Légendes canadiennes (Rouleau)/Tome I/11

Granger frères & Maison Alfred Mame & fils (1p. 123-133).

UNE MAISON HANTÉE



C’était par une belle journée du mois de mai. Le ruisseau au doux murmure, — c’est ainsi que je m’exprimais lorsque j’étais élève de rhétorique, — serpentait à travers le gazon fleuri en décrivant mille sinueux détours ; les musiciens du bocage faisaient retentir l’air de leurs notes harmonieuses ; le feuillage s’agitait sous le souffle embaumé du zéphir ; le laboureur ensemençait son champ tout en fredonnant des chants nationaux ; la nature entière enfin avait revêtu son riche manteau de verdure et se présentait sous l’aspect le plus riant. Cette scène grandiose m’apportait au cœur de bien douces consolations, et je me disais :

« Que les œuvres du Créateur sont grandes et sublimes ! Quel est celui qui ne reconnaîtrait pas en ce jour la toute-puissance et les bontés infinies de Celui qui, de rien, fit toutes choses ! »

Tout en débitant ce monologue, je me promenais nonchalamment sous les grands arbres qui entourent le beau collège de Sainte-Anne. J’étais en vacances, et, pour me reposer un peu des rudes labeurs de l’année, je venais contempler cette admirable institution, où j’avais coulé des jours si sereins et si remplis. Tantôt je regardais ce dôme élevé qui semble inviter le jeune homme à venir puiser dans cet asile des trésors de science et de vertu ; tantôt je portais mes regards à l’orient, sur l’église dans laquelle j’ai eu le bonheur de manger, pour la première fois, le vrai Pain des Anges ; et puis, au sud du temple dédié à la Divinité, je voyais ce magnifique couvent où les Révérendes Sœurs de la Charité reçoivent et distribuent d’abondantes aumônes, en même temps qu’elles dirigent une foule de jeunes vierges dans la voie du véritable bonheur.

J’étais là, et je me livrais à mille autres rêveries, lorsque je fus rejoint par un de mes cousins, que je venais de quitter pour un moment et qui s’efforça de dissiper les sentiments de tristesse et de mélancolie qui m’obsédaient, en me racontant une histoire intéressante. C’est une histoire réelle et non pas un roman ou un conte de fée. Je vais vous la raconter telle qu’elle est arrivée. Je laisse la parole à mon cousin, qui est bien plus éduqué que moi, puisqu’il a étudié le génie… civil, bien entendu.

« Écoute donc, me dit-il, en m’engageant à continuer ma promenade sous les rameaux verdoyants ; as-tu entendu parler des choses merveilleuses qui ont lieu dans la paroisse de B… ?

— Non, lui répondis-je ; je n’ai pas eu le temps d’apprendre tout le nouveau qui s’est passé dans votre canton ; j’arrive de Québec.

— Eh bien ! alors, je vais t’instruire… Non, je ne parlerai pas. J’aime mieux que tu sois témoin oculaire du prodige. Es-tu brave ?

— Peut-on faire une semblable question à un ancien zouave pontifical !

— Pardon, j’oubliais. Je retire ma question intempestive, et je t’invite à venir ce soir contempler un spectacle qui sera loin de te faire rire, mon zouzou.

— J’accepte ton invitation, et, à 8 heures précises, aussi exact que le canon du midi de la citadelle, je serai à mon poste. »

Nous allions nous séparer, lorsque ayant réfléchi sur le sens de cette phrase : un spectacle qui sera loin de te faire rire, je lui demandai quelle était cette scène si extraordinaire qu’il voulait me faire voir.

« C’est une maison hantée par je ne sais qui que nous visiterons, puisque tu es si courageux. Tout ce que je puis te dire, tu as besoin de tenir ton chapeau des deux mains.

— Es-tu déjà entré dans cette maison ?

— Oui, certainement, et même plusieurs fois.

