Légende des siècle-T1

Légende des siècle-T1
La Légende des sièclesCalmann-Lévy (p. -337).
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                           *

Je ne me sentais plus vivant ; je me retrouve,
Je marche, je revois le but sacré. J'éprouve
Le vertige divin, joyeux, épouvanté,
Des doutes convergeant tous vers la vérité ;
Pourtant je hais le dogme, un dogme c'est un cloître.
Je sens le sombre amour des précipices croître
Dans mon sauvage cœur, saignant, blessé, banni,
Calme, et de plus en plus épars dans l'infini. Si j'abaisse les yeux, si je regarde l'ombre,
Je sens en moi, devant les supplices sans nombre,
Les bourreaux, les tyrans, grandir à chaque pas
Une indignation qui ne m'endurcit pas,
Car s'indigner de tout, c'est tout aimer en somme,
Et tout le genre humain est l'abîme de l'homme.
Le philosophe plane et rêve sur ces flots
De douleurs, de tourments, d'angoisses, de sanglots,
Où partout quelque esquif lutte, chavire et sombre ;
Ainsi qu'une hirondelle au-dessus d'une eau sombre,
Dans ce monde qui semble au hasard châtié,
L'âme tournoie autour d'un gouffre, la pitié.
Que croire ? — Oh ! la pitié me prend, m'emplit, m'enivre,
Me donne le dégoût formidable de vivre,
Me porte à des excès étranges, secourir
Au hasard, à tâtons, ceux que je vois souffrir,
Être indulgent, pensif, tendre, clément, stupide ;
Si bien que par moments la foule me lapide. C'est bien fait, certe. — Amis, je rentre en tout cela,
J'étais absent, j'arrive, et je dis : me voilà !

Prendre garde à ce peuple obscur sur qui l'on marche,
Aimer mieux me jeter aux flots qu'entrer dans l'arche,
N'avoir jamais le mal des autres pour souhait,
Plaindre la haine, même en celui qui me hait,
Je reviens à mon œuvre. Et j'offre à cette bouche
Qui s'ouvre obscurément dans toute âme farouche,
Aux noirs désespérés errant sans feu ni lieu,
Un peu de vie à boire, et ce verre d'eau, Dieu.


I

LES GRANDES LOIS












I. Écoute ; — nous vivrons modifier

 
Écoute ; — nous vivrons, nous saignerons, nous sommes
Faits pour souffrir parmi les femmes et les hommes,
Et nous apercevrons devant nos yeux, vois-tu,
Comme des monts, travail, honneur, devoir, vertu,
Et nous gravirons l'une après l'autre ces cimes ;
Quand nous serons en bas, loin des sommets sublimes,
Nous dresserons nos fronts ; mais, en haut, nos genoux
Ploieront ; les passions viendront rugir en nous,
Et nous leur servirons d'antres et de repaires ;

Nous pleurerons nos fils, nous pleurerons nos pères,
Nous verrons le cercueil germer dans le berceau ;
Dans nos soifs, nous boirons à Dieu, comme au ruisseau,
Nous deviendrons, après nos deuils et nos attentes,
Des âmes sur le bord du tombeau palpitantes,
Car, pour l'homme ici-bas marqué d'un divin sceau,
Vivre, pleurer, souffrir, c'est devenir oiseau,
Et toutes les douleurs sont les plumes de l'aile,
Nous suivrons la puissance, au néant parallèle,
Ou, plus sages, l'amour qui fuit au fond des bois,
Nous aurons nos espoirs, nos terreurs, nos abois ;
Nous nous emplirons d'ombre ou d'azur la prunelle...

Et nous nous en irons vers l'étoile éternelle !


II. Ire, non ambire modifier


Sachons mener à bout, sans égoïsme vain,
Notre travail humain sous le travail divin ;
Si l'orgueil vient, broyons du pied cette couleuvre,
L'homme est l'outil, Dieu seul est l'ouvrier de l'œuvre,
Donc servons pour servir, avec simplicité.
Sans avoir pris de grade à l'université
Et sans être nommé recteur par le ministre,
Le blond soleil dissout l'ignorance sinistre.

Éclairons comme lui, non pour nous, mais pour tous,
Et faisons gravement ce que Dieu fait pour nous.
Je crois ; cela vaut-il qu'on m'adore ? Je pense ;
Cela mérite-t-il aucune récompense ?
Je vois ; mais c'est déjà posséder tout que voir !
Hommes, jusqu'au martyre acceptons le devoir ;
Souffrons, aimons ; soyons l'apôtre, soyons l'ange,
Et ne demandons rien, pas même une louange.
La nature adoucit l'homme par ses rayons,
Elle brille dans l'aigle et dans les alcyons,
Dans l'onde où boit l'oiseau, dans l'herbe où l'agneau bêle,
Et ne tend pas la main quand on dit : qu'elle est belle !
Mai, sans être payé, combat l'hiver qui fuit ;
Le lys n'a pas besoin qu'on le décore, il luit ;
La lavande embaumée où l'abeille se pose
Ne lui vend pas le miel ; quand il produit la rose,
Le rosier fait gratis cette action d'éclat,
L'astre a-t-il attendu jamais qu'on l'appelât
Et que quelque Lindor chantât une romance,
Pour venir de sa flamme éblouir l'ombre immense ?


III. Par-dessus le marché je dois être ravi modifier

 
                                      *


Par-dessus le marché je dois être ravi.
Quoi ! des vivisecteurs, à la fois, à l'envi,
Des chimistes, anglais, allemands, tous ensemble,
Loupe et scalpel en main, m'affirment qu'il leur semble
Certain, démontré presque et probable à peu près
Qu'entre l'homme d'Athène et le loup des forêts,
Qu'entre un essaim d'égout et le peuple de France,
Le total fait, il n'est aucune différence ;

Qu'on trouve, en les traitant par les mêmes réchauds,
La même quantité de phosphate de chaux
Dans le plus affreux chien que dans le plus grand homme ;
Que par conséquent Sparte est égale à Sodome ;
Que mon droit pèse autant qu'un souffle aérien,
Et que, fussé-je Eschyle ou Christ, je ne suis rien,
Rien, l'éclair, la vapeur de la locomotive.
Je dois être enchanté de cette perspective ;
Sinon, je suis vraiment bien difficile.

                                                      Ah çà !
Consultez Don Quichotte ou bien Sancho Pança,
Depuis quand un marcheur, qui pour sa longue route
N'a rien, est-il tenu d'aimer la banqueroute ?
Depuis quand, grand, petit, satrape ou chevrier,
L'homme qui cherche femme et veut se marier,
L'espérant belle, est-il heureux de l'avoir laide ?
Exigerez-vous donc que les juifs de Tolède
Soient contents d'être cuits tout vivants dans des fours,
Et qu'on me voie errer parmi les carrefours,
Triomphant, plein de joie et d'extase électrique,
Parce que vous m'aurez promis des coups de trique ?

Examinons.

                                         *

                          Sortir de l'immortalité ;
Être un orang-outang qui, par ancienneté
Ou par faveur, obtient le grade de jocrisse ;
Avoir l'énorme nuit des bêtes pour nourrice,
Être de l'ombre après avoir été du bruit ;
Suivre d'Argens, qui suit la Beaumelle, qui suit
Locke, qui suit Pyrrhon, qui suivait Épicure ;
Me remettre à tourner dans cette roue obscure ;
Recommencer la vieille aventure d'Isis ;
Épousseter ce tas de systèmes moisis
Qui tuaient le scrupule et mettaient au service
De Borgia le crime et de Néron le vice ;
Nier la dignité des hommes au profit
Des despotes à qui le vil troupeau suffit ;
Ne point savoir si rien de ce qu'on pense existe,
Et pourtant affirmer la négation triste ;
Croire qu'aucun soleil n'a jamais vraiment lui ;
Entre deux doutes prendre avec amour celui
Qui m'abaisse et m'emplit de cendre et non de flamme,

Et vouloir être brute ayant le choix d'être âme !

Avoir dans l'infini besoin d'être zéro !

Eh bien non.

                                   *

                        Non !

                                           Je puis tirer un numéro,
Dites-vous, dans ce sac, la nature profonde,
Dans cette loterie insondable, le monde,
Où rien n'a commencé puisque rien ne finit,
Où tout est vie et gouffre, où l'étoile au zénith
Luit comme une paillette aux plis d'une basquine ;
Eh bien, je ne suis point charmé d'avoir ce quine :
Gorille. Et j'aime mieux rester tout bêtement
L'homme, et sentir en moi vivre le firmament.
Quand vous venez me dire : — Un creuset, c'est tout l'homme ;
Le destin est un feu, la fumée est la somme ;

Tout aboutit au même abîme universel ;
La vertu, c'est du sucre, et le crime est du sel ;
Au fond, nulle action n'est mauvaise ni bonne,
Le droit, c'est un journal et l'on s'y désabonne ;
Aujourd'hui pour, demain contre, pas de mépris
Aux méchants, pas de culte aux bons ! — je suis surpris,
J'entends des cris en moi. Quoi ! c'est votre programme !
L'homme est dans un flot sombre une inutile rame !
Quoi ? ni devoir ni droit ! rien n'est vrai, rien n'est faux !
Quoi ! saluer Bismark sous les arcs triomphaux !
Avoir été la France et devenir province !
Quand Poërio meurt dans le bagne du prince,
Trouver sage le prince et fou Poërio !
Vrai, je suis peu tenté par ce scenario.

                                     *

À vous en croire, l'homme au fond est sur la terre
Juste autant que le bœuf, l'onagre et la panthère ;
Dans le premier venu des tigres l'homme est né ;
L'homme est un léopard, mais perfectionné ;
L'homme est parmi les ours la brute aristocrate !

                                     *


Certe, Aristote est grand, mais j'aime mieux Socrate.
Ah ! la science est belle et sublime, et je hais
Quiconque met obstacle à ses profonds souhaits ;
Elle prend dans le piége auguste de ses règles
Les vérités au vol comme on prendrait des aigles,
Elle sonde le fait, le chiffre, l'élément ;
Elle est vaste à ce point qu'il semble par moment
Que son puissant compas fait le tour de l'espace.
Mais pourtant quelque chose en l'homme la dépasse,
C'est la vertu. Quelqu'un est plus grand qu'elle, et va
Où jamais le calcul le plus haut n'arriva,
Quelqu'un sait mieux trouver l'or que roule le fleuve,
Quelqu'un voit mieux, quelqu'un prouve plus que la preuve,
C'est toi, Zénon, qui luis ; c'est toi, Baudin, qui meurs !
Par la sérénité superbe de ses mœurs
Sparte fait plus qu'aucun docteur par sa doctrine.
Quoi ! c'est zéro ce cœur qui bat dans ma poitrine !
Quoi ! la chimie est tout ! Quand j'ai mon résidu,
Un peu de cendre, un peu d'ombre, rien ne m'est dû !
La statique prouvant, non le droit, mais la force,

Le droit n'est pas ! John Brown, Spartacus, Wilberforce,
Demeurent interdits si Biot ne les secourt !
Quoi ! devant Gay-Lussac Mazzini reste court !
Garibaldi ne sait que dire à Lamettrie !
Quoi ! tout, hormis l'algèbre et la géométrie,
Tout, excepté Poinsot, tout, excepté Bezout,
Excepté deux et deux font quatre, se dissout !
Quoi ! le martyre est vain ! l'héroïsme est stupide !
Brutus, brute ! On te jette au gouffre, on te lapide,
Pour avoir défendu, quoi ? ton pays ? niais !
Tibère est fort, donc juste ; et tu calomniais
Tibère. Le scalpel fouille tout fibre à fibre
Sans rien voir qui ressemble à ceci, l'homme libre ;
Donc l'homme libre, ami, n'est pas. L'homme est du vent !

                                    *

Vous m'offrez de ramper ver de terre savant ;
Eh bien, non. J'aime mieux l'ignorance étoilée
De Platon, de Pindare, âme et clarté d'Élée,
Et de ce Dante errant qui baisse factieux
Son œil farouche où tremble une lueur des cieux.

L'homme est par eux aussi lumineux qu'il puisse être.
J'ai lu monsieur Leuret, le sage de Bicêtre
Et je n'ignore pas qu'un poëte est un fou ;
Je sais que Planche crie à Milton : casse-cou !
Qu'avoir fait l'Iliade est, auprès de Nonotte
Et du bon abbé Gaume, une mauvaise note,
Et qu'au nom du bon sens, du bon goût, et de l'art,
Shakspeare est dédaigné par monsieur Baculard ;
Je sais cela, j'en suis tremblant, et pourtant j'ose
Trouver dans tout ce tas de songeurs quelque chose ;
Je vois ce qu'ils ont vu, je crois ce qu'ils ont cru ;
Le visage du vrai là-haut m'est apparu,
Splendide, et ma prunelle en demeure éblouie.
Ils ont affirmé l'âme ; et tous mes sens, l'ouïe,
Les yeux, rendent chez moi témoignage pour eux.
Sans doute il est bien doux d'être fort malheureux
Et de traîner des fers pendant beaucoup d'années,
Et de se dire : Après les dures destinées,
Après avoir souffert, après avoir pleuré,
Après avoir été de griffes effleuré
Et souffleté par l'aile obscure de l'envie,
Après avoir été juste toute ma vie,
Après avoir au front porté comme un cimier
La probité, j'aurai l'honneur d'être fumier,
Et je serai l'égal dans le sépulcre infâme
De Nisard comme esprit et de Judas comme âme.
Là s'efface l'immense et vaine vision ;
Et tous les hommes, ceux de Tyr, ceux de Sion,

Ceux de Gomorrhe, ceux de Paris, ceux de Rome
Marc-Aurèle, du sang des peuples économe,
Nemrod, tigre accablant la terre de ses bonds,
Ceux qu'on nomme méchants, ceux qu'on appelle bons,
Tous, l'homme de douceur, l'homme de violence,
Et le juge effrayant qui vendit la balance,
Quoi que chacun ait fait, mêlant les pas aux voix,
Tous dans la vaste nuit reçoivent à la fois
Cette absolution sinistre, la poussière.
La mort, spectre masqué, n'a rien sous sa visière.
Le gouffre, où le destin se résout et s'absout,
Arrive à l'innocence effroyable de tout ;
Le bourreau vaut autant que le martyr ; l'asile
S'ouvre à Sforce joyeux comme à Dante imbécile ;
Avec Caligula Jésus est acquitté ;
La justice pourrit avec l'iniquité ;
Et Thersite, Caton, Davus gai, Bacchus sombre,
Font le même néant pêle-mêle dans l'ombre.
Matière, éclipse, songe, oubli. Tout est passé.

Eh bien, soyez surpris, oui, je suis insensé
Jusqu'à ne point vouloir de cette offre. Elle est belle
Certes. Oui, les vivants, vague troupeau qui bêle,
Mordus toute la route et jusqu'à l'abattoir,
Saignent, et je suis un de ceux que le ciel noir
Frappe et n'empêche pas de lutter, nous subîmes
Toute la vaste pluie engouffrée aux abîmes,

Le sort nous meurtrit tous sans jamais dire assez,
Et je dois convenir que vous me proposez
Pour consolation et salaire une place
Dans le cloaque avec tous les rois, populace,
À côté du faussaire, et, près de l'assassin,
La pourriture avec Baroche pour voisin ;
Eh bien non, j'aime mieux, après tant de désastres,
Être avec ce rêveur d'Homère dans les astres.
J'aime mieux croire au bien, au juste, but final,
Avec Tacite, avec Dante, avec Juvénal.
La certitude d'être un miasme me laisse
Vraiment froid, et je pousse à ce point la faiblesse
Que je n'ai nulle joie à penser que je vais
Être on ne sait plus quoi d'obscur qui sent mauvais !
Troppmann ne me fait point plaisir quand il m'avoue
Que je serai sa fange et qu'il sera ma boue ;
Il faut me pardonner ma pauvreté d'esprit,
Mais je ne puis trouver Dupin égal au Christ,
Deutz égal à Bayard, et j'entends le tonnerre
Gronder si je mets Hoche auprès de Lacenaire.
Non, je ne jette point dans le même panier
Ferdinand sept geôlier et Riégo prisonnier.
Je voudrais démolir les deux tours d'injustice,
Celle où Latude expire, et l'aveugle bâtisse
Des rhéteurs confondant Caïn avec Abel,
Renverser la bastille et détruire Babel.
Quoi donc ! boire, manger, jouir, voilons nos faces,
C'est tout ? Alors, pourvu que tu te satisfasses

Et que je me contente, et que, rois, histrions,
Scribes, juges, soldats, prêtres, nous digérions
Nos crimes devenus nos festins et nos joies,
Pourvu que, fiers et fous, vautours parmi les oies,
Nous ayions sous nos pieds les peuples, rions d'eux
Et de nous, cela seul est réel ; et, hideux,
Nous sommes sages, tout étant vide ; alors, hommes,
Quoi qu'il fasse, celui qui, dans l'ombre où nous sommes,
Veut jouir, qui trahit pour jouir, qui meurtrit
Sa patrie, et qui vend sa ville, a de l'esprit,
Et celui qui, romain, meurt dans l'exil pour Rome,
Et qui, français, défend la France, est un pauvre homme ;
Telle est la vérité que vos calculs nous font.

Ah ! si c'est là le but, ah ! si c'est là le fond,
Si c'est la vérité seule vraie, affirmée
Par Walpole, et par toi, sénateur Mérimée,
Je la déclare fausse, ô sacrés firmaments !
Et je crache dessus, et je lui dis : Tu mens !
À cette vérité qui, vile, atroce, obscène,
Donne tort à Barbès et raison à Bazaine !

Non ! non ! non ! je l'ai dit et le dirai cent fois,
Ce n'est point pour cela qu'on a brisé les rois
Et fait entrer le jour dans les profonds repaires !

Non ! non ! non ! ce n'est point pour cela que nos pères
Ont fait cette conquête altière, l'avenir !
Qu'ils poussaient leurs chevaux et les faisaient hennir
De Memphis à Berlin, de l'Èbre à la Thuringe !
Non ! j'ai les droits de l'homme et non les droits du singe.

Je comprends qu'on se penche avec fraternité
Vers les êtres qui sont hors de l'humanité,
Qu'on éclaire leur nuit ; mais qu'on s'y précipite,
Non. Je veux, de ce gouffre où la bête palpite,
Faire monter, labeur superbe et hasardeux,
Les monstres jusqu'à nous, et non tomber près d'eux ;
Je veux être pour eux non l'égal, mais l'archange,
Et leur donner mon âme et non prendre leur fange.


Êtes-vous la science après tout ? question.
Non, vous ne l'êtes pas. Vous doutez. Montyon
Donne un prix de vertu, Troplong un prix de crime ;
Garibaldi délivre et Bonaparte opprime ;
Où vont-ils ? au néant ? à Dieu ? Tout le destin,
Si l'on vous en croit, flotte et ment, rien n'est certain ;
L'énigme n'offre au loin que des plages désertes ;
Vous êtes les premiers à tout ignorer ; certes,
Votre doute est complet et vous le confessez ;
Vous ne voyez qu'un mur fermé de noirs fossés,
C'est vous qui l'avouez ; et nul ne peut conclure
Du présent l'avenir, du front la chevelure ;
Nul ne voit l'autre aspect du destin, le trépas ;
Nul ne sait rien. Alors j'ai le choix, n'est-ce pas ?
J'ai mon goût, vous le vôtre ; après tant de souffrance,
Le désespoir vous plaît, moi je prends l'espérance ;
Et puisque selon vous rien n'est clair, rien n'est sûr,
Vous choisissez la cendre et je choisis l'azur.

                                     *


Je veux être ici-bas libre, ailleurs responsable,
Je suis plus qu'un brin d'herbe et plus qu'un grain de sable ;
Je me sens à jamais pensif, ailé, vivant.

                                     *

Ce n'est point vers la nuit que je crie en avant !
Mourir n'est pas finir, c'est le matin suprême.
Non ! je ne donne pas à la mort ceux que j'aime !
Je les garde, je veux le firmament pour eux,
Pour moi, pour tous, et l'aube attend les ténébreux ;
L'amour en nous, passants qu'un rayon lointain dore,
Est le commencement auguste de l'aurore ;

Mon cœur, s'il n'a ce jour divin, se sent banni,
Et, pour avoir le temps d'aimer, veut l'infini ;
Car la vie est passée avant qu'on ait pu vivre.
C'est l'azur qui me plaît, c'est l'azur qui m'enivre,
L'azur sans nuit, sans mort, sans noirceur, sans défaut ;
C'est l'empyrée immense et profond qu'il me faut,
La terre n'offrant rien de ce que je réclame,
L'heure humaine étant courte et sombre, et, pour une âme
Qui vous aime, parents, enfants, toi ma beauté,
Le ciel ayant à peine assez d'éternité !</

poem>


===IV. Le géant Soleil parle à la naine Étincelle===
<poem>
Le géant Soleil parle à la naine Étincelle :

— Ô néant, feu follet, ver que l'ombre recèle,
Lueur qui disparaît sitôt qu'elle a flotté,
Contemple-moi, je suis l'abîme de clarté.
Vois, dans mon flamboiement les mondes vont et viennent ;
Mes rayons sont les fils effrayants qui les tiennent ;
Sans moi le firmament ne serait qu'un linceul ;

Je ne suis pas bien sûr de ne pas être seul ;
Toute l'immensité, depuis l'aube première,
Me regarde effarée, ivre de ma lumière.

Ainsi parla le gouffre éblouissant de feu.
L'atome écouta l'astre, et lui répondit : Dieu.


— Ô conquérants, guerriers, héros, faiseurs de cendres,
Vous les Nemrods, chasseurs géants, les Alexandres,
Vous qu'on nomme Alaric, Cyrus, Gengis, Timour,
Vous que la mort berça, petits, avec amour,
Et qui, grands, et marchant dans les apothéoses,
Ainsi qu'avril fait naître autour de lui des roses,
Avez fait sous vos pas éclore des tombeaux ;
Vous que l'homme, par vous dévoré, trouve beaux ; Nous qu'il trouve hideux et qui sommes vos frères,
Nous qui sommes les noirs bénisseurs funéraires,
Les prêtres, nous avons à vous dire ceci.
Écoutez.
               Notre gîte auguste fut saisi,
Comme le vôtre, hélas, par la raison humaine ;
Nous avions, comme vous, les peuples pour domaine,
Et nous rôdions sur eux, puissants, l'œil en arrêt,
Vainqueurs, toute la terre étant notre forêt ;
Et nous disions à Dieu : C'est par nous que tu frappes !
Car vous êtes les rois, mais nous sommes les papes ;
Vous êtes Attila, nous sommes Borgia.
Nous avons la madone et la panagia,
L'idole, comme, vous, vous avez la bataille ;
Princes, nous n'avons pas tout à fait votre taille,
Nous sommes le danger qui se met à genoux,
Vous grondez plus que nous, nous rampons mieux que vous ;
On sent notre velours, pire que votre griffe ;
Nous sommes Anitus, Torquemada, Caïphe.
Une grande tiare est sur nos fronts étroits.
Urbain huit, Sixte quint, Paul trois, Innocent trois,
Gerbert, l'âme livrée aux sombres aventures,
Dicatus, inventant les quatorze tortures,
Judas buvant le sang que Jésus-Christ suait,
La ruse, Loyola, la haine, Bossuet,
L'autodafé, l'effroi, le cachot, la bastille, C'est nous ; et notre pourpre effrayante pétille
Par moments, et s'allume, et devient flamboiement.
Nous étions, comme vous, des dieux ; mais brusquement
La révolution nous mit des muselières.
La France mania de ses mains familières
Nos gueules, et, mordue et souriant, nous prit,
Fière, et sans même avoir de plaie, étant l'esprit,
Elle nous a jetés dans une basse-fosse,
Moi prêtre, et toi tyran ; elle a déclaré fausse
Ma caverne, la foi, la guerre, ton palais ;
Elle a d'altiers dompteurs, Mirabeau, Rabelais,
Molière, Diderot, Rousseau, Danton, Voltaire.
Maintenant nous voilà, nous qui tenions la terre,
Tenus à notre tour par la France.

                                             Eh bien non !
À travers les barreaux de notre cabanon,
Frères, nous vous crions une bonne nouvelle :
L'orbe du soleil noir revient, et se révèle
Par un blêmissement farouche et triomphant ;
Le passé, pour la terre épouvantable enfant,
Pour nous espoir, râlant d'une voix vengeresse,
Renaît, et ce cadavre en son berceau se dresse. Son berceau c'est la tombe et son aube est la nuit.
La fleur noire du sombre autel s'épanouit
Pleine d'ombre, et promet le fruit plein de poussière.
Rome fatale vient de lever sa visière,
Dit à l'homme : Tais-toi ! dit à Dieu : Le jour ment !
Et reprend la parole et le rugissement.

Encore un peu de temps, ce qui n'est que l'écorce
Tombera ; le droit mort laissera voir la force ;
Partout le joug, partout Pierre, partout César,
Et l'église tout bas tutoiera le bazar ;
Les trônes reprendront leurs vastes équilibres,
Et les peuples seront esclaves, et nous libres.
À faire le gibet nous emploierons la croix.
Tout redeviendra guerre et vous serez les rois.
Tout redeviendra dogme et nous serons les maîtres.
Vous tyrans, étant chefs, nous bourreaux, étant prêtres,
Nous aurons de nouveau le monde sous nos pieds.
Et la terre verra puissamment copiés
Par des spectres nouveaux tous les anciens fantômes ;
Et nous arrondirons les ténèbres en dômes
Au-dessus du grand temple où nous mettrons l'Erreur
Ayant le pape à droite, à gauche l'empereur. 

