Légendes bruxelloises/Les hosties sanglantes devant l’histoire et devant la science

Légendes bruxelloises (1903)
J. Lebègue & Cie (p. 138-145).

Celles de Sainte-Gudule avaient été enfermées dans un riche ostensoir d’or et une fête spéciale fut instituée en l’honneur du Très Saint Sacrement de Miracle. À cette occasion, une procession parcourait tous les ans les rues de la capitale le jour de la Fête-Dieu. Plus tard, en 1530, Marguerite d’Autriche institua le 20 juillet une procession spéciale qui fut l’origine de la kermesse de Bruxelles. Enfin, le clergé célèbre pompeusement tous les cinquante ans le jubilé du miracle. Le dernier a eu lieu en 1870.

Ce n’est pas sans peine que les hosties sanglantes, et celles qui leur ont succédé, ont été conservées. En 1579, lors des troubles religieux qui eurent lieu à Bruxelles, un chanoine les cacha ; puis, elles furent transportées secrètement dans la demeure d’un autre prêtre. Il serait peu intéressant de les suivre dans leur marche vagabonde ; qu’il suffise de savoir qu’elles furent restituées à Sainte-Gudule en 1585.

II

Les hosties sanglantes devant l’histoire et devant la science

Durant de longs siècles, on a discuté le miracle des hosties sanglantes. On a apporté des preuves, fait des enquêtes, examiné des textes, compulsé des manuscrits et il y aurait une belle page d’érudition à écrire à ce sujet. Dieu me garde de pareilles démonstrations !

Et pourtant, que de jolies choses je vous dirais ! Je déterrerais, par exemple, un document du XIVe siècle qui est un feuillet du registre des « comptes du receveur général du duc de Brabant, Godefroid de la Tour, pour l’année 1370 » ; puis, une charte de Robert, évêque de Cambrai, revêtue de son sceau, adressée au doyen de Sainte-Gudule et renfermant deux choses : une requête, rappelée par l’évêque, du doyen et du chapitre de la collégiale, datée de 1370, et le jugement de l’évêque[1]. Par la première de ces pièces, vous verriez que les Juifs ont été brûlés « pour s’être procuré avec mauvaise foi et furtivement des hosties » ; la seconde vous montrerait que les hosties ont été enlevées et « remises entre les mains de quelques Juifs, afin qu’ils les insultassent, les maltraitassent et les couvrissent d’injures ». Vous ne trouveriez nulle part des traces de sang.

Ensuite, je vous citerais un tas d’historiens du temps qui ne disent mot du miracle. Enfin, j’ajouterais qu’en 1581, lorsqu’on interdit à Bruxelles le culte catholique, les magistrats de la ville lancèrent une proclamation, rédigée en français et en flamand, dans laquelle ils disaient : « …que ce qu’on a jusques maintenant appelé le Saint Sacrement de Miracle a été trouvé, par les propres lettres et preuves qu’on a, n’avoir jamais saigné, ni été blessé. »

Voilà ce que je vous dirais.

Mais je ne suis pas un historien austère et grave ; je suis un humble chroniqueur, à qui il n’est pas permis de se perdre dans le fatras de l’érudition.

Cependant, si vous me demandiez sur quoi l’on s’est fondé pour prouver le miracle, je vous dirais que c’est précisément sur les pièces que je vous ai citées tantôt et qui semblent démontrer qu’il n’a pas eu lieu, puisqu’elles ne parlent ni de sang versé, ni de blessures faites.

Quant à cette étrangeté de voir les mêmes manuscrits servir de preuve pour ou contre, elle s’explique par ce fait qu’ils ont toujours été mal lus. Ainsi, moi qui les ai eus sous les yeux, je puis vous assurer que j’ai vu, dans celui de Godefroid de la Tour, que les Juifs ont été brûlés « pour s’être procuré avec mauvaise foi et furtivement des hosties » et non pas « pour avoir poignardé et s’être procuré furtivement des hosties », ce que tous les auteurs y avaient trouvé jusqu’en 1870. On avait lu puncto (poignardé) au lieu de punice (mauvaise foi).

Mais d’autres interpréteront la chose différemment.

Je vous conseille d’y aller voir. Disons ici que ce n’est pas à Bruxelles seulement qu’on a pu observer ce miracle. Il s’est présenté à Paris en 1290, en Bavière en 1337, en bien d’autres lieux, à bien d’autres reprises encore, — avec quelques variantes, il est vrai.

Chose plus curieuse : on signale un fait du même genre dès 788 ; un autre au IXe siècle en Syrie, et cette fois le sang coule si abondamment qu’on peut en distribuer dans toutes les églises d’Europe ; un autre encore en 1317 à Lumay ; d’autres, enfin, à Cologne en 1331, à Amsterdam en 1345, à Middelbourg en 1374, à Mayence en 1383, etc., etc. En 1510, on en signale encore un : « Les hosties saignèrent trois heures de suite. » En outre , un second vol d’hosties eut lieu en 1383 à Sainte-Gudule. Mais on manque de détails sur cet événement.

Notons également ce fait que ce sont toujours les Juifs qu’on a accusés de ces sacrilèges.

— Pourquoi ? demanderez-vous.

