Légendes et revenants/Le Vol au Fantôme

L’imprimerie nationale (p. -43).



Le Vol au Fantôme


I


— Je te dis que c’en est un.

— Allons donc !

— J’en suis sûr.

— Impossible.

— Je l’ai vu de mes yeux.

— Vous avez mal vu.

— C’est-il pas sacrant !… j’ai mal vu !… Mais puisqu’il était derrière ma grange à minuit !

— Il n’était pas là, puisque Magloire Niquet, qui revenait de chez sa blonde, prétendit l’avoir rencontré au Détour de la rivière Sauteuse, à la même heure.

— C’est Magloire qui a la berlue. J’étais soûl, non-da.

— Dame… ça peut arriver à tout le monde.

— Merci, mon garçon : tu es poli, toi, avec tes suppositions.

— Je voulais rire, père Nolet…

— C’est ça… En jouant les chiens mordent. Enfin, n’empêche ! Je répète tout de même que je l’ai vu hier, à minuit, derrière mes bâtiments. Il était blanc de la tête aux pieds, et m’a paru long comme une pagée de clôture.

— Tant que ça ?

— Si je me trompe, c’est en moins.

— Hum ! et vous avez eu peur ?

— Un peu, mon gars. J’aurais voulu t’y voir.

— Oh ! moi, vous savez bien que je ne crois pas aux revenants, et que, par conséquent, il leur est défendu de se montrer quand j’y suis.

— Ris tant que ça te plaira, Prosper Gagnon. Depuis que tu as usé le fond de tes culottes sur les bancs du séminaire, tu ne crois plus à rien.

— Pas à vos histoires de fantômes, du moins.

— On verra ça, mon petit. Le père Nolet n’est pas si sot qu’il en a l’air.

Et le bonhomme, rajustant d’un coup de poing son bonnet de laine, se mit à bourrer sa pipe avec humeur



II


Cette conversation avait lieu dans une maison d’habitant de la petite paroisse de… Vide-Poche — laquelle ne se trouve pas à cent lieues de Québec, il s’en faut de beaucoup.

Les deux interlocuteurs — un petit vieux à l’air chafouin et un robuste jeune homme en costume de paysan aisé — se tenaient dans la cuisine, près d’un grand poêle de fonte qui ronflait joyeusement comme en plein hiver, bien qu’on ne fût encore qu’au mois de novembre.

C’est qu’il faisait au-dehors une jolie brise de nord-est tout imprégnée d’embruns, et qu’à cette époque de l’année, les vents humides ne sont pas précisément chauds.

Sept heures du soir venaient de sonner. Une grosse fille à mine réjouie achevait de laver la vaisselle du souper ; la mère Nolet tricotait dans son coin favori, et les garçons étaient sortis aussitôt après le repas pour mettre la dernière main au ménage de la grange.

Par conséquent, le voisin Prosper, arrivé depuis une demi-heure, faisait seul les frais de la conversation avec le père Nolet, en attendant les veilleux habituels, qui ne pouvaient tarder.

Il ne faut pas parler des deux autres personnages, la mère et la fille, attendu que la première passait sa vie à soupirer, sans qu’on ait jamais pu savoir pourquoi, et que la seconde ne savait que rire à tous propos et hors de propos.

Mais parlons du voisin Prosper et disons de suite que ce voisin-là — en gourmet qui avait mangé du latin et bu du grec — n’avalait plus qu’avec une extrême circonspection les contes bleus qui courent les campagnes et sont la joie des veillées d’hiver.

Un savant qui avait fait sa quatrième, songez-y donc !

Aussi venons-nous de l’entendre gouailler sans cérémonie ce pauvre père Nolet, en train de lui ingurgiter une nouvelle histoire de revenant.



III


Pourtant, en voyant la mine renfrognée du bonhomme, il se repentit un peu d’avoir ainsi heurté de front une croyance générale dans la paroisse.

— Voyons, père Nolet, dit-il, il ne faut pas me bouder parce que je ne crois pas les yeux fermés à votre fantôme. Parlons-en plutôt.

— À quoi bon ?

— À me renseigner, à me persuader.

— C’est que je n’y tiens pas, vois-tu. Vous autres, jeunes gens éduqués, vous vous croyez plus fins que les anciens, mais vous avez encore des croûtes à manger avant de savoir ce qu’ils savent…

— D’accord.

— Et de voir ce qu’ils ont vu.

— C’est vrai.

— Eh bien ! alors, quand je te dis que j’ai vu un revenant la nuit dernière, pourquoi rire ?

