Légendes bruxelloises/Le duc d'Albe

Légendes bruxelloises (1903)
J. Lebègue & Cie (p. 179-182).

Légende de l'Homme à la verge rouge


I

Le duc d'Albe

Aveugle serviteur d'un maître impitoyable ; appliquant sans hésitation les ordres trop souvent sanguinaires du roi, les dépassant même ; plus terrible en son calme que d'autres en leur colère ; plus effroyable en ses emportements que les éléments déchaînés ; implacable dans ses vengeances ; se souciant peu du sang versé ; vouant au feu des bûchers ceux qui pensaient autrement que lui ; livrant au glaive du bourreau l’élite de la noblesse ; citant devant le Bloedraed les présents, les absents, les vivants, les morts même ; ne s’inquiétant ni du rang, ni de la richesse de ses victimes ; confisquant leurs biens, rasant leurs demeures, insensible aux cris, aux larmes, aux supplications des femmes et des enfants ; faisant brûler la langue à ceux qui avaient médit de lui malgré sa défense, avant de les céder aux flammes qui devaient les dévorer tout vivants ; ignorant du caractère de nos ancêtres ; méconnaissant les anciens privilèges des bonnes villes et les franchises de leurs habitants ; levant des impôts injustes malgré les réclamations des magistrats ; pillant les villes, ruinant et dépeuplant le pays, couvrant de débris une contrée riche, prospère, heureuse, que jalousaient les souverains étrangers ; étendant comme un voile rouge et noir sur notre patrie en deuil ; tuant, torturant, pendant, brûlant, pillant, saccageant, au nom d’un Dieu de paix et de bonté ; accomplissant sa sinistre besogne sans qu’un remords effleurât son cœur, sans qu’un sanglot lui montât aux lèvres, sans qu’un frisson lui parcourût les membres, tel fut Ferdinand Alvarez de Tolède, duc d’Albe, marquis de Coria, gouvernant les provinces héréditaires des Pays-Bas pour Sa Majesté Philippe II, roi catholique d’Espagne. Grand capitaine, rompu aux difficultés de la guerre, à la tactique des combats, aux fatigues des batailles ; bon soldat, dur pour lui-même comme pour les autres ; mais altier, méprisant, se drapant dans un immense orgueil ; exigeant l’obéissance immédiate et complète ; traitant d’ennemis ceux qui n’étaient pas à ses côtés ; presque chevaleresque sur le champ de bataille, impitoyable dans sa politique ; cachant ses projets, marchant droit au but sans hésitation, sans que rien l’arrêtât ou le fît dévier de sa route ; n’admettant d’autre règle de gouvernement que la force, d’autre moyen de dominer que la terreur, d’autre façon de vaincre la rébellion que la répression violente ; d’une cruauté froide qui épouvante, d’un calme dans la vengeance qui effraye, d’un sang-froid dans l’action qui stupéfie, jamais le caractère espagnol ne fut mieux personnifié que dans le duc d’Albe.

Quelle excuse a-t-il à alléguer pour expliquer les bûchers éclairant les places publiques de leur farouche lueur, les potences dressées dans les villes et sur les grands chemins, les échafauds ruisselant de sang, les prisons regorgeant de malheureux, les instruments prêts pour la torture, les ruines dont il couvrit notre sol ?

Quand sonna l’heure de son départ, il s’en alla chargé des trésors et des malédictions des Belges. On dit que son maître, Philippe II, rit une seule fois dans sa vie[1]. Albe ne rit jamais.

Mais il pleura.

Il pleura le jour où, d’une maison de la Grand’Place, il assista à l’exécution des comtes d’Egmont et de Hornes et vit tomber leurs têtes. Larmes de quoi ? De tristesse, de douleur, de regret, de remords ? De joie peut-être…

…Cet homme fut un jour béni en Belgique…

II

Jean Spelleken

Albe avait des collaborateurs. Accomplir seul la vaste, mais sinistre tâche qu’il s’était donnée, lui eût été impossible.

Parmi ceux qui l’aidèrent à répandre le sang de nos pères, il en est dont le nom doit être connu et retenu, comme l’on connaît et retient le nom de certaines plantes dont le fruit donne la mort.

On sait qu’aussitôt après le départ de Marguerite de Parme (30 décembre 1567), Albe, méconnaissant les franchises des villes et des provinces, créa un tribunal extraordinaire chargé de juger les crimes religieux et les crimes d’État commis en Belgique.

  1. Voir page 111.