Dans notre obscurité toute la terre plonge
Par degrés. Et déjà, d'un ongle qui s'allonge,
Par l'âme de l'enfant nous tenons l'avenir.
Chez nous, exterminer fait semblant de bénir ;
La goutte de sang pleut du goupillon terrible ;
Votre hache, ô guerriers, ne vaut pas notre bible ;
Notre foudre est énorme, et votre quantité
De tonnerre est vraiment peu de chose à côté.
La Saint-Barthélemy sonne une sombre cloche ;
Et cette cloche sainte aujourd'hui se rapproche ;
Et cette cloche jette une plus grande voix
Que toute la bataille éparse autour des rois ;
Car c'est derrière nous que le vrai deuil se lève ;
Nous sommes le linceul, vous n'êtes que le glaive ;
Vous pouvez tout au plus sur les hommes marcher,
Nous, nous leur commençons l'enfer par le bûcher.

C'est égal, vous soldats, nous prêtres, tous ensemble
Nous vaincrons ; nous allons tout ravoir. Déjà tremble
La grille qu'on a mise entre le peuple et nous.
Satan en a tiré doucement les verrous.
Nous allons nous ruer sur les âmes sans nombre,
Nous allons ressaisir la terre. — 

                                              Ainsi, dans l'ombre,
Pendant que nous rêvons et que nous oublions,
La cage aux tigres parle à la cage aux lions.

 
Je me penchai. J’étais dans le lieu ténébreux ;
Là gisent les fléaux avec la nuit sur eux ;
Et je criai : — Tibère ! — Eh bien ? me dit cet homme.
— Tiens-toi là. — Soit. — Néron ! — L’autre monstre de Rome
5Dit : — Qui donc m’ose ainsi parler ? — Bien. Tiens-toi là.
Je dis : — Sennachérib ! Tamerlan ! Attila !
— Qu’est-ce donc que tu veux ? répondirent trois gueules.
— Restez là. Plus un mot. Silence. Soyez seules.
Je me tournai : — Nemrod ! — Quoi ? — Tais-toi. — Je repris :
10— Cyrus ! Rhamsès ! Cambyse ! Amilcar ! Phalaris !

Que veut-on ? — Restez là. — Puis, passant aux modernes,
Je comparai les bruits de toutes les cavernes,
Les antres aux palais et les trônes aux bois,
Le grondement du tigre au cri d’Innocent trois,
15Nuit sinistre où pas un des coupables n’échappe,
Ni sous la pourpre Othon, ni Gerbert sous la chape.
Pensif, je m’assurai qu’ils étaient bien là tous,
Et je leur dis : — Quel est le pire d’entre vous ?

Alors, du fond du gouffre, ombre patibulaire
20Où le nid menacé par l’immense colère
Autrefois se blottit et se réfugia,
Satan cria : — C’est moi ! — Crois-tu ? dit Borgia.

 

Les chambres de torture étaient d’âpres demeures ;
On n’y passait jamais plus de quatre ou cinq heures,
Et l’on entrait jeune homme et l’on sortait vieillard.
Le juge pour le code et le bourreau pour l’art
5S’épuisaient, et, mêlant fer rouge et loi romaine,
Ayant à travailler sur de la chair humaine,
N’épargnaient rien afin d’arriver à l’aveu.

Sous leurs mains, l’os, le muscle, et l’ongle et le cheveu
Frémissaient, et, hurlant plus fort selon la fibre
10Qui tressaille, et selon le nerf profond qui vibre,
Un homme devenait un clavier où Vouglans
Jouait de l’agonie avec ses doigts sanglants.
Ne croyez pas pourtant que lui, ni Farinace,
Ou Levert, n’eussent rien au cœur que la menace ;
15Ils priaient au besoin le captif garrotté ;
Ils sucraient la torture avec de la bonté ;
L’accusé qui résiste attriste la grand’chambre ;
Bénins, ils l’imploraient en lui brisant un membre ;
Ils étaient paternels ; ils se penchaient, prêchant,
20Suppliant, regrettant d’agir, l’air pas méchant,
Pour faire à cet œil terne et sombre, à cette bouche,
À cette âme aux abois, vomir l’aveu farouche.
Pasquier leurrait d’espoir ces regards presque éteints ;
Delancre au patient disait des vers latins ;
25Bodin, sachant par cœur Virgile et ses idylles,
Les citait ; et parfois ils pleuraient, crocodiles.


C’était fini. Splendide, étincelant, superbe,
Luisant sur la cité comme la faulx sur l’herbe,
Large acier dont le jour faisait une clarté,
Ayant je ne sais quoi dans sa tranquillité
5De l’éblouissement du triangle mystique,
Pareil à la lueur au fond d’un temple antique,
Le fatal couperet relevé triomphait.

Il n’avait rien gardé de ce qu’il avait fait
Qu’une petite tache imperceptible et rouge.

10Le bourreau s’en était retourné dans son bouge ;
Et la peine de mort, remmenant ses valets,
Juges, prêtres, était rentrée en son palais,
Avec son tombereau terrible dont la roue,
Silencieuse, laisse un sillon dans la boue,
15Qui se remplit de sang sitôt qu’elle a passé.

La foule disait : bien ! car l’homme est insensé,
Et ceux qui suivent tout, et dont c’est la manière,
Suivent même ce char et même cette ornière.

J’étais là. Je pensais. Le couchant empourprait
20Le grave hôtel de ville aux luttes toujours prêt,
Entre Hier qu’il médite et Demain dont il rêve.
L’échafaud achevait, resté seul sur la Grève,
La journée, en voyant expirer le soleil.

Le crépuscule vint, aux fantômes pareil.
25Et j’étais toujours là, je regardais la hache,
La nuit, la ville immense et la petite tache.


À mesure qu’au fond du firmament obscur
L’obscurité croissait comme un effrayant mur,
L’échafaud, bloc hideux de charpentes funèbres,
30S’emplissait de noirceur et devenait ténèbres ;
Les horloges sonnaient, non l’heure, mais le glas ;
Et toujours, sur l’acier, quoique le coutelas
Ne fût plus qu’une forme épouvantable et sombre,
La rougeur de la tache apparaissait dans l’ombre.

35Un astre, le premier qu’on aperçoit le soir,
Pendant que je songeais montait dans le ciel noir.

Sa lumière rendait l’échafaud plus difforme.
L’astre se répétait dans le triangle énorme ;
Il y jetait, ainsi qu’en un lac, son reflet,
40Lueur mystérieuse et sacrée ; il semblait
Que sur la hache horrible, aux meurtres coutumière,
L’astre laissait tomber sa larme de lumière.
Son rayon, comme un dard qui heurte et rebondit,
Frappait le fer d’un choc lumineux ; on eût dit
45Qu’on voyait rejaillir l’étoile de la hache.
Comme un charbon tombant qui d’un feu se détache,
Il se répercutait dans ce miroir d’effroi ;
Sur la justice humaine et sur l’humaine loi,
De l’éternité calme auguste éclaboussure.
50

Est-ce au ciel que ce fer a fait une blessure ?
Pensai-je. Sur qui donc frappe l’homme hagard ?
Quel est donc ton mystère, ô glaive ? — Et mon regard
Errait, ne voyant plus rien qu’à travers un voile,
De la goutte de sang à la goutte d’étoile.


VI

INFERI












 
On est dans l’invisible, on est dans l’impalpable.
Ici tout, jusqu’à l’air qu’on respire, est coupable,
            Et l’eau qui pleure est un remords ;
Sous on ne sait quelle ombre, on ne sait quelles formes
5Flottent, et l’on voit, tels que des songes énormes,
            Passer d’affreux univers morts !


Suivis de loin d’un œil fixe qui les regarde,
Tristement éclairés dans leur fuite hagarde
            Par d’horribles astres hiboux,
10Charriant prêtre et roi, prince, esclave, ministre,
Traînant dans leurs agrès l’éternité sinistre
            Qui porte l’ombre à ses deux bouts ;

Agitant des linceuls et secouant des chaînes,
Pleins de vers, fourmillant de monstres, noirs de haines,
            15Demandant au gouffre un flambeau,
En proie aux vents soufflant d’une bouche insensée,
Mondes spectres qui font hésiter la pensée
            Entre le bagne et le tombeau ;

Ils vont ! les uns chantant ainsi que des Sodomes ;
20Les autres, visions, créations, fantômes,
            Sans palpitation, sans bruit ;
Et derrière eux, chargés des maux que nous subîmes,
Ils ont pour les pousser d’abîmes en abîmes
            Toute la fureur de la nuit !

25

Ils vont ! l’espace est morne et sourd ; leurs envergures
Font dans l’affreux brouillard de lugubres figures.
            Pas d’ancres et pas d’avirons.
L’hiver les bat, la grêle aux flots pressés les crible,
Et la pluie effarée à la crinière horrible
            30Tord les nuages sur leurs fronts.

Chiourmes de la mort, égouts, fosses communes !
On les voit vaguement comme de sombres lunes.
            Rien n’arrête leur vol hideux.
Au-dessus d’eux la brume et l’horreur se répandent,
35La profondeur les hait ; les précipices pendent
            Dans les gouffres au-dessous d’eux.

Ils traversent, allant où l’ouragan les lance,
Tantôt une tempête, et tantôt un silence ;
            L’univers vivant et profond
40Ne les aperçoit pas dans les brouillards sans bornes ;
Ils passent dans la nuit comme des faces mornes
            Qui paraissent et qui s’en vont.


Ces globes, qu’en prisons, Seigneur, vous transformâtes,
Ces planètes-pontons, ces mondes-casemates,
            45Flottes noires du châtiment,
Errent, et sur les flots tortueux et funèbres,
Leurs mâts de nuit, portant des voiles de ténèbres,
            Frissonnent éternellement.

Des tourbillons ayant des formes de furies
50Les poursuivent ; les pleurs, sources jamais taries,
            Les angoisses et les effrois,
Le désespoir, l’ennui, la démence, le crime,
Vident sur ces passants monstrueux de l’abîme
            Toutes leurs urnes à la fois.

55Là sont tous les punis et tous les misérables ;
Rongés par leurs passés, ulcères incurables,
            La face aux trous de leurs cachots,
Criant : où sommes-nous ? d’une voix éperdue,
Et distinguant parfois, sous eux, dans l’étendue,
            60Des monts, pustules du chaos.


Là Caïn pleure, Achab frémit, Commode rêve,
Borgia rit ; les vers de terre armés du glaive,
            Les roseaux qui disaient : je veux !
Sont là ; les Pharaons et les Sardanapales
65S’y courbent ; le vent souffle ; au fond, des larves pâles
            Penchent leurs sinistres cheveux.

Là sont les trahisseurs mêlés aux parricides,
Tous les despotes fous redevenus lucides,
            L’homme-loup et l’homme-renard,
70Leur bagne par moment fait le bruit d’une claie ;
Le ciel leur apparaît comme une immense plaie
            Où chacun d’eux voit son poignard.

L’ombre est un miroir sombre où leurs forfaits se montrent,
Leur remords est debout dans tout ce qu’ils rencontrent ;
            75Partout, dans le morne chemin,
Chacun d’eux voit son crime, et le reste est chimère ;
Le même spectre fait dire à Néron : ma mère !
            Et crier : mon frère ! à Caïn.


Plus bas encor s’en vont dans l’ombre expiatoire
80Des mondes dont la mort même ignore l’histoire,
            Où le mal tord ses derniers nœuds,
Cieux où toute lueur expire évanouie,
À qui, dans la noirceur de leur brume inouïe,
            Tibère apparaît lumineux.

85Quelques-uns ont été des édens et des astres.
Et l’on voit maintenant, tout chargés de désastres,
            Rouler, éteints, désespérés,
L’un semant dans l’espace une effroyable graine,
L’autre traînant sa lèpre et l’autre sa gangrène,
            90Ces noirs soleils pestiférés !

Et squelettes sans tête et crânes sans vertèbres,
Mages étudiant de lugubres algèbres,
            Tous les maux par Satan rêvés,
Vices, hydres, dragons, sont là ; l’horreur sanglote ;
95Ils passent ; à l’avant le néant, leur pilote,
            Regarde avec ses yeux crevés.


Où vont-ils ? La nuit s’ouvre et sur eux se referme.
Le ciel, quoiqu’il soit l’ombre où la clémence germe,
            Ignore le gouffre puni ;
100Et nul ne sait combien de millions d’années
Doivent errer, traînant les larves forcenées,
            Ces lazarets de l’infini.

Et quel effroi sur terre, et même au fond des tombes
Quel frisson, si, parmi les foudres et les trombes,
            105Aux lueurs des astres fuyants,
Nous voyions, dans la nuit où le sort nous écroue,
Surgir subitement l’épouvantable proue
            D’un de ces mondes effrayants !


VII

LES

QUATRE JOURS D’ELCIIS











Page:Hugo - La Légende des siècles, 3e série, édition Hetzel, 1883.djvu/69

 
Vérone se souvient d'un vieillard qui parla
Pendant quatre jours, grave et seul, dans la Scala,
À l'empereur Othon qui fut un prince oblique ;
Othon tenait sa cour dans la place publique,
Ayant sur les degrés du trône douze rois.
Empereur d'Allemagne et roi d'Arle, Othon trois
Étant malade avait fait allumer un cierge
Et fait vœu, s'il était guéri, grâce à la Vierge,
D'entendre et d'écouter, lui césar tout-puissant,

Tout ce que lui dirait n'importe quel passant,
Devant les douze rois et la garde romaine,
Cet homme parlât-il pendant une semaine.

Donc un passant fut pris rentrant dans sa maison.
On était aux beaux jours de la tiède saison ;
Le passant fut conduit devant le trône ; un prêtre
Lui fit savoir le vœu du roi d'Arle, et le maître
Lui dit : Aboie aussi longtemps que tu voudras.

Alors, comme autrefois devant Saül Esdras,
Pierre devant Néron et Job devant l'Abîme,
L'homme parla.

                          Le trône était sombre et sublime ;
Cent archers l'entouraient, pas un ne remuait ;
Et les rois semblaient sourds et l'empereur muet.
On voyait devant eux une table servie
Avec tout ce qui peut satisfaire l'envie
Des heureux, des puissants, de ceux qui sont en haut,
Viandes et vins, fruits, fleurs, et dans l'ombre un billot.

L'homme était un vieillard très grand, à tête nue,
Tranquille ; on l'emmenait chez lui, la nuit venue,

Puis on le ramenait le matin ; il était
Comme celui qui parle au tigre qui se tait ;
Il fit boire à César son vœu jusqu'à la lie ;
Et sa sagesse fut semblable à la folie.

Il parla quatre jours, toute la cour songea,
Et, quand il eut fini, l'empereur dit : Déjà !</

poem>



===I. LE PREMIER JOUR - GENS DE GUERRE ET GENS D'ÉGLISE===
<poem>
Je suis triste. Pourquoi ? Princes, que vous importe !
Vous êtes joyeux, vous. Je refermais ma porte,
J'allais mettre la barre et tirer les verrous,
Pourquoi m'appelez-vous et que me voulez-vous ?
Pourquoi me pousser hors de l'ombre volontaire ?
Pourquoi faire parler celui qui veut se taire ?
Roi d'Arles, tant qu'il reste au vieillard une dent,
Lui faire ouvrir la bouche est toujours imprudent.

On n'est pas sûr qu'il soit de l'avis qu'on désire.
Vous avez un conseil de jeunes hommes, sire,
Fort galants, fort jolis, fort blonds, convenez-en ;
Pourquoi m'y faire entrer, moi le vieux paysan
Que la rude fierté des vieilles mœurs pénètre ?
Et depuis quand a-t-on l'habitude de mettre
Une pièce de cuir aux pourpoints de velours ?
Pour marcher devant vous, rois, mes pas sont bien lourds.

Si vous ne savez pas de quel nom je me nomme,
Je m'appelle Elciis, et je suis gentilhomme
De la ville de Pise, âpre et sévère endroit.
Je n'ai point à Pavie étudié le droit,
Et je n'ai pas l'esprit d'un docteur de Sorbonne.
Donc, sire, si la guerre est en soi chose bonne,
Je n'en sais rien ; mais, bonne ou mauvaise, je dis
Qu'il faut la faire en gens sincères et hardis,
Et que l'honnêteté publique est en détresse,
Princes, de voir qu'on fait une guerre traîtresse,
Une guerre humble, habile aux besognes de nuit,
Achetant des félons et des lâches sans bruit,
Faisant moins résonner l'estoc que la cymbale,
Ayant des espions, des colporteurs de balle,
Des moines mendiants et des juifs pour appuis,
Et l'empoisonnement des sources et des puits.


Les hommes de mon temps faisaient la guerre franche.
Tout l'arbre tressaillait quand ils cassaient la branche,
Et, quand ils coupaient l'arbre avec leur couperet,
C'était au tremblement de toute la forêt ;
Car ces hommes étaient des bûcherons sublimes.
Les survivants, et ceux que nous ensevelîmes,
Sont dans le souvenir des peuples à jamais.
Les hommes de mon temps hantaient les hauts sommets ;
Ils allaient droit au mur et donnaient l'escalade ;
Ils méprisaient la nuit, le piége, l'embuscade ;
Quand on leur demandait : Quel compagnon hardi
Emmenez-vous en guerre ? ils disaient : Plein midi.
C'étaient, sous l'humble serge ou l'hermine royale,
Les bons et grands enfants de la guerre loyale.
Ils n'étaient pas de ceux qui s'endorment longtemps ;
Hors du danger auguste ils étaient mécontents ;
Ils ne quittaient l'épieu que pour prendre la hache ;
Car l'immobilité ne sied point au panache,
Ni la rouille à l'éclair du glaive, et le repos
N'est pas fait pour les plis orageux des drapeaux.
Quand ils s'en revenaient des combats, leurs armures
Étaient rouges ainsi que des grenades mûres,
Et leurs femmes trouvaient le soir sous leur pourpoint
De larges trous saignants dont ils ne parlaient point.
De tout bien mal acquis ils disaient : qu'on le rende !
Ils ne trouvaient jamais de distance assez grande

Entre eux et le mensonge abject, ni de cloison
Assez épaisse entre eux, sire, et la trahison ;
Ils parlaient haut, étant des fils des grandes races ;
Leurs poitrines avaient le dédain des cuirasses ;
Leur galop rendait fous les libres étriers.
Il n'était pas besoin d'envoyer des fourriers
Pour leur dire : Il convient de se mettre en campagne.
Un noir se tord moins vite autour des reins son pagne
Qu'ils ne bouclaient l'estoc à leur robuste dos.
Ils donnaient peu de temps aux paters, aux credos,
Priant Dieu bonnement, comme fait le vulgaire ;
Droits, hommes de parole, ils ne s'embrouillaient guère
Aux finesses du clerc qui ment au nom des cieux,
Et dédaignaient l'argot du moine chassieux
Qui crache du latin et fait des hexamètres,
Étant des gens de guerre et non des gens de lettres.
C'est avec la gaîté du rire puéril
Qu'ils se précipitaient au plus noir du péril ;
Il sortait de leur casque un souffle d'épopée ;
Quand on disait : l'épée est d'acier, leur épée,
Fière et toujours au vent, répondait : l'homme aussi.
Au chaume misérable ils accordaient merci.
Ces vaillants devenaient doucement barbes grises,
Ayant pour toute joie, après les villes prises
Et les rois rétablis et tous leurs fiers travaux,
De regarder manger l'avoine à leurs chevaux.
Oh ! je les ai connus ! dès que les couleuvrines,
Dogues des tours, fronçaient leurs sinistres narines,

Dès que l'altier clairon sonnait, ils étaient prêts.
Ils étaient curieux d'aller tout voir de près ;
Jusque dans le sépulcre ils avançaient la tête ;
Et ces hommes, joyeux surtout dans la tempête,
Sans trop d'étonnement et sans trop de souci
Auraient suivi la mort leur criant : par ici !

Qu'est-ce que vous voulez maintenant qu'on vous dise ?
Ce temps-ci me répugne et sent la bâtardise.
Quand venaient les hiboux, jadis l'aigle émigrait ;
Je m'en vais comme lui. Barons, c'est à regret
Qu'on voit se refléter jusque dans vos repaires
Ce grand rayonnement des anciens et des pères
Au-dessus de votre ombre au fond des cieux épars.
Vous vous croyez lions, tigres et léopards ;
Les lions tels que vous sont pris aux souricières.
Les marmots nus qu'on porte ou qu'on mène aux lisières
Seraient dans le danger moins bégayants que vous.
Vous avez dans vos cœurs implacables et mous
Le dédain des vieux temps que vous osez proscrire ;
Vous nous faites frémir et nous vous faisons rire.
Vous avez l'œil obscur, l'âme plus louche encor
Vous faites chevaliers avec des chaînes d'or
Des trahisseurs ou bien des pages de Sodomes,
Des gueux, des affranchis, de ces espèces d'hommes
Qu'on vend publiquement dans la rue à l'encan.
Où je vois le collier, je cherche le carcan.

Princes, mon cœur se serre en vous voyant, car j'aime
Le soleil sans brouillard, l'homme sans stratagème.
Vous avez l'appétit large, le front étroit,
Le mépris de tout frein, la haine de tout droit,
Et pour sceptre un couteau de boucher. Quelle histoire !
Quels jours ! Les gros butins se citent comme gloire.
Vous régnez en tuant sans jamais dire : assez !
Ô pillards, si souvent de meurtre éclaboussés
Que la rouille vous vient plus haut que la jambière !
Toujours ivres ; buveurs de vin, buveurs de bière,
Buveurs de sang ; couards en même temps ; vivant
Dans on ne sait quel luxe abject, lâche, énervant ;
Car la férocité, que la volupté mine,
Devient facilement chair molle et s'effémine ;
Aujourd'hui tout déchoit dans notre fier métier ;
Pour faire une cuirasse on prend un bijoutier,
De sorte que l'armure a peur d'être battue.
C'est ordinairement par derrière qu'on tue.
Vos plus fameux exploits et vos plus triomphants
Sont des dépouillements de femmes et d'enfants,
Des introductions dans les pays par fraude,
Les brusques coups de dent de la fouine qui rôde,
D'attaquer ceux qu'on a d'abord bien endormis,
D'arriver ennemis sous des masques d'amis ;
Faits honteux pour l'épée et pour la seigneurie,
Vils, et dont je vous veux laisser la rêverie.
Quant à moi, si j'étais l'un des rois que voilà,
Je ne porterais point légèrement cela ;

Je frémirais, à l'heure où l'ombre étend ses voiles,
D'être ainsi misérable et noir sous les étoiles.

Je ne vous cache pas que je suis attristé.
Tout pâlit, tout déchoit ! et, même la beauté,
Dernier malheur ! s'en va. Toute la grâce humaine
C'est la langue toscane et la bouche romaine ;
Et l'on parle aujourd'hui je ne sais quel jargon.

Roi, qui cherche un lézard peut trouver un dragon ;
Vous vouliez un flatteur de plus qui vous caresse
Et rie, et tout à coup la vérité se dresse.

Vous avez reconnu que les hommes trop prompts
Courent parfois grand risque en vengeant leurs affronts ;
Aussi vous n'avez pas de colère soudaine.
Défié par Venise, on regarde Modène.
Vous pesez le péril, rois, quoique altiers et vains.
Vous ne guerroyez pas sans l'avis des devins ;
Un astrologue baisse ou lève vos visières.
Ô princes, vous allez consulter des sorcières
Sur le degré d'honneur et d'amour du devoir
Et de témérité qu'il est prudent d'avoir ;
Vous combattez de loin derrière des machines ;
Et vous frottez vos bras, vos reins et vos échines,

Moins propres, sur mon âme, aux harnais qu'aux licous,
D'huile magique à rendre invulnérable aux coups.
Je voudrais bien savoir, princes, si Charlemagne
Qui, se dressant, donnait de l'ombre à l'Allemagne,
Et si le grand Cyrus et le grand Attila
Se sont graissé leurs peaux avec cet onguent-là.

Vous avez fait sans peine, ô clients des Sibylles,
Marcheurs de nuit, tendeurs d'embûches, gens habiles,
Quoique chétifs de cœur et chétifs de cerveau,
Avec le vieil empire un empire nouveau.
L'empaillement d'un aigle est chose bien aisée ;
Davus remplace Alcide et Thersite Thésée.

Rois, la fraude est vilaine et donne un profit nul ;
Mentir ou se tuer c'est le même calcul ;
Le fourbe est transparent, tout regard le pénètre ;
La trahison devient la chair même du traître ;
Il se sent sur les os un mépris corrosif ;
Dès qu'on est malhonnête on est rongé tout vif
Par son mauvais renom et par sa perfidie
Visible à tous les yeux et toujours agrandie ;
On est renard, la haine et l'effroi du troupeau ;
On a l'ombre et le mal pour robe et pour drapeau ;
Et Carthage a péri dans sa sombre tunique
De mensonge, de dol, de nuit, de foi punique.


La ciguë en vos champs croît mieux que le laurier.
Je verrais sans colère, ô rois, un serrurier
Bâtir, sans oublier de griller les fenêtres,
Entre vos probités et mon argent, mes maîtres,
Une porte solide aux verrous bien fermants.
Quant à votre parole et quant à vos serments,
Plutôt que m'assoupir sur votre signature
Et sur vos jurements par la sainte écriture,
Plutôt que me fier à vous, je me fierais
Aux jaguars, aux lynx, aux tigres des forêts,
Et j'aimerais mieux, rois, me coucher dans leur antre
Et mettre pour dormir ma tête sur leur ventre.
Ah ! ce siècle est d'un flot d'opprobre submergé !

Autre plaie ; et fâcheuse à montrer, — le clergé.

Puisque j'expose ici la publique infortune,
Puisque j'étale aux yeux nos hontes, c'en est une
Que le prêtre ait grandi plus haut que notre droit,
Et que l'église ait pris l'allure qu'on lui voit.

De mon temps, grand, petit, riche ou gueux, vieux ou jeune,

On observait l'avent, les vigiles, le jeûne,
On priait le bon Dieu, mains jointes, fronts courbés ;
Mais on tenait la bride assez haute aux abbés.
On avait l'œil sur eux, on était économe
De baisers à leur chape, et l'on craignait peu Rome ;
Sire, ce que voyant, Rome se tenait coi.

