Les Vendanges de la Galinière




Or, cette année là, il y eut à Béziers une grande disette !

Quelle était cette année ? la date est imprécise, mais c’est certainement au Moyen âge : l’époque des plus beaux miracles de la Légende dorée !

Les Sarrasins d’Espagne, toujours prêts à bondir sur nos plaines fécondes en avaient ravagé les vignes et les champs, et ce qu’avaient épargné les Vandales, avait été détruit par la pluie, la grêle et les inondations.

À la place des beaux raisins de jais et d’ambre suspendus aux ceps vigoureux, on ne voyait que de pauvres grappes à demi-desséchées, et pas avant deux mois, ne pouvait être récoltée ets maigre provende…

Et un jour, ce cri retentit dans la ville : il n’y a plus de vin !…

Or, qui dira tout ce qui peut tenir pour Béziers dans ces mots : il n’y a plus de vin ?…

Autant dire l’arrêt de la vie ! Plus de marchands au drapeau avec leurs petits pavillons tricolores emmanchés d’un roseau, plus de processions infinies des longues charrettes, chargées des lourdes barriques, plus de Messieurs affairés, sur les Allées, le vendredi…

Il n’y avait plus de vin !… Tristes et résignés, les Biterrois durent s’accommoder de l’eau de leurs fontaines… Ils pâlirent, ils maigrirent, ils n’avaient plus de vin…

Mais la disette avait une suite plus grave : lorsque les Maures eurent repris le chemin de l’Espagne, et retrouvé leurs mosquées de marbre et leurs patios parfumés d’orangers, les sacristains des églises de Béziers, — il y en avait vingt-cinq en tout disent nos vieilles chroniques —, s’aperçurent que les burettes étaient vides : il n’y avait plus de vin !

Ils firent leur rapport aux curés des paroisses et ceux-ci, aussitôt, se prosternèrent, chacun suppliant l’Ange protecteur de son église de lui porter un prompt secours.

Les beaux Anges de Béziers entendirent ces prières, mais comment les exaucer !… Émus de tant de détresse, la nuit venue, ils se réunirent dans le cloître de Saint-Nazaire, en conseil… Et ce fut le plus ravissant des spectacles !

Assis ou debout sous les arceaux légers, avec leurs longues robes tombant autour d’eux en plis souples, leurs manches étroites serrées aux poignets par un fil d’or, leurs ceintures brillantes et leurs auréoles cloutées de petits diamants, ils étaient tels, que l’Angelico les peignit au mur des cloîtres de Florence. Leurs beaux pieds nus se posaient sur les dalles, et leurs ailes, si blanches et si longues, dépassaient leurs épaules et de la pointe touchaient le sol.

— Cette épreuve ne peut durer, dit l’Ange de Saint Jacques, le sacristain n’a rien eu ce matin à mettre dans les burettes, l’office est interrompu !…

— La cathédrale n’est pas mieux partagée, reprit l’Ange de Saint Nazaire, des dons qui nous ont été faits l’an dernier, il reste à peine quelques gouttes !

— Nous avions encore ce matin une petite réserve, poursuivit l’Ange de la Madeleine, mais un enfant de chœur, en jouant, vient de briser l’amphore, il ne nous reste plus rien…

— Hélas, soupira l’Ange des Pénitents Bleus, il en est de même chez nous, il faut décider quelque chose.

Et la conférence prit fin sur la proposition de l’Ange de Saint Aphrodise, d’aller prendre le plus tôt possible les ordres de Là-Haut !…

Aussitôt ils déployèrent leurs grandes ailes. Dans la nuit claire, des fils de la Vierge flottaient, quelques-uns s’y suspendirent, les autres s’envolèrent en planant, et ayant traversé l’espace azuré, la Voie lactée et ses millions d’étoiles, le Zodiaque et ses signes mystérieux, ils arrivèrent aux Portes Éternelles, que gardent en tremblant les Séraphins agenouillés…

Ce fut l’Ange de Saint Nazaire, qui, s’adressant à Saint Pierre, répéta, avec la concision évangélique, le cri de détresse de la Ville aux belles vendanges : ils n’ont plus de vin…

Il y a ici, répondit le Divin Porte-Clefs, un Saint qui vous viendra en aide. Saint Isidore fut un cultivateur dont vos pareils, respectant la prière, labouraient et soignaient les champs. En temps de disette, il répandait autour de lui une miraculeuse abondance, et un jour d’hiver, ayant vu des multitudes d’oiseaux mourant de faim sous la neige, il les nourrit avec le blé qui coulait intarrissable, de ses mains levées vers le ciel… Il doit être ici ! Et Saint Pierre désignait une avenue lumineuse et bordée de lys, qui semblait infinie…

Les ordres, célestes durent être précis !…

La nuit venue, les Anges de Béziers déployèrent leurs ailes et redescendirent vers ce monde de misère — où il y en aura jusqu’à la fin du monde, qui hélas, n’auront pas de vin ! — Ils volèrent sans s’arrêter sur la ville, puis ils remontèrent légèrement la vallée de l’Orb, et s’arrêtèrent au pied d’une de ces collines, qui prolongent le promontoire sur lequel s’élève Béziers.

