Légendes canadiennes (Rouleau)/Tome II/01

Granger frères & Maison Alfred Mame & fils (2p. 7-15).

LA FEMME PLUS RUSÉE QUE LE DIABLE



Nous étions à la fin du mois d’août, en l’année 1863, c’est-à-dire à la fin de nos vacances d’écolier. Encore huit jours, et nous disions adieu aux plaisirs et aux jouissances si pures que nous éprouvions au sein de la famille. Encore huit jours, et nous retournions au collège nous livrer à l’étude des sciences, reprendre nos rudes labeurs que nous avions interrompus pendant quelque temps, afin de procurer un repos bienfaisant à nos jeunes intelligences. L’heure du départ allait donc sonner bientôt, et déjà il nous semblait entendre les lugubres vibrations de l’airain nous appelant à la salle d’études et à la classe, — l’écolier redoute tant le bonheur qu’on ressent dans une maison d’éducation !

« Comment ! il nous reste encore huit jours de vacances ! Huit jours bien employés, c’est quelque chose dans la vie d’un écolier ! »

Telle fut l’exclamation que laissa échapper un élève de mathématiques assis au milieu d’un groupe de camarades qui s’étaient donné rendez-vous, par une magnifique soirée, dans le riant bocage au sein duquel se dresse le superbe collège de Sainte-Anne. Nous étions au nombre de ces heureux étudiants. L’un de nous s’empressa de répliquer :

« C’est vrai, mais quel est le meilleur moyen d’employer comme il faut un laps de temps aussi court ? »

Plusieurs projets sont alors émis par la réunion de ces vrais amis de collège. Le premier suggère une partie de pêche ; le deuxième plaide en faveur de la chasse ; le troisième préfère une promenade sentimentale dans les paroisses environnantes ; un quatrième enfin propose une excursion en chaloupe vers la rive nord du fleuve Saint-Laurent. Nous votons sans cabale, et le quatrième projet de… plaisir, nous allions dire de loi, est adopté par une grande majorité. Et tous alors de s’écrier en chœur :

« Demain matin, à 6 heures précises, à la chaloupe ! »

La réunion est dissoute.



Le lendemain matin, personne ne manque à l’appel, et notre légère nacelle, dont les voiles sont gonflées par le doux zéphir, se balance mollement sur les ondes limpides du Saint-Laurent. Nous voguons vers la baie Saint-Paul. Nous n’entreprendrons pas de retracer ici le magnifique panorama qui se déroule alors à nos regards. Plus d’une fois nos lecteurs ont eu l’avantage d’admirer les sites enchanteurs et les paysages pittoresques et féeriques que nous rencontrons à chaque pas dans ces parages, que le Créateur s’est plu à combler de ses faveurs. Toutes ces sublimes beautés de la nature parlent au cœur un langage divin et élèvent notre esprit vers Celui qui de rien a fait toutes choses.

Arrivés à quelques arpents de la plage, non loin d’un gouffre célèbre dans les annales maritimes, nous dirigeons notre course vers la Malbaie. Le zéphir a cessé de souffler, et notre coquette embarcation glisse tranquillement sur la plaine liquide, au gré des flots. Le temps est alors splendide, le ciel clair et serein ; pas un seul nuage au-dessus de l’horizon. D’élégantes maisonnettes, blanchies à la chaux, sont échelonnées au pied des Laurentides ; de nombreux troupeaux broutent l’herbe tendre ; le moissonneur fait retentir l’air de ses joyeux refrains ; de petites rivières, bordées d’arbres verdoyants, se précipitent çà et là, de cascade en cascade, du flanc des montagnes ; des centaines de pêcheurs couvrent la rive sablonneuse et rejettent sur la côte leurs filets remplis de poissons de différentes espèces. Cette scène champêtre nous ravit d’admiration.

Après avoir longé la rive nord du fleuve pendant un temps assez considérable, nous entrons dans une petite baie, entourée de sapins aux rameaux toujours verts. Notre premier soin en abordant la rive est d’apaiser la faim dévorante qui nous tourmente depuis plus de deux heures ; l’air frais et pur que nous avons respiré à pleins poumons a passablement aiguisé notre appétit. Aussi, c’est avec une bien vive satisfaction que nous nous étendons nonchalamment sur la pelouse pour prendre notre frugal déjeuner.

Nous n’avons pas encore terminé notre repas, lorsque nous voyons apparaître sur la lisière de la forêt un vénérable vieillard, appuyé sur un énorme bâton et portant une longue barbe, qui lui tombe sur les épaules. Ce patriarche, au port noble et fier, s’approche de notre groupe en nous souhaitant la bienvenue dans un langage qui n’était connu que de nos illustres aïeux :

« Que Dieu soit avec vous, mes chers petits amis. »

Nous répondons par une profonde révérence : les cheveux blancs inspirent toujours le respect. Sur notre invitation, le visiteur vient s’asseoir à côté de nous, et la conversation, un moment interrompue, reprend son cours. Notre héros, — il méritait bien ce qualificatif, ce respectable vieillard, car il s’était conduit en brave à la bataille de Châteauguay, — nous raconte alors une foule d’histoires du temps passé, qui nous ont bien amusés. Nous ne les avons pas encore oubliées, surtout celle du pont construit par le diable. Cette histoire mérite d’être lue. Voici le récit même que nous fit le narrateur ;


« Mes bons amis, dit-il, vous voyez là-bas, à votre gauche, une petite rivière qui décrit mille détours et sur laquelle s’élève un magnifique pont de bois. Eh bien ! ce pont a été construit par le diable lui-même. Ça vous surprend, n’est-ce pas ? Pourtant c’est la pure vérité. Autrefois le diable apparaissait souvent aux mortels. Vos bonnes mamans ont dû, pendant les longues veillées de l’hiver, vous parler des nombreuses apparitions du démon sous différentes formes ; soit, par exemple, en cheval, comme lors de la construction d’une église dans une paroisse de la côte sud ; soit en veau, comme dans une maison habitée par des ivrognes et des blasphémateurs et située dans la paroisse de X… ; soit en homme enfin, comme cela arrivait souvent au milieu des danses du temps de nos ancêtres. Tout le monde connaît ces histoires-là. Mais revenons à notre pont. C’est un pauvre habitant de la localité qui l’avait entrepris dans l’espérance, sans aucun doute, de réaliser quelques louis ; mais, malheureusement, il fut d’abord trompé dans son attente. N’ayant pas un sou vaillant, personne ne voulut travailler pour lui. Il se vit donc forcé de se mettre seul à l’œuvre.