Aujourd'hui Rome, à tout, dit : comment ? et pourquoi ?
On laisse les bedeaux sortir des sacristies ;
Qui touche aux clercs est plein de piqûres d'orties.
C'est fini, plus de paix. Ils sont partout. Veut-on
D'un évêque trop lourd raccourcir le bâton ?
Querelle. Pour blâmer les luxures d'un moine,
Pour un prieur à qui l'on ôte un peu d'avoine,
Pour troubler dans son auge un capucin trop gras,
Foudre, anathème ; on a le pape sur les bras.
Un seul fil remué fait sortir l'araignée.

Rome a sur tous les points la bataille gagnée.
On lui cède ; on la craint.

                                          Combattre des soldats
Oh ! tant que vous voudrez ! mais des prêtres, non pas !
La cave du lion est effrayante, et l'aire
De l'aigle a je ne sais quel aspect de colère ;

On trouve là quelqu'un d'altier qui se défend ;
Sire, attaquer cela, c'est beau, c'est triomphant ;
Le bec est flamboyant, la gueule est colossale ;
On sent que l'aquilon dont l'Afrique est vassale,
Que l'ouragan qui gronde et qui des cieux descend,
Est dans les crins de l'un encor tout frémissant,
Et qu'aux pattes de l'autre il reste de la foudre ;
L'adversaire est superbe et plaît. Mais se résoudre
À mettre ses deux mains dans des fourmillements,
Poursuivre au plus épais des cloaques dormants
La bête de la bave et celle de la fange,
Avoir pour ennemi l'être plat qui se venge
De son écrasement par sa fétidité,
C'est hideux ; et j'ai honte et peur, en vérité,
D'attaquer une larve au fond d'une masure,
Et de combattre un trou d'où sort une morsure !

De là l'empiétement des moûtiers, des couvents,
Des hommes tonsurés et noirs sur les vivants,
Et le frémissement du monde qui recule.

Rome a tendu sa toile au fond du crépuscule.
La vaste lâcheté des mœurs est son trésor.
Tout à Rome aboutit. Prostituée à l'or,
Rome cote, surfait, pare, étale, brocante
Son absolution que le vice fréquente ;

Le saint-père est le grand mendiant indulgent ;
Les choses en sont là qu'on a pour son argent
Plus ou moins de pitié, plus ou moins de prière,
Et que l'église en est la sinistre usurière.
Rome a dessous l'ordure, et la pourpre dessus.
Pour être petit, pauvre, humble, comme Jésus
Le commandait à Jacque, à Simon, à Didyme,
Le pape a le décime, et l'évêque a la dîme.
Tout est occasion fiscale, jubilé,
Sabbat, la chaise offerte et le cierge brûlé,
Cloches, confession, amulettes, jurandes,
La desserte du pain, la desserte des viandes,
Droit de manger du bœuf, droit de manger du porc,
Exorcismes, tonlieux, mortuaire, déport,
Sermons, pâque fleurie, eau bénite, corvées,
Saint chrême, enfants perdus ou filles retrouvées,
Procès, citation devant l'official.
Partout du créancier le profil glacial.
Le fisc ne quitte pas des yeux la femme grosse ;
L'enfant paie. Êtes-vous dans une basse-fosse,
Le saint-père quémande à travers vos barreaux.
Vous plaît-il de fonder un hôpital ? Vingt gros.
Une bonne action paie un droit ; rien n'échappe ;
Un juste non payant ferait loucher le pape ;
Dix gros pour que l'abbé dise : sois bienvenu !
Pour faire devant soi porter un glaive nu,
Cent gros ; pour acheter le blé des turcs, dispense ;
Tant pour avoir le droit de penser ce qu'on pense ;

Tant pour faire le mal, tant pour s'en repentir ;
Péage pour entrer, péage pour sortir ;
Le baptême, c'est tant ; n'oubliez pas l'annate ;
Tant pour l'enfant de cœur à la robe incarnate ;
Tant pour vous marier ; ah ! vous mourez ; c'est tant.
Corruption ! Toujours une main qui se tend !
Dès que le père expire ou que la mère est morte,
Les enfants orphelins s'en vont de porte en porte
Mendier pour payer le prêtre, et, sans remord,
Un marchand sacré vend sa pourriture au mort.
Rome sur tout prélève une part, s'attribue
Sur deux mules la bonne et laisse la fourbue,
Taxe le berger, tond la brebis, prend l'agneau,
Goûte la fille au lit, le vin dans le tonneau,
Flaire la cargaison du vaisseau dans le havre,
Et mange avant les vers le meilleur du cadavre.
Jésus disait aimer ; l'église dit : payer.

Le ciel est à qui peut acquitter le loyer,
On y sera logé bien ou mal, mieux ou guère,
Selon qu'on sera riche ou pauvre sur la terre ;
Arrière le haillon ! place au riche manteau !
Au mur du paradis Rome a mis écriteau.

La chaire de Saint-Pierre autrefois si sublime,
Espèce de tribune énorme de l'abîme,

Dont le dais formidable, au mystère mêlé,
Semblait s'évanouir dans un gouffre étoilé,
Est aujourd'hui l'obscure et lugubre boutique
Où le bien et le mal, la messe et le cantique,
Le vrai, le faux, le jour, la nuit, l'ombre et le vent,
Les anges, l'infini, la tombe, tout se vend !
Pourvu qu'il ait son crime en ducats dans son coffre,
L'homme le plus pervers voit le prêtre qui s'offre ;
Et le plus noir bandit qui soit sous le ciel bleu
Fouille à sa poche et dit au pape : Combien Dieu ?
Vous êtes un brigand, un gueux, un maniaque
De meurtres ; bien ; un tel, prêtre simoniaque,
Crible vos actions dans son hideux tamis,
Se signe, et dit : Allez, vos torts vous sont remis.

C'est triste d'être absous par ces viles engeances. —
Rois, si j'avais sur moi de telles indulgences,
De celles qui se font marchander et payer,
Je dirais à mon chien, pour me bien nettoyer,
De lécher le pardon d'abord, le crime ensuite.

Mais vous ne réglez pas ainsi votre conduite,
Et vous ne tombez pas dans ces scrupules vains.
Toujours, dans vos hauts faits de nuit et de ravins,

Comme vous entendez que Dieu vous soit commode,
Et comme parmi vous, en outre, il est de mode
Que la vipère prête au tigre son venin,
Vous avez près de vous un curé qui, bénin,
Vous conseille et vous sert dans toutes vos escrimes,
Qui trouve des raisons en latin à vos crimes,
Qui vous bénit après vos guets-apens, et coud
Un tedeum infâme à chaque mauvais coup.
D'où la difformité de la raison publique.
Caïphe et Busiris se donnent la réplique.
Quel est le faux ? quel est le vrai ? Qui donc a tort ?
C'est l'honnête homme. À bas le droit ! gloire au plus fort !
Le ciel a le rayon, mais le prêtre a le prisme.
La vérité bégaie et crache le sophisme ;
La probité n'est plus qu'un enrouement confus.
Veut-on protester, vivre, essayer un refus ?
On s'arrête, empêché dans l'immense argutie
Qu'en foule autour de vous le clergé balbutie ;
On a le prêtre, là, dans le fond du gosier ;
Et quand la conscience humaine veut crier
Ou parler haut, elle a l'église pour pituite.

Oh ! le ciel grand ouvert, la prière gratuite,
Le prêtre pauvre au point de ne distinguer plus
Le cuivre d'un liard de l'or d'un carolus,
L'autel et l'évangile ignorant le péage
Et la monnaie, ainsi que l'astre et le nuage,

C'était beau, c'était grand, c'était ainsi jadis,
Dans le temps qu'on était des jeunes gens hardis,
Et que, libre, on allait chanter dans la montagne !
Est-ce que c'en est fait dans le deuil qui nous gagne ?
Est-ce que les bons cœurs et les hommes de bien
Ne verront plus cela sous les cieux : Dieu pour rien ?

Rome n'a qu'un regret, c'est que la bête échappe
À l'ombre monstrueuse et large de sa chape,
Que l'animal soit franc de son pouvoir jaloux,
Que l'ours rôde en dehors du fisc, et que les loups
Respirent l'air des cieux depuis le temps d'Évandre
Sans qu'on puisse trouver moyen de le leur vendre.
Dieu vole la nature au prêtre ; il la soustrait ;
Il lui dit : Sauve-toi dans la vaste forêt !
C'est son tort. Le soleil est de mauvais exemple ;
Il ne réserve pas sa dorure au seul temple ;
Il empourpre les toits laïcs, grands et petits,
Les maisons, les palais, les cabanes, gratis.
Quoi ! le brin d'herbe est libre et donne ce scandale
De croître effrontément aux fentes de la dalle !
La folle avoine, auprès du lierre son voisin,
Pousse, sans acquitter le droit diocésain !
Quoi ! depuis que l'Etna s'assied sur sa fournaise,
Géant sombre, il n'a pas encor payé sa chaise !
Quoi ! l'éclair passe, va, revient, sans rien donner !
Quoi ! l'étoile ose luire, éclairer, rayonner,

Sans qu'on lui puisse enfin présenter la quittance !
Le pape est avec Dieu tête à tête, et le tance.
Quoi ! l'on ne peut au lys des champs, pris au collet,
Dire : pour les besoins du culte, s'il vous plaît !
Quoi ! la vague, lavant les gouffres insondables,
Couvre l'énormité des plages formidables,
Quoi ! l'écume jaillit jusqu'à cette hauteur
Sans retomber liard dans la main du quêteur !
Oh ! si le prêtre enfin pouvait jeter sa serre
Sur la vie, et la prendre à Dieu, son adversaire !
Quel hosanna le jour où la fleur, le buisson,
Le nid, devraient payer au curé leur rançon !
Le jour où l'on pourrait mettre une bonne taxe
Sur l'usage que fait le pôle de son axe,
Chicaner sa caverne au lion, et tricher
L'eau que boit le moineau dans le creux du rocher !

Donc, viatique, psaume et vêpres, scapulaires,
Madones à clouer sur le bec des galères,
La vertu du chrétien, la liberté du juif,
Tout est en magasin et tout a son tarif.

Et les nécessités d'exploits hideux que crée
Cette vente à l'encan de la chose sacrée !
Ces pillages où Rome a plusieurs portions !
Ces envahissements et ces extorsions

D'héritages qu'on vient d'un coup de hache fendre,
Et qui n'ont plus le bras du chef pour les défendre !
Ces fouilles de corbeaux dans le ventre des morts !
Ces guerres où, n'osant s'en prendre aux hommes forts,
Craignant le bras qui frappe et la lance qui blesse,
La couardise appelle au combat la faiblesse !

Quand on a devant soi des barons, la plupart
Bandits bien crénelés et droits sur leur rempart,
Maîtres de quelque place à d'autres usurpée,
Qu'on arrondisse un peu sa terre avec l'épée,
En jouant au plus brave et non pas au plus fin,
Cela n'est pas très bien peut-être, mais enfin
Coup pour coup, le fer bat le fer, cela se passe
Entre ma panoplie et votre carapace,
Nous sommes gens gantés d'acier, bottés d'airain,
À visière féroce, à visage serein,
En guerre ! et nous pouvons nous regarder en face.
Mais qu'on prenne aux petits pour les gros ; mais qu'on fasse
Un apanage à tel ou tel prélat câlin
Avec des biens de veuve ou des biens d'orphelin ;
Mais, au mépris des lois divines et chrétiennes,
Pour doter des frocards et des braillards d'antiennes,
Et des clercs qui, béats, par le vin attendris,
Vous disent : faites maigre ! et mangent des perdrix,
Qu'on pille son douaire à cette pauvre vieille,
Qu'à cet enfant, qui fait un murmure d'abeille

Et qui rit en voyant entrer les assassins,
On vole sa maison et son champ, par les saints !
Je dis que c'est horrible, et toute honte est bue
Autant par qui reçoit que par qui distribue !
Le meurtre vole afin d'acheter le pardon.

Rome est un champ ayant le moine pour chardon ;
Que l'âne de Jésus vienne donc et le broute !

Ces prêtres qui pour ombre ont derrière eux le doute,
Faux, masqués, emmiellant de leur perfide esprit
Le bord du vase au fond duquel le démon rit,
Traîtres du ciel, à qui l'opprobre profitable
Donne bon feu, bon lit, bon gîte et bonne table,
Ah ! ces larrons sacrés, malheur sur eux, malheur !

Oh ! que j'aime bien mieux le simple et franc voleur !
Des fauves attentats sauvage cénobite,
Il a l'ombre pour antre et pour cloître ; il habite
Les déserts, les halliers creusés en entonnoirs,
Le derrière des murs croulants, les recoins noirs
Des palais qu'on bâtit, où, la nuit, dans les pierres
On entend le choc brusque et fuyant des rapières ;

Ce brigand a du sang au front, mais pas de fard ;
Il est âpre et hideux, mais il n'est point cafard,
Mais il ne se met pas un surplis sur le râble,
Mais il risque du moins sa peau, le misérable !
Le seigneur est la grille et le prêtre est la dent.

C'est grâce à tout cela que, la débauche aidant,
L'horreur est installée en nos tours féodales.

Ah ! crimes, deuils, banquets, prêtres, femmes, scandales !
Rire et foudre mêlant leurs funèbres éclats !
Nous frissonnons de voir tout ce qu'on voit, hélas,
Dans ces vaillants manoirs si glorieux naguères,
Quand, vieux aigles blanchis, et vieux faucons des guerres,
Par les brèches que fit le glaive, nous plongeons
Nos yeux dans la noirceur lugubre des donjons !

                                *


Le soleil déclinait ; de leurs piques bourrues
Les soldats refoulaient le peuple au coin des rues ;
Les prêtres chuchotaient près du trône rangés.
— J'ai faim, dit Elciis. L'empereur dit : Mangez.</

poem>


===II. LE DEUXIÈME JOUR - ROIS ET PEUPLES===
<poem>
Vous êtes plusieurs rois ici, j'en suis bien aise.
Donc on peut vous parler en face. Toi, Farnèse,
Rends-nous compte de Parme ; et toi, duc Avellan,
De Montferrat ; et toi, Visconti, de Milan.
Vous avez ces pays ; qu'est-ce que vous en faites ?
L'Italie est heureuse et voit de belles fêtes !
Le duc Sforce est un sbire ; il faudrait qu'on plongeât,
Pour trouver son pareil, plus bas que le goujat ;
Voulez-vous des bandits ? Guiscard vous en procure ;
Strongoni, qui mourut d'une manière obscure
L'an passé, n'avait pas vécu très clairement ;

Craignez Foulque après boire, Alde après un serment ;
Squillaci roue et pend ; Malaspina s'adonne
À mêler la jusquiame avec la belladone ;
Le soir voit arriver joyeux à son festin
Des gens que voit mourir l'œil pâle du matin.
Si Pandolfe a trouvé quelque part sa patente
De général, pardieu, ce n'est pas dans la tente.
Sixte étrangla Thomond ; Urbin extermina
Montecchi ; le vieux Côme égorgea Gravina ;
Ezzelin est faussaire, Ottobon est bigame ;
Litta fait poignarder dans un bal à Bergame
Bernard Tumapailler, comte de Fezensac ;
Jean massacre Borso ; Pons dérobe le sac
Que Boccanegre avait laissé dans sa gondole ;
Bonacossi sanglant rase la Mirandole ;
Et quant à monsieur d'Este, ah ! tous vos généraux
L'admirent ; quel vainqueur ! L'an passé, ce héros,
Avec force soudards levant la pertuisane,
Partit pour conquérir la marche trévisane ;
On battait du tambour, on jouait du hautbois ;
Un gros de paysans l'attaque au coin d'un bois,
L'armée au premier choc plie, et ce guerrier rare
Prit la fuite, et revint en chemise à Ferrare
Après avoir été volé dans le chemin.
Guy tue Alphonse afin d'être comte romain ;
Le duc Fosdinovo vend Nice au barbaresque ;

Spinetta se fait peindre ayant, dans une fresque,
Un crâne entre les dents comme un singe une noix ;
Fiesque empoisonne Azzo, c'est le mode génois ;
De par l'assassinat Sapandus est exarque ;
Cibo, pour traverser le lac Fucin, embarque
Trois enfants, dont il doit hériter, ses neveux,
Sur un bateau doré qu'il suit de tous ses vœux,
Et qui les noie, étant fait de planches trop minces.
Mais expliquons-nous donc, vous nommez ça des princes !
Un tas de scélérats et de coupe-jarrets !
La justice en leur nom prononce des arrêts ;
On les appelle grands, nobles, sérénissimes ;
Ils sont comme des feux allumés sur des cimes ;
Augustes marauds ! gueux de l'honneur trafiquant.
Drôles que frapperaient, à l'autel comme au camp,
Au nom du chaste glaive, au nom du temple vierge,
Ulysse de son sceptre et Jésus de sa verge !

Si vous vous êtes mis dans l'esprit qu'en ayant
Plus d'infamie, on est un roi plus flamboyant,
Si vous vous figurez vos races rajeunies
Par vos férocités et vos ignominies,
Rois, je vous le redis, vous vous trompez ; l'erreur,
C'est de croire qu'un nom peut grandir par l'horreur,
La fraude et les forfaits accumulés sans cesse.

Une augmentation de honte et de bassesse,
D'ombre et de déshonneur n'accroît pas les maisons ;
La fange n'a jamais redoré les blasons.
Ah ! deuil sans borne après les prouesses sans nombre !
Vous faites du passé votre piédestal sombre ;
Sur les grands siècles morts sans tache et sans défaut
Vous montez, pour porter votre honte plus haut !
Vous semblez avec eux avoir fait la gageure
D'égaler leur lumière et leur lustre en injure,
Et de ne pas laisser à leur vieille fierté
Une splendeur sans mettre un opprobre à côté ;
Et vous avez le prix dans cette affreuse joute
Où votre abjection à leur gloire s'ajoute !

Ô Dieu qui m'entendez, ces hommes sont hideux,
Certe, ils sont étonnés de nous comme nous d'eux.
Avez-vous fait erreur ? et que faut-il qu'on pense ?
À qui le châtiment ? à qui la récompense ?
Quelle nuit ! N'est-ce pas le plus dur des affronts
Que nous les preux ayions pour fils eux, les poltrons !
Et qu'abjects et rompant les anciens équilibres,
Eux les tyrans, soient nés de nous, les hommes libres ;
Si bien que l'honnête homme est chargé du maudit
Et que le juste doit répondre du bandit !
Qu'ont-ils fait pour porter des noms comme les nôtres ?
Par quel fil pouvons-nous tenir les uns aux autres,
Dieu puissant ! et comment avons-nous mérité

Eux, ces pères, et nous, cette postérité ?
Ah ! le siècle difforme et funeste où nous sommes,
En étalant, auprès des tombes, de tels hommes,
Si lâches, si méchants, si noirs, que j'en frémis,
Offense la pudeur des aïeux endormis.

Le vent à son gré roule et tord la banderole.
Je n'avais pas dessein quand j'ai pris la parole
De dire tout cela, mais c'est dit, et c'est bon.
Rois, je sens sur ma lèvre errer l'ardent charbon ;
À moi simple, il me vient en parlant des idées ;
La patrie et la nuit sur moi sont accoudées
Et toute l'Italie en mon âme descend.
Je sens mon sombre esprit comme un flot grossissant.
Dieu sans doute a voulu, sire, que votre altesse
Vît l'indignation qui sort de la tristesse.
Je sais que par instants le public devient froid
Pour le bien et le mal, pour le crime et le droit,
Le comble de la chute étant l'indifférence ;
On vit, l'abjection n'est plus une souffrance ;
On regarde avancer sur le même cadran
Sa propre ignominie et l'orgueil du tyran ;
L'affront ne pèse plus ; et même on le déclare.
À ces époques-là de sa honte on se pare ;
Temps hideux où la joue est rose du soufflet.

La jeunesse a perdu l'élan qui la gonflait ;
Le tocsin ne fait plus dresser la sentinelle,
Ce fauve oiseau qui bat les cloches de son aile
Est cloué sur la porte obscure du beffroi ;
Oui, sire, aux mauvais jours, sous quelque méchant roi
Féroce, quoique vil, et, quoique lâche, rude,
Toute une nation se change en solitude ;
L'échine et le bâton semblent être d'accord,
L'un frappe et l'autre accepte ; et le peuple a l'air mort ;
On mange, on boit ; toujours la foule, plus personne ;
Les âmes sont un sol aride où le pied sonne ;
Les foyers sont éteints, les cœurs sont endormis ;
Rois, voyant ce sommeil, on se croit tout permis.
Ah ! la tourbe est ignoble et l'élite est indigne.
De l'avilissement l'homme porte le signe.
L'air tiède et mou, le temps qui passe, la gaîté,
Les chants, l'oubli des morts, tout est complicité ;
Tous sont traîtres à tous, et la foule se rue
À traîner les vaincus par les pieds dans la rue ;
Le silence est au fond de tout le bruit qu'on fait ;
On est prêt à baiser Satan s'il triomphait ;
Le mal qui réussit devient digne d'estime ;
L'applaudissement suit, la chaîne au cou, le crime,
Que la libre huée a d'abord précédé ;
On voit — car le malheur lui-même dégradé
Abdique la colère et se couche et se vautre,
Dans l'espoir d'avoir part au pillage d'un autre —
Les extorqués faisant cortége aux extorqueurs.

Pas une résistance illustre dans les cœurs !
La tyrannie altière, atroce, inexorable,
Est le vaste échafaud de l'homme misérable ;
Le maître est le gibet, les flatteurs sont les clous.
Mangé de la vermine ou dévoré des loups,
Tel est le sort du peuple ; il faut qu'il s'y résigne.
Des vautours, des corbeaux. Mais où donc est le cygne ?
Où donc est la colombe ? où donc est l'alcyon ?
Quand on n'est pas Tibère, on est Trimalcion.
L'un rampe, lèche et rit pendant que l'autre opprime,
Sombre histoire ! le vice est le fumier du crime ;
Les hommes sont bassesse ou bien férocité ;
Meurtre dans le palais, fange dans la cité ;
Le tyran est doublé du valet ; et le monde
Va de l'antre du fauve à l'auge de l'immonde.

Tout ce que je dis là vous fait l'esprit content ;
C'est votre joie, ô rois, mais écoutez pourtant.

Rois, qu'une seule voix proteste, elle réveille
Au fond de ce silence une sinistre oreille
Et fait rouvrir un œil terrible en cette nuit ;
Prenez garde à celui qui fait le premier bruit ;
Un seul passant sévère et ferme déconcerte
Dans son abjection l'immensité déserte ;
Un vivant n'a qu'à dire aux cadavres un mot,

Et l'ossuaire va se lever en sursaut.
Princes, aussi longtemps qu'on croit le ciel compère,
On se tait ; tant qu'on voit le tyran qui prospère
Et le lâche succès qui le suit comme un chien,
C'est bon ; tant que le mal qu'il fait se porte bien,
Sa personne est un dogme et son règne est un culte.
Un beau jour, brusquement, catastrophe, tumulte,
Tout croule et se disperse, et dans l'ombre, les cris,
L'horreur, tout disparaît ; et, quant à moi, je ris
De ceux qu'ébahiraient ces chutes de tonnerre.

Pisistrate, Manfred, Hippias, Foulques-Nerre,
Hatto du Rhin, Jean deux, le pire des dauphins,
Macrin, Vitellius, ont fait de sombres fins ;
Rois, ce ne sont point là des choses que j'invente ;
C'est de l'histoire. On peut régner par l'épouvante
Et la fraude, assisté de tel prêtre moqueur
Et fourbe, à qui les vers mangent déjà le cœur,
On peut courber les grands, fouler la basse classe ;
Mais à la fin quelqu'un dans la foule se lasse,
Et l'ombre soudain s'ouvre, et de quelque manteau
Sort un poing qui se crispe et qui tient un couteau.
Vous dites : — Devant moi tout fléchit et recule ;
Moi, je viens de Turnus ; moi je descends d'Hercule ;
J'ai le respect de tous, étant né radieux
Et fils de ces héros qui touchaient presque aux dieux. —
Ne vous fiez pas trop à vos grands noms, mes maîtres ;

Car vous seriez frappés, quels que soient vos ancêtres,
Eussiez-vous sur le front l'étoile Aldebaran.
On s'inquiète peu des aïeux d'un tyran,
Du Chéréas quelconque on applaudit l'audace,
Qu'Aurélien soit noble ou bourgeois, qu'il soit dace
Ou hongrois, ce n'est pas ce que je veux savoir ;
Mais il fut dur et sombre, et, quant au vengeur noir
Qui rejette au tombeau cette âme ensanglantée,
Que ce soit Mucapor ou que ce soit Mnesthée,
Qu'importe ? Un tyran tombe, un despote est détruit,
Je n'en demande pas davantage à la nuit.

Ces meurtres-là sont grands ; Brutus en est la marque ;
Chion, Léonidas en poignardant Cléarque,
Ont montré qu'ils étaient disciples de Platon ;
Harmodius n'avait point de poil au menton
Quand il dit : je tuerai le tyran ; il le tue ;
Et la Grèce lui fait dresser une statue
Qui tenait à la main une épée et des fleurs.
On peut frapper le roi qui vit de vos malheurs,
L'usurpateur armé de forfaits et de ruses ;
C'était l'opinion des grecs amants des muses,
Peuple si délicat que, sous ces nobles cieux,
Les orfèvres, sculpteurs des métaux précieux,
Moulaient les coupes d'or sur la gorge des femmes.

Ainsi furent punis certains hommes infâmes,
Car on n'épargne point qui n'a rien épargné ;
Et l'histoire les suit d'un regard indigné.

Moi, je ne juge pas ces justices sinistres ;
Je les vois, je n'ai point la garde des registres
Ni la revision des arrêts ; je n'ai pas
De signature à mettre au bas de ces trépas ;
C'est la chose de Dieu, non la mienne ; l'affaire
Le regarde, et non moi, vieux néant de la guerre,
Spectre qui vais traînant mes pas estropiés,
Et qui sens des douleurs sous la plante des pieds ;
Après tout, je ne suis ni mage ni prophète ;
Et que la volonté du ciel profond soit faite !
Rois, je n'apporte ici que l'avertissement.