Là, sous les platanes, au milieu des vignes, était blottie une ferme de si bonne mine, qu’elle faisait plaisir à voir !… Son nom, évocateur de la gent emplumée et du cri national de chanteclair, était : la Galinière, et si vous eussiez demandé ce qui avait fixé sur elle le choix de Celui qui remplit un soir les urnes des fiancés de Cana, l’on vous eût répondu qu’elle était arrosée par les sueurs d’un Saint et sanctifiée par le prix de ses œuvres…

Ce Bienheureux, tous les Biterrois le connaissent, son histoire est leur histoire, il n’en est pas de plus belle dans la Légende dorée…

Andieu était le fils d’un laboureur, tout enfant il embrassa le métier de son père. Il vivait, cultivant la terre féconde, célébrant par des chants sa joie sainte, mêlant sa voix, dit-on, à celle des oiseaux, et leur disant comme le Saint d’Assise : Venez, mes sœurs les avettes et louons le Seigneur… Son salaire passait dans la besace des pauvres ou dans le sac des pélerins si nombreux alors sur nos chemins, car, on le sait, Béziers jalonnait la route de Saint-Jacques…

Il n’était que le serviteur, mais volontiers on l’eût pris pour le maître. Il l’était par la dignité de ses manières, la gravité de son visage, sa taille cambrée par l’habitude du labeur en plein air, et cette noblesse du geste, lorsqu’il conduisait le pas majestueux de ses bœufs et que l’aiguillon dans sa main prenait l’autorité d’un sceptre. Sa voix avait l’hésitation de ceux dont le respect est la règle, et l’on sentait dans ce Simple, quelque chose d’infiniment grand…

C’est vers ce Juste que Dieu députait ses Anges…

Il avait commencé ses prières nocturnes lorsque ceux-ci approchèrent : quant au maître de la Galinière, il dormait depuis longtemps.

Ils frappèrent à la porte rustique : Ouvrez au nom de Jésus-Christ, dirent des voix plus harmonieuses que les violes et les luths…

Andieu recula devant les beaux Anges, il fut seulement surpris de leur nombre, car il en voyait souvent…

— Les calices sont vides à Béziers, dit l’Ange de Saint Nazaire, le Seigneur nous envoie vendanger à ta vigne, donne nous ce qui est nécessaire, il faut que tout soit fini avant le lever du soleil…

Andieu bénissant le Créateur d’avoir été choisi pour aide aux Messagers célestes, se hâta d’apporter des paniers, des corbeilles, des serpes, et tout ce qui est nécessaire pour la cueillette des raisins.

Or, pendant ces apprêts, un souffle divin passait sur les vignes de la Galinière… les grappes, vertes naguère, étaient maintenant de la couleur du jais, et rappelaient par leur grosseur celles de la Terre Promise. Elles pendaient nacrées et lourdes au bout des ceps rajeunis…

Et ce fut alors un tableau ravissant :

Sous le velours de la nuit de Juillet, éclairés par un mince croissant de lune, les beaux Anges s’empressaient. Les uns cueillaient les pampres mûrs et les plaçaient dans les corbeilles, d’autres exprimaient, dans leurs mains blanches, le suc des grappes alourdies, ceux-ci le versaient dans des urnes, et comme au fond de la vigne, s’élevait une longue treille, ils récoltèrent en volant les raisins d’or suspendus…

À l’aube, la vendange était terminée à la Galinière, et après avoir béni Andieu, les Anges s’envolèrent vers la ville, en emportant le céleste butin…

Et au matin, sur tous les autels, les calices se remplirent, et les prêtres du Seigneur élevèrent à nouveau dans leurs mains le Signe de l’Alliance, le Sang divin, le Prix du Salut !…

Andieu avait suivi du regard, dans l’aube rosée, l’envol angélique ; il s’assit au bord d’un fossé, contempla à l’horizon l’arc de vermeil qui annonçait la journée nouvelle, et il bénit le Créateur.

