Légendes bruxelloises/Un Mariage sur l'échafaud

Légendes bruxelloises (1903)
J. Lebègue & Cie (p. 173-178).

Un Mariage sur l'échafaud


Encore l'échafaud ! Encore du sang ! direz-vous.

Rassurez-vous. L’échafaud ? Oui. Du sang ? Non.

Je ne vais pas, en effet, vous raconter une horrible histoire comme celle qui précède. Si l’on a vu généralement se dérouler sur l’échafaud des drames atroces, il s’y est passé aussi — trop rarement, hélas ! — des comédies dont le dénouement n’était rien moins que malheureux.

Écoutez.

En 1558, la Grand’Place de Bruxelles qui depuis… mais alors elle n’avait pas encore été le théâtre des sanglantes tragédies qui s’y jouèrent plus tard. En 1558 donc, l’échafaud se dressait sur le Grand Marché, noir de monde. On allait procéder à l’exécution d’un condamné. Celui-ci étant bourgeois de Bruxelles, la cloche de Saint-Nicolas sonnait le glas funèbre. C’était un garçon brasseur qui s’était rendu coupable d’un meurtre horrible.

Lequel ? Je l’ignore. Ah ! les faiseurs de contes vous imagineraient ici une sombre histoire : ils vous le montreraient, ce brasseur, attendant sa victime le soir, au coin d’une ruelle déserte des remparts, pour la tuer et la voler ensuite. Ils vous diraient des choses qui vous empêcheraient de dormir cette nuit et tel n’est pas mon but.

Du reste, ils n’en savent pas plus que moi.

C’était un criminel qui allait être exécuté. Que cela vous suffise…

Il arriva. Tous les regards se portaient vers lui. On le plaignait presque, car, jeune encore, il n’avait pas les dehors d’un malfaiteur. Son visage était calme, empreint d’une grande douceur et bien des gens se disaient :

— Il n’est pas possible que cet homme ait tué !

D’autres ajoutaient :

— Ou bien s’il a tué, il l’a fait sous l’empire de la colère et il doit regretter vivement sa mauvaise action. Et tous concluaient en répétant :

— Quel dommage !

Le condamné monta sur l’échafaud, se confessa au prêtre qui l’accompagnait, s’agenouilla et attendit le coup fatal.

En ce moment, des cris s’élevèrent d’un coin de la place. Une jeune femme, pleurant et gémissant, se précipita à genoux devant les fenêtres de l’hôtel de ville, occupées par les échevins qui assistaient à l’exécution.

Elle était là, levant les mains, implorant les magistrats qui ne comprenaient rien à la chose. Puis soudain elle se précipita dans la maison commune et l’on vit ces derniers se retourner brusquement pour regarder la jeune fille qui était apparue à leurs côtés.

Dire combien la chose avait causé d’émotion sur le Marché est impossible. Le bourreau avait détourné la tête et restait là, le regard fixé sur l’hôtel de ville, appuyé des deux mains sur son glaive. Le condamné lui-même examinait la scène et l’on eût pu voir ses yeux étinceler. D’espoir ? Peut-être. Avait-il reconnu la jeune fille ? Savait-il qu’elle était là, plaidant sa cause, demandant sa grâce si chaudement que les magistrats sentaient leur cœur s’amollir et le mot : « Grâce ! » monter à leurs lèvres ? Des histoires circulaient déjà dans la foule. On disait que cette jeune fille était la fiancée du patient qui n’avait jamais voulu croire à sa culpabilité, ou qui, y croyant, lui avait depuis longtemps pardonné son crime. Les femmes sentaient des pleurs mouiller leurs paupières ; les hommes mêmes murmuraient :

― Bah ! qu’on l’absolve !

Cependant, le bourreau, un instant distrait, s’était remis en position et allait faire son office.

Tout à coup, une immense clameur retentit ; l’exécuteur, pour la seconde fois, s’arrêta net et se retourna. Mille bras s’étaient levés ; on lui criait : « Merci ! Merci ! » Et l’un des magistrats s’agitait désespérément pour lui signifier sans aucun doute de surseoir à l’exécution.

Puis, la foule s’ouvrit subitement : la jeune fille était là. Elle traversa la place, volant plutôt qu’elle ne marchait, monta les degrés de l’échafaud et jeta ses bras autour du cou du condamné qui s’était dressé.

Les magistrats, émus, lui avaient accordé la grâce du coupable.

À une condition cependant. Condition fort drôle, qui jette un jour singulier sur la façon dont on entendait le droit de grâce à cette époque.

La jeune fille devait prendre le meurtrier pour époux. Oui, à cette condition seulement ce dernier devait avoir la vie sauve.

Il l’eut.

Et le prêtre bénit sur-le-champ l’union de ces deux heureux, mariés sur un théâtre étrange, aux applaudissements unanimes de la foule attendrie… Ah ! si l’échafaud avait toujours servi à de semblables spectacles ! On n’en eût pas si souvent demandé la suppression.