Légendes et revenants/Les flibustiers de salons

L’imprimerie nationale (p. 107-142).



Les Flibustierslons
Les Flibde Salons


I


Nous traversons une époque où les bouleversements sociaux sont à l’ordre du jour et où les mauvais instincts de notre pauvre humanité se donnent libre carrière.

On ne voit partout, en Europe, que travail désorganisateur, sous prétexte d’organisation du travail, conspirations, grèves, indignation, meetings, révolutions, confiscations et autres sottes actions !…

La société moderne, fondée sur les assises de 89, ne trouve pas qu’elle a fait une assez large trouée dans les us, coutumes et institutions de l’autre siècle : elle voudrait achever de percer à jour ce qui reste du féodalisme, puis promener son niveau égalitaire à la surface de manière à raser les têtes — et surtout les bourses ! — qui dépasseraient en hauteur la moyenne démagogique.

Que voulez-vous que j’y fasse ?

Avec la meilleure volonté du monde, je ne pourrais empêcher le volcan de continuer sa lente, mais irrésistible et fatale éruption. Pis que cela, je prends peur ; et, dans la crainte que la lave incandescente ne me brûle les talons, je suspends mes jambes à mon cou et, au petit galop, je file de ce côté-ci de l’Atlantique.

C’est plus prudent.

***

Mais s’il y a là-bas des socialistes, des démagogues, des communards, des pétroleux, des internationaux, des intransigeants, des frères et amis, des mazziniens, des garibaldiens, des vieux catholiques, des jeunes italiens, des dupeurs et des dupés — il existe, en revanche, dans notre heureux pays, et surtout dans notre bonne ville de Québec, une bien épouvantable engeance : les Flibustiers de salons !

Ces Bédouins-là, qui s’enculottent à crédit chez Fuchs ou autres tailleurs de renom, me donnent sur les nerfs depuis trop longtemps, pour que je les laisse jouir davantage de l’impunité. Aussi, sans même leur crier : gare ! je m’insurge contre eux, je lève l’étendard de la révolte, et, poussant le formidable cri de guerre de mes ancêtres, les Picts, je lance sur eux les brigades serrées de mes griefs.

***

Les gaillards dont j’ai à vous entretenir ne sont point de ceux que l’on voit, aux jours d’orage où le peuple montre les grosses dents, jouer le rôle de meneurs et payer de leur nom, il faut leur rendre cette justice que jamais, de mémoire de tailleur floué, on ne les a vus risquer leur précieuse peau dans une démonstration comportant quelque danger.

Leur camp d’opération, à eux, n’est pas la place publique, ni la tribune, où peuvent arriver de vertes répliques, et encore moins la presse, qui nécessite des capacités réelles.

C’est bel et bien à couvert qu’ils travaillent et déploient cette habileté audacieuse qui, sur un autre théâtre, valut à leurs homonymes de l’Île de la Tortue leur terrifiante renommée. Ce ne sont point des villes qu’ils convoitent, ni des bâtiments de guerre qu’ils attaquent. Non : fi de ces émotions violentes et de ces périlleuses entreprises !

Leur objectif est tout autre.

C’est à la jeunesse, à l’inexpérience, à l’illusion candide et à l’innocence naïve qu’ils en veulent — bien sûrs qu’il n’y a là que fleurs et parfums, bons baisers et doux propos d’amour à moissonner.

Ils n’ont pour armes ni sabres, ni mousquets, ni haches d’abordage, ni tonnantes couleuvrines, — mais bien une jolie cargaison de paroles mielleuses, un assortiment complet de compliments clichés, des romances plus tendres les unes que les autres, beaucoup d’astuce et un aplomb étourdissant.

Voilà pour leurs moyens d’action.

***

Examinons un peu maintenant comment ces bons apôtres procèdent et utilisent les engins de guerre qui composent leur arsenal.