Un véritable rugissement l’arracha à sa contemplation…

Nous n’avons pas encore parlé du Maître de la Galinière… Son serviteur était un saint, peut-être avait-il beaucoup à faire avant de lui ressembler… Dans tous les cas, il se rendait coupable à ce moment du péché de colère… Il avait vu ses vignes dépouillées, le sol piétiné, les feuilles tombées, tout ce petit désordre qui suit la vendange :

— Voleur ! répétait-il d’une voix étranglée, voleur qui as aidé à piller la récolte… Ramasse tes hardes et va-t-en, ou plutôt, ajouta-t-il écumant de rage, reste, je te conduis à la Prévôté…

— Doucement, Maître, dit Andieu avec un sourire. Et comme l’homme furieux, redoublait ses injures et ses menaces :

— Suivez-moi, Maître, dit-il.

Il le conduisit dans un petit cellier qui donnait asile à une chèvre et à quelques poules, et lui désigna un objet, posé dans un coin, sur une cage renversée.

C’était un « barralet », objet charmant, jadis le compagnon de tous les ouvriers de la terre, et que l’on ne verra plus bientôt que dans les vitrines de quelque musée régional !… Que l’on se représente un tonnelet pas plus grand que celui de feu les cantinières ; quatre bandes de fer l’encerclent, une poignée du même, sert à le transporter, son flanc est percé d’une bonde, et pour y boire on y adapte un petit bec de roseau.

Le Maître regardait, il regardait sans comprendre, croyant à une mystification.

— Misérable, recommençait-il…

Andieu souleva le barralet.

Buvez, Maître, dit-il, et il approcha le tonnelet de ses lèvres.

Dans la gorge de l’homme le vin faisait glou glou !

— Tu ne me feras pas croire que c’est du vin fait cette nuit, fit-il toujours furieux… Il se reprit à boire…

— Il est meilleur que celui de l’an dernier, dit-il un peu radouci, et pour la troisième fois il éleva le barralet…

— Maître suppliait maintenant Andieu, Maître, souvenez-vous de Noé…

De force, il le lui arracha de la bouche… une cascade vermeille jaillit, inondant le sol !

— Malheureux, cria l’homme, tu veux perdre mon bien !… Vite des cruches et des seaux…

Les cruches étaient pleines en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire !…

Qu’ès aco ! fit le Maître ébahi… Le flot coulait toujours.

— Une jarre, clama-t-il ! Mais cette fois il riait ! Il riait même trop…

— Tu es un bon garçon, répétait-il en donnant des tapes dans le dos de son serviteur, ses yeux étaient quelque peu troubles… il avait oublié Noé…

Ce malaise se dissipa, mais le barralet continuait à être la fontaine miraculeuse, ouverte par Celui qui fit jaillir l’eau au désert, et qui multiplia l’huile dans les vases de la veuve de Sarepta…

Le Maître de la Galinière ne conduisit pas à la Prévôté son serviteur. Andieu, à partir de ce jour, vit quelques sols s’ajouter à son pauvre salaire, il eut chaque matin un morceau de pain blanc. Les uns et les autres avaient des ailes, ils volaient dans le sac des pauvres, et dans les mains des Pélerins qui s’en allaient :

« Grands de mélancolie, pieux et lents vers Compostelle ! »

La suite, vous la connaissez…

Un jour sur la Galinière s’étendit un voile de deuil… La voix d’Andieu ne se mêla pas à celle des oiseaux et les bœufs attristés restèrent sans guide à l’extrémité du sillon…

Pendant la nuit, l’âme du laboureur s’était envolée aussi paisiblement que les étoiles s’éteignent à l’aurore. Il s’était soulevé une dernière fois pour regarder le ciel, sa tête retomba sur l’oreiller rustique, et ses yeux se fermèrent dans l’immortelle félicité. Peut-être, dans son ultime vision, avait-il revu les Anges vendangeant les vignes de la Galinière pour y recueillir le jus mystique, qui deviendrait le Sang du Christ !

L’on sait que le soir de ce jour, sur les foules extasiées, les cloches de Saint-Aphrodise se mirent toutes seules en branle et leurs voix plus douces que les Harpes chantaient :

Andieu est mort… à la Galinière !

Et les Biterrois, prêtres et laïcs de s’y rendre, conduits par une éblouissante clarté.

Le Saint était couché sur un lit de feuilles mortes, sa bouche souriait, un rayon de soleil tombait sur son visage…

Le corps du Bienheureux fut placé sur un char rustique, l’on y attela ses bœufs et on les laissa aller… alors un Ange vint se placer devant les animaux dont les cornes devinrent soudain lumineuses, le char et son guide céleste prirent le chemin de Saint-Aphrodise, ils entrèrent dans la basilique et s’arrêtèrent devant le Maître-autel…

C’est pourquoi l’on y voit une chapelle avec un Saint en prières, deux bœufs roux et un Ange blanc !

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Y a-t-il toujours un barralet merveilleux à la Galinière, je l’ignore, mais ce qui est certain, c’est que depuis ce temps, à Béziers, l’on n’a jamais entendu dire : n’y a plus de vin…