cette bannière il était écrit : « Plus beau que Dieu. » Et du corps de l’homme, lequel était chair lumineuse, sortaient beaux rayons éclairant la Lys, le quai et les arbres comme un soleil. Et lesdits arbres commencèrent osciller et tordre leurs troncs et branches, et tout le quai sembla se mouvoir comme navire sus la mer, et des milliasses de voix s’exclamèrent ensemblement : « Seigneur, nous crions vers toi notre faim et notre soif, seigneur, repais-nous, seigneur, rafraîchis-nous. » — « Ha, » s’exclama la femme, « voici monseigneur Lucifer et tous ses diables ! » Et les voix ayant cessé, l’homme fit de la main un signe et soudain l’eau de la Lys monta comme si Dieu en eût soulevé le lit. Et la rivière devint pareille à mer houleuse ; toutefois les vagues n’allaient du tout vers le quai, mais chacune s’agitait isolément, portant à sa crête écume de feu. Puis chaque écume monta tirant à elle l’eau comme une colonne, et il semblait au pauvre Smetse et à sa femme et aux manouvriers qu’il y eût là bien cent mille milliasses de colonnes d’eau oscillant et s’agitant.

Puis chacune colonne fut formée en un animant horrifique, et soudain parurent s’entremêlant, frappant et blessant, tous les diables tourmenteurs des pauvres damnés. Là se voyaient, montés sus jambes d’hommes torses et branlantes, crabes monstrueux, dévorateurs de ceux qui furent rampants en leur vie ; près desdits crabes, se tenaient, agitant de l’aile, autruches plus grandes que cheval. Elles avaient sous la queue lauriers, sceptre et couronne, et derrière cette queue étaient contraints de courir ceux qui, en notre monde et sans souci aucun de bien faire, poursuivirent les vains honneurs. Et les autruches allaient plus vite que vent, et ils couraient sans cesse derrière elles afin d’atteindre les lauriers, sceptres et couronnes ; mais ils ne le pouvaient oncques. Ainsi étaient-ils menés jusques à quelque traître étang plein de boue félonne, où ils tombaient bien honteusement et y demouraient englués durant toute l’éternité, cependant que l’autruche raillarde vaguait sus le bord agitant ses fanfreluches.

Emmi les autruches s’ébattaient beaux escadrons de singes multicolores diaprés comme papillons, et réservés aux avares usuriers juifs et lombards. Lesquels, entrant ès enfers, regardaient bien autour d’eux, clignant de l’œil sous leurs lunettes, ramassaient clous rouillés, vieilles pantoufles, ordes guenilles, boutons montrant leur bois et autres antiquailles, puis cavaient hâtivement quelque trou, y celaient leur butin et s’allaient seoir à quelque distance. Les singes, voyant ce, sautaient sus le trou, le vidaient et en jetaient au feu le contenu. Lors les avares de plourer, se lamenter et d’être par les singes battus, et de querir finablement quelque endroit plus secret, et d’y enfouir derechef leurs nouvelles rapines, et de voir derechef vider le trou et d’être derechef battus, et ainsi durant toute l’éternité.

En l’air, au-dessus des singes, battaient de l’aile aigles ayant au lieu de bec vingt et six canons de mousquet tirant ensemblement. Ces aigles étaient dits royaux pour ce qu’ils étaient réservés aux princes conquérants qui durant leur vie aimèrent trop le bruit des canons et guerres. Et pour leur ébattement ils leur tiraient desdits canons sus le mufle toute l’éternité.

À côté des autruches, singes et aigles, se dressait, balançait et tordait grand serpent ayant pelage d’ours ; il était long et gros outre toute mesure, et agitait cent mille bras velus tenant chacun une hallebarde de fer aiguisé comme rasoir. On le nommait le serpent des Espagnes pour ce qu’ès enfers il taillait de ses hallebardes sans merci toutes les troupes des traîtres pillards qui gâtèrent nos pays.

