Atelier typographique de J. T. Brousseau (p. 263-274).


HALLUCINATIONS















C’est la blancheur de la vague écumante que j’aperçois sur le rocher, quand le brouillard s’élève autour d’une ombre errante et fait flotter sa robe grisâtre dans les airs.

Ossian.


III


— Votre enfant dort-il maintenant, demanda enfin le chasseur après un long silence.

— Oui, répondit Madame Houel ; il est si fatigué d’avoir été dérangé cette nuit qu’il s’est endormi en quelques secondes.

— Eh bien ! Madame, — reprit-il d’un ton solennel, avec sa lenteur habituelle, et en se penchant vers le centre du canot, afin de pouvoir parler plus bas et se faire entendre, — maintenant que je crois le danger passé, je dois vous dire que nous venons d’échapper, par un heureux hasard, ou plutôt par une protection spéciale de la Providence, à un ennemi autrement dangereux que les partis d’Iroquois qui rôdent depuis quelques semaines sur nos rivages.

Si j’avais eu affaire à tout autre qu’à vous, j’aurais soigneusement évité de révéler cet incident ; mais je connais la fermeté de votre caractère et votre désir que rien ne vous soit caché.

— Vous faites bien, le Canotier ; continuez.

— Vous avez peut-être pu croire un instant que votre enfant était le jouet d’un rêve, lorsqu’il vous indiquait cette forme étrange dont nous n’avons pu entrevoir que l’ombre ; — mais soyez bien sûre que ce n’était pas une illusion.

Les enfants pénètrent parfois des secrets que nous autres, hommes, nous sommes incapables de percer.

L’innocence de cet âge le rapproche du monde des esprits, et lui révèle souvent des dangers impénétrables à nos regards.

Si j’avais connu, il y a quelques heures, ce que le bon ange de cet enfant lui a fait voir et entendre, je ne me serais jamais hasardé à partir cette nuit.

— Comment ! le Canotier ! répondit Madame Houel, est-il possible que vous vous laissiez entraîner par de misérables superstitions, vous, un vieux chasseur, qui avez passé toute votre vie dans les bois et qui avez bravé tant de dangers au milieu des Sauvages.

Vraiment, je ne vous reconnais plus ; — jamais je ne vous aurais cru capable d’une telle faiblesse.

Ce prétendu fantôme n’a-t-il pas une cause toute naturelle ?

— Madame, répondit le chasseur d’un ton grave, avez-vous pu croire un instant que cette apparition n’était que le reflet de la chute à travers l’ombre ?

Croyez-vous qu’à la distance où nous étions, cette nappe d’eau pouvait être visible par une nuit aussi noire ?

Ah ! fiez-vous à l’expérience d’un vieux coureur de bois à qui la solitude et le désert ont appris une science qui ne se trouve pas dans les livres.

Depuis tantôt vingt ans que je mène la vie des bois, j’ai dû acquérir quelque connaissance des phénomènes de la nature.

Il n’est pas un bruit des eaux, des vents ou des animaux sauvages qui me soit inconnu ; — les mille voix du désert me sont familières, et je puis toutes les imiter au besoin.

Bien souvent pendant les nuits, au sein des forêts, près des lacs, ou des rivières, tantôt au milieu des camps indiens, tantôt durant les chasses d’hiver, j’ai passé de longues heures à étudier les divers aspects de l’ombre et de la lumière, à la lueur incertaine des étoiles, à la flamme du bûcher, ou par un beau clair de lune, ou bien par une nuit sombre et brumeuse, comme celle-ci.

Il est peu d’objets qui, soit le jour, soit la nuit, puissent longtemps tromper ma vue exercée par une longue habitude.

Eh bien ! Madame, je vous dis que cette vague lueur ne vient ni du ciel, ni de la terre,

— Ne serait-ce pas peut-être la flamme de quelque bivouac indien voilé par la brume ?

— Vous n’avez jamais confondu les rayons de votre lampe avec la clarté de la lune, n’est-ce pas, Madame ?

Eh bien, il serait aussi difficile pour moi de confondre cette étrange lueur avec le feu d’un bivouac indien.