Ô princes, vous pouvez crouler subitement.
Vous avez beau compter sur vos soldats horribles ;
Les comètes aussi sont fortes et terribles,
Elles vont à l'assaut du soleil rayonnant,
Elles font peur au ciel ; mais Dieu, rien qu'en tournant
Son doigt mystérieux vers les nuits scélérates,
Fait dans l'océan noir fuir ces astres pirates.


Le pas des lansquenets sonnait sur les pavés.
— J'ai soif, dit Elciis. L'empereur dit : Buvez.</

poem>


===III. LE TROISIÈME JOUR - LES CATASTROPHES===
<poem>
L'éternité n'est point dans vos apothéoses ;
Et Dieu ne l'a donnée à rien, pas même aux roses.
Le temps que vous avez n'est pas illimité.
Un jour vient, tout se paie ; et la calamité,
Qui sortit si souvent de vos palais, y rentre.
La foule alors, autour du maître dans son antre,
Bouillonne et s'enfle ; on voit les pauvres demi-nus
Rugir, humbles hier, brusquement devenus
Plus hagards que les huns et que les massagètes.
Ah ! les reines — je plains les femmes — sont sujettes
Aux cheveux blanchissant dans une seule nuit.

L'incendie au sommet des tours s'épanouit,
Seule utile lueur qui sorte du despote ;
Au-dessus du palais, buisson de flamme, il flotte,
Et, croissant à travers les toits, ouvre au milieu
Ses pétales d'aurore et ses feuilles de feu,
Étant la rose horrible et fauve des décombres.
Vous avez dans vos cœurs ces pressentiments sombres ;
C'est pourquoi, malgré vous, vous êtes pleins d'ennuis.

Qui suis-je maintenant, moi qui parle ? Je suis
Un vieux homme qui va sur la route. On l'arrête.
Entrez ; il parle, il dit son avis sur la fête ;
Rien de plus. Rois, je suis cet horrible inconnu
Qu'on nomme le passant et le premier venu ;
Je suis la grande voix du dehors ; et les choses
Que je dis, et qui font blêmir vos fronts moroses,
Sont celles qu'à vos pieds tout un peuple vivant
Rêve et pense, et qu'emporte au fond des cieux le vent.

Car lorsque je disais que les âmes sont mortes,
Tout à l'heure, et que rien ne remue à vos portes,
Et que la lâcheté publique a fait la paix
Avec votre infamie, ô rois, je me trompais.
Non, Rome vit dans Rome, et l'eau bout dans le vase.
Mais à mon âge on peut broncher dans une phrase ;

Faire erreur sur un mot n'est rien ; l'essentiel
C'est d'être une âme honnête et droite sous le ciel.

Donc, le moment approche où la grappe, étant mûre,
Tombera. L'heure vient. — Mais j'entends qu'on murmure.
Est-ce que par hasard ils ont imaginé
Ces princes, ces bandits compagnons d'un damné,
Ces gangrenés du mal, ces rois en qui suppure
Toute l'abjection de notre époque impure,
Que j'étais un soldat de l'humeur des valets ;
Qu'en me disant : parlez, vous qui passez ! j'allais
Avec la flatterie, immonde et vil dictame,
Panser complaisamment l'ulcère de leur âme ;
Que moi, le vieux pisan, je courberais le front,
Et qu'ils pourraient, étant les malheureux qu'ils sont,
Ce Ranuce, ce Jean, ce Ratbert, cet Alonze,
Faire sucer leur plaie à la bouche de bronze !
Pour adorer Ratbert il faut être Ratbert ;
Pour admirer Ranuce en perfidie expert
Et Jean l'homme du meurtre, il faudrait que je n'eusse
Pas plus de cœur que Jean ni d'âme que Ranuce.

Oh ! laissez-moi cacher mon front sous mon manteau.
Quand me descendra-t-on dans le Campo-Santo,

Avec les trépassés augustes qu'on oublie,
Avec les chevaliers de la vieille Italie,
Loin des vivants, parmi les spectres d'Orcagna !
Pourquoi faut-il qu'à ceux que la guerre épargna
La mort vienne si tard, hélas ! menant en laisse
Ces deux chiens monstrueux, la honte et la vieillesse !

Ah ! jeunes gens ! les ans font plier mes genoux.
Je suis triste jusqu'à la haine devant vous !
Ah ! la décrépitude à l'opprobre ressemble !
Le dedans reste ferme ; hélas, le dehors tremble.
Nous avons beau flétrir ces nouveaux arrivants,
Nous ne pouvons punir ; nous ne sommes vivants
Que juste ce qu'il faut pour endurer l'offense.
Qu'il est dur de rentrer dans la mort par l'enfance !
Ah ! c'est un grand malheur et c'est un grand dépit
D'être encore lion quand le renard glapit,
D'entendre les chacals et les bêtes funèbres
Faire leur fête horrible au milieu des ténèbres,
Et de ne pouvoir pas, étant malade et vieux,
Secouer sa crinière énorme jusqu'aux cieux !
Je vois ce qui s'écroule et je vois ce qui monte,
Ruine de la gloire et croissance de honte,
Et j'ouvre avec regret mes vieux yeux assoupis.
Et si je vais trop loin dans mes discours, tant pis !
Car je n'ai pas le temps de prendre des mesures
Du degré de respect qu'on doit à vos masures,
À

vos tours, à vous, sire, et de la quantité
De mépris qui convient à votre majesté.

Ô misère, pendant que tout entiers vous êtes
Aux plaisirs, aux chansons, aux bals, aux coupe-têtes,
Aux meurtres, aux festins abjects, aux jeux brutaux,
Aux piéges qu'on se tend de châteaux à châteaux,
Ceux-ci pillant ceux-là, ceux-là tondant les autres,
Les plus sanglants disant tout bas des patenôtres,
Sournois, ayant toujours votre ami pour danger ;
Pendant que vous passez votre temps à manger,
À vous soûler de vin et d'horreurs inconnues,
Regardant l'impudeur des femmes presque nues,
Contemplant aux miroirs vos malsaines pâleurs,
Vous parfumant de musc, vous couronnant de fleurs,
Et des gens que j'ai dit grossissant les prébendes,
Hélas ! les sarrasins du Fraxinet, par bandes,
Infestent la Provence et le bas Dauphiné ;
Humbert, dauphin de Vienne, est chez lui confiné ;
Personne ne défend la marche occidentale
Où la cavalerie espagnole s'installe,
Et je ne sache pas qu'un comte ou qu'un marquis
S'en montre curieux et qu'on se soit enquis
De quels Guadalquivirs et de quelles Navarres
Sortent ces catalans et ces almogavares.
Partout l'étranger vient et de Naple aux Grisons
Montre sa pique au bord de nos noirs horizons.

Chocs, alertes, assauts, invasions soudaines ;
Ils viennent de Nubie, ils viennent des Ardennes.
Au duc Welf qui, lassé de ne voir ni vaillant,
Ni prince devant lui, vous regarde en bâillant,
Quel bras opposez-vous, dites ? Quel capitaine
Aux usurpations des tyrans d'Aquitaine ?
Une maille de moins défait tout le tricot ;
Vous n'avez plus le Var, vous n'avez plus l'Escaut.
Chaque passant arrache au vieux temple une brique.
Abraham, empereur des maures en Afrique,
Laissant derrière lui les royaumes penchés
Et saignants, et les champs de cadavres jonchés,
Approche, et le voilà qui touche à l'Italie ;
Nos murs, dont le drapeau frissonnant se replie,
Chancellent, et déjà sur leur morne blancheur
Nous pouvons voir grandir l'ombre de ce faucheur.
Du sud accourt le nègre, et du nord vient le singe ;
Les huns sortent velus des forêts de Thuringe ;
Le spectre d'Alaric rôde et sonne du cor ;
Les vieilles nations vandales sont encor
À nos portes, grinçant les dents et hurlant toutes,
Dans la Souabe, pays fauve et qui n'a pour routes
Que des sentiers perdus dans le sombre des bois.
L'empereur grec pâlit dans Byzance aux abois ;
Son armée est sans duc, sa flotte est sans drungaire ;
Pas d'hommes, pas d'argent ; comment faire la guerre ?
Toute la chrétienté le laisse sans appui ;
Ce livide Andronic, entre les turcs et lui,

N'a plus qu'un bras de mer de deux milles de large ;
Ce césar plie au poids du monde qui le charge ;
Du toit de son palais, il voit à l'orient
Les barbares tirer leurs sabres en riant ;
Son fils, Kyr Michaël, craint de livrer bataille.

Ici, quels chefs a-t-on ? qui ? de la valetaille.
Car vous n'obéissez qu'à plus petit que vous ;
Vous avez l'orgueil bas ayant le cœur jaloux.
Princes, l'infirmité de ce croulant empire,
C'est que toujours le moindre est choisi par le pire ;
Le cul-de-jatte est duc dans le camp des goîtreux.
Quant aux moines à casque, ils se battent entre eux,
Au lieu de s'occuper de notre délivrance.
Villiers de l'Ile-Adam, de la langue de France,
Guerroie Ugoccion, grand maître des portiers.
Une gorgone sort de tous ces bénitiers ;
Et le pape à servir des messes utilise
Azon cinq, général des troupes de l'église.
Le peu qui nous restait des bons vieux généraux
Meurt de votre dédain aidé de vos bourreaux ;
On oublie à Final don Fabrice, on expulse
Roger, on met au ban de l'empire Trivulce ;
Et l'ennemi s'avance, et vous n'avez plus là
Bélisaire pour faire échec à Totila.


Tout le vieux fer romain n'est plus que de la rouille.

Deux femmes autrefois qui filaient leur quenouille,
Voyant que l'étranger enjambait le fossé,
Ont crié : guerre ! et pris la pique, et l'ont chassé ;
Ces deux femmes, c'étaient, autant qu'il m'en souvienne,
Auxilia de Nice, et Mahaud d'Albon-Vienne.
Fils de ces femmes-là qui battaient vos vainqueurs,
Vous avez hérité des fuseaux, non des cœurs.

Déserteurs du pays, oppresseurs de l'empire,
Le peuple est stupéfait et ne sait plus que dire
Dans le saisissement de votre lâcheté.
Que reste-t-il du ciel, rois, le soleil ôté,
Et de la terre, hélas ! l'Italie éclipsée ?

Voilà. Je vous ai dit à peu près ma pensée.

                                  *


Elciis s'arrêtant, car le jour était chaud,
Dit : Je voudrais dormir. L'empereur dit : Bientôt.</

poem>


===IV. LE QUATRIÈME JOUR - DIEU===
<poem>
Le maître est insensé de peser ce qu'il pèse,
Et, parce qu'on se tait, de croire qu'on s'apaise.

Princes, sachez-le bien. Les hommes d'autrefois
Valaient mieux paysans que vous ne valez rois ;
La clarté de leurs yeux gêne vos regards traîtres.

Leurs pieds font en marchant un bruit de pas d'ancêtres.
Quand, survenant du fond du vieil honneur lointain,
Un d'eux entre chez vous à l'heure du festin,
Il sent frémir autour de ses talons sévères
Le tremblement des cœurs, des glaives, et des verres.

Oui, vous êtes les nains d'un temps chétif et laid ;
Que le plus grand de vous mette mon gantelet,
Je gage que son poing entrera dans le pouce.
Au rebours de l'honneur le vil instinct vous pousse.

Nous sommes les vaillants ; vous, vos morts même ont peur ;
L'angoisse d'un cœur faux et d'un esprit trompeur
Fait grelotter vos os ; si bien que nos natures
Se distinguent encor jusqu'en nos pourritures ;
Vous êtes les petits et nous sommes les bons ;
Et lorsque vous tombez, et lorsque nous tombons,
La mort montre, parmi les broussailles farouches,
Nos cadavres aux loups, et les vôtres aux mouches.


Les signes de ce temps, les voici : des clairons,
Des femmes dans les camps, des plumes sur les fronts,
Des carnavals durant la moitié de l'année,
Une jeunesse folle au plaisir acharnée,
Joyeuse ; et la rougeur sinistre des vieillards.

Quand deux pères rôdant le soir dans les brouillards
Se rencontrent non loin de vos éclats de rire,
Ils passent sans lever les yeux et sans rien dire.

Spectacle ténébreux qu'un peuple décroissant !
Même quand tous sont là, l'on sent quelqu'un d'absent ;
C'est l'âme, c'est l'esprit sacré, c'est la patrie.
Une foule avilie, une race flétrie
Perd sa lumière ainsi qu'un bois mort perd sa fleur.
Que ce soit l'Italie ajoute à ma douleur.
La chose est surprenante et triste que des traîtres,
Des coquins, généraux de moines et de reîtres,
Puissent rapetisser lentement dans leur main
Un peuple, quand ce peuple est le peuple romain.
En lisant aux enfants l'histoire d'Agricole
Ou de Cincinnatus, les vieux maîtres d'école
S'arrêtent et n'ont pas la force d'achever.

Hélas, on voit encor les astres se lever,
L'aube sur l'Apennin jeter sa clarté douce,
L'oiseau faire son nid avec les brins de mousse,
La mer battre les rocs dans ses flux et reflux,
Mais la grandeur des cœurs c'est ce qu'on ne voit plus.

Ne croyez pas pourtant que je me décourage.
Je ne fais pas ici le bruit d'un vent d'orage
Pour n'aboutir qu'au doute et qu'à l'accablement.
Non, je vous le redis, sire, le grand dormant
S'éveillera ; non, non, Dieu n'est pas mort, ô princes.
Le peuple ramassant ses tronçons, ses provinces,
Tous ses morceaux coupés par vous, pâle, effrayant,
Se dressera, le front dans la nuée, ayant
Des jaillissements d'aube aux cils de ses paupières ;
Tout luira ; le tocsin sonnera dans les pierres ;
Tout frémira, du cap d'Otrante au mont Ventoux ;
L'Italie, ô tyrans, sortira de vous tous.
De votre monstrueuse et cynique mêlée
Elle s'évadera, la belle échevelée,
En poussant jusqu'au ciel ce cri : la liberté !
Le vieil honneur tient bon et n'a pas déserté.
Pour ouvrir dans la honte ou la roche une issue,
Il suffit d'un coup d'âme ou d'un coup de massue.


Tous les peuples sont vrais, même les plus niés.
Vous vous tromperiez fort si vous imaginiez
Que Dieu permet aux rois, conseillés par le prêtre,
D'éteindre la lumière auguste, et qu'il peut être
Au pouvoir de quelque homme ici-bas que ce soit
De le vaincre, et d'aller aux cieux tuer le droit.

Régnez, frappez, soyez mauvais, faites des fautes,
Faites des crimes, soit ; il est des lois très hautes.
Les flots sont doute, erreur, trouble ; le fond est sûr.

Sachez-le, rois d'en bas, pour que ce globe obscur,
Création fatale et sainte, rayonnante,
Puis lugubre, et de tant de souffles frissonnante,
Ne soit pas, dans l'horreur de l'abîme ignoré,
Comme un sombre navire errant désemparé,
Rois, afin que la vie, et l'être, et la nature,
Restent et n'aillent pas se perdre à l'aventure
Dans le morne océan du mystère inconnu,
Par quatre chaînes d'or le monde est retenu ;
Ces chaînes sont : Raison, Foi, Vérité, Justice ;
Et l'homme, en attendant que la mort l'engloutisse,

Pèse sur l'infini, sur Dieu, sur l'univers,
Et s'agite, et s'efforce, orageux, noir, pervers,
Avec ses passions folles ou criminelles,
Sans pouvoir arracher ces ancres éternelles ?

                               *


Les yeux sous les sourcils, l'empereur très clément
Et très noble écouta l'homme patiemment,
Et consulta des yeux les rois ; puis il fit signe
Au bourreau, qui saisit la hache.

                                                  — J'en suis digne,
Dit le vieillard, c'est bien, et cette fin me plaît. —
Et calme il rabattit de ses mains son collet,
Se tourna vers la hache, et dit : — Je te salue.
Maîtres, je ne suis point de la taille voulue,
Et vous avez raison. Vous, princes et vous, roi,
J'ai la tête de plus que vous, ôtez-la-moi.


VIII

LES PAYSANS

AU BORD DE LA MER












                       I

Les pauvres gens de la côte,
L'hiver, quand la mer est haute
Et qu'il fait nuit,
Viennent où finit la terre
Voir les flots pleins de mystère
Et pleins de bruit. 

Ils sondent la mer sans bornes ;
Ils pensent aux écueils mornes
Et triomphants ;
L'orpheline pâle et seule
Crie : Ô mon père ! et l'aïeule
Dit : Mes enfants !
La mère écoute et se penche ;
La veuve à la coiffe blanche
Pleure et s'en va.
Ces cœurs qu'épouvante l'onde
Tremblent dans ta main profonde,
Ô Jéhovah.

Où sont-ils tous ceux qu'on aime ?
Elles ont peur. La nuit blême
Cache Vénus ;
L'océan jette sa brume
Dans leur âme, et son écume
Sur leurs pieds nus.

On guette, on doute, on ignore
Ce que l'ombre et l'eau sonore
Aux durs combats Et les rocs aux trous d'éponges,
Pareils aux formes des songes,
Disent tout bas.

L'une frémit, l'autre espère.
Le vent semble une vipère.
On pense à Dieu
Par qui l'esquif vogue ou sombre
Et qui change en gouffre d'ombre
Le gouffre bleu !


                       II

La pluie inonde leurs tresses.
Elles mêlent leurs détresses
Et leurs espoirs.
Toutes ces tremblantes femmes,
Hélas ! font voler leurs âmes
Sur les flots noirs. 

Et, selon les espérances,
Chacun voit des apparences
À l'horizon.
Le troupeau des vagues saute
Et blanchit toute la côte
De sa toison.

Et le groupe inquiet pleure.
Cet abîme obscur qu'effleure
Le goëland
Est comme une ombre vivante
Où la brebis Épouvante
Passe en bêlant.

Ah ! cette mer est méchante,
Et l'affreux vent d'ouest qui chante
En troublant l'eau,
Tout en sonnant sa fanfare,
Souffle souvent sur le phare
De Saint-Malo.


                      III 

Dans les mers il n'est pas rare
Que la foudre au lieu de phare
Brille dans l'air,
Et que sur l'eau qui se dresse
Le sloop-fantôme apparaisse
Dans un éclair.
Alors tremblez. Car l'eau jappe
Quand le vaisseau mort la frappe
De l'aviron,
Car le bois devient farouche
Quand le chasseur spectre embouche
Son noir clairon.

Malheur au chasse-marée
Qui voit la nef abhorrée !
Ô nuit ! terreur ! Tout le navire frissonne,
Et la cloche, à l'avant, sonne
Avec horreur.

C'est le hollandais ! la barque
Que le doigt flamboyant marque !
L'esquif puni !
C'est la voile scélérate !
C'est le sinistre pirate
De l'infini !

Il était hier au pôle
Et le voici ! Tombe et geôle,
Il court sans fin.
Judas songe, sans prière,
Sur l'avant, et sur l'arrière
Rêve Caïn.

Il suffirait, pour qu'une île
Croulât dans l'onde infertile,
Qu'il y passât ;
Il fuit dans la nuit damnée ;
La tempête est enchaînée
À ce forçat. 

Il change l'onde en hyène,
Et que veut-on que devienne
Le matelot,
Quand, brisant la lame en poudre,
L'enfer vomit dans la foudre
Ce noir brûlot ?
La lugubre goëlette
Jette à travers son squelette
Un blanc rayon ;
La lame devient hagarde,
L'abîme effaré regarde
La vision.

Les rocs qui gardent la terre
Disent : Va-t'en, solitaire !
Démon, va-t'en !
L'homme entend de sa chaumière
Aboyer les chiens de pierre
Après Satan.

Et les femmes sur la grève
Se parlent du vaisseau rêve
En frémissant ; Il est plein de clameurs vagues
Il traîne avec lui des vagues
Pleines de sang.


                       IV

Et l'on se conte à voix basse
Que le noir vaisseau qui passe
Est en granit,
Et qu'à son bord rien ne bouge ;
Les agrès sont en fer rouge,
Le mât hennit.

Et l'on se met en prières,
Pendant que joncs et bruyères
Et bois touffus,
Vents sans borne et flots sans nombre,
Jettent dans toute cette ombre
Des cris confus.


                       V 

Et les écueils centenaires
Rendent des bruits de tonnerres
Dans l'ouragan ;
Il semble en ces nuits d'automne
Qu'un canon monstrueux tonne
Sur l'océan.

L'ombre est pleine de furie.
Ô chaos ! onde ahurie, 
Caps ruisselants,
Vent que les mères implorent,
Noir gouffre où s'entre-dévorent
Les flots hurlants !

Comme un fou tirant sa chaîne,
L'eau jette des cris de haine
Aux durs récifs ; Les rocs, sourds à ses huées,
Mêlent aux blêmes nuées
Leurs fronts pensifs.

La mer traîne en sa caverne
L'esquif que le flot gouverne,
Le mât détruit,
Et la barre, et la voilure
Que noue à sa chevelure
L'horrible nuit.

Et sur les sombres falaises
Les pêcheuses granvillaises
Tremblent au vent,
Pendant que tu ris sur l'onde,
De l'autre côté du monde,
Soleil levant !


IX














I. « Un homme aux yeux profonds passait » modifier

 
Un homme aux yeux profonds passait ; un patriarche
Lui demanda : — Combien as-tu de jours de marche,
Ô voyageur qui viens du côté du levant ?
L'homme dit : — Je ne sais. Le vieux reprit : — Le vent,
Ô voyageur qui viens du côté de l'aurore,
T'a-t-il bien poursuivi ? L'homme dit : — Je l'ignore.
Le vieillard dit : — Tu dois avoir près d'Engaddi
Trouvé la caravane allant vers le midi ?
Combien de voyageurs et de bêtes de somme ?
— Je

n'ai rien rencontré ni rien compté, dit l'homme.
— Les hérons gris ont-ils passé dans le brouillard ?
Dit le vieux. L'homme dit : — Je n'ai rien vu, vieillard.
Et le vieillard reprit : — Homme au sombre visage,
Aujourd'hui, dans ta route, as-tu selon l'usage,
Auprès de la citerne entre Édom et Gaza,
Crié trois fois le nom du saint qui la creusa ?
Et l'homme répondit : — Quel saint ? que veux-tu dire ?
Le vieillard repartit : — Homme, est-ce de la myrrhe
Ou du baume qu'on doit en tribut envoyer
Au tétrarque Antipas pour laver son foyer
Et parfumer son lit ? — Je ne sais pas, dit l'homme.
— Quoi ! tu ne connais point le roi que je te nomme ?
— Non. — Le vieillard reprit : — Tu ne distingues pas
Entre le lit de pourpre où se couche Antipas
Et la paille qui sert aux bêtes de litière ?
— Non, dit l'homme.
                                  Ils parlaient auprès d'un cimetière.
L'œil du vieillard tomba sur les fosses ; il dit :
— Tous ces êtres, hélas ! sur qui l'herbe grandit,
Étaient jadis vivants, bruyants, joyeux, utiles ;
Maintenant les voilà tombés chez les reptiles,
Mangés des vers, mêlés à la terre, mêlés
À la cendre, et gisants. — Non, dit l'homme. Envolés.
Arriver au tombeau, c'est atteindre le faîte. —


Le patriarche alors reconnut un prophète,
Et murmura pensif, à voix basse, pendant
Que ce passant, doré par le rouge occident,
Disparaissait au loin dans le désert sublime :
— Ô savant seulement des choses de l'abîme !</

poem>


===II. « Un grand esprit en marche »===
<poem>

Un grand esprit en marche a ses rumeurs, ses houles,
Ses chocs, et fait frémir profondément les foules,
Et remue en passant le monde autour de lui.
On est épouvanté si l'on n'est ébloui ;
L'homme comme un nuage erre et change de forme ;
Nul, si petit qu'il soit, n'échappe au souffle énorme ;
Les plus humbles, pendant qu'il parle, ont le frisson.

Ainsi quand, évadé dans le vaste horizon,
L'aquilon qui se hâte et qui cherche aventure

Tord la pluie et l'éclair, comme de sa ceinture
Une fille défait en souriant le nœud,
Quand l'immense vent gronde et passe, tout s'émeut ;
Pas un brin d'herbe au fond des ravins, que ne touche
Cette rapidité formidable et farouche.


III. « Autrefois, j'ai connu Ferdousi dans Mysore » modifier


Autrefois, j'ai connu Ferdousi dans Mysore.
Il semblait avoir pris une flamme à l'aurore
Pour s'en faire une aigrette et se la mettre au front ;
Il ressemblait aux rois que n'atteint nul affront,
Portait le turban rouge où le rubis éclate
Et traversait la ville habillé d'écarlate.


Je le revis dix ans après vêtu de noir.
Et je lui dis :
                             — Ô toi qu'on venait jadis voir
Comme un homme de pourpre errer devant nos portes,
Toi, le seigneur vermeil, d'où vient donc que tu portes
Cet habit noir, qui semble avec de l'ombre teint ?
— C'est, me répondit-il, que je me suis éteint.


IV. Le Lapidé modifier


Celui qui parle ici marchait dans une plaine
Sombre au point qu'un sentier s'y distinguait à peine ;
On entendait un bruit de foudre à l'horizon.

Il vit on ne sait quoi d'affreux dans le gazon ;
Un monceau d'ossements, noir sous un tas de pierres.