Se gardant dudit serpent avec grande prudence, voltigeaient malicieux petits pourceaux ailés desquels la queue était andouille. Ladite queue était réservée à la rage éternelle du gourmand qui tombait ès enfers. Car le pourceau venait à lui, lui mettait l’andouille au bec, il y voulait mordre, mais soudain le pourceau s’envolait, et ainsi durant toute l’éternité.

Là furent vus aussi, se pavanant dans leurs plumes mirifiques, paons monstrueux. Aussitôt que quelque maître fat et vaniteux venait en leur logis, se rengorgeant dans ses beaux atours, le paon allait à lui et, ouvrant la queue, le semblait inviter à tirer quelque belle plume pour en orner son couvre-chef ; mais sitôt que le fat approchait cuidant tirer la plume, voilà Monsieur du Paon de lui lâcher en pleine face eau puante et fétide qui gâtait tous ses beaux habillements. Et toute l’éternité le maître fat voulait tirer la plume, et toute l’éternité il était ainsi lavé.

Emmi ces horriques animants, vaguaient par couples sauterelles mâles et femelles de taille humaine, l’une jouant du fifre et l’autre brandissant un maître bâton bien noueux. Sitôt qu’elles voyaient un homme qui durant sa vie sauta par couardise du bien au mal, du blanc au noir, du feu à l’eau, n’adorant oncques que le plus fort, les sauterelles allaient audit homme, l’une jouait du fifre, et l’autre, s’appuyant sus son bâton bien majestueusement, lui disait : « Saute pour Dieu, » l’homme sautait ; « Saute pour diable, » l’homme sautait derechef ; Saute pour Calvin, saute pour la messe, saute pour la chèvre, saute pour le chou, » et toujours sautait le pauvre homme ; mais il ne le faisait oncques haut assez au gré de la sauterelle au bâton, de mode qu’il était à chacune fois houcepeigné sans pitié. Et il sautait sans cesse et il était sans cesse battu, cependant que sans cesse le fifre se faisait ouïr plaisamment, et ainsi durant toute l’éternité.

Plus loin, nues et balancées sus des draps d’or, de soie et de velours, couvertes de perles et de mille beaux bijoux, plus belles que les plus belles en Gand, Brusselle et Bruges, lascives et sous-riantes, chantant et jouant mille beaux instruments, se tenaient les femmes des diables. Celles-là servaient à châtier les vieux paillards, corrupteurs de jeunesse ; lesquels voyant venir elles appelaient bien amoureusement, mais ils ne pouvaient oncques d’elles approcher. Toute l’éternité les pauvres paillards les devaient considérer sans leur pouvoir seulement toucher le bout de l’ongle du petit doigt. Et ils plouraient et se lamentaient, mais en vain, et ainsi durant les siècles des siècles.

Là étaient aussi malicieux petits diables battant tambours, faits de la peau des hypocrites desquels le masque tombait sus la caisse en façon d’ornement. Et il fallait auxdits hypocrites, sans peau, sans masque, dans toute leur laideur, honnis, hués, sifflés, conspués, mangés d’horribles mouches et suivis des diables battant tambours, vaguer par l’enfer durant toute l’éternité.

Il était bon de voir aussi là les diables des présomptueux. C’étaient grasses et belles outres pleines de vent, finissant en bec, au bout duquel était un chalumeau. Lesdites outres avaient pieds d’aigle et deux bons petits bras, terminés par des mains dont les doigts étaient longs assez pour pouvoir enceindre l’outre entière. Quand le présomptueux entrait ès enfers disant : « Je suis grand, je suis beau, fort, puissant, victorieux, je vaincrai Lucifer et épouserai sa femelle Astarté, » les outres venaient à lui et, le saluant bien bassement, disaient : « Monsieur, ne vous plaît-il point que nous vous disions quelque mot en secret touchant vos fiers desseins ? » — « Oui, » disait-il. Lors, à deux, les outres lui boutaient leur chalumeau en l’oreille sans qu’il le pût ôter, et elles commençaient à se presser de leurs longs doigts le ventre, afin d’en faire sortir un vent horrifique lui entrant en la tête, laquelle s’enflait très-bien, et toujours davantage, et voilà Monsieur du Présomptueux de s’élever en l’air et d’aller durant toute l’éternité se pourmener, cognant de la tête le plafond de l’enfer et agitant toujours les jambes pour descendre ; mais vainement.