— Parce que je n’y crois pas, aux revenants. Ma raison se refuse à admettre leur existence. Allons, père Nolet, pensez-vous que les morts n’ont pas autre chose à faire qu’à se promener, comme ça, par les nuits froides, dans nos pauvres campagnes ?

Le père Nolet fit entendre un petit rire moqueur.

— Voilà pourquoi, sans doute, dit-il, depuis huit jours on en voit un qui se lamente tantôt ici, tantôt là, du moment que sonne minuit.

— Le vôtre se lamentait donc ? demande Prosper, renonçant à désabuser le bonhomme.

— S’il se lamentait ?… Un peu, mon garçon, à preuve que les dents me claquaient dans la bouche.

— Que disait-il ?

— Ce qu’il disait ?… Ah ! dame… c’est que je n’étais guère en état de comprendre…Pourtant, j’ai cru saisir : « Pitié mon frère ! une aumône pour racheter ma pauvre âme !… » Je lui ai jeté tout ce que j’avais dans ma poche, et j’ai pris ma course. Voilà.

Prosper eut bien envie de rire aux éclats ; mais il se contint, dans la crainte d’exaspérer le bonhomme, et se contenta de hausser les épaules.

En ce moment, d’ailleurs, un bruit de bottes sauvages battant la chamade devant la porte annonça l’arrivée des veilleux.



IV


Ils étaient cinq ou six et paraissaient violemment excités. Magloire Niquet tenait la tête. C’est lui aussi qui parlait au moment où la petite troupe entra. Son grand corps maigre se penchait au-dessus de ses compagnons, comme pour les magnétiser, et ses gros yeux semblaient lancer des étincelles.

Pour dire la vérité, ce Magloire Niquet n’avait pas une trop bonne figure, avec sa tignasse ébouriffée et son nez en bec d’oiseau de proie. On le craignait vaguement, bien qu’il n’eût jamais fait de mal à personne, et sa liaison avec la fille au père Fagnan, la grande Hortense, ne contribuait pas peu à le faire redouter.

Le père Fagnan passait pour un peu sorcier. Il demeurait seul avec Hortense en plein bois, à une dizaine d’arpents plus loin que le Détour de la rivière Sauteuse. Or, ce que les bonnes gens de Vide-Poche appelaient le Détour de la Sauteuse était une gorge profonde, fortement boisée, et au fond de laquelle la petite rivière coulait en torrent, bondissant d’une cascade à l’autre.

Ce bout de paysage, charmant le jour, empruntait aux vagues clartés de la nuit je ne sais quel caractère étrange et mystérieux qui impressionnait fort les imaginations superstitieuses de l’endroit. On ne s’en approchait, après le soleil coucher, qu’à son corps défendant. Ce qui n’empêchait pas maître Niquet d’y passer tous les soirs que le bon Dieu amenait pour aller voir Hortense.

Depuis plusieurs années déjà, ce manège durait sans interruption et sans amener de résultats ; mais enfin, disait la rumeur, les deux amoureux allaient bientôt se marier, au grand soulagement de tout le monde, que la folle témérité de Magloire énervait.

L’obstacle, disait encore la rumeur, était venu du père Fagnan — lequel ne connaissant à Niquet d’autre état que celui de chasseur et de coureur de bois, lui avait obstinément refusé sa fille, jusqu’à ce que notre amoureux eût amassé un sac d’écus.

Or, il paraît que Magloire avait satisfait à cette exigence, ou était sur le point de le faire, car il ne se gênait nullement d’annoncer partout son futur mariage.

Où diable, se disait-on, Magloire Niquet a-t-il pu pêcher ses écus, lui qui passe son temps à flâner ?

C’est ce que les bonnes gens de Vide-Poche n’allaient pas tarder à savoir.



V


— Bonsoir, père Nolet et la compagnie, dirent les veilleux en franchissant la porte.

— Bonsoir, asseyez-vous, répondit le bonhomme, en se levant à demi.

— Pas avant de savoir si c’est vrai, père Nolet… repartit Magloire Niquet, qui s’avança près du poêle.

— Oui, mon garçon, c’est vrai.

— Vous l’avez vu ?

— Comme je te vois.

— À quelle heure ?

— À minuit sonnant.

Magloire se retourna vers ses compagnons :

— Quand je vous le disais !

Les veilleux s’entre-regardèrent avec effroi.

Niquet reprit :

— Père Nolet, la chose est grave, car moi aussi j’ai vu un fantôme à peu près vers cette heure-là. Il était debout sur la pointe du rocher qui domine la plus grosse chûte de la Sauteuse, en plein Détour. Il était enveloppé dans un grand suaire blanc et m’a paru si long, si long… que c’est à peine si je voyais ses yeux qui flambaient comme des tisons.