Alors, lui, le marcheur qui baisse les paupières,
Il s'arrêta, sévère et triste, et dit à Dieu :
— Dieu ! sous votre ciel calme et dans cet âpre lieu
Où le vent vient gronder et l'apôtre se taire,
Dans ce désert voisin d'Horeb, je vois à terre
Quelque chose qui fut un homme, et qui vivait.
C'était un mage ; il eut debout à son chevet,
Tout le temps qu'il vécut, votre esprit formidable ;
Et votre esprit parlait à son âme ; et le sable,
Et la poussière, et l'eau qui coule du rocher,
N'ont jamais empêché ses pieds nus de marcher ;
Il passait les torrents et traversait les plaines ;
Il était sur la terre une de vos haleines ;
Il parlait au pontife, au scribe, au juge, au roi,
Et sa bouche soufflait sur eux le vaste effroi ;
Il ne ménageait pas non plus la sombre foule ;
Il passait, dispersant sa parole, et la houle
A le même frisson sous la trombe, et le bois
Sous l'orage indigné, que l'homme sous sa voix.
Du moins ce fut ainsi tant que vécut ce mage.
En bas son âme, en haut l'astre, étaient du même âge,
Et le peuple à ses pieds songeait dans la cité
Quand il parlait au gouffre avec fraternité.
Si bien que maintenant le voici dans cette herbe.
Le peuple est trop obscur, le prêtre est trop superbe
Pour se laisser longtemps crier par un passant

Qu'il faut aider le faible et bénir l'innocent,
Qu'il faut craindre l'augure et son sceptre d'érable,
Mais que la vérité surtout est vénérable,
Et que les fils d'Adam doivent se dire entre eux
Qu'il s'agit d'être juste et non pas d'être heureux.
Cet homme était sublime et pur dans ses prières ;
C'est pourquoi, je le dis, le voilà sous ces pierres.
Ce mage a cet amas d'affreux cailloux pour lit,
Qui le tua vivant et mort l'ensevelit.
Certes, l'arbre qui près du cadavre s'élève
A plus d'ombrage ayant à ses pieds plus de sève ;
L'herbe est belle, et les vers de terre sont contents ;
Les loups ont, j'en conviens, à manger pour longtemps ;
L'hyène après la chair rongera le squelette ;
J'entends se réjouir dans l'ombre la belette,
Et le corbeau qui hait votre soleil divin ;
Et l'églantier sauvage en fleur dans ce ravin
A pu boire le sang dont ses roses sont faites.
Est-ce donc à cela que servent les prophètes ?

Et Dieu lui répondit :
                                     — D'abord, c'est à cela.
Il faut que la fleur dise à l'aube : me voilà !
L'arbre existe ; il est bon que l'herbe soit épaisse
Afin que la brebis joyeuse s'en repaisse ;

Le ver de terre a droit de vivre ; et le vautour
Dans le banquet du jour et de l'ombre a son tour ;
Le grand ordre ignoré n'exclut pas la belette
De ceux que la mamelle universelle allaite ;
Et moi qui sais que tout a pour racine tout,
Que, si l'un est couché, c'est que l'autre est debout,
Que l'être naît de l'être, et sans fin se transforme,
Et que l'éternité tourne en ce cercle énorme,
Sans quoi dans l'azur noir les soleils s'éteindraient,
Je ne vois pas pourquoi les prophètes seraient
Dispensés de donner leur chair pour nourriture
À l'affamée immense et sombre, la nature.
Et puis ce lapidé sert encore à ceci :
C'est qu'il te fait songer. L'homme passe, obscurci
Par la nuit, par l'hiver, par l'ombre, et par son âme,
Car il met de la cendre où j'ai mis de la flamme ;
Eh bien, puisqu'il est sourd, et puisqu'il est haineux
À ceux qu'il voit venir ayant mon souffle en eux,
Puisqu'il a son plaisir pour loi, pour dieu son ventre,
Il est bon qu'en venant de jouer dans quelque antre
Ses jours, son bien, son cœur, tout, sur un coup de dé,
Soudain il voie à terre un sage lapidé,
Et qu'il compare, ému d'une terreur sacrée,
Les cadavres qu'il fait aux esprits que je crée.

— Et, poursuivit l'Esprit immense, écoute encor.
Quand, tels que des chasseurs menant au son du cor

Leur meute dans le bois sinistre des ténèbres
Les peuples, devant eux poussant ces chiens funèbres,
Haine, Ignorance, Envie, Orgueil, Rébellion,
Ont traqué mon prophète ainsi que le lion,
Quand ils boivent le sang et le vin dans leurs salles,
Adorant, nains hideux, leurs fautes colossales,
Quand le brûleur, soufflant sur un tas de charbon,
Se dit mon prêtre, et quand le mal leur semble bon,
Les mages inspirés parlent aux multitudes,
Comme le sombre vent, du fond des solitudes,
Mais je n'ignore pas que ce n'est point assez.
Le prophète est bien grand, mais ne peut, je le sais,
Dire les mots divins qu'avec la langue humaine ;
Il sied que le prodige et que le phénomène
Apparaisse, et me nomme aux peuples, oublieux
De tout ce que j'ai mis d'obscur sur les hauts lieux ;
Il faut faire entrevoir à l'homme mon mystère,
L'ordre silencieux doit cesser de se taire,
Et, pour le ciel profond, c'est le moment d'avoir
La clameur rappelant les peuples au devoir ;
Un avertissement farouche est nécessaire ;
Votre terre a besoin qu'un verbe altier, sincère,
Innocent, prenne l'ombre effrayante à témoin ;
Alors il faut quelqu'un qu'on entende de loin
Et qui parle plus haut que la voix ordinaire,
Et c'est un des emplois que je donne au tonnerre.


Le vieux bey de la régence
Murmure en baissant le front :
Demain s'appelle vengeance
Quand hier s'appelle affront.

Lui qui creusa tant de fosses
Que, lorsqu'il passe, inclément, Le ventre des femmes grosses
Tressaille lugubrement,

Il tient nu son cimeterre ;
Pâle, il bâille par instants ;
Puis il regarde la terre
Comme s'il disait : Attends.

Il rêve. On sent qu'il résiste
Comme le pin des forêts,
Et qu'il sera d'abord triste
Pour être terrible après.

Ses regards sont insondables ;
Son glaive dans ses yeux luit ;
Ses paupières formidables,
Où passe un éclair de nuit,

Laissent, sans qu'il les essuie,
Tomber sur son yatagan
Ces larges gouttes de pluie
Qui précèdent l'ouragan.


Nous sommes les doreurs de proues.
Les vents, tournant comme des roues,
Sur la verte rondeur des eaux
Mêlent les lueurs et les ombres,
Et dans les plis des vagues sombres
Traînent les obliques vaisseaux. 

La bourrasque décrit des courbes,
Les vents sont tortueux et fourbes,
L'archer noir souffle dans son cor,
Ces bruits s'ajoutent aux vertiges,
Et c'est nous qui dans ces prodiges
Faisons rôder des spectres d'or,

Car c'est un spectre que la proue.
Le flot l'étreint, l'air la secoue ;
Fière, elle sort de nos bazars
Pour servir aux éclairs de cible,
Et pour être un regard terrible
Parmi les sinistres hasards.

Roi, prends le frais sous les platanes ;
Sultan, sois jaloux des sultanes,
Et tiens sous des voiles caché
L'essaim des femmes inconnues
Qu'hier on vendait toutes nues
À la criée en plein marché ;

Qu'importe au vent ! qu'importe à l'onde !
Une femme est noire, une est blonde,
L'autre est d'Alep ou d'Ispahan ; Toutes tremblent devant ta face ;
Et que veut-on que cela fasse
Au mystérieux océan ?

Vous avez chacun votre fête ;
Sois le prince, il est la tempête,
Lui l'éclair, toi l'yatagan,
Vous avez chacun votre glaive ;
Sous le sultan le peuple rêve,
Le flot songe sous l'ouragan.

Nous travaillons pour l'un et l'autre.
Cette double tâche est la nôtre,
Et nous chantons ! Ô sombre émir,
Tes yeux d'acier, ton cœur de marbre,
N'empêchent pas le soir dans l'arbre
Les petits oiseaux de dormir ;

Car la nature est éternelle
Et tranquille, et Dieu sous son aile
Abrite les vivants pensifs.
Nous chantons dans l'ombre sereine
Des chansons où se mêle à peine
La vision des noirs récifs. 

Nous laissons aux maîtres les palmes
Et les lauriers ; nous sommes calmes
Tant qu'ils n'ont pas pris dans leur main
Les étoiles diminuées,
Tant que la fuite des nuées
Ne dépend pas d'un souffle humain.

L'été luit, les fleurs sont écloses,
Les seins blancs ont des pointes roses,
On chasse, on rit, les ouvriers
Chantent, et les moines s'ennuient ;
Les vagues biches qui s'enfuient
Font tressaillir les lévriers.

Oh ! s'il fallait que tu t'emplisses,
Sultan, de toutes les délices
Qui t'environnent, tu mourrais.
Vis et règne, — la vie est douce.
Le chevreuil couché sur la mousse
Fait des songes dans les forêts ;

Monter ne sert qu'à redescendre ;
Tout est flamme, puis tout est cendre ;
La tombe dit à l'homme : vois ! Le temps change, les oiseaux muent,
Et les vastes eaux se remuent,
Et l'on entend passer des voix ;

L'air est chaud, les femmes se baignent,
Les fleurs entre elles se dédaignent ;
Tout est joyeux, tout est charmant,
Des blancheurs dans l'eau se reflètent ;
Les roses des bois se complètent
Par les astres du firmament.

Ta galère que nous dorâmes
A soixante paires de rames
Qui de Lépante à Moganez
Domptent le vent et la marée,
Et dont chacune est manœuvrée
Par quatre forçats enchaînés.


XII

TÉNÈBRES












I. L'homme est humilié de son lot modifier

 
L'homme est humilié de son lot ; il se croit
Fait pour un ciel plus pur, pour un sort moins étroit ;
L'homme ne trouve pas de sa dignité d'être
Malade, las, souffrant, errant sans rien connaître,
Pareil au bœuf qui mange, au bouc qui s'assouvit,
Poudreux d'un pas qu'il fait, souillé d'un jour qu'il vit,
Fatigué du seul poids de l'heure vaine, esclave
Du lit qui le repose et du bain qui le lave ;
Il s'irrite, il s'indigne ; il se déclare enfin
Avili par la soif, insulté par la faim.

Hélas ! vieillir, trembler comme une feuille d'arbre,
Se refroidir, sentir ses os devenir marbre,
Après des songes noirs avoir de froids réveils,
Quel sort ! et l'homme pleure.
                                               — Eh, disent les soleils,
Qu'est-ce donc que veut l'homme ? et quelle est sa folie ?
Le joug universel le comprime et le lie ;
Eh bien ? que lui faut-il et de quoi se plaint-il ?
L'être le plus grossier, l'être le plus subtil
Sont courbés comme lui par la force invisible.
Insensé, qui voudrait étreindre l'impossible
Dans les crispations débiles de son poing !
Il ne sait point que l'être est un ; il ne sait point
Que le mystère obscur couvre tout de sa brume ;
Que les vagues de l'ombre ont une affreuse écume
À qui nul front n'échappe, éblouissant ou noir,
Et que tout ce qui vit est fait pour recevoir
L'éclaboussure énorme et sombre de l'abîme.
Il trouve son destin trop humble et trop infime ;
Il se sent abaissé par ce ciel écrasant,
Eh ! c'est la loi commune, et rien n'en est exempt.
Il hait la cause ; il garde à l'infini rancune ;
Il voudrait être clair, limpide, sans aucune
De ces obscurités qui s'expliquent plus tard,
Que nous nommons énigme et qu'il nomme hasard ;
Il se rêve complet, sans tache, sans problème,

Portant sur son front l'aube ainsi qu'un diadème.
Pur, lumineux, serein, parfait, calme ; il voudrait
Être seul en dehors de l'effrayant secret.
Quoi ! tout ce qui naît, vit, s'allume, se consomme,
Brille et meurt, ce serait pour aboutir à l'homme !
L'homme serait le but du splendide univers !
Mais que dirait la cendre et que diraient les vers ?
Quoi ! la création aurait pour toute fête
Et pour tout horizon d'avoir l'homme à son faîte !
Dieu serait pour l'atome un piédestal d'orgueil !
Non ! l'homme souffre et rampe ; il est son propre écueil ;
Il tremble et tombe ; il sent peser sur lui sans cesse
Son âme en ignorance et sa chair en bassesse ;
Il est triste le soir et triste le matin ;
Il tâte en vain le cercle où tourne son destin ;
L'astre qu'il porte en lui suit une obscure ellipse ;
La matière le voile et le sommeil l'éclipse ;
Son berceau cache un gouffre ainsi que son cercueil ;
C'est que tout a son crêpe et que tout a son deuil !
Eh ! ne sommes-nous pas humiliés nous-même,
Nous les soleils, les feux du firmament suprême,
Quand l'ombre ouvre l'abîme où nous nous engouffrons :
Avec les sombres nuits, ces immenses affronts ! —</

poem>


===II. La nuit ! la nuit ! la nuit !===
<poem>

La nuit ! la nuit ! la nuit ! Et voilà que commence
Le noir de profundis de l'océan immense.
Le marin tremble, aux flots livré ;
Miserere, dit l'homme ; et, dans le ciel qui gronde,
L'air dit : miserere ! Miserere, dit l'onde ;
Miserere ! miserere !


Le dolmen, dont l'ortie ensevelit les tables,
Pousse un soupir ; les morts se dressent lamentables.
Gémissent-ils ? écoutent-ils ?
La jusquiame affreuse entr'ouvre ses corolles ;
La mandragore laisse échapper des paroles
De ses mystérieux pistils.

Qu'a-t-on fait à la ronce et qu'a-t-on fait à l'arbre ?
Qu'ont-ils donc à pleurer ? Pour qui l'antre de marbre
Verse-t-il ces larmes d'adieux ?
Sont-ce les noirs Caïns d'une faute première ?
Deuil ! ils ont la souffrance et n'ont pas la lumière !
Ils ont des pleurs et n'ont pas d'yeux !

Le navire se plaint comme un homme qui souffre,
Le tuyau grince et fume, et le flot qui s'engouffre
Blanchit les tambours du steamer,
Le crabe, le dragon, l'orphe aux larges ouïes,
Nagent dans l'ombre où rampe en formes inouïes
La vie horrible de la mer.


Le hallier crie ; il semble, à travers l'âpre bise,
Qu'on entende hurler Nemrod, Sylla, Cambyse,
Rongés du ver et du corbeau,
Et sortir, dans l'orage et la brume et la haine,
Des froids caveaux où sont les damnés à la chaîne,
Les rugissements du tombeau.

Est-il quelqu'un qui cherche ? est-il quelqu'un qui rêve ?
Est-il quelqu'un qui marche à l'heure où sur la grève
Rôdent le spectre et l'assassin,
Et qui sache, ô vivants ! pourquoi sanglote et râle
La forêt, monstrueuse et fauve cathédrale,
Où le vent sonne le tocsin ?

On entend vous parler à l'oreille des bouches ;
On voit dans les clartés des branchages farouches
Où passent de mornes convois ;
Le vent, bouleversant l'arbre aux cimes altières,
Emplit de tourbillons les blêmes cimetières ;
Quelle est donc cette étrange voix ?


Quel est ce psaume énorme et que rien ne fait taire ?
Et qui donc chante, avec les souffles de la terre,
Avec le murmure des cieux,
Avec le tremblement de la vague superbe,
Les joncs, les eaux, les bois, le sifflement de l'herbe,
Le requiem mystérieux ?

Ô sépulcres ! j'entends l'orgue effrayant de l'ombre,
Formé de tous les cris de la nature sombre
Et du bruit de tous les écueils ;
La mort est au clavier qui frémit dans les branches,
Et les touches, tantôt noires et tantôt blanches,

Sont vos pierres et vos cercueils.

III. L'homme se trompe ! modifier

 
L'homme se trompe ! Il voit que pour lui tout est sombre ;
Il tremble et doute ; il croit à la haine de l'ombre ;
Son œil ne s'ouvre qu'à demi ;
Il dit : — Ne suis-je pas le damné de la terre,
Lugubre atome, ayant l'immensité pour guerre
Et l'univers pour ennemi ? —

S'il regarde la vie, elle est aussi le gouffre.
Toute l'histoire pleure et saigne et crie et souffre ;
Tous les purs flambeaux sont éteints ;

Morus après Caton dans le cirque se couche ;
Le genre humain assiste au pugilat farouche
Des grands cœurs et des noirs destins.

L'énigme universelle est proposée à l'âme,
L'âme cherche ; la terre et l'eau, l'air et la flamme
Font le mal, triste vision !
Le vent, la mer, la nuit sont pris en forfaiture ;
Hélas ! que comprend-on ? Peu de la créature,
Et rien de la création.

Les faits, qui sont muets et qui semblent funèbres,
Surgissent au regard comme un bloc de ténèbres,
Et rien n'éclaire et rien ne luit ;
L'horizon est de l'ombre où l'ombre se prolonge,
Où se dresse, devant l'humanité qui songe,
Toute une montagne de nuit.

Le sombre sphinx Nature, accroupi sur la cime,
Rêve, pétrifiant de son regard d'abîme
Le mage aux essors inouïs.

Tout le groupe pensif des blêmes Zoroastres,
Les guetteurs de soleils et les espions d'astres,
Les effarés, les éblouis,

Il semble à tout ce tas d'Œdipes qui frissonne
Que l'ouragan, clairon des nuages qui sonne,
La comète, horreur du voyant,
L'hiver, la mort, l'éclair, l'onde affreuse et vivante,
Tout ce que le mystère et l'ombre ont d'épouvante
Sorte de cet œil effrayant.

La nuit autour du sphinx roule tumultueuse. —
Si l'on pouvait lever sa patte monstrueuse,
Que contemplèrent tour à tour
Newton, l'esprit d'hier, et l'antique Mercure,
Sous la paume sinistre et sous la griffe obscure
On trouverait ce mot : Amour.


XIII

L’AMOUR












I. « Quoi ! le libérateur qui par degrés desserre » modifier

 
Quoi ! le libérateur qui par degrés desserre
La double chaîne noire, ignorance et misère,
Le balayeur qui jette au vent le préjugé,
Quoi ! l'immense marcheur, jamais découragé,
Le Progrès, qui de flamme éblouit le vulgaire,
Détrône l'échafaud et musèle la guerre,
Qui fait avec les mœurs des ratures aux lois,
Change en romain l'étrusque, en français le gaulois,
Crée et brise, sans cesse use l'un contre l'autre
Les mensonges, et va, rapide et ferme apôtre,
Lui, dont la chaude haleine émeut l'homme troublé,

Quoi ! lui, le destructeur flamboyant, étoilé,
De l'antique caverne et de l'antique geôle,
Il n'a pu fondre encor la glace que d'un pôle !
Quoi ! celles qui de l'âme élèvent le niveau
Et qui n'ont qu'à passer pour faire un ciel nouveau,
Quoi ! du pur idéal ces comètes errantes,
Ces guerrières du bien, ces vastes conquérantes,
Les révolutions, archanges de clarté,
N'ont mis que la moitié de l'homme en liberté !
L'autre est encore aux fers, et c'est la plus divine.
Doux oiseaux qui chantez là-bas dans la ravine,
Quand donc lèvera-t-on l'écrou du triste amour ?

Ô rossignol de l'ombre, alouette du jour,
Vous, gais pillards des blés, des seigles et des orges,
Moineaux, vous, amoureux de l'azur, rouges-gorges,
Fauvettes qui planez de l'aube jusqu'au soir,
C'est pour vous, n'est-ce pas ? une douleur de voir
Que la porte de l'air s'est brusquement fermée
Au moment où les cœurs à travers la ramée
S'envolaient, tendre essaim vers le ciel bleu poussé,
Et que la vieille cage horrible du passé,
Où toujours notre effort retombe et nous ramène,
Tient par une aile encor cette pauvre âme humaine !
Ô libres oiseaux, fiers, charmants, purs, sans ennuis,

Vous dites à l'aurore, aux fleurs, à l'astre, aux nuits :
— Est-ce qu'on ne peut pas aimer quand on est homme ?

Et l'aube où Dieu se montre, et l'astre où Dieu se nomme,
La nuit qui fait tomber ses soupirs les plus doux
Du nid des rossignols dans le trou des hiboux,
Les fleurs dont les parfums dans les rayons se fondent,
Et les herbes, les eaux, les pierres vous répondent,
D'une si douce voix qu'on ne peut l'exprimer :
— Ô bons petits oiseaux, tout est fait pour aimer !</

poem>


===II. « Regardez-les jouer sur le sable accroupis »===
<poem>


Regardez-les jouer sur le sable accroupis,
Ou sur l'herbe, au milieu des fleurs, tendre tapis ;
L'un traîne la charrette et l'autre tient la pelle.
Le paradis leur parle et l'hymen les appelle.
Six ans donne parfois une tape à trois ans.
Puis l'âge vient, on marche, ô frais sentiers glissants !
Elle a six ans, il a neuf ans ; on se marie ;
L'aurore et le printemps sont en coquetterie ;
Les moineaux dans les bois font des choses entre eux
Qui changent deux enfants dans l'ombre en amoureux.
Encore un an, ou deux ; les filles sont farouches
Tout à coup, disent non, et sentent sur leur bouche
L'éclosion charmante et sombre du baiser ;
Ô

mères, prenez garde ! Éros vient se poser
Dans les cœurs ; fauve oiseau, sans loi, sans frein, sans règle,
Qui commence en colombe et finit comme l'aigle.
N'importe ! c'est exquis. Cupidon est Bébé ;
Pyrame ne sait pas de quel sexe est Thisbé,
Et Bérénice joue au volant avec Tite.
Bel âge, où l'idylle est encor toute petite !


III. « Il faut boire et frapper la terre d'un pied libre ! » modifier

 

Il faut boire et frapper la terre d'un pied libre !
Dit Horace ; et la chose est vraie aux bords du Tibre,
Vraie aux bords de la Seine ; et songeons aux amours,
Maintenant, dit Horace, et moi je dis : Toujours !
Amis ! amis ! amis ! soyons tous frères ! gloire
À la beauté, vêtue ou non ! Va-t'en, nuit noire !
La jeune année arrive avec l'aurore au front,
Remet le temps à neuf, court d'un pas leste et prompt
Lave le ciel, sourit à la terre engourdie,
Et commence gaîment, par une mélodie,
Le printemps. Chantez, nids ! Ô fleurs, dans les fossés,
Les ravins, les étangs, les bois, les champs, croissez !

Boutons d'or que j'ai vus jadis aux Feuillantines,
Renaissez ! Fourmillez, liserons, églantines,
Pâquerettes, iris, muguets, lilas, jasmins !
Le petit enfant mai frappe dans ses deux mains.
Allons, dépêchez-vous de naître, il vous appelle.
Il veut parer la terre ainsi qu'une chapelle,
Et mettre une guirlande autour du genre humain.
Avril s'appelle Amour et juin s'appelle Hymen,
Le fruit suivra la fleur. Faisons des nids, fauvettes !
La jeune fille rêve et rit quand vous en faites.
Donnez l'exemple, oiseaux ! les vierges aux yeux doux
Vous regardent, ayant des ailes comme vous.
J'erre ; un vent tiède émeut les bois, je vois les scènes
Que font les pauvres fleurs aux papillons obscènes ;
Le lys vers le bourdon se penche, et, l'écoutant,
A l'air de s'écrier : Ah ! vous m'en direz tant !
L'ombre a le tremblement sonore d'une tente
Et cache les amours ; la nature est contente ;
Et la fécondité fermente ; et les appas,
Les soupirs, les baisers, ne s'inquiètent pas
Si quelque orage couve, et si cette gorgone,
La foudre, au loin, là-bas, à l'horizon bougonne.
Le vallon fleuri semble un encensoir fumant.
Quelqu'un a mis le feu partout, l'embrasement
Va de l'arbre au nuage et du ciel à la terre ;
La prairie a l'éclat glorieux d'un cratère,
Partout des fleurs de pourpre, et tout flambe et tout luit,
Et la création bouillonnant à grand bruit

Bout tout entière ainsi qu'une eau dans la chaudière,
Et tout rit, le soleil étant l'incendiaire.
Oh ! quelle vaste joie en cet abîme bleu !
À toute cette aurore il faudra dire adieu.
Hélas ! cela finit par s'éteindre, une fête !
Nous n'y consentons pas, on détourne la tête,
À chaque heure qui passe on veut se retenir.
Mais rien ne ralentit le pas de l'avenir,
Il ne demande pas la permission d'être,
Il vient. Souvenons-nous que demain est un traître,
Et, puisque nous avons Aujourd'hui, jouissons.
L'eau qui fuit en chantant nous donne des leçons ;
Fuyons, mais chantons. L'air est plein de senteurs douces
Un ensemencement de fleurs couvre les mousses.
L'homme est ombre ; on ne peut guère dire pourquoi
Nous sommes sur la terre. Eh bien, je le dis, moi,
C'est pour aimer. Et Dieu nous a créés pour faire
Éclore un peu d'amour sur cette obscure sphère
Et pour faire lever un astre dans nos cœurs.
Être deux, c'est la loi. Les merles, ces moqueurs,
L'observent aussi bien que le ramier fidèle.
Si la nature, avec de si puissants coups d'aile,
Remue éperdument et partout à la fois
La vie au fond des mers, des cieux, des champs, des bois,
C'est afin d'arriver à son but, faire un couple.
Si le chêne est solide et si la branche est souple,
C'est parce que le nid a besoin dans l'azur
Que le rameau soit tendre, et que l'arbre soit sûr.

L'ombre en son innocence énorme a le satyre.
L'homme cherche, la vierge attend, la femme attire ;
Léandre veut Héro, Manon veut Desgrieux ;
Sachez cela, vous tous, vivants mystérieux.
Paix aux cœurs douloureux et joie aux fronts moroses !
Quel tourbillonnement éblouissant de roses !


IV. En Grèce ! modifier

 
Écoute,

si tu veux, puisque nous nous aimons,
Nous allons tous les deux fuir par delà les monts ;
Nous irons sous le ciel de Grèce, où sont les muses.
Tu verras, toi qu'un rien charme, toi qui t'amuses
Du vol d'un papillon, comment les aigles font
Quand ils planent autour du firmament profond ;
Tu verras par moments le fronton blanc d'un temple,
Avec la modestie auguste de l'exemple,
Se montrer à demi derrière un bois vermeil ;
Tu verras l'aloès étaler au soleil
Des petits lacs de pluie aux pointes de ses feuilles ;

Toi qui souvent, pensive et pure, te recueilles,
Toi qui soupires, toi qui songes, toi qui vois,
Tu prêteras l'oreille à de sauvages voix,
Et tu te pencheras sur des échos sublimes ;
Car c'est l'altier pays des gouffres et des cimes,
Belle, et le cœur de l'homme y devient oublieux
De tout ce qui n'est pas l'aurore et les hauts lieux ;
Et tu seras bien là, toi radieuse et fière ;
Tu seras à mon ombre et moi dans ta lumière.