Diables merveilleux étaient singes d’argent vif, toujours courant, sautant, dansant, allant et venant. Ledit diable allant au paresseux qui lui était jeté, lui baillait bêche à bêcher le sol, arme à fourbir, arbre à tailler, livre à méditer. L’ouvrage étant donné, le paresseux le regardait disant : « À demain, » et il se détirait les bras, rêvassait et bâillait, mais à peine ouvrait-il la bouche toute grande que le singe y boutait une éponge trempée en quintescence de rhubarbe et d’aloès : « Ceci, » ricassait—il, « est pour le jour d’hui ; travaille, guenille, travaille. » Puis cependant que le paresseux rendait sa gorge, le diable le secouait, agitait de cent façons, ne le laissant oncques plus en repos que taon cheval, et ainsi durant toute l'éternité.

Plaisants diables étaient jolis petits enfants bien éveillés et malicieux, ayant mission d'enseigner aux rhéteurs pédants à penser, parler, rire et plourer selon la simple nature. Et quand ils ne le faisaient, ils leur en donnaient sus les doigts bien amèrement. Mais les pauvres pédants ne pouvaient plus apprendre, étant trop lourds, vieux et niais ; ainsi avaient-ils sus leurs doigts tous les jours et du fouet le dimanche.

Et tous ces diables ensemble s'exclamaient : « Maître, nous souffrons la faim ; maître, donne-nous à manger, paye un tantinet les bons services que nous te rendons. »

Et soudain l'homme qui était sus le char ayant fait un signe, la Lys jeta tous ces diables sus le quai comme mer jette son eau sus le rivage, et abordant ils sifflèrent aigrement et épouvantablement.

Et Smetse, sa femme et les manouvriers entendirent avec fracas ouvrir les portes des caves, tous les tonneaux de bruinbier montèrent en sifflant l'escalier, en sifflant traversèrent la forge, et, en sifflant et après avoir décrit grande ellipse, s'en furent tomber emmi la foule de tous les diables. De même firent les bouteilles pleines de vin, de même les jambons, pains et fromages ; de même les beaux crusats, angelots, philipdalers et autres monnaies qui furent toutes changées en boissons et nourritures. Et les diables s’entredaubèrent, cognèrent, blessèrent, ne formant qu’une masse de monstres combattant, ullant et sifflant à qui aurait davantage. Quand il ne resta plus goutte ne miette, l’homme qui était sur le char fit un signe, et tous les diables se fondant en eau noire coulèrent en la rivière, où ils disparurent ; et l’homme quitta le ciel.

Et Smetse Smee était pauvre comme devant, sauf un beau petit sac plein de royaux d’or, lequel la femme avait par grand hasard aspergé d’eau bénite et qu’il garda non obstant qu’il vînt du diable. Ce qui ne lui profita du tout. Et il vécut bien jusqu’à ce qu’il mourut soudainement en sa forge, à l’âge avancé et béni de nonante et trois ans.

XV.

Étant mort, son âme s’en fut vers l’enfer, vêtue forgeronniquement. Y venant il vit, par les fenêtres ouvertes, les diables qui l’avaient effrayé en se montrant sus la Lys, et qui présentement géhennaient et tourmentaient de leur mieux les pauvres damnés. Et Smetse vint au portier ; mais cettui-ci, le voyant, ulla bien effroyablement : « Smetse est là, Smetse Smee, le traître forgeron. » Et il ne le voulut point laisser entrer. Ouyant le vacarme, Monseigneur Lucifer, Madame Astarté et toute sa cour vinrent aux fenêtres, et tous les diables pareillement.

