Légendes canadiennes (Rouleau)/Tome II/11

Granger frères & Maison Alfred Mame & fils (2p. 125-134).

APPENDICE



LE DOCTEUR L’INDIENNE




Depuis que nous avons publié la Légende canadienne intitulée : « Le docteur l’Indienne, » nous avons reçu deux correspondances, qui jettent une nouvelle lumière sur ce pauvre sire. Nous les reproduisons ci-après ; la première est datée de Sainte-Anne de la Pocatière, comté de Kamouraska.


Première lettre.


Mon père demeurait près des Pins, environ un mille à l’est de l’église de Sainte-Anne de la Pocatière. Ce joli bocage, traversé par le chemin du Roi, semblait à moi et à mes petits compagnons un vrai paradis terrestre. Nids d’oiseaux, écureuils, mousse mollette, fruits de toutes sortes, rien n’y manquait. Dans nos fringues interminables, nous y perdions vraiment la pensée des heures fugitives ; et n’eût été un certain et authentique Cadran installé à l’entrée de ce beau lieu, on s’y serait certainement oublié.

Ces courses longues et fréquentes ne plaisaient guère à nos mères. Car, en mille endroits des Pins, il y avait des buissons épineux plus malfaisants que la mousse. Et puis, les corneilles et les merles n’avaient pas la complaisance de mettre leurs nids à notre portée. Sans doute, ils connaissaient leur affaire bien mieux que nous, au moins à leur point de vue ; mais cela nous obligeait de grimper de branche en branche, jusqu’au trésor convoité, puis de descendre par le même chemin, — et, croyez-le bien, ce n’était pas le chemin du Roi celui-là, ainsi que nos déchirures pouvaient l’attester. Tout naturel alors d’avoir une mine guindée pour arriver à la maison. Mais quelle rose n’a pas ses épines ! Puis, nous nous réservions le plaisir de recommencer.

Un grand argument qu’employaient nos mères pour nous empêcher d’aller folâtrer dans les Pins, c’était de nous dire que, tout près du chemin, en face même de l’antique Cadran, était enterrée une victime du docteur l’Indienne. On racontait qu’un colporteur avait été dépouillé et tué en cet endroit par le terrible docteur, qui avait creusé tout près une fosse, afin d’y cacher le cadavre.

Nos compagnons aînés, eux aussi dépositaires de cette légende, nous montraient, à l’endroit indiqué, une cavité de la grandeur d’une fosse, et que les racines des arbres commençaient à recouvrir. Cela donnait le frisson aux petits gars. Nous évitions de passer par là, et, comme les arbres recouvraient cet endroit d’un épais feuillage, il y avait toujours là pour nous un sombre mystère, où nous croyions voir apparaître le pauvre défunt. D’une année à l’autre, on s’en approchait davantage. Puis on osait regarder le fond de cette fosse béante, certain d’y apercevoir un squelette. Mais je n’ai jamais vu un de nous y sauter, ni même y pousser un compagnon. Ça sentait le mort, et vraiment on avait souleur de passer par là.

Qu’y avait-il de vrai dans cette légende ? Était-ce un souvenir du meurtre de ce colporteur par le docteur l’Indienne, à Saint-Jean-Port-Joli ? Bien certain qu’il y avait là une fosse creusée de main d’homme. Mais, comme elle était tout près du chemin, ne l’avait-on pas creusée pour emplir quelque ornière ? Pas probable cependant ; car, en cet endroit, le chemin du Roi passe sur un banc de sable uni et qui n’exige jamais aucune réparation.

Il est de tradition qu’en 1759 les Anglais, allant à la conquête de Québec, débarquèrent à la pointe de la Rivière-Ouelle, et se mirent de là en marche, brûlant tout sur leur passage. Les habitants se sauvaient dans les bois, enterrant leur linge et leur vaisselle, et chassant devant eux leurs animaux. Cette fosse, à deux pas de l’hôtellerie du Cadran, à l’entrée du bois, ne serait-elle pas une de ces cachettes ? Je suis porté à le croire. Et ce serait un meurtre de moins sur la mémoire du docteur l’Indienne.