Il me faudrait écrire un volume, si je voulais entrer dans tous les détails des manœuvres employées par les flibustiers de salon pour arriver à leur but. L’ensemble de ces manœuvres, avec quelques connaissances accessoires, constitue une science redoutable et redoutée : la science du flirtage — pour employer l’expression vulgaire anglaise.

Le flibustier — dès que les poils de sa moustache se laissent soupçonner derrière l’épiderme de sa lèvre supérieure — débute dans son rôle et entre en campagne.

Il s’initie aux secrets de la joyeuse science qui lui fera, plus tard, moissonner des cœurs. Pour se faire la main, il daigne mettre le siège devant quelque jeune et facile beauté, qui ne tarde pas à capituler.

Ce premier succès est de bon augure. Il présage de bien plus éclatantes victoires pour l’avenir, surtout si l’on considère la courte durée du combat et l’insignifiance des moyens employés.

Le flibustier passe à une autre.

La lutte est plus longue ; la résistance, plus tenace ; il faut faire avancer une partie des réserves… mais, enfin, on se rend. Un second cœur s’avoue transpercé par les flèches du disciple aimé de Cupidon.

Nouveau changement, nouvelle campagne.

Le flibustier pratique de la sorte le cabotage amoureux pendant un an ou deux, jusqu’à ce qu’il se sente assez expérimenté pour tenter quelque entreprise plus hasardeuse et gagner la haute mer.

Et c’est ainsi que de conquête en conquête, de blonde en brune, l’heureux Don Juan arrive à la satiété du succès. Son cœur blasé se cuirasse d’un triple airain. Il n’aime plus ; et, s’il continue encore son œuvre de séduction, c’est plutôt pour satisfaire une sotte et ridicule vanité, que par inclination du cœur et amour pour les femmes.

Et c’est là une punition justement méritée ! Quand on passe ainsi les plus belles années de sa jeunesse à gaspiller follement ces douces floraisons du cœur et ces illusions sublimes qui constituent l’amour, on ne doit pas s’étonner si l’étiolement survient.

C’est la peine du talion, implacable et froide comme le châtiment.

***

Mais, qu’on le sache bien, le flibustier blasé, repu de succès, inaccessible aux chaudes émotions de l’amour, est encore plus à craindre que celui dont le cœur n’est pas complètement fermé à ce sentiment. Il tisse mieux sa trame, et sa tête, libre de toute entrave, calcule plus froidement les bonnes et les mauvaises chances d’une attaque. La sensiblerie ou toute autre pensée de remords ne se mettant pas en travers de ses projets, c’est d’une main sûre et d’un œil calme qu’il ajuste sa victime.

Aussi la pauvre fillette, dont la prédilection du bandit a fait choix, circonvenue de toutes parts, enlacée dans des filets invisibles, fascinée par une force occulte, irrésistible, fatale, reçoit d’aplomb tous les coups et ne tarde pas à succomber…

N’allez pas croire que j’invente ou que je charge à plaisir ce tableau des plus voyantes et plus sombres couleurs de ma palette !

Foi d’honnête homme, je n’exagère rien. Il est à ma connaissance personnelle que des faits de ce genre arrivent tous les jours et que leurs auteurs ne sont pas marqués du fer rouge.

C’est que, voyez-vous, le flibustier de salons — ce Bédouin pillard de cœurs, que recouvre un vernis de civilisation — est un être à part dans la société, une sorte de bête féroce qu’on devrait fouetter et exporter au grand désert de Sahara. Il a la manie des conquêtes et est pris d’une véritable rage de se faire aimer, tout en gardant lui-même la parfaite possession de son cœur.

Pour arriver à son but, tous les moyens lui sont bons. Il joint, à l’hypocrite finesse du renard, la ruse du serpent et la patience de la tortue. Que lui importe le trouble, que lui importe le temps, pourvu qu’il puisse ajouter aux trophées de ses victoires passées le cœur pantelant d’une nouvelle victime !

***

Terminons ce chapitre par quelques considérations au fil de la plume sur la manière de vivre et les relations de notre Lovelace dans le monde.