Et tous s’écrièrent par peur :

— « Fermez les portes, c’est Smetse qui a charme, Smetse le traître forgeron, Smetse le batteur des pauvres diables. S’il entre céans, il bouleversera, gâtera, brisera tout. Au large, Smetse ! »

— « Messieurs, » dit Smetse, « si je viens en ce lieu considérer vos mufles, qui ne sont beaux, je l’affie, ce n’est du tout pour mon plaisir ; au demourant, je ne suis point désireux d’entrer chez vous. Adoncques ne menez point si grand bruit, messieurs les diables.

— « Oui-da, beau forgeron, » répondit Madame Astarté, « tu fais patte de velours présentement, mais quand tu seras en notre logis ; tu montreras tes griffes et ta méchanceté félonne, et tu nous feras mourir, moi, mon bon époux et mes amis. Escampe, Smetse ; escampe, forgeron. »

— « Madame, » dit Smetse, « vous êtes la plus belle diablesse que je vis oncques, ce ne vous est toutefois motif suffisant pour tant mal juger l’intention du prochain. »

— « Oyez-vous le bonhomme ? » dit Madame Astarté, « comme il cache sa vilenie sous des mots de sucre ! Chassez-le, diables, mais ne lui faites trop grand mal. »

— « Madame, » dit Smetse, « daignez m’entendre. »

— « Escampe, forgeron, » s’exclamèrent les diables ; et ils lui jetèrent charbons ardents, pierres rougies, et tout ce qu’ils purent ramasser. Et Smetse s’enfuit le grand pas.

Ayant marché aucun temps, il vint devant le purgatoire. Vis-à-vis était une échelle avec cette inscription au bas : « Ci est la route du bon paradis. »

Et Smetse, bien joyeux, monta sus l’échelle, laquelle était faite de fil d’or, duquel fil sortaient aucunes fois pointes aiguës en vertu de la parole de Dieu qui dit : « Large est le chemin de l’enfer, difficile et navrant est le chemin du ciel. » Et de fait, Smetse eut tôt les pieds navrés. Toutefois il monta sans cesse, et ne s’arrêta que lorsqu’il eut compté dix cent mille échelons et qu’il ne vit plus rien de la terre ni de l’enfer. Et la soif le prit ; ne trouvant rien à boire, il devenait maussade, quand soudain il vit passer un petit nuage et le huma joyeusement. Il ne lui parut toutefois autant délicieux comme bruinbier, mais il se consola songeant que l’on ne peut partout avoir ses aises. Étant encore plus élevé sus l’échelle, il eut soudain grande peine à retenir son couvre-chef, à cause d’un traître vent d’automne, lequel descendait vers la terre pour y faire tomber les feuilles dernières. Et il fut par ledit vent secoué très-bien, et faillit choir. Cettuy estrif passé, la faim le prit, et il regretta le bon bœuf fumé aux pommes de pin, lequel est tant salutaire aux pauvres voyagiers. Mais il prit quelque courage, songeant que l’homme ne peut s’aviser de tout.

Soudain il aperçut un aigle horrifique venant sus lui de la terre. Cuidant assurément qu’il fût quelque gras mouton, l’aigle monta au-dessus de lui et voulut lui tomber sus comme balle de mousquet ; mais le bon forgeron fut sans peur, se détourna à propos et saisit l’oiseau au col, qu’il tordit bien subtilement. Puis, montant toujours, il s’empêcha à le plumer, y mangea morceaux crus et les trouva coriaces. Toutefois il prit cette viande en patience, parce qu’il n’en avait point d’autre. Puis, patiemment et bravement, il monta pendant plusieurs jours et plusieurs nuits, ne voyant rien sinon le bleu du ciel et d’innumérables soleils, lunes et étoiles au-dessus de sa tête, à ses pieds, à droite, à gauche et partout. Et il lui sembla être au centre d’une belle sphère, de laquelle les intérieures parois eussent été peintes de ce beau bleu semé de tous ces soleils, lunes et étoiles. Et il prit peur à cause du grand silence et de l’immensité.