— Tiens, belle affaire. Penses-tu que je ne puis pas en faire autant que toi, blanc-bec, qui as peur de ton ombre ? Va ; ce soir, aux rendez-vous. »

Le soir, je rencontre mon cousin, qui me conduit en cabriolet aux ailes jaunes, dans la paroisse indiquée. Il me dit en arrivant près de la maison hantée que le merveilleux ne commençait généralement qu’à 9 heures, lorsque d’épaisses ténèbres couvrent la terre. En attendant, nous entrons chez le voisin, une de nos connaissances, où se trouvait déjà une foule nombreuse que la grande nouvelle avait réunie.

Après avoir causé quelques instants, 9 heures sonnent à la pendule. Au même moment, tous les yeux se dirigent vers la maison qui était devenue le sujet général de toutes les conversations. Cet édifice était alors inhabité. Nous ne voyons rien d’alarmant ; mais tout à coup nous apercevons une petite lumière blafarde. Cette lumière augmente bientôt d’intensité et s’agite en tous sens. C’était à une fenêtre des mansardes qu’elle apparaissait.

La foule tremble d’effroi. Les cheveux se dressent sur la tête. La respiration se fait difficilement. Une pâleur livide se répand sur tous les visages. On entend de profonds soupirs et des exclamations prolongées. Personne n’ose parler, personne n’ose bouger. On dirait que la foule est paralysée, ou qu’elle est changée en statue de sel, comme la femme de Loth.

Cependant, je m’empresse de faire exception. Quelques jeunes gens, qui avaient passé plusieurs hivers dans les chantiers de la Gatineau, regardaient la petite lumière sans éprouver nulle crainte ou la moindre émotion et demandaient aux personnes présentes de les suivre.

« Allons, disaient-ils, près de la maison hantée pour constater si on entend du bruit, comme on le prétend. Après tout, nous ne sommes pas des femmelettes. »

Cette courte exhortation produit son effet, et le courage fait place à la peur. Les spectateurs se décident donc à suivre les chefs de la bande et se transportent à l’habitation du revenant, — c’est ainsi qu’on la nommait dans l’endroit. La lumière brillait toujours d’un vif éclat, mais le silence le plus profond régnait dans tous les appartements.

Quatre hommes robustes, qui n’avaient jamais eu peur, prennent la résolution de pénétrer dans l’intérieur pour voir de leurs yeux si le porte-flambeau était de chair et d’os comme le reste des faibles mortels.

Mais, au moment où ils s’apprêtaient à monter sur la galerie qui entoure le bâtiment, il se produit au grenier un vacarme épouvantable. Tantôt c’est un bruit semblable au roulement du tonnerre, tantôt c’est un homme qui marche en traînant de lourdes chaînes. Je vous le dis en vérité, mes quatre curieux retraitèrent sans tambour ni trompette et se mêlèrent à la foule, en tremblant de tous leurs membres comme des enfants qui craignent d’être battus. Je ne pus m’empêcher de rire, malgré les scènes émouvantes qui se passaient devant mes regards, et pour cause ; mon cousin éduqué, et qui s’était vanté auparavant d’être entré plusieurs fois dans cette maison, était du nombre de ceux qui venaient d’opérer une aussi glorieuse retraite.

Quelques minutes plus tard, le silence se rétablit, et la conversation reprend son cours parmi les témoins de cet effrayant spectacle.

Un jeune homme de vingt-quatre ans prend alors la parole et dit :

« Si c’est vous, mon oncle, — son oncle était mort depuis quelques mois, — qui avez besoin de prières, frappez autant de coups que vous voulez avoir de messes. »

Sa demande reste sans réponse.

Un farceur lui fait remarquer qu’il n’est peut-être pas en état de grâce, et que, conséquemment, sa prière ne sera ni entendue ni exaucée.

« Tu as raison, réplique-t-il ; mais voici ma petite sœur qui n’a que cinq ans ; elle est aussi pure qu’un ange. Le revenant lui répondra sans aucun doute.

— C’est bien ; fais-la parler. »

Irma, c’était son nom, répète la demande de son frère d’une voix ferme et distincte.