— Une crainte superstitieuse vous aura troublé la vue, — reprit Madame Houel avec un mouvement d’impatience et d’incrédulité,



Ce reproche piqua au vif le hardi Canotier qui garda un moment le silence.

Puis d’une voix émue :

— Madame, un homme qui a passé la moitié de sa vie exposé chaque jour à se voir attaqué et scalpé par de féroces ennemis, — qui a servi de guide pendant une dizaine d’expéditions contre les Cinq-Cantons, — qui a tué de sa main plus de soixante Iroquois, — qui, pour sauver son ami Misti-Tshinépik’, s’est vu deux fois, sans trembler, attaché au poteau, prêt à être brûlé vif, — qui entonnait la chanson de guerre pendant qu’on lui arrachait les phalanges de deux doigts, après les lui avoir fumés dans le calumet, — qui riait des tourments quand on lui mettait autour du cou un collier de haches rougies dont il conserve encore les cicatrices, cet homme doit avoir le droit de se croire peu accessible à la crainte.

Mais puisque vous doutez de mes paroles, interrogez Tshinépik’.

Vous avez entendu l’exclamation de cet Indien au moment où votre enfant indiquait du doigt cet objet mystérieux qui ne paraissait à nos yeux qu’une pâle vapeur.

Les paroles de l’enfant ont été pour lui un trait de lumière ; et si vous eussiez compris la langue sauvage, les mots : Matshi Skouéou, qui lui ont échappé, vous auraient tout révélé, sans que j’eusse eu besoin de proférer une parole ; car vous avez sans doute entendu parler de celle que les Blancs appellent ; La Dame aux Glaïeuls, et que les Sauvages connaissent sous le nom de Matshi Skouéou, c’est-à-dire la Mauvaise Femme ou la Jongleuse.


À ce nom trop connu, Madame Houel, quoique douée d’une rare énergie de caractère, ne put réprimer un tressaillement involontaire.

Car on était à une époque où la superstition était encore si répandue et si vivace, que les personnes instruites mêmes, qui n’ajoutaient aucune foi aux contes populaires, ne pouvaient, en les écoutant, se défendre d’une secrète terreur.

Et dans un pays comme était alors le Canada, couvert d’immenses forêts inexplorées, peuplées de races étranges et à peine connues, tout était propre à entretenir et fomenter les idées superstitieuses.

— En effet, pensa-t-elle, j’ai entendu parler de cette célèbre Jongleuse qui est parvenue à acquérir une si grande influence parmi les tribus iroquoises, et dont les Pères Missionnaires ont rapporté des choses si merveilleuses.

Ils ne doutent pas qu’elle n’ait des communications avec le mauvais esprit, et qu’elle n’opère par son influence des prodiges incroyables.[1]

On dit qu’elle est parvenue à soulever les Cinq Nations contre la colonie, — que l’ambassade, envoyée dernièrement au gouverneur sous prétexte de conclure la paix, n’est qu’une infâme trahison ourdie pour endormir les colons, — et qu’ils trament, pendant ce temps, le projet de massacrer jusqu’au dernier Français.

Serait-il vrai, comme on le dit, qu’à la tête d’un parti d’Iroquois, elle rôde autour de nos habitations pour se saisir de quelque prisonnier important, afin de l’immoler à leur dieu Areskoui, et se le rendre ainsi propice dans la nouvelle guerre ?



  1. Il n’y a aucun doute que la jonglerie pratiquée chez les Sauvages n’ait un caractère diabolique. C’est un fait qui a souvent été constaté par des témoins oculaires dignes de foi. Voici comment s’exprime à ce sujet le R. P. Arnaud, missionnaire du Labrador. « Par la force de leur volonté, dit-il, la cabane (des jongleurs) se met en mouvement comme une table tournante, et répond par des coups ou par sauts aux demandes qui lui sont faites. Eh bien ! les voilà vaincus, tous les inventeurs des tables tournantes et des spiritual rappings ! les jongleurs des Indiens infidèles peuvent leur servir de maîtres et leur montrer des choses plus surprenantes que celles qu’ils ont jamais connues. Tous nos grands magnétiseurs seraient également surpris de voir avec quelle facilité ces jongleurs manient le fluide magnétique, auquel je donnerai volontiers ici le nom de fluide diabolique. »