Viens ; devant la splendeur de cet horizon bleu,
Nous sentirons en nous croître dans l'ombre un dieu ;
Viens, nous nous aimerons dans ces fiers paysages
Comme s'aimaient jadis les belles et les sages,
Comme Socrate aimait Aspasie aux seins nus,
Comme Eschyle, le chantre immense, aimait Vénus,
Dans l'extase sereine et sainte, dans l'ivresse,
L'héroïsme, la joie et l'espoir ; car la Grèce,
Terre où dans le réel l'idéal se confond,
Seule, a de ces amours, avec l'Olympe au fond.
Oh ! l'amour, le superbe amour, c'est le mystère !
Dieu manquerait au ciel s'il manquait à la terre,
Car la création n'est qu'un vaste baiser ;
Aimer, c'est le moyen de Dieu pour apaiser.
C'est le cœur qui nous crée et l'âme qui nous sauve ;

Car l'hostie et l'hymen, et l'autel et l'alcôve
Ont chacun un rayon sacré du même jour ;
La prière est la sœur tremblante de l'amour ;
Qui prie adore ; aimer, c'est prier une femme ;
Les deux lumières sont au fond la même flamme.
Belle au tendre regard, ce que nous demandons
Aux baisers, aux transports brûlants, aux abandons
S'achevant en sommeil dans les bras l'un de l'autre
C'est ce que demandait aux tonnerres l'apôtre,
C'est ce que dans Tharsis, dans Thèbes, dans Ombos,
Le prophète éperdu demandait aux tombeaux,
La révélation, l'éternité, la vie !
À la suite d'une âme être une âme ravie,
Sentir l'être sacré frémir dans l'être cher,
Apercevoir un astre à travers une chair,
Voir à travers le cœur humain l'âme divine,
Achever ce qu'on voit avec ce qu'on devine,
C'est croire, c'est aimer. Par Ève l'homme naît.
La femme est vers le ciel tournée, et ce qui n'est
Que parfum dans la rose est encens dans la femme.
Adorons.
                        Nous irons au pays du dictame,
Du laurier, et de l'arbre à palmes, cher aux dieux ;
Lieux bénis où le vent reste mélodieux
À force d'avoir mis son souffle dans les lyres.
Ô femme, ô fier œil noir qui m'emplis de

délires,
Viens montrer à ce ciel de Grèce ton éclair,
Viens montrer à Paros le marbre de ta chair ;
Toi, la Vénus nouvelle, à la Vénus ancienne
Viens te comparer ! Toi, cette parisienne
Céleste, qui s'habille avec un goût profond,
Qui livre et cache, donne et reprend, sait à fond
L'art de la transparence enivrante, et câline
Mes yeux ardents avec la blanche mousseline,
Belle, viens compléter Athène avec Paris.

Ô toi qui souffres, plains, consoles et souris,
Je t'aime. Tu me fais l'effet d'une harmonie
Éclose d'on ne sait quelle harpe infinie.
N'es-tu pas l'esprit simple et calme ? N'as-tu pas
Un rythme obscur et doux dans chacun de tes pas ?
Galatée est lascive et Lesbie impudique ;
Toi, même au bain, jamais ta chasteté n'abdique ;
Ta beauté tremble et flotte au gré du flot mouvant,
Mais tu fuis si le bruit des feuilles dans le vent
Éveille le souci de pudeur qui t'obsède,
Et toute l'épaisseur de l'eau te vient en aide
Ainsi qu'une nuée au secours d'un rayon ;
Naïade, tu craindrais un regard d'alcyon.
Tu dis : Mon cœur demeure innocent, puisqu'on m'aime !
Rien ne peut te ternir, ô pur albâtre ; et, même
Dans les ravissements de l'amour accepté,
Tu restes la candeur, étant la volupté.

Parfois tu viens, muette et grave, sous l'yeuse
T'asseoir, puis te voilà subitement joyeuse,
Tu te mets à chanter quelque chanson d'enfant,
Et j'écoute, attendri, ton rire triomphant.
Oh ! quel être charmant que celui qui varie
Tantôt son enjouement jusqu'à la rêverie,
Tantôt son chant plaintif jusqu'au refrain railleur,
Et qui, soudain, quittant pour le hallier en fleur
L'empyrée où l'esprit en plein azur s'enfonce,
Terrestre et cependant aérien, renonce
Au vol de l'ange et prend les ailes de l'oiseau !
Ta taille a la souplesse aimable du roseau ;
Une lueur errante emplit ton sourcil sombre,
Comme si l'âme allait et venait dans cette ombre ;
Il semble que Dieu met un ange à ton côté ;
Tu m'éblouis ; parfois je crois, fleur de beauté,
Entendre autour de toi des murmures d'abeille.
Quand près de moi tu viens, apportant ta corbeille,
Comme dans leur vieux cloître autrefois les nonnains,
Faire un tas de petits chefs-d'œuvre féminins,
Je t'admire, et je crois voir l'aube qui se lève.
On a beau tout rêver, tu dépasses le rêve ;
Ton œil promet l'amour, ton cœur donne le ciel.
Tu passes dans la vie, humble, sans peur, sans fiel,
Sans faire de reproche à l'ombre, toi l'étoile.
Une musique sort, comme à travers un voile,
De ta beauté naïve et farouche à la fois ;
Ta grâce est comme un luth qui vibre au fond du bois ;

Tu sembles une note adorable ajoutée
Au concert qu'ici-bas l'âme écoute enchantée ;
Car la femme est de tout le divin complément,
Car dans l'hymne éternel rien n'est faux, rien ne ment,
Et la nature, voix profonde, chante juste.

Viens, nous habiterons un coin de terre auguste
Que je connais ; un fleuve est dans ce paradis,
C'est le Diras, torrent superbe, qui jadis
Sortit de terre afin de secourir Hercule ;
Puis, jusqu'à l'horizon si le regard recule,
On voit le Sperchius, sorti des mêmes monts
Que le Diras, hanté par les mêmes démons,
Qui serpente et qui va se perdre aux mers de Crète,
Puis Thélos, devant qui le tonnerre s'arrête,
Car c'est là qu'autrefois, fronçant leurs noirs sourcils,
Les grands amphictyons songeaient, en cercle assis.


Trêve à toutes ces vaines choses !
Vous êtes dans l'ombre, sortons.
Sans vous brouiller avec les roses,
Évadez-vous des Jeannetons.

Enfuyez-vous de ces drôlesses.
Derrière ces bonheurs changeants
Se dressent de pâles vieillesses
Qui menacent les jeunes gens. 

Crains Manon qui te tend son verre ;
Crains le grenier où l'on est bien.
Perse, à l'alcôve de Néère,
Préférait l'autan libyen.

Ami, ta vie est mansardée,
À ce petit ciel bas, plafond
De la volupté sans idée,
Les âmes se heurtent le front.

Le temps déforme la jeunesse
Comme un vieux décor d'opéra.
Gare à vous ! c'est par l'ivrognesse
Que la bacchante finira.

L'églogue serait indignée,
Dans vos noirs galetas sans jour,
De voir des toiles d'araignée
Au bout des ailes de l'amour.

Le houx sacré, frère du lierre,
Que cueillait Plaute au fond des bois,
À Margoton trop familière
Eût dans l'ombre piqué les doigts. 

L'antique muse tiburtine
Baisait les fleurs, le jasmin pur,
Le lys, et n'était libertine
Qu'avec les rayons, dans l'azur.

Vous avez autre chose à faire
Que d'engloutir votre raison
Dans la chanson qu'Anna préfère
Et dans le vin que boit Suzon.

Il est temps d'avoir d'autres fièvres
Que de voir se coiffer, le soir,
Lise, une épingle entre les lèvres,
Éblouissement d'un miroir.

Frère, l'heure folle est passée.
Debout, frère ! il est peu séant
D'attarder l'œil de sa pensée
À la figure du néant.

Laisse là Fanchon et Fanchette !
Fermons les jours faux et charmants.
L'honneur d'être un homme s'achète
Par ces graves renoncements. 

Les amourettes énervantes
Fatiguent, sans les émouvoir,
Les âmes, ces grandes servantes
De la justice et du devoir.

Viens aux champs ! les champs sont sévères
Et pensifs plus que tu ne crois ;
Les monts font songer aux calvaires,
Les arbres font songer aux croix.

Oublions les soupers, les veilles,
Le vin, le brelan, l'écarté !
Viens noyer ton cœur aux merveilles
De l'immense sérénité !

Fuyez ; prenez votre volée.
Un peu plus et nous traînerons
Notre rauque idylle éculée
Dans le ruisseau des Porcherons.

Ouvrez les ailes de vos âmes ;
Enfoncez le toit s'il le faut,
Les révélations, les flammes,
Et les ouragans sont là-haut. 

Levez vos cœurs, levez vos têtes.
Allez où l'on a sur le front
Le vaste espace, les tempêtes,
Les étoiles, et pas d'affront.

Vous êtes faits comme les lyres,
Et pleins d'altiers frémissements ;
De profonds et vagues sourires
Vous appellent aux firmaments.

Viens, nous lirons les livres sombres
Des penseurs et des combattants,
Pendant que Dieu fera des ombres
Et des clartés dans le printemps.

Nous scruterons les maux, les guerres,
Et le creux fatal qu'a laissé
Le pied tragique de nos pères
Dans l'âpre fange du passé.

Nous examinerons les songes,
L'autel, les korans, les clergés,
Les spectres mêlés aux mensonges,
Les dieux mêlés aux préjugés. 

Molière, au fourbe ôtant sa guimpe,
Mina Bossuet comme il put ;
Pascal frappa ; Swift à l'Olympe
Offrit ce miroir, Lilliput.

Nous regarderons sur la terre
Ce tas d'erreurs que Beaumarchais
Rabelais, Diderot, Voltaire,
Ont remué de leurs crochets.

Nous saluerons ces Diogènes
De la raison et du bon sens ;
Nous entendrons tomber les chaînes
Derrière ces divins passants.

Ô France, grâce à ces sceptiques,
Tu voyais le fond ; tu trouvais
Des ordures sous les portiques
Et sous les dogmes des forfaits.

Ces puissants balayeurs d'étable
Ont fait un lion d'un baudet ;
Dans leur cynisme redoutable
Un tonnerre profond grondait. 

Sur l'homme dans l'ignominie
Ils jetaient leur rude gaîté,
Sachant que c'est à l'ironie
Que commence la liberté.

Dieu fait précéder, quand il change
En victime, hélas, le bourreau,
L'effrayant glaive de l'archange
Par le rasoir de Figaro.

La comédie amère et saine
Fait entrer Méduse en sortant ;
Quand Beaumarchais est sur la scène
Danton dans la coulisse attend.

Les railleurs sous leur joug lugubre
Consolent les âges de fer ;
Leur éclat de rire salubre
Déconcerte l'antique enfer.

Ils ont fait l'interrogatoire
Farouche, à travers le bâillon,
Des religions par l'histoire,
De la pourpre par le haillon. 

Durs au bigot, fatals au cuistre,
Ils promènent à petit bruit
Une lueur gaie et sinistre
Dans le grand bagne de la nuit.

Escobar est le chat qui rôde
Et fuit, mais Voltaire est le lynx.
Ils font, sans pitié pour la fraude,
Rire la Gaule au nez du sphinx.

Ces douteurs ont frayé nos routes,
Et sont si grands sous le ciel bleu
Qu'à cette heure, grâce à leurs doutes
On peut enfin affirmer Dieu !

Leur rouge lanterne nous mène.
Ces contemplateurs du pavé,
En fouillant la guenille humaine,
Cherchaient le peuple, et l'ont trouvé.

Ils ont, dans la nuit où nous sommes,
Retrouvé la raison, les droits,
L'égalité volée aux hommes,
En vidant les poches des rois. 

Ils ont fait, moqueurs nécessaires,
Et plus exacts que Mézeray,
De la torsion des misères
Tomber goutte à goutte le vrai.

Ils ont nié la vieille bible ;
Ces guérisseurs, ces factieux
Ont fait cette chose terrible :
L'ouverture de tous les yeux.

Ils ont, sur la cime vermeille,
Montré l'aurore au genre humain ;
Ils ont été la grande veille
Du formidable lendemain.

La révolution française
C'est le salut, d'horreur mêlé.
De la tête de Louis seize,
Hélas ! la lumière a coulé.


                       LA SŒUR DE CHARITÉ

J'avais vingt ans, j'étais criblé de coups de lance,
On me porta sanglant et pâle à l'ambulance.
On me fit un lit d'herbe, on me déshabilla.
J'avais sur moi des vers ; j'étais, dans ce temps-là,
Poëte, comme Horace amoureux de Barine. Les lances qui m'avaient fort piqué la poitrine
Avaient aussi troué mes quatrains à Chloris.
Tout manquait ; on n'est pas soigné comme à Paris
Dans ces vieilles forêts du pays de Thuringe ;
Le chirurgien dit : — Nous n'avons pas de linge.
Il lut mes vers et dit : — C'est un payen, je crois.
La sœur de charité fit un signe de croix.
Et le docteur reprit : — Pas de linge ! que faire ? —
Ah ! cette guerre était grande, et je la préfère
À votre paix. Quel temps ! je suis un des témoins.
J'ai des grades de plus et des cheveux de moins,
Le vieux général songe au jeune capitaine ;
Et l'envie. Ah ! l'aurore est charmante, et lointaine ! —
Donc je perdais mon sang, j'étais évanoui.
J'étais jeune, blessé, mourant, mais vivant ; oui,
Très vivant ! Le docteur disait : — La mort est sûre
Si l'on ne parvient pas à bander la blessure ;
Du linge ! ou dans une heure il est mort ! — Cependant
Il partit. La bataille autour de nous grondant,
Pleine de chocs, de meurtre et d'ombre, et des haleines
De l'immense agonie éparse dans les plaines,
L'appelait de sa voix formidable au secours ;
On ne donne aux blessés que des instants très courts.
J'étais seul, et mon flanc saignait, et mon épaule
Ruisselait, et la sœur de Saint-Vincent de Paule,
Très jeune, pâle, et rose à travers sa pâleur,
Me veillait. Elle dit : — Sauvons-le ! quel malheur !
S'il mourait, il serait damné, ce pauvre impie ! — Elle arracha sa guimpe et fit de la charpie.
Tout entière à ses soins pour le jeune inconnu,
Elle ne voyait pas que son sein était nu,
Moi, je rouvrais les yeux... — Ô muses de Sicile,
Dire à quoi je pensais, ce serait difficile !


Une telle promesse étant faite à l'abîme,
On attend la lueur d'une action sublime
Et, s'en croyant déjà vaguement éclairé,
Le peuple bat des mains. — Va donc, hélas ! — J'irai,
Dit-il, et reviendrai vainqueur ou mort.
La plaine
De tous les grondements de la bataille est pleine.
Soldats, sabres au vent ! histoire, sois témoin !
Dans la vaste fumée il disparaît au loin.
Et la journée est longue et la mêlée est noire. 

Il revient ! — Cueillez tous des palmes ! hurrah ! gloire !
Le peuple, à saluer les nobles têtes prompt,
Accourt. — France ! il revient, c'est un laurier au front,
Ou, comme Franceschi qu'on rapporta naguère,
Couché tout de son long sous son manteau de guerre !
C'est un grand nom de plus au livre d'or inscrit... —

Et la victoire pleure, et le sépulcre rit.


XVII

LE CERCLE DES TYRANS












I. Liberté ! modifier

 
De quel droit mettez-vous des oiseaux dans des cages ?

De quel droit ôtez-vous ces chanteurs aux bocages,
Aux sources, à l’aurore, à la nuée, aux vents ?
De quel droit volez-vous la vie à des vivants ?
Homme, crois-tu que Dieu, ce père, fasse naître
L’aile pour l’accrocher au clou de ta fenêtre ?

Ne peux-tu vivre heureux et content sans cela ?
Qu’est-ce qu’ils ont donc fait tous ces innocents-là
Pour être au bagne avec leur nid et leur femelle ?

Qui sait comment leur sort à notre sort se mêle ?
Qui sait si le verdier qu’on dérobe aux rameaux,
Qui sait si le malheur qu’on fait aux animaux
Et si la servitude inutile des bêtes
Ne se résolvent pas en Nérons sur nos têtes ?
Qui sait si le carcan ne sort pas des licous ?
Oh ! de nos actions qui sait les contre-coups,
Et quels noirs croisements ont au fond du mystère
Tant de choses qu’on fait en riant sur la terre ?
Quand vous cadenassez sous un réseau de fer
Tous ces buveurs d’azur faits pour s’enivrer d’air,
Tous ces nageurs charmants de la lumière bleue,
Chardonneret, pinson, moineau franc, hochequeue,
Croyez-vous que le bec sanglant des passereaux
Ne touche pas à l’homme en heurtant ces barreaux ?
Prenez garde à la sombre équité. Prenez garde !
Partout où pleure et crie un captif, Dieu regarde.
Ne comprenez-vous pas que vous êtes méchants ?
À tous ces enfermés donnez la clef des champs !
Aux champs les rossignols, aux champs les hirondelles !
Les âmes expieront tout ce qu’on fait aux ailes.
La balance invisible a deux plateaux obscurs.
Prenez garde aux cachots dont vous ornez vos murs !

Du treillage aux fils d’or naissent les noires grilles ;
La volière sinistre est mère des bastilles.
Respect aux doux passants des airs, des prés, des eaux !
Toute la liberté qu’on prend à des oiseaux
Le destin juste et dur la reprend à des hommes.
Nous avons des tyrans parce que nous en sommes.
Tu veux être libre, homme ? et de quel droit, ayant
Chez toi le détenu, ce témoin effrayant ?
Ce qu’on croit sans défense est défendu par l’ombre.
Toute l’immensité sur le pauvre oiseau sombre
Se penche, et te dévoue à l’expiation.
Je t’admire, oppresseur, criant : oppression !
Le sort te tient pendant que ta démence brave
Ce forçat qui sur toi jette une ombre d’esclave ;
Et la cage qui pend au seuil de ta maison
Vit, chante, et fait sortir de terre la prison.</

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===II. Les Mangeurs===
<poem>

Ils ont des surnoms, Juste, Auguste, Grand, Petit,
Bien-Aimé, Sage, et tous ont beaucoup d’appétit.
Qui sont-ils ? Ils sont ceux qui nous mangent. La vie
Des hommes, notre vie à tous, leur est servie.
Ils nous mangent. Quel est leur droit ? Le droit divin.

Ils vivent. Tout le reste est inutile et vain,

Le vent après le vent, le nombre après le nombre
Passe, et le genre humain n’est qu’une fuite d’ombre.

Est-ce qu’ils ont pour voix la foudre ? Ils ont la voix
Que vous avez. Sont-ils malades ? Quelquefois.
Sont-ils forts ? Comme vous. Beaux ? Comme vous. Leur âme ?
Vous ressemble. Et de qui sont-ils nés ? D’une femme.
Ils ont, pour vous dompter et vous accabler tous,
Des châteaux, des donjons. Bâtis par qui ? Par vous.
Et quelle est leur grandeur ? À peu près votre taille.
Ils ont une servante affreuse, la bataille ;
Ils ont un noir valet qu’on nomme l’échafaud.
Ils ont pour fonction de n’avoir nul défaut,
D’être pour les passants, chefs, souverains et maîtres,
Pour la femme aux seins nus sultans, dieux pour les prêtres.
Par ces êtres, élus du destin hasardeux,
La suprême parole est dite, et chacun d’eux
Pèse plus à lui seul qu’un monde et qu’une foule ;
Il écrit : ma raison, sur le canon qui roule.
Et quels sont leurs cerveaux ? Étroits. Leurs volontés ?
Énormes. Quelles sont leurs œuvres ? Écoutez.
Celui-ci, que la croix du vieil Ivan protége,
A le bonheur d’avoir un sépulcre de neige
Assez grand pour y mettre un peuple tout entier ;
Il y met la Pologne ; il faut bien châtier

Ce peuple puisqu’il ose exister. Cette reine
Fut jeune, belle, heureuse, ignorante, sereine,
Et n’a jamais fait grâce, et tout son alphabet,
Hélas ! commence au trône et finit au gibet.
Celui-ci parle au nom du martyr qu’on adore ;
Sous la sublime croix qu’un reflet du ciel dore,
Cet homme plein d’un sombre et périlleux pouvoir,
Prie et songe, et n’est pas épouvanté de voir
Son crucifix jeter l’ombre des guillotines,
Cet autre, torche au poing, dans les cités mutines,
Se rue, et brûle et pille, et d’Irun à Cadix
Règne, et fait fusiller un prisonnier sur dix,
Et dit : Je n’en fais pas fusiller davantage,
Étant civilisé ; puis il reprend : Le Tage
Et l’Èbre feront voir que le maître est présent ;
Peuples, je veux qu’on dise en voyant tant de sang
Et tant de morts passer que c’est le roi qui passe ! —
Cet autre est un césar de l’espèce rapace ;
Le laurier est chétif, mais le profit est grand,
Cela suffit ; il vient ; et que fait-il ? il prend.
Il empoche ; quoi ? tout ; les sacs d’or qu’on lui compte,
Les provinces, les morts, Strasbourg, Metz, et la honte ;
Ce que fit Metternich est refait par Bismarck.
Le père de cet autre a bombardé Saint-Marc
Et dans l’affreux Spielberg reconstruit la Bastille
Cet autre à son visir a marié sa fille :
Cette fille abusant de son droit à l’enfant,
Met au monde un garçon, ce que la loi défend ;

L’aïeul fait étrangler son petit-fils. Cet autre,
Jeune, dans les tripots et les femmes se vautre,
Puis il se dit : Je suis Bonaparte à peu près ;
Si je songeais au trône et si je m’empourprais ?
Il s’empourpre ; il devient sanglant. C’est un vrai prince.

Chez eux le plus puissant est souvent le plus mince ;
Ils ont le cœur des rocs et la dent des lions ;
Ils sont ivres d’encens, d’effroi, de millions,
De volupté, d’horreur, et leur splendeur est noire.
S’ils ont soif, il leur faut beaucoup de sang à boire ;
La guerre leur en verse ; il leur faut, s’ils ont faim,
Beaucoup de nations à dévorer.
Enfin,
Revanche ! les mangeurs sont mangés, ô mystère !

— Comme c’est bon les rois ! disent les vers de terre.

III. « Archiloque l’atteste, Athène l’entendit » modifier

 
Archiloque l’atteste, Athène l’entendit,
Un jour un magistrat devint terrible et dit :
— Je m’en vais, je cherche un refuge,
L’Aréopage pèse à faux poids. Temps d’effroi !
Voilez-vous, cieux ! on voit le droit hors de la loi
Et la justice hors du juge !

Cicéron était là quand un centurion
Brisa son glaive et dit à César : — Histrion,
Je connais ta pensée intime ;

L’armée après toi marche avec ses généraux ;
Pas moi. Je ne suis pas l’espèce de héros
Qu’il te faut pour commettre un crime.

Ô noir Machiavel, génie et paria,
Tu t’en souviens, un jour un apôtre cria :
— C’est trop ! le pape trompe l’homme.
Horreur ! Satan et lui mettent le même anneau.
Jérusalem, ils font dévorer ton agneau
Par la vieille louve de Rome ! —

La conscience humaine est engloutie au fond
D’un océan de honte où tout rampe et se fond,
Mer sombre et sans route frayée ;
Ce gouffre écume et roule, et l’on voit par moment
Reparaître au milieu des flots confusément
Le cadavre de la noyée.


IV. Un voleur à un roi modifier


Vous êtes, sous le ciel par moments obscurci,
Un ambitieux, sire, et j’en suis un aussi ;
Roi, nous avons, car l’homme est diversement ivre,
Le même but tous deux, c’est d’avoir de quoi vivre ;
Il nous faut pour cela, suis-je sage ? es-tu fou ?
À toi, prince, un royaume, à moi penseur, un sou.
Tout l’homme est le même homme et fait la même chose.
Roi, la bonté de l’Être inconnu se compose
De la dispersion de tout dans l’infini ;
Nul n’est déshérité, personne n’est banni ;
Et les vents, car telle est l’immensité des souffles,
Jettent aux rois l’empire et l’obole aux maroufles.

Nous voulons tous les deux, à tout prix, n’importe où,
Toi grossir ton royaume et moi gagner mon sou ;
Et dans notre sagesse et dans notre démence,
Roi, nous sommes aidés par le hasard immense.
Seulement je vaux plus que toi. Daigne écouter.

Nous sommes tous deux fils, toi qu’il faut redouter,
De l’étrangère, et moi de la bohémienne ;
Roi, que ta majesté fasse pendre la mienne,
Cela ne prouve pas qu’en notre désaccord
La tienne ait raison, sire, et que la mienne ait tort.
Je suis né, laisse-moi te raconter ce conte,
Pour avoir faim toujours et n’avoir jamais honte,
Car ce n’est pas honteux de manger. Rien n’est vrai
Que la faim ; et l’enfer, dont l’homme fait l’essai,
C’est l’éternel refus du pain fuyant les bouches ;
Et c’est pourquoi je rôde au fond des bois farouches.
Je ne suis pas méchant, moi qui parle ; je veux,
Sans ôter aux mortels un seul de leurs cheveux,
Leur retirer un peu des choses superflues
Et pesantes qui font leurs bourses trop joufflues.
Je dépense à cela beaucoup de talent. Roi,
Je ne verse jamais le sang. Écoute-moi ;
Médite si tu peux, et, si tu veux, digère,
Mais comprends-moi. Je hais le mal qui s’exagère ;
Tuer, c’est de l’orgueil. Casser un bourgeois, fi !
À quoi bon ? L’assassin est un larron bouffi.