Soudain il sentit douce chaleur, ouït voix harmonieuses, lointaine musique, bruit de cité besognante, et il vit une infiniment grande ville ceinte de murailles, au-dessus desquelles se montraient maisons, arbres et tours. Et il sentit que malgré lui il montait plus vitement, et quittant le dernier échelon, il prit pied à la porte de la ville.

— « Par Artevelde ! » dit-il, « je suis devant le bon paradis. »

Et il frappa à la porte ; Monsieur saint Pierre lui vint ouvrir.

Smetse eut peur un petit, considérant la gigantale apparence du bon saint, sa forte chevelure, sa barbe rousse, sa large face, son front élevé et ses yeux perçants, desquels il le regardait fixement.

— « Quel es-tu ? » dit-il.

— « Monsieur saint Pierre, » dit le forgeron, « je suis Smetse Smee, qui en son vivant habita en Gand sus le quai aux Oignons, et vous prie présentement de le vouloir bien laisser entrer en votre bon paradis. »

— « Non ! » répondit Monsieur saint Pierre. »

— « Ha ! Monsieur, » dit Smetse bien piteusement, si c’est pour ce que de mon vivant je vendis mon âme au diable, je vous ose affier que je me suis bien repenti et racheté de ses griffes, et n’ai rien gardé de ses biens. »

— « Fors un sac plein de royaux, » répondit Monsieur, « et pour ce tu n’entreras céans. »

— « Monsieur, » dit le forgeron, « je ne suis tant coupable que vous le croyez bien ; le sac était en mon logis demouré à cause qu’il avait été béni, et pour ce fait l’avais-je cuidé pouvoir garder. Mais prenez-moi en pitié, car je ne savais ce que je faisais. Daignez aussi considérer que je viens de lointain pays, que je suis grandement fatigué et me délasserais en ce bon paradis voulentiers. »

— « Trousse tes guenilles, forgeron, » dit Monsieur, qui tenait la porte entre-bâillée.

Cependant Smetse s’était glissé à travers l’ouverture, et ôtant vitement son tablier de cuir, il s’y assit disant :

— « Monsieur, je suis sus mon bien, vous ne me pouvez ôter d’ici. »

Mais Monsieur saint Pierre manda à une troupe d’anges hallebardiers qui étaient là de chasser le forgeron : ce que firent les anges hallebardiers bien subtilement.

Cependant Smetse ne cessait de frapper sus la porte à grands coups, et se lamentait, plourait et s’écriait : « Monsieur, ayez pitié de moi, daignez me faire entrer, Monsieur ; je me repens de tous mes péchés commis, voire même des autres ; Monsieur, baillez-moi permission d’entrer dans le benoît paradis ; Monsieur… » Mais Monsieur, ouyant ce, passa la tête au-dessus du mur :

— « Forgeron » dit-il, « si tu persistes à mener si grand tapage, je te fais mener en purgatoire. »

Et le pauvre Smetse se tut, et il s’assit sur son séant, et il passa bien tristement les jours à regarder ceux qui entraient.

Et ainsi s’écoula une semaine, en laquelle il ne vécut que de quelques petits pains qu’on lui jetait par-dessus le mur, et de raisins cueillis à une méchante vigne, laquelle couvrait un pan extérieur du mur du bon paradis.

Et Smetse fut bien mélancolique menant cette paresseuse existence. Et il chercha en sa tête quelque besogne pour s’ébaudir un petit. L’ayant trouvée, il s’écria bien fort, et Monsieur saint Pierre passa la tête au dessus du mur.

— « Que veux-tu, Smetse ? » dit-il.

— « Monsieur, » répondit le forgeron, « ne vous plaît-il que je descende sus terre pour une nuit, afin d’y voir ma bonne femme et de veiller à mes affaires ? »

— « Tu le peux, Smetse, » répondit Monsieur saint Pierre.

XVI.