Écoutez ce que dit un auteur de la condition des Juifs au moyen âge :

« Rien ne leur appartenait, — ni leur personne : ils devaient porter un signe distinctif comme les infâmes ; s’ils émigraient, leurs propriétaires s’étaient entendus pour les appréhender au corps dans les pays voisins ; au besoin, on rassemblait le troupeau et chacun venait reconnaître ses têtes de bétail ; — ni leurs enfants : on les leur volait pour les baptiser ; — ni leur femme : dès qu’elle voulait abjurer, le divorce était de droit ; — ni leurs biens : ils étaient taxés à l’entrée, à la sortie et pour le séjour ; au moindre prétexte, on annulait créances et la banqueroute des Juifs contre les chrétiens était entrée dans les coutumes, dans le droit ; leurs presque ni leur honneur : on les humiliait par piété ; quand venait la semaine sainte, il entrait dans les cérémonies du culte de les lapider ; à Toulouse, on avait transigé : ils pouvaient se faire représenter par un de leurs notables qui, le vendredi saint, sur le perron de la cathédrale, était souffleté publiquement, à la gloire du Christ ; il n’est pas de crime, enfin, dont on ne les accusât ; ni leur vie : toute violence contre eux semblait légitime ; à tout propos, la justice les brûlait, le peuple les massacrait, les rois faisaient abattre ce bétail pour en prendre la chair et la peau. »

Voilà la vie que l’on faisait à ces malheureux : ils étaient excommuniés par la société et il y avait de temps à autre des massacres généraux de cette caste.

Au XIIIe et au XIVe siècle, ces massacres ne se comptent pas : on tue les Juifs par centaines, par milliers, en 1230 dans la Bretagne, l’Anjou et le Poitou ; en 1287, en Allemagne ; en 1290, en Alsace, en Bohême et en Moravie ; en 1320, en Guyenne, en Languedoc, en Aragon, en Navarre et dans le Dauphiné.

En 1348, la peste noire ravage l’Europe. « Les Juifs empoisonnent les eaux, » dit le peuple. Et aussitôt une tuerie générale a lieu : en France, en Autriche, en Suisse, en Belgique, on les traque, on met à mort tous ceux qu’on trouve ; des milliers de victimes perdent la vie.

L’année suivante apparaissent les Flagellants, secte d’illuminés qui parcourent les rues des villes en se fouettant nus et en tuant les Juifs pour conjurer la peste qui dure toujours. A Bruxelles même, la protection du prince ne peut les sauver du trépas.

C’était le peuple qui les massacrait, le pauvre peuple qui vivait dans la misère morale et matérielle, victime de préjugés absurdes qui l’ étreignaient le dominaient et le conduisaient à des actions indignes que tout homme de cœur réprouve. Et chaque fois qu’un Juif était condamné, ses biens étaient confisqués ; ceux des Israélites brûlés en 1370 rapportèrent à Wenceslas vingt-quatre mille francs, sans compter la part faite au clergé. Que de choses ce détail pourrait expliquer !

Voilà ce que l’histoire nous apprend de ces faits.

Voyons ce qu’en pense la science.

En 1820, le monde fut mis en émoi par une découverte étrange : on avait trouvé à Pavie des hosties sanglantes ! Sanglantes n’est pas le mot : les hosties ne saignaient point, mais elles étaient ponctuées de rouge.

Or, une de ces hosties fut envoyée à Ehrenberg, savant allemand, qui la soumit à une analyse complète. Il finit par découvrir que c’était une hostie ordinaire et que les taches rouges qui la marbraient étaient dues à la présence d’un organisme infime — un de ces infiniment petits, à peine visibles au microscope, dont le rôle est cependant si grand dans la nature — qu’on a appelé le micrococcus prodigiosus. Un drôle de nom, n’est-ce pas ? C’était lui qui donnait à l’hostie cette teinte rouge, lui qui faisait croire au peuple que l’hostie saignait. Qui s’en serait jamais douté ?

Depuis, la découverte d’Ehrenberg a souvent été confirmée[2].

Pour nous, qui devons juger ces choses avec calme, il faut nous pénétrer de ce que disent l’histoire et la science.

Soyons justes, impartiaux. Évitons les fautes commises par nos ancêtres.

Pendant des siècles, on a torturé, brûlé, martyrisé de pauvres malheureux, innocents à coup sûr des crimes dont, on les accusait ; on les a traqués, chassés des villes et des pays ; on les a mis au ban de la société ; on leur a fait, en un mot, une existence infernale, toute de douleurs et de misères.

Mais les temps sont venus où la science, calme, juste, tolérante, a examiné les faits et a prononcé son jugement.

Ayons foi en elle, qu’elle soit notre guide, inspirons-nous de ses principes ; n’acceptons comme vrai que ce qu’elle démontre être vrai, chassons de notre cœur et de notre cerveau ces préjugés vulgaires qui ont été cause de tant de malheurs.


  1. Il y avait eu contestation entre l’église de Sainte-Gudule et la Chapelle, le curé de cette dernière, chez qui les hosties avaient été portées comme nous l’avons vu, refusant de s’en dessaisir. Il avait cependant été convenu après que neuf d’entre elles seraient données à Sainte-Gudule, les autres demeurant à la Chapelle. Mais les chanoines de la collégiale, mécontents, s’adressèrent à l’évêque de Cambrai ; d’où le jugement dont nous parlons.
  2. Ce phénomène n’est pas unique en science : n’a-t-on pas trouvé de la neige rouge, dont la couleur est due à la présence d’une multitude de petits champignons.