— Brrrrrou ! fit-on, à la ronde.

— Comme le mien !… et c’est le même ! murmura le père Nolet.

— Hein… vous dites ?… demanda Magloire.

— Je dis que ton fantôme et le mien ne font qu’un… à moins — ce qui est bien possible — que tous les gens de l’autre monde ne se ressemblent.

— Pour ça, non… car il y en a des petits et des grands, bien sûr.

— Qu’en sais-tu ?

— Je l’ai entendu dire.

— Au fait, pourquoi pas ? Mais laissons cela et raconte-nous un peu ce qui t’est arrivé.

— Voilà ! fit Magloire qui semblait ne pas demander mieux, et s’installa à cheval sur une chaise. Je revenais de chez ma future, la grande Hortense, comme vous savez. Il pouvait être environ minuit moins cinq ou dix. La nuit était belle, quoique un peu noire. Un coin de lune de temps à autre, avec une dizaine d’étoiles dans les déchirures des nuages… j’en avais tout plein pour me guider. On connaît le chemin qui mène chez mamezelle Hortense Fagnan, Dieu merci.

— Abrège, Magloire, abrège.

— Ça va y être, père Nolet ; prenez patience. Je marchais donc bon pas et je m’engageai bientôt dans le petit bois du Détour. Tout à coup, flac ! me voilà arrêté ; les jambes me manquent ; pas moyen de faire un pas de plus… Je crois avoir vu une vision ; j’écarquille les yeux ; je me pince ; je me raidis… Ouache pas d’affaire. Je vois toujours la même chose à la même place, c’est-à-dire un fantôme blanc, haut comme un moyen sapin, et perché sur le bord de la crevasse où mugit la Sauteuse… La peur me prend… je m’évanouis un peu, mais pas assez cependant pour tomber. Comme j’avais fermé les yeux, j’en risque un : le spectre est toujours là !… Hum ! Hum ! je m’essuie le visage avec la manche de mon capot : me voilà mieux. J’ose alors regarder le fantôme en face, et je me flanque deux bonnes gifles pour m’exciter la bile…

— Abrège donc, Magloire ; jamais tu n’arriveras.

— J’y suis : minute ! Tout à coup, qu’est-ce que je vois ?… Mon coquin de revenant qui me fait signe d’approcher, avec son grand bras maigre ! Ah ! Seigneur ! la colique m’empoigne pour de bon ; mais que faire !… Me sauver ?… pas si fou : il n’aurait mis la main au collet en deux enjambées ! Je me risque donc et j’avance, j’avance doucement, à petits pas, sans faire de bruit…

— Plus vite, Magloire, plus vite.

— Ouache ! comme vous allez vous autres ! J’aurais bien voulu vous y voir… Plus vite, hum ! c’est qu’on a les jambes faibles, tenez, sur le coup de minuit, dans un endroit écarté et seul en présence d’un échappé du purgatoire !

— Tu te trompes ; ce n’est pas ça…

— Je vous dis que oui, moi. Enfin, n’importe, continuons. À force de mettre mes pieds l’un devant l’autre, je me trouve arrivé à une demi-toise de mon homme… de mon fantôme, je veux dire. Inutile d’ajouter que je suis plus mort que vif et que les coliques me coupent en deux. Pourtant, je ne suis pas peureux de mon naturel.

— C’est vrai, ça ! murmurèrent les auditeurs.

— Que voulez-vous, ça ! Chacun a ses petites faiblesses à de certaines heures. J’en étais là.

— Tu en étais à ce que le fantôme allait te dire ! interrompit avec impatience le père Nolet.

— Ça va venir. Laissez-moi au moins le temps de l’aveindre de mon gosier. Voilà. Une voix creuse se fit alors entendre. Elle semblait sortir des entrailles du rocher : « La charité, mon frère ! disait la voix ; une aumône pour racheter ma pauvre âme ! »

— C’est lui ! C’est le même, interrompit de nouveau le père Nolet.