Il était pour lors la veille de la fête de tous les saints ; grand était le froid, et la femme de Smetse se tenait en sa cuisine, besognant quelque bonne mixture de sucre, jaune d’œuf et bruinbier, pour se guérir d’un méchant catarrhe qui la géhennait depuis que son homme était trépassé.

Smetse vint frapper à la fenêtre de la cuisine, ce dont fut sa femme bien effrayée.

Et elle s’écria bien lamentablement : « Ne me viens point tourmenter, mon homme, pour avoir prières, j’en dis autant que je peux, mais je ferai davantage s’il est besoin. Te faut-il messes ? Tu en auras, et prières et indulgences pareillement. J’en achèterai, mon
La femme de Smetse se tenait en sa cuisine, besognant quelque bonne mixture pour se guérir d’un méchant catarrhe qui la gênait depuis que son homme était trépassé.
homme, je te l’affie ; mais retourne-t’en bien vite. »

Cependant Smetse frappait toujours. « Ce ne sont point, dit-il, messes ni prières qu’il me faut, mais un abri, le manger et le boire, car âpre est le froid, aigre le vent, rude la gelée. Femme, ouvre-moi. »

Mais elle, l’ouyant ainsi parler, priait et s’écriait davantage, et elle se frappait la poitrine et se signait, mais ne songeait du tout à ouvrir, disant seulement : « T’en reva, t’en reva, mon homme, tu auras messes et prières. »

Soudain le forgeron avisa la fenêtre du grenier, laquelle était ouverte ; il entra par là en la maison, descendit l’escalier, et, ouvrant la porte, parut devant sa femme ; mais comme elle se reculait sans cesse, s’écriant et appelant les voisines à la force, Smetse ne voulut point avancer sus elle afin de ne lui point faire peur davantage, et il s’assit sus un tabouret disant :

— « Ne vois-tu assez, commère, que je suis vraiment Smetse et ne te veux nul mal ? »

Mais la femme ne voulait rien entendre et s’était mise en un coin. Là, claquetant des dents, écarquillant les yeux, elle faisait de la main signe à Smetse de s’éloigner, car elle ne pouvait plus parler, tant sa peur était grande.

— « Femme, » disait le forgeron bien amicalement, « est-ce ainsi que tu accueilles et festoies ton pauvre mari, après le temps si long qu’il passa loin de toi ? Las ! as-tu perdu la souvenance de notre vieille union et amitié ? »

Ouyant cette voix qui était douce et joyeuse, la femme répondit bien bassement et timidement :

— « Non, Monsieur le trépassé. »

— « Adoncques, » dit-il, « pourquoi avoir si grande frayeur ? Ne reconnais-tu point de ton homme la trogne grasse, la panse ronde et la voix qui chantait céans naguères si voulentiers ? »

— « Si, » dit-elle. « je les reconnais bien. »

— « Et pourquoi, » dit-il, « n’oses-tu, me reconnaissant, venir à moi et me toucher ? »

— « Ha, » dit-elle, « je n’oserais, Monsieur, car on dit que chacun membre que touche un trépassé est membre mort. »

— « Viens, femme, » dit le forgeron, « et ne crois du tout à ces menteries. »

— « Smetse, » dit-elle, « ne me ferez-vous vraiment nul mal ? »

— « Nul, » dit-il, et il lui prit la main.

— « Ha, » dit-elle soudain, « mon pauvre homme, tu as froid et soif et faim assurément ? »

— « Oui, » dit-il.

— « Adoncques, » dit-elle, « bois, mange et chauffe-toi. »

Cependant que Smetse mangeait et buvait, il narra à sa femme comment il n’avait pu entrer endéans le paradis, et son dessein qu’il avait d’emporter de la cave plein tonnelet de bruinbier et bouteilles de vin de France, pour en vendre à un chacun qui entrerait en la sainte Cité, en être bien payé, et de la monnaie reçue acheter meilleure nourriture.