« Les travaux avancèrent lentement, à tel point que notre homme tomba dans le découragement le plus complet. Un jour il se rendit comme de coutume sur le théâtre de ses exploits ; mais il ne frappa coup, tant il était profondément plongé dans le désespoir.

« — Que faire ? se disait-il, appuyé sur sa grande hache. Point d’argent, par conséquent point d’ouvriers à mon service ; point de chevaux pour transporter le bois de construction ; point de pain à la maison ! Que c’est donc triste ! Si je pouvais terminer mon entreprise, je deviendrais riche, content et heureux. Je suis né pour être toujours malheureux. »

« Il allait proférer un blasphème épouvantable, lorsqu’il aperçut à ses côtés un homme bien mis paraissant âgé d’une quarantaine d’années.

« Cet étranger l’enveloppe d’un regard scrutateur, et, sans préambule, lui demande la cause de sa tristesse. L’entrepreneur s’empresse de lui ouvrir son cœur et lui raconte en peu de mots l’histoire de sa vie.

« L’étranger reprend aussitôt :

« — Voulez-vous que je vous aide à terminer ou plutôt à construire votre pont ?

« — Si je le veux ! Ah ! que vous êtes bon, monsieur ! Vous êtes mon sauveur. J’accepte vos services avec la plus grande joie. Vous serez bien récompensé.

« — Je ne vous demande qu’une chose.

« — Demandez tout ce que vous voudrez, je vous l’accorde d’avance.

« — Très bien ; je veux que vous m’apparteniez entièrement un an après que le pont sera terminé, j’ai besoin de vous.

« — C’est convenu, je vous donne ma parole. »

« Le visiteur inattendu s’absente quelques instants et revient ensuite accompagné d’une vingtaine d’ouvriers forts et vigoureux. Quinze jours sont à peine écoulés, que le pont est complètement fini et accepté par la municipalité comme étant parfaitement solide et exécuté suivant les conditions du contrat.

« Le constructeur reçoit le prix de son entreprise et achète aussitôt une ferme d’une grande étendue, sur laquelle il semble vivre content et heureux, suivant ses désirs. Toinette, — c’est le nom de la femme de l’entrepreneur, — s’aperçoit cependant, vers la fin de l’année écoulée depuis que le pont est construit, que son mari n’est plus le même ; une profonde mélancolie a remplacé la gaieté qui éclatait jadis sur sa figure. Elle l’assiège de questions pour connaître la cause du chagrin qui le dévore ; mais le mari reste muet. Toinette fait enfin un assaut si redoutable sur le cœur de son mari, que celui-ci s’avoue vaincu et lui raconte le marché qu’il a conclu avec un étranger, lorsqu’il a construit son célèbre pont.

« — Malheureux ! Imprudent ! s’écrie la femme, tu t’es vendu au diable. »

« Et la maison retentit alors des sanglots de Toinette et de son mari. Mais à quoi servent les lamentations ? Le mal existe ; il faut chercher à le réparer. Le silence se rétablit bientôt et l’on se met à réfléchir aux moyens qu’il faut adopter pour sortir de cette terrible situation.

« — Quand le diable doit-il venir ? demande la femme.

« — Ce soir même, » répond le mari.

« Toinette se jette à genoux devant une image de la bonne sainte Anne et conjure la grande thaumaturge du Canada de lui aider à arracher l’âme de son mari des griffes de Satan. Elle passe une grosse heure en prière et se relève ensuite en disant à son mari :

« — J’ai l’espoir de te sauver ; mais laisse-moi agir seule. »

« Les ombres commencent à s’étendre dans la vallée, lorsqu’un inconnu vient frapper à la porte. On ouvre : c’est l’étranger dont l’arrivée est si redoutée ; il entre en faisant un salut profond à toute la famille réunie près du foyer. Il se dirige droit vers l’entrepreneur et lui dit :

« — Monsieur, vous m’appartenez depuis dix minutes. Je viens donc vous réclamer comme mon bien. »

« La femme se précipite au-devant de l’étranger et lui demande, avec des sanglots dans la voix, de lui laisser son mari pour quelques instants seulement.

« — Pour combien de temps ? demande l’étranger.

« — Pour le temps seulement, reprend Toinette, que mettra à brûler le petit bout de chandelle que vous voyez allumé sur la table à dîner.

« — Ce n’est pas long, je vous l’accorde bien volontiers. »

« La femme s’approche aussitôt de la table et, soufflant de toute la force de ses poumons, elle éteint la chandelle. Elle se retourne ensuite vers l’étranger en lui disant :

« — Vous n’aurez pas mon mari de sitôt, car jamais je ne rallumerai ce petit bout de chandelle. »

« Inutile d’ajouter que le diable se retira tout furieux d’avoir été ainsi joué et vaincu par une femme. »


Le vieillard termina son histoire en y ajoutant cette conclusion :

La femme est toujours plus rusée que le diable.