Roi, je suis un aimant mystérieux qui passe
Et qui, par sa douceur éparse dans l’espace,
Attire, sans vacarme et sans brutalité,
Et fait venir à lui de bonne volonté
Les farthings endormis dans les poches des hommes.
Je m’annexe les sous sans mépriser les sommes,
Mais les bons sacs bien lourds c’est rare ; il me suffit
D’un denier ; et souvent je n’ai pour tout profit
De mes subtils travaux, dignes de vos estimes,
Messieurs les empereurs et rois, que cinq centimes ;
Je m’en contente, étant aux hommes indulgent.
Je tâche de coûter au peuple peu d’argent,
Mais de manger. Avoir un trou, m’en faire un Louvre ;
Guetter l’homme qui passe ou le volet qui s’ouvre ;
Attendre qu’un marchand sous les brises du soir
Rêve, et laisse bâiller le tiroir du comptoir,
Vite y fourrer avec une agilité d’ange
Ma patte, et n’être vu dans ce mystère étrange
Que des astres pensifs au fond du ciel profond ;
Épier la minute où les belles défont
Leur jarretière afin de leur chiper leur montre ;
Des sous avec ma griffe opérer la rencontre ;
Ajouter pour rallonge au destin mes dix doigts ;
Dire à Dieu : Tu sais bien, au fond, que tu me dois,
Donc ne te fâche pas ! telle est ma vie, altesse.
Vous avez la grandeur, moi j’ai la petitesse ;
Mais devant le soleil, ce prodige flagrant,
L’infiniment petit vaut l’infiniment grand.

Vaut mieux. Je ne prends pas au sérieux l’étoffe
Qui m’habille, moi ver de terre et philosophe ;
Jouer la comédie est le faible de Dieu ;
Il ne s’irrite pas, mais il se moque un peu ;
C’est un poëte ; et l’homme est sa marionnette.
La naissance et la mort sont deux coups de sonnette,
L’un à l’entrée, et l’autre au départ du pantin,
Je ris avec le vieux machiniste Destin.
Tout est décor. Au fond la réalité manque.
Tout est fardé, le roi comme le saltimbanque ;
Jocrisse, Hamlet. Sachez ceci, mortels tremblants,
Avec du calicot qui fait de grands plis blancs,
Avec de la farine et du blanc de céruse,
On est en scène un spectre, ou bien Pierrot. Ma ruse,
À moi, qui suis un être infinitésimal,
C’est de ne vraiment faire aux hommes aucun mal,
Et de vivre pourtant. Fais ça. Je t’en défie.

Roi, ce n’est pas de trop cette philosophie ;
Je poursuis.
                           Je prétends que je vaux mieux que toi,
Que tous ; et je le prouve, à toi foule, à vous roi.

J’ai remarqué que l’homme, infirme et pâle ébauche,

N’a rien que la main droite, et tout au plus la gauche,
Ce qui fait que toi, prince, homme, auguste animal,
Tu portes bien la force et la justice mal ;
Alors j’ai médité, voulant dépasser l’homme ;
Et, sûr de mon bon droit, mais d’emphase économe,
Bienveillant, point hâbleur, discret sous le ciel bleu,
Réparateur obscur des lacunes de Dieu,
À force de songer et de vouloir, à force
De sonder toute chose au delà de l’écorce,
Prince, et d’étudier à fond le cœur humain,
J’ai fini par avoir une troisième main.
Celle qu’on ne voit pas. La bonne. Tel est, sire,
Mon art. Le résultat, voleur. Masque de cire,
Fantôme, ombre, poussière et cendre, majesté,
As-tu compris ? Ô rois, vous êtes un côté ;
Je suis l’autre. Je suis l’homme d’esprit, le maître
Du crépuscule obscur, du risque, du peut-être,
Du néant, du passant, du souffle aérien ;
Je possède ce tout que vous appelez rien ;
Je combine le vent avec la destinée ;
Et j’existe. Mon âme est vers l’azur tournée
Et songeant qu’après tout, dans ce monde gueusard,
Je suis un becqueteur paisible du hasard,
Que mes dents ne sont pas des dents inexorables,
Que je ne répands point le sang des misérables
Comme un juge, comme un bourreau, comme un soldat,
Songeant que de zéro je suis le candidat,
Que mon ambition, sans haine et sans durée,

Plane sur les humains d’une aile modérée
Et s’arrête à l’endroit où s’achève ma faim,
Et que je ne fais rien que ce que font enfin
Les gais oiseaux du ciel sous l’orme et sous l’érable,
Pour n’être point méchant je me sens vénérable.
Oui, je suis un mortel doué de facultés
Que n’ont pas bien des rois dans le marbre sculptés ;
Un baïoque, métal inerte, simple cuivre,
S’il me sent là, devient vivant, cherche à me suivre,
Et la monnaie en moi voit son Pygmalion ;
Et les sous des bourgeois qui sans rébellion,
Sans bruit, reconnaissant un chef à mon approche,
Les quittent pour venir tendrement dans ma poche,
Représentent, seigneur, de ma part tant de soins,
Tant d’adresse, un si beau scrupule en mes besoins,
Et tant de glissements d’anguille et de couleuvre,
Qu’ils sont chez eux des sous et chez moi des chefs-d’œuvre.
Ah ! quel art que le mien ! Mon collaborateur,
Dieu, qui met le possible, ô prince, à ma hauteur,
Sait tout ce qu’il me faut de calcul, d’industrie,
D’héroïsme, d’aplomb, de haute rêverie,
De sourires au sort bourru, de doux regards
À la fortune, fille aimable aux yeux hagards,
De patience auguste et d’étude acharnée,
Et de travaux, pour faire, au bout d’une journée
De pas errants, d’essais puissants, d’efforts hardis,
Changer de maître à deux ou trois maravédis !


Mais toi, quelle est ta peine ? aucune ; et ton mérite ?
Nul. On croit être grand, quoi ! parce qu’on hérite !
Ton père t’a laissé le monde en s’en allant.
Être né, quel effort ! avoir faim, quel talent !
Téter sa mère, et puis manger un peuple ! Ô prince !
Ton appétit est gros, mais ton génie est mince,
Un beau jour, sous ta pourpre et sous ton cordon bleu,
Trouvant qu’avoir un peuple à toi seul, c’est trop peu,
Tu jettes un regard de douce convoitise
Sur un empire ainsi qu’un bouc sur un cytise.
Tu dis : Si j’empochais le peuple d’à côté ?
Alors, de force, aidé dans ta férocité
Par le prêtre qui fouille au fond du ciel, dévisse
La foudre, et met le Dieu de l’ombre à ton service,
De ton flamboiement noir toi-même t’aveuglant,
Tu saisis, glorieux, sacré, béni, sanglant,
N’importe quel pays qui soit à ta portée ;
Toute la terre tremble et crie épouvantée ;
Toi, tu viens dévorer, tu fais ce qu’on t’apprit ;
Tu ne te mets en frais d’aucun effort d’esprit ;
Tu fais assassiner tout avec nonchalance,
À coups d’obus, à coups de sabre, à coups de lance.
C’est simple. Eh bien, tu viens prendre une nation,
Voilà tout. N’es-tu pas l’extermination,
Le droit divin, l’élu qu’un fakir, un flamine,
Un bonze, a frotté d’huile et mis dans de l’hermine !
Va, prends. Les hommes sont ta chose. Alors cités,

Fleuves, monts, bois tremblants d’un vent sombre agités,
Les plaines, les hameaux, tant pis s’ils sont en flammes,
Les berceaux, les foyers sacrés, l’honneur des femmes,
Tu mets sur tout cela tes ongles monstrueux ;
Et l’église te brûle un encens tortueux,
Et le doux tedeum éclaire avec des cierges
Le meurtre des enfants et le viol des vierges ;
Et tout ce qui n’est pas gisant est à genoux.

Moi, pendant ce temps-là je rôde, calme et doux.
Telle est notre nuance, ô le meilleur des princes,
Je conquiers des liards, tu voles des provinces.


V. « Qu’est-ce que ce cercueil » modifier

 

Qu’est-ce que ce cercueil déposé sur deux chaises ?
C’est Charles premier, roi. Les communes anglaises
Ont fait ce monument de justice. Et quel est
Cet homme à l’œil sévère, au rude gantelet,
Qui s’avance pensif vers la bière hagarde,
Soulève le couvercle effrayant, et regarde ?
C’est Cromwell. Il fut grand ; tout devant lui trembla.

Soit ; nous ne voulons plus de ces spectacles-là.
C’est grand dans le passé ; c’est mauvais dans notre âge.

Quoiqu’un reste de nuit nous souille et nous outrage,
Désormais, ô vivants, nous avons fait ce pas,
Il faut aux nations un sauveur qui n’ait pas
De curiosité pour les têtes coupées ;
Nous rejetons la hache au tas noir des épées ;
Nous l’abhorrons ; il faut aux hommes maintenant
Un libérateur pur, apaisé, rayonnant,
Qui ne soit pas vampire en même temps qu’archange,
Et qui n’ait pas au front, en tirant de la fange
Les peuples de misère et d’opprobre couverts,
La sinistre lueur des cercueils entr’ouverts.


VI. « Je marchais au hasard » modifier


Je marchais au hasard, devant moi, n’importe où ;
Et je ne sais pourquoi je songeais à Coustou
Dont la blanche bergère, au seuil des Tuileries,
Faite pour tant d’amour, a vu tant de furies.

Que de crimes commis dans ce palais ! hélas !
Les sculpteurs font voler marbre et pierre en éclats
Et font sortir des blocs dieux et déesses nues
Qui peuplent des jardins les longues avenues.
Ô

fantômes sacrés ! ô spectres radieux !
Leur front serein contemple et la terre et les cieux ;
Le temps n’altère pas leurs traits indélébiles ;
Ils ont cet air profond des choses immobiles ;
Ils ont la nudité, le calme et la beauté ;
La nature en secret sent leur divinité ;
Les pleurs mystérieux de l’aube les arrosent.
Et je ne comprends pas comment les hommes osent,
Eux dont l’esprit n’a rien que d’obscures lueurs,
Montrer leur cœur difforme à ces marbres rêveurs.

VII. Aux rois modifier

 
                                                     I

Est-ce que vous croyez que nous qui sommes là,
Nous que de tout son poids toujours l’ombre accabla,
Nous le noir genre humain farouche, nous la plèbe,
Nous, les forçats du sol, les captifs de la glèbe,
Nous qui, de lassitude expirants, n’avons droit
Qu’à la faim, à la soif, à l’indigence, au froid,
Qui, tués de travail, agonisons pour vivre,
Nous qu’à force d’horreur le destin sombre enivre ;

Est-ce que vous croyez que nous vous aimons, vous !
Nous vassaux, vous les rois ! nous moutons, vous les loups ?
Ah ! vraiment, ce serait curieux que des hommes
Hideux, désespérés, hagards comme nous sommes,
Nus sous leurs toits infects et leurs haillons crasseux,
Se prissent de tendresse et d’extase pour ceux
Qui les mangent, pour ceux dont leur chair est la proie,
Qui construisent avec leur douleur de la joie,
Et qui, repus, gorgés, triomphants, gais, charmants,
Bâtissent des palais avec leurs ossements !
Vous fourmillez sur nous ! vous pullulez horribles !
Ce serait un miracle à mettre dans les bibles
Que nous vous bénissions pour être dévorants
À nos dépens ; qu’un peuple eût le goût des tyrans,
Qu’une nation fût de sa honte complice,
Que la suppliciée admirât le supplice
Comme une femme adore et baise son époux,
Et qu’un lion devînt amoureux de ses poux !
Vos vices, ô tyrans, ont pour lustre vos crimes ;
Quand les rois, débauchés, ivrognes, bas, infimes,
Se sentent dégradés et vils à tous les yeux,
Vite en guerre ! et voilà des hommes glorieux !
C’est avec notre sang que leur fange se lave.
Par vous l’homme est reptile et le peuple est esclave ;
Car par vous, j’en atteste ici le bleu matin,
J’en atteste l’affreux mystère du destin
Qui pèse sur nous tous et qui nous environne,
Par vous, les porte-sceptre et les porte-couronne,

Par vous, les tout-puissants et les forts, c’est par vous
Que nous avons l’infâme écorchure aux genoux,
Que nous sommes abjects, sinistres, incurables,
Et que notre misère est faite, ô misérables !
Aussi, je vous le dis, rois, nous vous détestons !
Nous rampons dans la cave éternelle à tâtons,
Notre prunelle luit, nous sommes dans nos antres,
Maigres, pensifs, avec nos petits sous nos ventres,
Et nous songeons à vous, les rois et les barons,
Et nous vous exécrons et nous vous abhorrons !

Mais nous sommes pourtant façonnés de la sorte
Que demain, s’il advient, rois, que l’un de vous sorte
Tout à coup de la nuit avec un astre au front,
S’il est pour secourir son pays brave et prompt,
Ou s’il chante, toujours jeune et beau, malgré l’âge,
S’il est le roi David, s’il est le roi Pélage,
Nous sommes éblouis ! les oublis, les pardons,
Nous remplissent le cœur, et nous ne demandons
Rien à celui-là, rien ! Malgré notre souffrance,
S’il est grand par l’idée ou par la délivrance,
Nous l’aimons ! nous aimons sa lyre ! nous aimons
Son glaive flamboyant dans l’ombre sur les monts !
Nous pourrions lui garder rancune de vous autres ;
Mais non, nous devenons ses soldats, ses apôtres,
Ses légions, son camp, sa tribu, ses amis.
Nous lui sommes acquis, nous lui sommes soumis,

Il peut faire de nous ce qu’il veut. Dans notre âme
Nous voyons nos cités et nos hameaux en flamme
Sauvés par ce vengeur qui chasse l’étranger ;
Ou nous sentons au fond de nos haines plonger
L’hymne de paix sorti d’une bouche divine,
Notre cœur s’ouvre au chant sublime où l’on devine
Tout cet immense amour par qui le monde vit ;
Et nous suivons Pélage et nous suivons David !
Oui, pour que l’un de vous, bien qu’en nous tout réclame ;
Fasse fondre l’hiver que nous avons dans l’âme,
Pour qu’un de nos tyrans devienne un de nos dieux,
Pour que nous, qui souffrons sous le ciel radieux,
Nous fils du désespoir et fils de la patrie,
Nous servions l’un de vous avec idolâtrie,
Une chose suffit, c’est qu’on lui voie au poing
Le fer que l’étranger insolent n’attend point,
Ou que sa grande voix verse au cœur l’harmonie ;
C’est qu’il soit un héros ou qu’il soit un génie !
Rois, nous ne sommes pas plus méchants que cela.

C’est pourtant vrai ! toujours, quand un prince brilla,
Quand il eut un rayon quelconque sur la tête,
L’immense peuple altier, puissant, auguste, et bête,
S’est fait son serviteur, son chien, son courtisan.


Mais celui-ci, qu’est-il ? qu’a-t-il fait ? parlons-en.
Il est né. Bien ? Non, mal. C’est mal naître qu’entendre
Tout petit vous parler avec une voix tendre
Ceux que l’homme connaît par leur rugissement ;
C’est mal naître, c’est naître épouvantablement
Qu’être dans son berceau léché d’une tigresse ;
Par sa croissance, hélas ! donner de l’allégresse
À l’hyène, et donner de la crainte à l’agneau,
C’est mal croître, être fait de bronze, être un anneau
De la chaîne de rois que l’humanité traîne,
C’est triste ; et ce n’est point, certe, une aube sereine
Que celle qui voit naître un tyran ! Celui-ci.
Donc, mal né, vécut mal. Les gueux ont pour souci
De voler des liards, il vola des provinces.
Il a fait ce que font à peu près tous les princes,
Il a mangé, dormi, bu, tué devant lui ;
Il a régné féroce au hasard de l’ennui ;
Il fut l’homme qui frappe, opprime, égorge, exile ;
Ce fut un scélérat, ce fut un imbécile.
J’en parle simplement comme on en doit parler.
La mort savait son nom et vient de l’appeler ;
Il est là. Le tombeau, c’est l’endroit difficile ;
Ce n’est point un cachot, ce n’est point un asile ;
C’est le lieu sombre où nul n’est plus en sûreté ;
Le rendez-vous du fourbe avec la vérité,
Le rendez-vous de l’homme avec la conscience.

C’est là que l’inconnu perd enfin patience.
Vous autres vous vivez ; mais l’âme, sans le corps,
Est nue et tremble ; il faut qu’elle écoute. En dehors
Des bonnes actions qu’ils peuvent avoir faites,
S’ils ne sont ni docteurs, ni mages, ni prophètes,
Je n’ai pas de raison pour respecter les morts.
Honte aux vils trépassés que hante le remords,
Mêlé dans leur sépulcre au miasme insalubre !
Le fantôme est là seul sous le plafond lugubre,
Je m’ajoute aux vautours, je m’ajoute aux corbeaux.
Je sais que ce n’est point un de ces grands tombeaux
Où Rachel songe, où Jean médite, où pleure Électre,
Je me dresse, et je crache à la face du spectre.


                                                 II


N’opposez à ce qui se passe
Ni vos néants, ni vos grandeurs.
Laissez en paix les profondeurs.
L’ombre travaille dans l’espace.

Que fait-elle ? Vous le saurez.
Derrière l’horizon, la nue
Monte, et l’on entend la venue
D’événements démesurés.

L’humanité marche et s’éclaire ;
Le progrès est l’immense aimant ;
À ce qui vient tranquillement
N’ajoutez pas de la colère.

N’irritez pas le peuple obscur.
Aveugles rois, tourbe inquiète,

Ne soyez pas l’enfant qui jette
Des pierres par-dessus le mur.

Dieu, sous les faits, qui sont ses voiles,
Continue un dessein béni.
Montrer le poing à l’infini,
Cela ne fait rien aux étoiles.

Dieu ne s’interrompt pas pour vous.
Ce qu’il fait, il faut qu’il le fasse.
Son travail, rude à la surface,
Dur pour vous, pour le peuple est doux.

Rois, respect au progrès sublime ;
Rois, craignez ces reflux grondants ;
Ne faites pas, rois imprudents,
Perdre patience à l’abîme.

Sait-on ses courroux, ses sanglots,
Ses chocs, son but, ses lois, ses formes ?
Connaît-on les ordres énormes
Que le tonnerre donne aux flots ?

Ne vous mêlez pas de ces choses.
Votre vain souffle aérien

Agite l’eau, mais ne peut rien
Sur l’immobilité des causes.

Hélas ! tâchez de bien finir.
Redoutez l’onde soulevée,
Et ne troublez pas l’arrivée
Formidable de l’avenir.

Ah ! prenez garde ! les marées
Qu’on nomme révolutions
Et qu’il faut que nous apaisions,
Par vous, princes, sont effarées,

Et les gouffres sont plus amers,
Et la vague est plus écumante,
Quand l’orage insensé tourmente
La sombre liberté des mers.


Je suis votre vaincu, mais, regardez ma taille,
Dieux, je reste montagne après votre bataille ;
Et moi qui suis pour vous un sombre encombrement,
À peine je vous vois au fond du firmament.
Si vous existez, soit. Je dors.
                                             Vous, troglodytes,
Hommes qui ne savez jamais ce que vous dites,
Vivants qui fourmillez dans de l'ombre, indistincts,
Ayant déjà les vers de terre en vos instincts, Vous qu'attend le sépulcre et qui rampez d'avance,
Sachez que la prière est une connivence,
Et ne me plaignez pas ! Nains promis aux linceuls,
Tremblez si vous voulez, mais tremblez pour vous seuls !

Quant à moi, que Vénus, déesse aux yeux de grue,
Que Mars bête et sanglant, que Diane bourrue,
Viennent rire au-dessus de mon sinistre exil
Ou faire un froncement quelconque de sourcil,
Que dans mon ciel farouche et lourd l'Olympe ébauche
Son tumulte mêlé de crime et de débauche,
Qu'il raille le grand Pan, croyant l'avoir tué,
Que Jupiter joyeux, tonnant, infatué,
Démusèle les vents imbéciles, dérègle
L'éclair et l'aquilon, et déchaîne son aigle,
Cela m'est bien égal à moi qui suis trois fois
Plus haut que n'est profond l'océan plein de voix.
Hommes, je ris des nœuds dont la peur vous enlace.
Tous ces olympiens sont de la populace.
Ah ! certes, ces passants, que vous nommez les dieux,
Furent de fiers bandits sous le ciel radieux ;
Les montagnes, avec leurs bois et leurs vallées,
Sont de leur noir viol toutes échevelées,
Je le sais, et, resté presque seul maintenant,
Je suis par la grandeur de ma chute gênant ;
Non, je ne les crains pas ; et, quant à leurs approches,
Je les attends avec des roulements de roches, Je les appelle gueux et voleurs, c'est leur nom,
Et ne veux pas savoir s'ils sont contents ou non.

Ô vivants, il paraît qu'à la haine tenaces,
Ces dieux me font de loin dans l'ombre des menaces.
Soit, j'oublie et je songe ; et je m'informe peu
Si l'éclair que je vois est la lueur d'un dieu.
J'ai ma flûte et j'en joue au penchant des montagnes,
Je m'ajoute aux sommets au-dessus des campagnes,
Et je laisse les dieux bruire et bougonner.
Croit-on que je prendrai la peine de tourner
La tête dans les bois et sur les hautes cimes,
Que je m'effarerai dans les forêts sublimes,
Et que j'interromprai mon rêve et ma chanson,
Pour un roucoulement de foudre à l'horizon !


Quand le Cid fut entré dans le Généralife,
Il alla droit au but et tua le calife,
Le noir calife Ogrul, haï de ses sujets.
Le cid Campeador aux prunelles de jais,
Au poing de bronze, au cœur de flamme, à l'âme honnête,
Fit son devoir, frappa le calife à la tête,
Et sortit du palais seul, tranquille et rêveur.
Devant ce meurtrier et devant ce sauveur
Tout semblait s'écarter comme dans un prodige. 

Soudain parut Médnat, le vieillard qui rédige
Le commentaire obscur et sacré du koran
Et regarde la nuit l'étoile Aldebaran.
Il dit au Cid, après le salut ordinaire :

— Cid, as-tu rencontré quelqu'un ?
                                         — Oui, le tonnerre.

— Je le sais ; je l'ai vu, répondit le docteur.
Il m'a parlé. J'étais monté sur la hauteur,
Pour prier. Le tonnerre a dit à mon oreille :
Me voici, la douleur des peuples me réveille,
Et je descends du ciel quand un prince est mauvais ;
Mais je vois arriver le Cid et je m'en vais.


XX

LA VISION DE DANTE














Dante m'est apparu. Voici ce qu'il m'a dit :


                                        I

Je dormais sous la pierre où l'homme refroidit.
Je sentais pénétrer, abattu comme l'arbre,
L'oubli dans ma pensée et dans mes os le marbre. 
Tout en dormant je crus entendre à mon côté
Une voix qui parlait dans une obscurité,
Et qui disait des mots étranges et funèbres.
Je m'écriai : Qui donc est là dans les ténèbres ?
Et j'ajoutai, frottant mes yeux noirs et pesants :
Combien ai-je dormi ? La voix dit : Cinq cents ans ;
Tu viens de t'éveiller pour finir ton poëme
Dans l'an cinquante-trois du siècle dix-neuvième.

Et je me réveillai tout à fait ; je n'avais
Plus rien autour de moi ; la tombe aux durs chevets
S'était évanouie avec sa voûte sombre,
Et j'étais hors du temps, de la forme et du nombre ;
Debout sans savoir où ni sans savoir sur quoi.
Enfin un peu de jour arriva jusqu'à moi,
Mes prunelles s'étant à l'ombre habituées
Alors je distinguai deux portes de nuées ;
L'une au fond, devant moi ; l'autre en bas, au-dessous
D'un brouillard composé des éléments dissous,
Comme un puits qu'on verrait dans les eaux. La première,
Splendide, semblait faite avec de la lumière ;
C'était un trou de feu dans un nuage d'or ;
Quelqu'un, celui qui parle aux sibylles d'Endor,
Pour construire cet arc, splendide météore,
Avait pris et courbé les rayons de l'aurore ;
Du moins je le pensai, non sans frémissement.
Cette porte, où luisaient l'astre et le diamant, Brillait au plus profond de l'espace livide
Comme un point lumineux et posait sur le vide ;
On voyait au-dessous le libre éther flotter,
Car nul mont n'eût osé s'offrir pour la porter,
Et, sous les saints piliers de cette arche vivante,
Le Sinaï lui-même eût croulé d'épouvante.
L'autre porte à mes pieds montrait son cintre obscur
Noir comme une fumée, et ridé comme un mur
Vaguement aperçu dans des épaisseurs mornes,
Mêlant ses bords confus aux profondeurs sans bornes,
Espèce d'antre informe en ténèbres construit,
Cratère fait de bronze et couronnant la nuit.
Cette porte semblait la bouche des abîmes.

Songeant à tous les maux qu'ici-bas nous subîmes,
Mon esprit, où la crainte accompagne l'espoir,
Du portail rayonnant allait au porche noir,
Et, me ressouvenant de ce qu'on fait sur terre,
J'entrevis que c'étaient les portes du mystère.

Soudain tout s'éclipsa, brusquement obscurci.