— « Ceci, » dit-elle, « mon homme, est bien, mais Monsieur saint Pierre te baillera-t-il permission d’établir aux portes du paradis ladite taverne ? »

— « J’en ai, » dit-il, « l’espérance. »

Et Smetse, chargé de son tonnelet et muni de ses bouteilles, monta vers le bon paradis.

Ayant pris pied lez le mur, il établit là sa taverne en plein vent, car l’air est bon en ce céleste endroit, et le premier jour un chacun qui entra but chez Smetse et le paya bien par compassion.

Mais plusieurs s’enivrèrent, et étant entrés ainsi, Monsieur saint Pierre s’enquit des causes de ce fait, et les ayant connues, il enjoignit à Smetse de cesser à vendre ses boissons, et il le fit fouetter bien amèrement.

XVII.

Toutefois la femme du forgeron trépassa bientôt, à cause de la frayeur qui l’avait saisie en voyant le fantôme de son homme.

Et son âme s’en fut droitement vers le paradis, et elle vit là, sis, son séant contre le mur, le pauvre Smetse, rêvassant bien mélancoliquement. Il, l’ayant aperçue, se leva soudain bien joyeux et dit :

— « Femme, je vais entrer avec toi. »

— « L’oserais-tu ? » dit-elle.

— « Je me cacherai, dit, sous ta jupe qui est ample assez et ainsi je passerai sans être aperçu. »

Ce qu’ayant fait Smetse, la femme frappa à la porte et Monsieur saint Pierre vint ouvrir : « Entre, dit-il, « bonne commère. » Mais voyant de Smetse les pieds passer derrière la jupe de la femme : « Ce méchant forgeron, » dit-il, « se viendra-t-il toujours gausser de moi ? Sors de céans, vendu au diable ! »

— « Ha, Monsieur, » dit la femme, « ayez pitié de lui, ou me laissez lui tenir compagnie. »

— « Non, » dit Monsieur saint Pierre, « ta place est
« As-tu faim ? » dit-elle.
« Oui, » dit-il.
ici, la sienne est hors. Entre doncques, et qu’il escampe vitement. »

Et la femme entra, et Smetse resta hors. Mais sitôt que vint l’heure de midi et que les anges cuisiniers eurent apporté à la commère sa belle tourte au riz, elle vint au mur du paradis, et passant la tête par-dessus :

— « Es-tu là, » dit-elle, « mon homme ? »

— « Oui, » dit-il.

— « As-tu faim ? » dit-elle.

— « Oui, » dit-il.

— « Adoncques, » dit-elle, « déploie ton tablier de cuir, j’y vais jeter la tourte qui me fut tantôt baillée ; mais cache-la bien, mon homme, et mange-la vitement. »

— « Mais toi, » dit-il, « ne manges-tu point ? »

— « Non, » dit-elle, « car j’ai ouï dire que l’on soupait tantôt. »

Et Smetse mangea la tourte au riz, et il en fut tout à fait et soudain réconforté, car cette tourte était plus succulente et délicieuse que les plus fines viandes. Cependant la femme, qui s’était allée pourmener par le bon paradis, revint narrer à Smetse ce qu’elle y avait vu.

— « Ha, » dit-elle, « mon homme, il fait bien beau céans, que ne t’y puis-je voir ! Autour de Monseigneur Jésus sont les pures intelligences qui devisent avec lui de tout ce qui est bonté, amour, justice, savoir et beauté, et aussi des meilleurs moyens de bien gouverner et rendre heureux les hommes. Leurs paroles sont comme musique. Et à chacun moment ils jettent sus les mondes les semences des belles, bonnes, justes et vraies idées. Mais les hommes sont si méchants et niais qu’ils écrasent lesdites semences ou les laissent sécher. Plus loin, établis en divers lieux, se tiennent les potiers et orfévres, maçons, peintres, tanneurs et foulons, charpentiers et constructeurs de navires, et faut voir quels beaux ouvrages ils produisent chacun en leur métier. Et à toutes fois qu’ils ont fait quelque progrès, ils en jettent aussi la semence sus les mondes, mais elle est perdue souventefois. »

— « Femme, » dit Smetse, « n’as-tu point vu de forgerons ? »

— « Si, » dit-elle.