Puisqu’on en est sur le sujet du docteur l’Indienne, on m’a raconté qu’il parcourait les paroisses, vendant des médecines et faisant aussi des sortilèges. Un jour, il arrive chez mon grand-père, au rang de la montagne à Boutotte. Plusieurs voisins y accourent aussitôt, pour avoir de lui des nouvelles de Québec et de partout. En ces temps primitifs, nos habitants ne recevaient pas la gazette. C’était longtemps avant Papineau. Après avoir jasé sur mille et un sujet, le docteur l’Indienne leur proposa de faire entrer la mer dans la maison. On accepte avec crainte. J’ignore ce qu’il fit pour cela ; mais on m’assure que bientôt le plancher parut humide, puis couvert d’une eau verdâtre, qui gonflait pouce par pouce. C’était bien la mer, avec son roulis, sa couleur vert-bouteille, tellement que toute l’assistance se souleva les pieds pour ne pas les mouiller. Puis, à leurs yeux, la mer monte de plus en plus ; les voilà qui poussent des cris de frayeur. Les uns montent debout sur leurs chaises, d’autres sur la table ou sur les lits pour échapper à la noyade. Et ils supplient le terrible magicien de ne pas les engloutir. À l’ordre du docteur qui souriait sournoisement, l’eau baisse peu à peu ; bientôt on ne voit plus que le plancher humide, puis rien. Une personne qui y était présente et qui chercha sa sûreté sur un lit m’a assuré que quelqu’un, après s’être mis debout sur sa chaise, voyant l’eau qui arrivait à ses pieds, étendit les bras et se jeta tout navré comme à la nage pour atteindre un lit. Et, à sa surprise, il ne sentit sous lui que le plancher, et aucune trace d’eau sur ses habits. D’autres m’ont raconté que le docteur l’Indienne avait fait cela ailleurs. Nos habitants appellent cela bonnement de la magie noire, ou la mise en pratique du Grand-Albert : ce n’est probablement qu’une illusoire d’optique.

F.-X. B.




Seconde lettre.

La seconde lettre nous a été envoyée par un brave lieutenant-colonel de Québec :

Au sujet du docteur l’Indienne, dont vous parlez dans vos Légendes canadiennes, peut-être que les quelques faits suivants pourraient intéresser celui qui les a écrites, car je les tiens de personnes qui connurent le docteur l’Indienne et jouèrent même un certain rôle dans cette affaire.

Vers 1870 ou 1872, je passais ma vacance d’écolier aux Trois-Saumons, tout près du manoir seigneurial de feu Aubert de Gaspé, auteur des Anciens Canadiens, et là j’eus souvent l’occasion d’entendre le récit suivant :

Un cultivateur surtout, feu M. Jos. Gagnon, avait de tout temps considéré le docteur l’Indienne comme un être qu’il fallait éviter. Il ne se gênait pas de dire qu’il le croyait capable de commettre un crime.

On regardait l’Indienne comme un homme de talent. Il était assez intéressant dans sa conversation, affable, aimant aussi à causer de chasse et de pêche, dont il était passionné ; mais, malgré ses instances auprès des amateurs pour l’accompagner dans ses excursions, peu acceptaient ses avances, tant la crainte qu’il inspirait était grande. On ne s’approchait de sa maison qu’avec un certain malaise. En causant de lui dans l’intimité, une fois les langues déliées, on lui attribuait même la disparition de quelques passants qu’on n’avait pas revus dans les environs depuis (et qui peut-être vivaient longtemps après).

Cependant un jeune de Gaspé, ou plutôt de Beaujeu, je crois, parent du seigneur, avait quelquefois accompagné l’Indienne à la chasse. Or, un dimanche, il partit pour faire la chasse aux Rochers, au large des Trois-Saumons. Il ne revint pas. Il faisait un fort vent. Vers le soir, l’Indienne arrivait seul en chaloupe des Rochers. Cependant un citoyen de l’endroit, qui avait observé le fleuve dans l’après-midi au moyen d’une longue-vue, assura avoir vu une chaloupe laisser les rochers, et qu’elle contenait deux hommes ; et, d’après lui, c’était la seule et ce ne pouvait être que celle du docteur l’Indienne, qui cependant déclara être revenu seul. M. Gagnon ne se gêna pas de dire que l’Indienne avait noyé de Beaujeu ; mais personne n’osait encore faire part de ses soupçons à la justice. Plus tard, un autre colporteur entrait chez l’Indienne, causait longuement avec lui, et sortait assez tard pour se rendre jusque chez M. Gagnon, citoyen à l’aise et des plus considérés.