Aussitôt vingt-cinq coups, frappés avec violence, se font entendre au grenier. À ce prodige tout le monde de tomber à genoux et de se mettre en prières. Le père de la jeune fille, qui avait adressé la parole au revenant, promet vingt-cinq messes pour les âmes du purgatoire : le tapage cesse et la lumière s’éteint.

Les quatre jeunes gens dont il est fait mention plus haut, ne voulant pas passer pour des peureux, forment de nouveau le projet de faire une visite domiciliaire.

S’étant procuré une chandelle, ils montent sur la galerie. Le bruit recommence avec une nouvelle fureur, tout l’édifice en est ébranlé. Nos hardis explorateurs tiennent bon ; ils ouvrent la porte d’une main ferme, visitent tous les appartements du premier étage et grimpent ensuite au grenier. Ils fouillent tous les coins et les recoins, et le mystère reste sans explication. C’est décidé ; un esprit hante cette habitation.

« Rien, disent-ils, rien. Descendons. »

Ils ne sont pas rendus au milieu de l’escalier qui conduit du premier étage au second, que la trappe du grenier se rabat sur la tête de celui qui ferme la marche avec une violence telle, qu’il est précipité à terre, lui d’un côté et son chapeau de l’autre. Ses compagnons roulent aussi sur le parquet plus morts que vifs. Ils parviennent néanmoins à se traîner jusqu’à la porte, n’ayant plus la force de marcher, et s’élancent dans les bras des personnes qui attendaient au dehors le résultat de leurs fouilles. C’était terrifiant.

Le bruit continua encore quelques instants, et tout rentra ensuite dans le calme le plus plat.

Les curieux se séparèrent, convaincus que la maison n’était pas habitable, puisque des esprits en avaient pris possession.

Pendant quinze jours, la même scène se renouvela avec quelques légères variantes. Tous les habitants du rang où cette maison était bâtie étaient plongés dans la plus grande frayeur. On n’osait pas, même en plein jour, passer dans cet endroit, si tristement célèbre. Et le soir donc ! la voie était complètement déserte. En un mot, la plus grande excitation régnait dans toute la paroisse.

La langue des commères marchait du matin au soir, et les commentaires pleuvaient. L’une d’elles disait qu’elle avait vu un grand fantôme blanc ; l’autre, un gros chien noir qui rôdait autour de la maison ; une troisième, une foule de petits nains dansant une danse ronde au grenier ; une quatrième enfin, le diable avec ses longues cornes et sa fourche de fer servant à retourner les damnés sur le gril. Tous ces braves gens étaient sous l’empire d’une terreur indescriptible.

Mais, comme on le dit généralement, toute chose a des émites ; il en fut ainsi de la maison hantée. Le bruit, la petite lumière et les fantômes disparurent complètement ; on rapporte qu’ils émigrèrent sur une île du fleuve Saint-Laurent ; et la maison fut ensuite habitée par une famille d’ouvriers qui ne furent nullement troublés dans leur sommeil par ces apparitions mystérieuses.

« C’est une véritable histoire de revenants que tu nous racontes là, » me direz-vous.

Oui, c’est une histoire de revenants qui ne sont pas revenus. Voici l’explication du mystère :

Deux enfants, âgés l’un de huit ans et l’autre de neuf, sont les seuls acteurs de cette pièce si habilement représentée.

Munis d’une clef qui ouvrait la porte principale de la maison hantée, ils allaient tous les soirs se renfermer dans le grenier et allumaient, toujours à la même heure, une chandelle qu’ils plaçaient près d’une fenêtre. Lorsque des curieux s’approchaient de la maison, ils faisaient le plus de tapage possible avec les ferrailles qui remplissaient le grenier. Et « tout le monde en était effrayé », comme dirait la chanson. C’est tout simple, n’est-ce pas ? Maintenant vous connaissez l’histoire de la maison hantée… par deux jeunes enfants qui avaient des complices parmi les spectateurs, savoir : ceux que nous avons vus monter au grenier et qui n’ont rien trouvé. Ces quatre drôles avaient fait des recherches les yeux fermés.

Comme les problèmes les plus difficiles s’expliquent facilement quand on en connaît la sentène !