— « Las, » dit-il, « je voudrais bien besogner avec eux, car j’ai honte de me devoir tenir ici vivant comme ladre, rien ne faisant et mendiant mon pain. Mais, femme, écoute : puisque Monsieur Saint Pierre ne me veut laisser entrer, va demander grâce pour moi à Monseigneur Jésus, qui est si bon et me l’octroiera assurément. »

— « J’y vais, » dit-elle, « mon homme. »

Monseigneur Jésus, qui se tenait là avec ses docteurs, voyant venir à lui la femme : « Je te reconnais, commère, dit-il ; tu fus de ton vivant mariée à Smetse le forgeron, lequel me traita si bien lorsque, sous la figure d'un enfantelet, je descendis sus terre avec Monsieur Joseph et Madame Marie. N'est-il en paradis, ton homme ? »

— « Las ! non, Monseigneur, » répondit la femme, « mon homme est à la porte, bien triste et marri, car Monsieur saint Pierre ne le veut laisser entrer. »

— « Pourquoi ? » dit Monseigneur Jésus.

— « Ha, je ne le sais, » dit-elle.

Mais l'ange qui écrit sus un registre de cuivre les fautes des hommes parlant soudain dit : « Smetse ne peut entrer en paradis, car Smetse a vendu son âme au diable. »

— « Ha, » dit Monseigneur Jésus, « c'est grand crime ; mais ne s’est-il repenti ? »

— « Oui, Monseigneur, » dit la femme, « il s'est repenti et, de plus, il a été toute sa vie bon, charitable et miséricordieux. »

— « Allez le querir, » dit Monseigneur Jésus, « je le veux moi-même interroger. »

Aucuns anges hallebardiers ayant obéi, menèrent Smetse devant le fils de Dieu, lequel parla ainsi :

— « Smetse, est-il vrai que tu aies vendu ton âme au diable ? »

— « Oui, Monseigneur, » répondit le forgeron, duquel les genoux s’entre-cognaient par peur.

— « Ha, Smetse, ceci n’est bien, car un homme doit plutôt souffrir tout mal, douleur, angoisse, que de vendre son âme à ce qui est méchant, laid, injuste et menteur, comme est le diable. Mais n’as-tu à me narrer quelque action bien méritoire pour amoindrir un tantinet ce grand crime ? »

— « Monseigneur, » répondit Smetse, « j’ai combattu longtemps avec ceux de Zélande pour la libre conscience et, ce faisant, j’ai souffert comme eux la faim et la soif. »

— « Ceci est bien, Smetse, mais as-tu persisté en cette belle conduite ? »

— « Las ! non, Monseigneur, » dit le forgeron, « car, parler sans feinte, la constance a manqué à mon courage, et je suis rentré en Gand, où, comme tant d’autres, j’ai porté le bât espagnol. »

— « Ceci est mal, Smetse, » répondit Monseigneur Jésus.

— « Monseigneur, » ploura la femme, « nul n’a été plus que lui généreux aux pauvres, doux à chacun, humain à ses ennemis, voire même au méchant Slimbroek. »

— « Ceci est bien, Smetse, » dit Monseigneur Jésus ; « mais n’as-tu quelque autre mérite à faire valoir ? »

— « Monseigneur, » dit le forgeron, « j’ai toujours besogné avec joie, détesté paresse et mélancolie, cherché joie et liesse, aimé à chanter et bu voulentiers la bruinbier qui me venait de vous »

— « Ceci est bien, Smetse, mais ce n’est assez. »

— « Monseigneur, » répondit le forgeron, « j’ai battu autant que j’ai pu les méchants fantômes de Jacob Hessels, du duc d’Albe et de Philippe deuxième, roi d’Espagne. »

— « Smetse, » dit Monseigneur Jésus, « ceci est très-bien, je te baille permission d’entrer en mon paradis. »

FIN.