Magloire continua, comme s’il n’eût pas entendu :

— La charité ? que je lui répondis, mais je n’ai pas le sou ! mon pauvre revenant. — Tu n’as pas d’argent… Écoute alors, et je te tiendrai quitte de l’aumône que tu me dois, si tu fais ce que je vas te dire. Voilà dix ans que je suis mort et que je languis dans les flammes du purgatoire pour avoir volé la fabrique de Vide-Poche. Un sacrilège, hélas ! J’ai encore dix ans à faire. Mais mon St. Patron a obtenu du bon Dieu que je descendrais sur la terre tous les mois de novembre pour amasser la somme que j’ai volée autrefois. Cette somme est de deux cents piastres… Laisserez-vous, chrétiens de Vide-Poche, un de vos frères se consumer dans la plus horrible des agonies pour une bagatelle semblable ? — Oh ! non, assurément, pauvre âme que vous êtes ! que je m’écriai en pleurant presque, — Eh bien ! mon bon frère, acheva le fantôme, demande à ceux qui furent mes amis quand j’habitais cette vallée de larmes de venir vendredi prochain, à l’heure de minuit, déposer leur offrande dans le trou que tu vois là, à ma gauche, entre ces deux rochers près desquels bouillonne la Sauteuse. Je prierai pour eux quand je serai dans le ciel.

Je m’approchai et me penchai au-dessus du ravin pour voir l’endroit désigné par le fantôme. Je le reconnus aisément. C’est un trou profond, presque toujours à sec qui s’ouvre au pied de l’escarpement où se brise la rivière. Tout en me relevant, je faisais la réflexion qu’un habitant de l’autre monde était seul capable d’aller prendre là les offrandes qu’on y jetait, lorsque je m’aperçus que le fantôme avait disparu… Je crus même voir son long vêtement blanc flotter entre deux nuages, puis s’évanouir dans le voisinage des étoiles.

Je n’ai pas besoin de vous dire si je me hâtai de descendre aux maisons. Je courus comme un dératé, sans regarder en arrière, de peur d’apercevoir le grand corps de mon spectre, emboîtant tranquillement le pas pour me rattraper.

En finissant ces mots, Magloire Niquet se leva.

— Voilà, père Nolet et la compagnie, dit-il, ce que j’avais à vous confier. Agissez comme il vous plaira, mais mon devoir était de vous rapporter les paroles du fantôme. Je vous laisse pour continuer ma tâche. Bonsoir.

Et il sortit avant que personne ne fût revenu de la stupeur causée par son étrange histoire.

Quand la porte se fut refermée sur Niquet, les veilleux regardèrent tous le maître de la maison.

— Eh bien ! père Nolet ?… firent-ils.

— Mes enfants, répondit gravement le bonhomme, il faut aller au Détour à l’heure fixée par le fantôme… Il faut racheter cette pauvre âme !

— On ira ! on ira ! s’écrièrent les veilleux.

— Moi aussi, j’irai ! dit Prosper Gagnon, qui n’avait pas soufflé mot depuis longtemps, mais ce sera pour vous faire assister à une jolie fin de cinquième acte dans la comédie qui se joue.

Les veilleux comprirent-ils la métaphore de l’ex-élève de quatrième ?

Il est probable que non, car ils se reprirent à parler fantômes et revenants comme de plus belle.

On se sépara fort tard dans la soirée.



VI


À six jours de là — c’est-à-dire le vendredi suivant — quelques minutes avant minuit, un étrange spectacle pouvait être vu sur une des rives de la Sauteuse.

C’était une longue file d’hommes, de femmes et même d’enfants qui se glissait dans l’obscurité de la nuit, à peine combattue de temps à autre par un maigre rayon de lune. Parmi ces gens, il y en avait une bonne moitié qui pliaient sous des fardeaux de diverse nature… Les uns portaient des poches, les autres des quartiers de viande, d’autres des pains de froment, d’autres encore de la galette, d’autres enfin des légumes crus et divers articles difficiles à inventorier.

La procession marchait en silence, se dirigeant vers le Détour de la Sauteuse. Un homme tenait la tête : c’était le père Nolet.

Arrivé à un petit bois où la rivière fait un coude et où le terrain commence à s’accidenter, la procession s’arrêta.

Un homme seul continua d’avancer et s’engagea timidement sous le couvert des sapins : cet homme était encore le père Nolet.

Il revint au bout de cinq minutes.

— Marchez, dit-il, mais un à un… et pas un mot.

La voix du bonhomme tremblait et ses jambes flageolaient.

Ce que voyant et entendant, la foule hésita, mais lui :

— Minuit va sonner : dépêchez-vous donc !… Voulez-vous faire un malheur ?

La foule n’hésita plus et s’ébranla sur toute la ligne. Les derniers poussaient les premiers, si bien que la tête de la colonne déboucha en peu de temps sur une sorte de plateau rocheux dans les entrailles duquel la rivière avait creusé son lit. On l’entendait mugir à quelques perches de là.