Autant, dans un salon, il est maniéré, complimenteur, cauteleux et d’une politesse alambiquée, — autant, en dehors, avec le sexe barbu, il est sec, pédant et sot. Les petits succès qu’il remporte quotidiennement sur les poupées enrubannées qui font l’ornement de nos salons ont doublé sa bêtise de fatuité. Habitué à triompher d’ennemis qui, pour la plupart, ne demandent pas mieux que d’être vaincus et y mettent énormément de bonne grâce, notre individu se persuade aisément qu’il est supérieur aux autres hommes et que tout doit plier sous lui.

Ces demoiselles et ces dames ont si souvent ri des fadaises apprises par ceux qui leur a récitées, que la conviction la plus enracinée dans sa cervelle est qu’il a de l’esprit. Aussi, il faut voir avec quel vertigineux aplomb il vous débite les ineffabilités les moins tolérables et les paradoxes les plus échevelés…

Le flibustier a beaucoup de connaissances mais fort peu d’amis. Ses façons cassantes et son insupportable fatuité le font fuir, à dix arpents à la ronde, des gens intelligents. Les sages l’évitent par dégoût et les imbéciles, par rivalité de profession.

S’il avait des revenus ou un salaire décent, quelques parasites et une demi-douzaine de déshérités feraient semblant d’éprouver pour lui de la sympathie, sauf à monter bonne garde autour de sa bourse… mais — res horribile dictu ! — ces paltoquets-là n’ont jamais le sou… pour la bonne raison qu’ils ont sans cesse été occupés de toute autre chose que de leur avenir et de leur établissement.

Ils vivent, pour le plus grand nombre, d’expédients, et il n’est pas un pouce carré de leurs luxurieux vêtements sur lequel le tailleur n’ait une dizaine d’hypothèques.

Comment voulez-vous, maintenant, avec une bourse plate, de la bêtise à revendre et des prétentions ridicules, que quelqu’un de sensé marche dans votre sillage ?…

Aussi, choyé, dorloté et gâté par le chignon et la crinoline, le pauvre flibustier est-il en complète défaveur auprès du pantalon.

Il s’en console et s’en venge, en portant des coups de plus en plus terrible aux cœurs féminins — coups qui ont souvent de longs et douloureux échos dans le camp des barbus.

Quand un flibustier de salon a jeté son dévolu sur une jeune fille, il décrit autour d’elle une série de cercles concentriques qui le rapproche bien vite de sa proie. Comme ces grands vautours qui, avant de fondre sur le gibier qu’ils convoitent, planent un moment au-dessus, puis l’enferment dans des spirales infranchissables, — notre homme cultive d’abord les connaissances et les amis de sa future conquête. Anneau par anneau, et avec une persévérance digne d’une meilleure cause, il remonte cette chaîne humaine, jusqu’à ce qu’enfin il se soit hissé assez haut pour entrer de plain-pied dans le salon où trône sa Dulcinée.

Une fois là l’affaire est bonne et les choses marchent comme sur des roulettes.

Il ne s’agit plus que d’étudier le caractère de la jeune fille et de faire subir au sien propre les modifications exigées par les circonstances.

Tout cela, d’ailleurs, est prévu par le code de la flibuste, et il ne faut ici que posséder une bonne mémoire et se bien pénétrer de son rôle.

Il est bien entendu qu’à un sujet mélancolique, porté à la rêverie, il faut opposer une figure d’outre-tombe, pâlie par la poudre de riz, faiblement éclairée à la lumière mourante de deux yeux quasi-fermés, et ridée, de temps à autre, par de petits sourires tristes.