M. Gagnon, informé par le colporteur qu’il retournait sur ses pas pour coucher chez l’Indienne, qui l’avait invité, lui offrit un gîte. Sur le refus du colporteur, M. Gagnon insista et finit par lui dire que l’Indienne était un homme qu’on accusait même de meurtre ; mais tout fut inutile, car ce colporteur se dit convaincu qu’on se trompait, et que, de plus, il se sentait capable de pourvoir à sa propre sécurité ; et, avec un sourire incrédule, il remercia M. Gagnon. La nuit avancée, M. Gagnon, qui dormait d’un sommeil inquiet, entend frapper à sa porte. Il s’empresse d’ouvrir et se trouve en face du colporteur de la veille : celui-ci est à moitié habillé et la figure décomposée, et, d’une voix tremblante, il lui fait le récit suivant :

« En arrivant chez le docteur, ce dernier me fit souper avec lui, après avoir déposé mes malles dans une chambre. Après le souper, la conversation devint plus intime en fumant. Le docteur me proposa de tirer au poignet : j’eus le dessus ; ensuite il me proposa d’essayer nos forces à bras-le-corps. La lutte fut rude, et je trouvai que le docteur y mettait une ardeur que je trouvais excessive. Cette fois encore je fus victorieux. Il m’offrit ensuite à boire ; je refusai, ne faisant pas ou peu usage de boisson. Il insista ; j’en pris pour ne pas le désobliger, et, comme il remplissait mon verre à mesure, je trouvai le moyen d’en verser à terre sans qu’il en eût connaissance. Fatigué et sentant que le sommeil me gagnait, je lui demandai la permission de me retirer. Il y consentit avec empressement et me conduisit tout de suite au lit après avoir barré ma porte ; précaution que je considérais comme inutile. Je sommeillais depuis peu, lorsque je crus entendre quelqu’un qui cherchait à ouvrir ma porte. Je demande :

« — Qui est là ? »

« Pas de réponse. Je répète :

« — Qui est là ? »

« — C’est moi, répond le docteur ; je venais vous inviter à prendre un verre. »

« Je lui dis que j’en avais assez, que j’étais fatigué et que je voulais dormir. Il me dit « Bonsoir » et partit.

« Me rappelant vos paroles, je me sentis quelque peu inquiet et m’habillai. Je me jetai sur mon lit et sentis que le sommeil me gagnait malgré moi. Quelque temps après, je crois entendre quelqu’un dans la chambre voisine. On avance avec précaution, il me semble. On écoute à ma porte ; on me demande :

« — Dormez-vous ? »

« Je ne réponds pas. On demande de nouveau :

« — Dormez-vous ? »

« Je garde le silence. Alors on tourne la poignée de ma porte ; on travaille, et enfin on commence à forcer la porte. C’est assez, je fais un bond, j’ouvre la fenêtre, saute en bas, et me voici. »

Cela, ajouté à la disparition du colporteur Guillemette et de Beaujeu, décide M. Gagnon à agir. À sa demande, vingt-deux bons citoyens veulent bien l’aider à arrêter le meurtrier, comme on l’appelle maintenant.

On savait le docteur méfiant, résolu et capable de faire un mauvais parti à ceux qui tenteraient de l’arrêter, s’il eût soupçonné leur but. Voici ce qui fut résolu. Mme Gagnon relevait d’une maladie assez grave. Il n’y avait pas de lune ; la nuit s’annonçait noire et désagréable ; la maison du docteur pouvait, dans ces circonstances, être approchée sans qu’il en prît connaissance, surtout en le faisant avec précaution et à l’ombre des arbres et des touffes de lilas. On se tiendrait en embuscade et prêt à porter secours à M. Gagnon lorsqu’il donnerait le signal convenu. Lui arriverait en voiture à grande vitesse, et demanderait au docteur de l’accompagner auprès de Mme Gagnon, qui était supposée avoir eu une rechute.

La chose se fit telle que convenue ; mais le docteur, en réponse à M. Gagnon, ouvrit une fenêtre d’en haut et, malgré les instances de M. Gagnon, il refusa de l’accompagner, disant qu’il avait un rhume et ne se sentait pas bien. Après bien des instances, il finit par dire à M. Gagnon de l’attendre et qu’il allait lui préparer des poudres. Profitant de ce délai, M. Gagnon désigne quatre hommes pour se tenir le long du mur, près de la porte. Le docteur entr’ouvre la porte pour donner les remèdes. M. Gagnon crie : Whoa ! à son cheval. C’est le signal, et il se jette sur le docteur, qu’il enlace de ses bras musculeux. Le docteur fait une résistance vigoureuse, mais inutile, car deux bras l’ont saisi et garrotté en un clin d’œil.

Le lendemain, il était conduit, garrotté et en charrette à foin, à la prison de Saint-Thomas, sous la garde des braves qui avaient risqué leur vie pour l’arrêter, pendant que leurs femmes à genoux priaient le Tout-Puissant pour le succès de l’entreprise, qu’elles considéraient comme téméraire et devant peut-être coûter la vie à plus d’un d’entre eux.

Si ce second colporteur ne fut pas assassiné par l’Indienne, il le dut sans doute à M. Jos. Gagnon.

J. A. F.