Rien d’extraordinaire sur le plateau… Les grands sapins qui lui servent de bordure se balancent mollement, effleurés par une brise légère. L’extrémité inférieure de leur tronc se dessine à peine dans l’ombre plus épaisse…

On dirait la colonnade de quelque palais enchanté.

Tout à coup un timbre lointain sonne lentement les douze coups de minuit… et il arrive une chose effrayante : les grands sapins semblent s’écarter et le fantôme surgit !

À cette apparition, bien qu’elle soit prévue et… espérée, la foule s’écrase, s’affaisse contre terre. Un sourd murmure de terreur s’exhale de tous ces corps prosternés, et le fantôme peut majestueusement prendre place sur la pointe de son rocher, sans qu’on le voie se mouvoir.

Cependant, un homme se relève le premier : c’est toujours l’intrépide père Nolet. Il s’avance en titubant de peur. Arrivé à dix pas de l’apparition, il ôte son bonnet, s’incline jusqu’à terre et se dirige vers le bord de l’escarpement indiqué par Magloire Niquet. Là il tire de sa poche un rouleau d’écus et le laisse tomber dans le trou béant qu’il devine plutôt qu’il ne voit.

Puis il se retire humblement.

Tout le monde en fait autant, d’abord ceux qui ne portaient rien, puis les autres que nous avons vus pliant sous leurs étranges fardeaux.

À chaque aumône déposée en lieu sûr, le fantôme s’incline poliment. On jurerait qu’il sourit, le brave mort, tant il paraît aise de l’empressement de ses amis terrestres.

Cependant, le défilé tire à sa fin… Il reste à peine quelques retardataires que la peur a retenus jusque-là, mais qui s’avancent enfin.

L’apparition est de plus en plus gracieuse ; elle plie sa longue échine avec une désinvolture !… Jamais on ne vit fantôme plus guilleret. N’était le décorum que doit garder tout revenant qui se respecte, il se frotterait les mains, j’en suis sûr, comme un marchand de pâte à razoir qui fait recette. Mais il faut de la tenue : mort exige !

Tout à coup, une étrange rumeur parcourt les rangs de la procession comme un courant électrique. Prosper Gagnon, qui se trouvait avec les autres, vient de disparaître… Il s’est sauvé, sans nul doute… Il a eu peur, l’incrédule : le spectre est vengé ! Les voilà bien, ces esprits forts qui ne croient à rien : le verbe haut quand ils sont loin, le caquet bas quand ils sont près.

Telles sont les réflexions de tout le monde, et surtout du père Nolet, lorsqu’une terrible diversion vient en changer le cours et porter à son comble l’épouvante des assistants…

Prosper Gagnon lui-même débouche de la forêt en arrière du fantôme et marche rapidement sur lui. Il tient à la main une longue gaule, qu’il brandit d’une manière des plus significatives…

Un même cri étouffé jaillit de toutes les poitrines et avertit le revenant que quelque chose d’insolite se passe derrière lui…

Il se retourne, mais trop tard, la gaule de Prosper s’est abattue sur ses épaules… un craquement s’est fait entendre et la moitié supérieure du pauvre fantôme s’est détachée du reste du corps pour aller tomber, avec le linceul qui la drapait, à vingt pieds plus loin.

L’autre moitié est restée debout, intacte mais ahurie au possible ; c’est l’aimable et maigre personne de Magloire Niquet !

Pendant que chacun semble frappé de stupeur, la voix de Prosper Gagnon s’élève, railleuse :

— Eh bien ! bonnes gens de Vide-Poche, je vous avais promis un dénouement à la comédie du fantôme, que dites-vous de celui-ci ?

Puis se tournant vers Niquet toujours immobile et piteux :

— Excuse-moi, Magloire ; je ne t’ai pas touché, au moins ?

— Non… murmura celui-ci, mais… une si belle industrie éventée ! manquée !… Allons, il est écrit que je n’épouserai pas Hortense !

— Au contraire, garde tout ce

butin et marie-toi : tu l’as bien gagné. Aussi bien, il serait difficile d’aller reprendre ce qu’on vient de jeter dans ce précipice

— Je m’en charge ! cria l’ex-fantôme, en exécutant sur son rocher une série de folles gambades.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les bonnes gens de Vide-Poche retournèrent piteusement chez eux, jurant mais un peu tard, qu’on ne les y reprendrait plus.

Je ne vous conseille pas d’aller leur parler fantômes ou revenants, si vous, tenez à être bien reçus.


Château-Richer nov. 1879.