La pâleur surtout est ici de rigueur. Car — comme l’a dit Émile Souvestre — « les poètes en ont tant parlé, qu’il est désormais convenu que c’est le cachet d’une sensibilité profonde et d’une âme-type. Être pâle est un don du ciel, un moyen de se faire une position sociale, un état comme celui de ventriloque ou d’albinos ; le tout est de tirer parti de ce présent de la nature. »

Il est donc extrêmement important pour tout flibustier qui se respecte de savoir être pâle à de certaines heures. Il ne faut pas lésiner sur la poudre de riz, marchander avec le fard. Qui veut la fin veut les moyens ; et ce n’est pas pour l’économie d’une misérable pincée de ces précieux ingrédients que l’on voudrait s’exposer à manquer un effet ou à faire traîner un siège en longueur !

***

Mais ce sont là des détails de mise-en-scène, des escarmouches d’avant-garde sans importance. La vraie partie ne s’engage que lorsque le flibustier, après avoir bien sondé le terrain et reconnu les points faibles de l’ennemi, démasque enfin ses grosses batteries et fait marcher son corps de bataille.

C’est alors que les phrases de roman s’avancent graves et tristes ; que le soupir suit le soupir, comme la vague suit la vague ; que les yeux pratiquent une gymnastique mystérieuse ; que les prunelles, enfer ou paradis, s’allument de flammes sinistres ou brillent d’une clarté langoureuse ; que la tête, fidèle à ses instructions, se penche mollement à droite ou à gauche, suivant le degré de mélancolie indiqué par la situation. C’est alors aussi que les compliments entrent en ligne. D’abord fusées inoffensives, ils deviennent balles, puis obus, puis mitraille et boulets ramés.

Cela dure quelques jours, quelques semaines, quelques mois même.

Il semble que le Hasard — ce dieu qui voit plus clair qu’un vain peuple ne le pense — se plaise à mettre en face l’un de l’autre les féroces combattants.

Enfin, de timides, hésitantes, voilées qu’elles étaient, les déclarations d’amour du flibustier deviennent directes et brûlantes.

Dans une scène à la Ponson du Terrail, l’habile homme se déclare brisé par une lutte épouvantable contre un sentiment qu’il n’osait avouer, — sentiment implacable qui le conduira au tombeau, s’il n’est point partagé. Il dépose ses armes aux petits pieds de la triomphatrice, se soumettant d’avance à un verdict, qui sera pour lui la vie ou la mort.

En semblables circonstances, les jeunes filles ne sont point barbares. C’est là leur moindre défaut. Aussi, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, le flibustier ne reçoit pas son billet de passage pour la barque à Caron, mais bel et bien un aveu rougissant…

Et le tour est fait.

Ce n’est pas plus malin que ça !

***

Si, au contraire, la fillette que poursuit le flibustier est rieuse, folâtre enjouée ; si elle aime les rubans, la danse, le mot pour rire, le plaisir, enfin, — notre homme a bientôt fait de changer de physionomie et d’allures.

La pâleur marmoréenne qui rendait si intéressant sa poudreuse figure se teint de rose ; les airs penchés font place à de coquins petits gestes ; la chansonnette frondeuse détrône la romance éplorée ; la conversation ne cherche plus à s’égarer dans les sentes ombreuses de la rêverie : elle préfère le terre-à-terre du cancan et des petites médisances. La danse, la musique, tout se ressent de la volte-face, et le flibustier qui connaît son art n’est pas le moins du monde embarrassé dans son nouveau rôle.

Si bien qu’on se dit : « Quel gai et charmant garçon ! » comme on avait murmuré précédemment : « Voilà un jeune homme qui doit avoir beaucoup souffert ! »

Et la pauvre enfant, objet de toutes ces démonstrations astucieuses, se laisse circonvenir de la meilleure grâce du monde et joue ainsi avec le feu dans la plus parfaite insouciance.

Mais une heure vient où un nuage de vague tristesse se répand sur son front et où son petit cœur se serre sous l’étreinte de la mélancolie.

Alors, adieu le rire aux francs éclats ! adieu les pensées limpides et roses ! adieu les joies naïves de la jeune fille que l’amour n’a pas encore effleurée de son aile ! adieu la paix et le bonheur !

Le flibustier est victorieux ; le flibustier est aimé !

III

Balzac — dans son livre : La Physiologie du Mariage — a écrit de fort intéressantes et surtout fort ingénieuses choses sur l’amour dans l’état conjugal ; il a photographié, pour ainsi dire, chaque sentiment, chaque pensée, chaque mobile des époux, et il conclut par des statistique peu encourageantes pour ceux qui espèrent le bonheur dans l’hyménée ; des centaines de philanthropes ont noirci des centaines de pages pour trouver un remède à l’abaissement graduel et constant du niveau moral de la société ; enfin tous les écrivains de haut parage qui se sont occupés de physiologie sociale, ont recherché les causes primordiales de la décadence des mœurs dont notre société contemporaine offre le spectacle.

Ils ont bâti des thèses magnifiques, produit des arguments irrésistibles et en sont venus à des conclusions encore plus irrésistibles…

Le grand Balzac s’est fourvoyé, et les autres aussi.

Si notre société est corrompue, sceptique, matérialiste ; si le bonheur s’est fait mythe ; si la philanthropie et l’amitié n’existent plus qu’au Monomotapa ; si l’ivrognerie envahit la famille et engendre la désunion, la pauvreté, la haine ; si les enfants, dédaignant les occupations de leurs pères, s’enfuient du toit paternel et filent vers l’étranger ; si les esprits sont inquiets, agités, avides d’émotions et turbulents ; si, enfin le monde est sourdement travaillé par des influences fatales — socialisme, haine du riche, soif de jouissances, etc., — il faut en accuser… les flibustiers de salons !

Je le prouve.

***

Je n’ai besoin, pour cela, que de faire un petit calcul à la Balzac… celui-ci, par exemple :

Les hommes et les femmes étant créés à peu près en nombre égal — il s’ensuit que, dans les vues de Dieu, chaque homme doit avoir sa femme, qui se rencontre fatalement sur son passage un jour ou l’autre.

Or, les flibustiers de salons, en accaparant chacun l’amour d’une cinquantaine de femmes dans le cours de leur vie lovelacienne, détruisent nécessairement l’équilibre. Les lésés, à leur tour, cherchent à se refaire aux dépens d’autrui et ne manquent pas de heurter là où ils dirigent leurs vues, des intérêts contraires, des sympathies et des sentiments légitimes. Il s’ensuit une succession de chocs, un culbutis de passions, un véritable ressac de petites ambitions désorientées et aigries.

Tout cela se mesure du regard, se défie, se combat se déchire — tant et si bien que l’on finit par se haïr cordialement et par voir dans chaque figure d’homme un ennemi.

J’ai lu que dans certains endroits des Alpes et des Pyrénées, il suffit de la plus insignifiante cause, du plus léger ébranlement de l’air, pour amener des avalanches effroyables : une petite pierre, partie du sommet et roulant sur le flanc de la montagne, précipitera dans les abîmes d’énormes masses de neige, qu’un miracle retenait aux aspérités.

Eh bien ! dans notre société, cette cause infime, ce caillou qui ne vaut pas même un regard, c’est le flibustier. Il donne le branle aux dissensions, il détruit l’équilibre entre les hommes et les femmes, allume le brandon de la haine et excite à la vengeance.

Il y aurait ici à enregistrer bien d’autres conséquences qui résultent de l’influence malsaine du flibustier dans la société ; mais le cadre restreint dans lequel ma plume prend ses ébats ne me permet point d’exhumer ces horreurs-là.

Je ne puis cependant résister au désir de m’arrêter à l’une d’elles, tant à cause de son importance capitale, que parce qu’elle est une source de méprises pour un grand nombre de jeunes gens à marier.

Voici.

***

On se plaint généralement — avec raison — de la coquetterie de plus en plus astucieuse de nos jeunes filles. Non contentes de faire ressortir les charmes que leur a donnés la nature, elles ont recours au postiche et il n’est pas d’artifice qu’elles n’emploient pour mettre en évidence le moindre de leurs attraits. Bon gré mal gré, elles veulent se dessiner en relief.

Peut-être bien est-ce pour ne pas faire mentir ce bon La Bruyère, qui a dit : « Une femme coquette se soucie peu d’être aimée ; il lui suffit d’être trouvée aimable et de passer pour belle ! »

Pourtant, je ne crois pas. Les dix-neuf vingtièmes des demoiselles dont je parle ne connaissent la bruyère que pour l’avoir foulée de leurs bottines satinées, dans les excursions qu’elles ont faites à la campagne. Pour ce qui est du savant moraliste, c’est un vieux grognard démodé, que l’on ne tient pas à rencontrer en son chemin et que l’on évite le plus possible.

Il n’importe. Pour une cause ou pour une autre, les jeunes filles de nos jours sont coquettes et déploient une grandissime habileté dans la confection de ces bouquets d’adorateurs dont elles jonchent en badinant fort spirituellement, le chemin qui mène à leur cœur.

Avec des adversaires aussi madrés les pauvres diables d’amoureux qui ne sont pas initiés aux mille petits secrets de l’art de se faire aimer, sont sûrs de rester en route et de ne jamais arriver à bon port — du moins tant que l’âge de mademoiselle ne l’avertira pas qu’il est temps de redouter le bonnet de Ste-Catherine.

En face d’une pareille conjoncture — cela se conçoit — il n’y a plus à coquetter, ni à tâtonner. La belle inhumaine qui, jusqu’à cette fatale échéance, n’a vu dans son persévérant et sincère adorateur qu’un ennuyeux bâton dans les roues de son char doré, met sur ses yeux les lunettes de la réflexion et daigne examiner l’homme qui veut se marier avec elle.

Elle recueille péniblement les débris de son cœur, semés un peu partout, recompose tant bien que mal cet organe délabré, verse une larme de regret sur les plaisirs évanouis de sa jeunesse et, enfin… consent à échanger, contre l’ardent et profond sentiment du jeune homme, le peu d’amour flétri qui lui reste.

Et l’on se marie !

Oui, c’est ainsi que les choses se passent le plus souvent, et j’éprouve — il faut l’avouer — une certaine tristesse à constater ce machiavélisme féminin.

Maintenant, comme il n’y a pas d’effet sans cause, à qui faut-il s’en prendre et jusqu’où faut-il remonter pour trouver la raison de ce dévergondage ?

C’est Madame Gottio — une femme entendue en pareille matière — qui va répondre. « Les femmes, dit-elle, doivent aux hommes leurs travers, leurs défauts et leur coquetterie même. »

Vous avez parfaitement raison, madame. Si certains hommes ne méritaient pas le titre de flibustiers de salons, et si, pour exercer cet état, ils ne flattaient et ne gâtaient outre mesure les femmes ; si, par leur inconstance et leur papillonnage systématiques ils ne leur enlevaient cette foi naïve en l’amour, qui protège le cœur contre les tentations du flirtage ; si, pour tout dire, ils ne forçaient les jeunes filles à s’armer de toutes pièces pour être en mesure de repousser les traîtreuses attaques qu’ils dirigent sans cesse contre leur inexpérience et leur bonne foi, — eh bien ! la coquetterie féminine, au lieu d’être une plaie envahissante, ne serait plus qu’un mot bien innocent ?

Tant et si bien, qu’il faudrait retourner ces vers de Lamothe :

« C’est providence de l’amour

Que coquette trouve un volage. »

Le jour où les jeunes filles s’apercevront que le nec plus ultra n’est pas de savoir mettre la bouche en cœur pour chanter la romance ; où elles reconnaîtront que les hâbleries des beaux diseurs ne les conduisent à rien de bon ; où elles constateront que leurs complaisances servent de marchepied à la plus sotte et à la plus ridicule des vanités, — ce jour-là les flibustiers de salons verront pâlir leur étoile et iront s’éteindre dans l’insignifiance, d’où ils n’auraient jamais dû sortir.

V.-E. DICK.