                                        II 

Et je sentis mes yeux se fermer, comme si,
Dans la brume, à chacun des cils de mes paupières
Une main invisible avait lié des pierres.
J'étais comme est un prêtre au seuil du saint parvis,
Songeant, et, quand mes yeux se rouvrirent, je vis
L'ombre ; l'ombre hideuse, ignorée, insondable,
De l'invisible Rien vision formidable,
Sans forme, sans contour, sans plancher, sans plafond,
Où dans l'obscurité l'obscurité se fond ;
Point d'escalier, de pont, de spirale, de rampe ;
L'ombre sans un regard, l'ombre sans une lampe ;
Le noir de l'inconnu, d'aucun vent agité ;
L'ombre, voile effrayant du spectre éternité.
Qui n'a point vu cela n'a rien vu de terrible.
C'est l'espace béant, l'étendue impossible,
Quelque chose d'affreux, de trouble et de perdu
Qui fuit dans tous les sens devant l'œil éperdu,
La cécité glacée est plus qu'un marbre lourde,
Une tranquillité muette, aveugle et sourde, L'horrible intérieur d'un sépulcre infini.
Cependant un reflet sur mon cercueil jauni
Me fit tressaillir, mais tout restait immobile ;
Et je vis dans cette ombre une lueur tranquille,
Un flamboiement profond, fixe, silencieux,
Pareil à la clarté que ferait à nos yeux
Derrière un rideau noir une torche allumée.
Et nul bruit ne sortait de l'ombre inanimée ;
Car, sachez-le, vivants, hors du clair firmament,
L'affreuse immensité se tait lugubrement.
Cette clarté semblait, à la fois vie et flamme,
Regarder comme un œil et penser comme une âme ;
Ce n'était cependant qu'un voile, et l'on sentait
Derrière la lueur quelqu'un qui méditait.


                                        III

Ce flamboiement flottant sur les nuits éternelles
Entrait de plus en plus dans mes vagues prunelles ;
Je compris où j'étais et j'eus un tremblement ;
Car soudain j'aperçus, dans ce rayonnement Semblable aux visions que voyaient les prophètes,
Les sept anges pensifs qui tiennent sept trompettes ;
La clarté se mêlait à leurs cheveux vermeils ;
Ils étaient là, debout, les yeux baissés, pareils
Aux sept géants qui sont sur le palais Farnèse,
Et, comme lorsqu'on est devant une fournaise,
Ils étaient noirs, ayant derrière eux la clarté.
L'abîme obscur, hagard, funèbre, illimité,
Semblait plein de terreur devant cette lumière.
J'essayai de prier, mais en vain ; la prière
Rentra dans mon esprit comme un oiseau qui fuit
Et rentre au nid, tremblant, parce qu'il fait trop nuit
Et je restai glacé devant la clarté blême
Comme si j'eusse été quelque abîme moi-même.
Et je me dis : Voici qu'on va juger quelqu'un.
Cette ombre, des forfaits c'est le gouffre commun ;
Ce feu, c'est la clarté de la face du juge.
Et j'eus peur.


                                        IV

                                 Ô sentence ! ô peine sans refuge !
Tomber dans le silence et la brume à jamais !
D'abord quelque clarté des lumineux sommets
Vous laisse distinguer vos mains désespérées. On tombe, on voit passer des formes effarées,
Bouches ouvertes, fronts ruisselants de sueur,
Des visages hideux qu'éclaire une lueur.
Puis on ne voit plus rien. Tout s'efface et recule,
La nuit morne succède au sombre crépuscule.
On tombe. On n'est pas seul dans ces limbes d'en bas ;
On sent frissonner ceux qu'on ne distingue pas ;
On ne sait si ce sont des hydres ou des hommes ;
On se sent devenir les larves que nous sommes ;
On entrevoit l'horreur des lieux inaperçus,
Et l'abîme au-dessous, et l'abîme au-dessus.
Puis tout est vide ! On est le grain que le vent sème.
On n'entend pas le cri qu'on a poussé soi-même ;
On sent les profondeurs qui s'emparent de vous ;
Les mains ne peuvent plus atteindre les genoux ;
On lève au ciel les yeux et l'on voit l'ombre horrible.
On est dans l'impalpable, on est dans l'invisible ;
Des souffles par moments passent dans cette nuit.
Puis on ne sent plus rien. — Pas un vent, pas un bruit,
Pas un souffle ; la mort, la nuit ; nulle rencontre ;
Rien, pas même une chute affreuse ne se montre.
Et l'on songe à la vie, au soleil, aux amours,
Et l'on pense toujours, et l'on tombe toujours !
Et le froid du néant lentement vous pénètre !
Vivants ! tomber, tomber, et tomber, sans connaître
Où l'on va, sans savoir où les autres s'en vont !
Une chute sans fin dans une nuit sans fond,
Voilà l'enfer. 


                                        V

                                 Pendant que je songeais, l'espace
Vibra comme un vitrail quand un chariot passe
Et je vis apparaître un ange surprenant.
C'était un être ailé, sévère et rayonnant.
Comme Jésus du front passait les douze apôtres,
Ce bel archange était plus grand que tous les autres,
Il avait la hauteur de deux stades romains ;
Il tenait les morceaux d'un glaive dans ses mains ;
Il portait sur sa tête ingénue et superbe
Ce mot des cieux, ce mot qui contient tout le verbe :
— JUSTICE. — On le pouvait lire distinctement,
Chaque lettre du mot était un diamant.

Justice ! Ô mot profond que les gouffres vénèrent !

Quand l'archange parut, les trompettes sonnèrent.

Et l'archange cria : — Trépassés ! trépassés ! Levez-vous, accourez, venez, comparaissez !
Voici l'instant où l'aigle aura peur des colombes.
Ô victimes ! sortez des nuits, sortez des tombes,
Sortez de terre en foule, à la hâte, à la fois !
Venez du fond des mers, venez du fond des bois,
Venez, celui qui saigne avec celui qui pleure !
Car le juge est assis pour punir, et c'est l'heure
Où les clairons du ciel sonnent aux quatre vents,
Et Dieu veut que les morts lui parlent des vivants

Et quand l'ange eut fini, les ténèbres s'émurent.


                                        VI

Un bruit, pareil au bruit des mouches qui murmurent,
Éclata tout à coup dans le gouffre muet,
Et je vis quelque chose en bas qui remuait.
C'était comme un point noir, puis comme une fumée,
Puis comme la poussière où s'avance une armée,
Puis comme une île d'ombre au sein des nuits flottant. Et cet amas sinistre et lourd, vers nous montant,
Triste, livide, énorme, ayant un air de rage,
Venait et grandissait, poussé d'un vent d'orage.
Ce bloc était confus comme un brouillard du soir.
Quand il fut près de nous, je me penchai pour voir.

C'était une nuée et c'était une foule.
Cela voguait, courait, roulait comme une houle ;
Et puis cela faisait un bruit mystérieux.
Dans cette ombre on voyait des faces et des yeux.
Je leur criai : — Quels sont les noms dont on vous nomme ?
Ô spectres, comme vous j'étais jadis un homme,
Vous êtes maintenant des spectres comme moi. —
Ils n'entendirent point et passèrent. L'effroi
Et la stupeur glaçaient ce noir tourbillon d'ombres.
Les uns étaient assis sur d'informes décombres ;
D'autres, je les voyais quoiqu'un vent les chassât,
Terribles, agitaient des vestes de forçat ;
D'autres étaient au joug liés comme des bêtes ;
D'autres étaient des corps qui n'avaient pas de têtes ;
Des femmes sur leur sein montraient les clous du fouet ;
Des enfants morts tenaient encore leur jouet,
Et leur crâne entr'ouvert laissait voir leurs cervelles ;
D'autres gisaient en tas ainsi que des javelles ;
D'autres avaient au cou la corde du gibet ;
D'autres traînaient des fers ; un autre se courbait,
L'affreux plafond trop bas d'un cachot solitaire Ayant ployé sa tête à jamais vers la terre ;
Des vieillards, dont le sang coulait à longs ruisseaux,
Tiraient avec leurs doigts des balles de leurs os ;
D'autres touchaient leurs yeux crevés par les mitrailles ;
D'autres avec leurs mains soutenaient leurs entrailles ;
Innombrables, meurtris, pâles, échevelés,
Tous, dans la nuit farouche affreusement mêlés,
Dressaient leur front, et ceux qui n'avaient pas de têtes
Élevaient leurs deux poings, et le vent des tempêtes
Soufflait, et derrière eux, accroupis, accablés,
On voyait un monceau de fantômes voilés,
Muets et noirs ; c'étaient les veuves et les mères.
La rumeur qui sortait de ces ombres amères
Ressemblait au bruit sourd que les grands arbres font ;
Et, devant la clarté qui flamboyait au fond,
Joignant leurs mains, tordant leurs bras, ils s'arrêtèrent,
Et, comme tous sortaient de la fosse, ils ôtèrent
La terre de leur bouche, et crièrent : Seigneur !

À ce grand mot qui dit gloire, amour et bonheur,
L'abîme qui n'a plus, sous la verge inflexible,
Le droit de prononcer ce nom inaccessible
Poussa dans la nuit triste un long gémissement.


                                        VII 

Ils reprirent : Seigneur ! Ce fut un noir moment.
Les cris d'enfant surtout venaient à mon oreille ;
Car, dans cette nuit-là, gouffre où l'équité veille
La voix des innocents sur toute autre prévaut,
C'est le cri des enfants qui monte le plus haut,
Et le vagissement fait le bruit du tonnerre.

— « Seigneur ! Seigneur ! Seigneur ! Justice pour la terre !
« Nous sommes les martyrs, nous sommes l'équité,
« La loi sainte, l'honneur, la foi, la liberté ;
« Chassés par les brigands que là-haut on encense,
« Nous sommes la vertu, nous sommes l'innocence,
« Que Satan forgeron frappe à coups de marteau.
« Nous sommes ceux qu'on a liés au vil poteau,
« Ceux qu'égorgea le sabre et que perça l'épée ;
« Nous sommes le sang tiède et la tête coupée ;
« Nous sommes ceux qu'on jette aux chiens, ceux que la dent
« Déchire, ceux qu'on brise et qu'on foule, pendant
« Que les vices lascifs et les crimes énormes
« Au-dessus de leurs fronts chantent, géants difformes.
« Nous crions vers vous, père ! Ô Dieu bon, punissez !
« Car vous êtes l'espoir de ceux qu'on a chassés,
« Car vous êtes patrie à celui qu'on exile,
« Car vous êtes le port, la demeure et l'asile ;
« Les oiseaux ont le nid et les hommes ont Dieu.
« Là-haut le meurtre seul est libre ; c'est un jeu
« D'égorger les vivants ; le droit n'a plus de base,
« Et le bien et le mal, comme l'eau dans un vase,
« Sont mêlés, et le monde est en proie à la mort.
« Au sud on tue, on pend, on extermine ; au nord
« On élargit le bagne, on élargit les fosses ;
« On coupe à coups de knout le ventre aux femmes grosses ;
« Le glaive a reparu, hideux, comme jadis.
« Dans Brescia, dans Milan, on a vu des bandits
« Écraser du talon le sein des vierges mortes ;
« Des vieillards aux fronts blancs massacrés sur leurs portes
« Imprimaient à leur seuil leurs doigts ensanglantés,
« Et les petits enfants, du haut des toits jetés,
« Étaient reçus en bas sur les pointes des piques.
« Les mines de Tobolsk, les cachots des tropiques,
« Cayenne, Lambessa, le Spielberg, les pontons
« Sont pleins de nos douleurs ! Seigneur, nous en sortons.
« Nous nous nommons le peuple, et sommes une plaie.
« Le genre humain saignant est traîné sur la claie.
« Nous venons de l'exil, nous venons du tombeau,
« Et nous vous rapportons l'âme, notre flambeau !
« Ô Dieu juste, il est temps que votre bras nous venge ! »
— Quels sont vos meurtriers et vos bourreaux ? dit l'ange,

Et d'une seule voix ils dirent : — Les soldats.


                                        VIII

Jean à Pathmos, Manou rêvant sur les védas,
N'ont rien vu de pareil à ce que je raconte,

Comme après un nuage un autre brouillard monte
Je vis alors monter de l'abîme obscurci
Un autre amas informe, et l'ange dit : Ici !

Et ce groupe arriva, confus comme une ville,
Devant la clarté sombre et toujours immobile. 

C'étaient des millions d'hommes bardés de fer,
Comme Bordeaux en vit du temps de Gaïfer,
Cavaliers, fantassins, multitudes fatales,
Au cri rauque, au pas lourd, aux statures brutales,
À l'œil stupide, ayant des chiffres sur le front.
Quelques-uns ressemblaient aux hiboux à l'œil rond,
D'autres au léopard hurlant dans sa tanière.
Ils étaient tous vêtus de la même manière ;
Ils étaient teints de sang, des cheveux aux talons ;
Noirs, pressés, ils venaient, sauvages bataillons ;
Leurs armes m'étonnaient et m'étaient inconnues.
Ils surgissaient en foule et par mille avenues.
C'étaient des légions et puis des légions,
Flot d'hommes inondant ces mornes régions,
Chaos, têtes sans nombre au loin diminuées ;
Les croupes des chevaux se mêlaient aux nuées ;
Ils traînaient après eux des chariots d'airain
Avec le roulement d'un foudre souterrain.
Un grand vautour doré les guidait comme un phare.
Tant qu'ils étaient au fond de l'ombre, la fanfare,
Comme un aigle agitant ses bruyants ailerons,
Chantait claire et joyeuse au fond des escadrons,
Trompettes et tambours sonnaient, et des centaures
Frappaient des ronds de cuivre entre leurs mains sonores,
Mais, dès qu'ils arrivaient devant le flamboiement,
Les clairons effarés se taisaient brusquement,
Tout ce bruit s'éteignait. Reculant en désordre,
Leurs chevaux se cabraient et cherchaient à les mordre, 
Et la lance et l'épée échappaient à leur poing.
En voyant la lueur qu'ils ne comprenaient point,
Ils s'arrêtaient, courbant leurs faces étonnées ;
Ils avaient ce front bas des bêtes enchaînées
Quand, le loup étant pris au piége et garrotté,
L'air terrible fait place à l'air épouvanté.

Ô spectacle de voir la force au pied de l'être !
De voir s'évanouir le gendarme et le reître,
Hommes, glaives, chevaux, clairons, férocité,
Tout le sombre ouragan, devant cette clarté !


                                        IX

L'ange dit : — Qu'êtes-vous ?
                                                   — Nous sommes les armées.
Alors, pâles, debout, les ombres ranimées 
Crièrent, écartant les linceuls de leurs seins :

— Malheur ! malheur ! malheur à tous ces assassins !

Et l'ange dit, levant les bras pour les confondre :

— Vous avez entendu. Qu'avez-vous à répondre ?

Et les morts répétaient : — Malheur aux assassins !

— Répondez, cria l'ange.
                                       Alors ces lourds essaims,
Ces soldats plus nombreux que les épis des plaines,
Dirent :
                        — Ce n'est pas nous, ce sont nos capitaines.
Nous dûmes obéir à leur ordre inhumain ;
Nous n'étions que le glaive, eux, ils étaient la main.
C'est sur eux, non sur nous, que le crime re tombe. —

L'ange, vers la lueur calme comme une tombe,
Leva, grave et pensif, son œil fixe aux cils blonds,
Puis, se tournant, il fit un signe aux aquilons.

Les vents ayant soufflé, ces hommes disparurent.


                                        X

Puis au fond de la nuit les aquilons coururent
Et revinrent, poussant une nuée encor.
Et ce nuage était plein de fantômes d'or.

Il s'ouvrit devant l'ange avec un sourd tonnerre.

Je vis des commandants sur leurs chevaux de guerre,
L'épée au flanc, la plume au front, l'air irrité, 
Debout sur la nuée avec autorité,
Des flammes dans leurs yeux et du sang dans leurs bouches ;
Triomphants, quelques-uns très vieux, et plus farouches
Que les durs Teutatès et les noirs Irmensuls.
Ils tenaient des bâtons comme font les consuls.

Et l'ange leur cria : — C'est vous les capitaines ?

— C'est nous. Que nous veux-tu ?
                                                 — Silence aux voix hautaines !
Regardez cet oiseau qui dort, et taisez-vous !
Dit l'ange ; et, dérangeant sa robe avec courroux,
Il leur montra la foudre en son sein endormie.

Il reprit : — Vous avez ainsi qu'une ennemie
Traité la race humaine ; où vous avez passé
Tout est mort, l'herbe a crû ; vous avez écrasé
Les femmes, les enfants, les vieillards aux fronts chauves,
Et lâché vos soldats comme des bêtes fauves ;
Vous avez relevé le glaive et l'échafaud,
Brisé la loi d'en bas, bravé la loi d'en haut ;
Vous êtes devant Dieu ; qu'avez-vous à répondre ? 

Comme devant la braise on voit la cire fondre,
Ces noirs victorieux tombèrent à genoux,
Et, criant et pleurant, dirent :
                                                 — Ce n'est pas nous !
Ce n'est pas nous, Seigneur ! Seigneur, ce sont les juges.
Après les châtiments, les fléaux, les déluges,
Les hommes ont assis sur des sièges sacrés
D'autres hommes savants, austères, vénérés,
Pour être au milieu d'eux comme la loi vivante.
Seigneur, quand nous frappions, tous ces juges qu'on vante
Disaient : — Vous faites bien. Tirez. Versez le sang.
Ceci, c'est le coupable. — Or c'était l'innocent.
Nous ne le savions pas. Nous, troupe au mal poussée,
Nous n'étions que le bras, ils étaient la pensée ;
Nous n'étions que la force, eux, ils étaient l'esprit.
Nos meurtres sont leur crime !
                                               Et l'archange reprit :

— Allez ! —
                         Tout s'effaça comme un flocon d'écume.


                                        XI 

L'ange leva le doigt, et je vis, dans la brume,
Monter et croître au fond des brouillards épaissis
Une espèce de cirque, et là, muets, assis,
Un tas d'hommes vêtus d'hermine et de simarres,
Et je vis à leurs pieds du sang en larges mares,
Des billots, des gibets, des fers, des piloris.

Ces hommes regardaient l'ange d'un air surpris ;
Comme, en lettres de feu, rayonnait sur sa face
Son nom, JUSTICE, entre eux ils disaient à voix basse :
— Que veut dire ce mot qu'il porte sur son front ?

L'ange cria :
                             — Malheur à ceux qui mentiront !
Vos noms ? parlez ! — Et tous semblaient vouloir se taire.

— Vous êtes, dit l'esprit, les juges de la terre.
De vous tous qui teniez le livre de la loi
Pas un ne me connaît, mais je vous connais, moi.
Écoutez. Vous avez trahi le droit auguste,
Absous les scélérats, condamné l'homme juste,
Et lié l'innocence aux pieds du crime heureux.
Quand le massacre ouvrant ses ongles ténébreux,
Planait sur la cité qui lutte et qui s'effraie,
Vous avez comme un aigle adoré cette orfraie ;
Quand les soldats noyaient dans le meurtre les lois,
À leurs cris furieux vous mêliez votre voix,
Vous mettiez votre bouche à leurs clairons de cuivre,
C'est vous qui de la loi tenant toujours le livre,
Des martyrs aux brigands partagiez les habits ;
C'est vous qui livriez aux tigres les brebis ;
C'est vous qui des héros traîniez les agonies
Du carcan au gibet, du bagne aux gémonies,
Juges ; et le bourreau d'épouvante vêtu,
Voyant qu'on lui disait d'égorger la vertu,
Pensait dans son esprit : Ces hommes-là se trompent.
Vous vous êtes assis aux festins qui corrompent,
Vous avez applaudi le mal, ri du remords,
Et vous avez craché sur la face des morts.
Ô juges, ce sont là des choses exécrables.
Qu'avez-vous à répondre ? Alors ces misérables,
Tombant hors de leur siége et se prosternant tous,
Tremblant et gémissant, dirent :
                                                — Ce n'est pas nous.

— Mais qui donc est coupable alors ?
                                                   Ce sont les princes.
La terre est par les rois divisée en provinces.
Nous renvoyons aux rois toutes nos actions.
Les princes commandaient ; nous leur obéissons,
Seigneur, car de tout temps les prêtres et les mages
Nous ont dit que les rois, ô Dieu, sont vos images.

L'ange dit : — Amenez les images de Dieu.

Des êtres monstrueux parurent. 


                                        XII

                                                   Du milieu
De l'abîme on les vit surgir dans l'ombre impure.
L'un ressemblait au meurtre et l'autre à la luxure,
L'autre à la fraude, l'autre à l'orgueil, celui-ci
Au mensonge, et d'horreur je demeurai saisi,
Car ils avaient du mal toutes les ressemblances.
À travers cette nuit, les brouillards, les silences,
Dans ce gouffre sans fond de toutes parts béant,
Dans ces immensités qu'emplissait le néant,
Ils se dressaient, le sceptre appuyé sur l'épaule ;
Les uns, Molochs blanchis par les neiges du pôle,
D'autres ayant au front un reflet du midi,
Tous habillés de pourpre et d'or, l'œil engourdi,
L'air superbe, l'épée au flanc, couronne en tête,
Globe en main ; chacun d'eux était seul sur le faîte
D'un trône, comme un roi d'Édom ou d'Issachar,
Et chaque trône était porté sur un grand char.
Devant chaque fantôme, en la brume glacée,
Ayant le vague aspect d'une croix renversée
Venait un glaive nu, ferme et droit dans le vent.
Qu'aucun bras ne tenait et qui semblait vivant. 
Les vapeurs au-dessous flottaient basses et lentes.
Les chars étaient traînés par des bêtes volantes,
Montres inconnus même au gouffre sans clarté ;
Attelages impurs ! L'un était emporté
Par des tigres ailés au pied large, aux yeux mornes,
L'autre par des griffons, l'autre par des licornes,
L'autre par des vautours à deux têtes, ayant
Des diadèmes d'or sur leur front flamboyant.
Tous ces monstres poussaient des cris, battaient de l'aile
Tantôt mêlés, tantôt en ligne parallèle.
Les trônes approchaient sous ces lugubres cieux,
On entendait gémir autour des noirs essieux
La clameur de tous ceux qu'avaient broyés leurs roues ;
Ils venaient, ils fendaient l'ombre comme des proues ;
Sous un souffle invisible ils semblaient se mouvoir ;
Rien n'était plus étrange et plus farouche à voir
Que ces chars effrayants tourbillonnant dans l'ombre.
Dans le gouffre tranquille où l'humanité sombre,
Ces trônes de la terre apparaissaient hideux.

Le dernier qui venait, horrible au milieu d'eux,
Était à chaque marche encombré de squelettes
Et de cadavres froids aux bouches violettes,
Et le plancher rougi fumait, de sang baigné ;
Le char qui le portait dans l'ombre était traîné
Par un hibou tenant dans sa griffe une hache.
Un être aux yeux de loup, homme par la moustache, 

Au sommet de ce char s'agitait étonné,
Et se courbait furtif, livide et couronné.
Pas un de ces césars à l'allure guerrière
Ne regardait cet homme. À l'écart, et derrière,
Vêtu d'un noir manteau qui semblait un linceul,
Espèce de lépreux du trône, il venait seul ;
Il posait les deux mains sur sa face morose
Comme pour empêcher qu'on y vît quelque chose :
Quand parfois il ôtait ses mains en se baissant,
En lettres qui semblaient faites avec du sang
On lisait sur son front ces trois mots : Je le jure.

Quoiqu'ils fussent encore au fond de l'ombre obscure,
Hommes hideux, de traits et d'âge différents,
Je les distinguais tous, car ils étaient très grands.
Je crus voir les titans de l'antique nature.
Mais ces géants brumeux décroissaient à mesure
Qu'ils s'éloignaient du point dont ils étaient partis,
Et, plus ils s'approchaient, plus ils étaient petits.
Ils rentraient par degrés dans la stature humaine ;
La clarté les fondait ainsi qu'une ombre vaine ;
Eux que j'avais crus hauts plus que les Apennins,
Quand ils furent tout près de moi, c'étaient des nains.
Et l'ange, se dressant dans la brume indécise,
Était penché sur eux comme la tour de Pise. 


                                        XIII

Et les glaives s'étaient éclipsés.
                                                     L'ange dit :

— Qu'êtes-vous ?
                                 Et le groupe à ses pieds répondit :

— Rois, et maîtres de tout, du droit de nos ancêtres.

— Rois ! vous êtes les rois, vous n'êtes pas les maîtres,
Dit l'ange. Allons, venez, c'est l'heure, arrivez tous.
Vous voilà donc enfin, princes ? D'où sortez-vous ?
Ô princes, vous sortez, et je vais vous le dire, 
Des forfaits, des fureurs, du meurtre et du délire,
Des deuils, des faux serments dont l'homme est éperdu,
Et du sang innocent à grands flots répandu,
Vous sortez des palais qu'habite la démence,
Des fortins, des charniers, et de la plaine immense
Du monde entier criant vers le haut firmament !
Rois ! l'homme n'est pas fait pour votre amusement.
Rois ! la terre est un temple et non pas une étable.
Le tyran, dans l'orgie, accoudé sur la table,
Commande au crime, et Dieu commande au châtiment.
Princes, avant que Dieu regarde froidement
Tout le sang qui ruisselle autour de vos armures,
Les astres tomberont comme des figues mûres
Qui tombent d'un figuier secoué par le vent.
Ô rois qui massacrez sous l'œil du Dieu vivant,
La voix du genre humain contre vos fronts s'élève.
Plus nombreux que les flots gémissant sur la grève
Les morts auprès de Dieu, rois, vous ont précédés
Ôtez votre couronne, accusés, répondez.
Tous ces crimes abjects, mêlés au vice immonde,
Les avez-vous commis ?
                                      Et ces maîtres du monde
Tremblèrent comme l'arbre au vol des ouragans,
Et l'ange regardait pâlir ces arrogants ;
Et chacun d'eux, pareil au renard qui s'échappe, Criait :
                     — Ce n'est pas nous !
                                                      — Et qui donc ?
                                                                                     — C'est le pape.
Seigneur, vous aviez mis parmi nous ce docteur.
Il était le semeur, il était le pasteur,
Il enseignait d'en haut comme votre vicaire.
Nos trônes faisaient cercle autour de cette chaire.
Nous écoutions son verbe ainsi que votre voix.
Il nous disait : « Je suis celui qui parle aux rois ;
« Quiconque me résiste et me brave est impie.
« Ce qu'ici-bas j'écris, là-haut Dieu le copie.
« L'église, mon épouse, éclose au mont Thabor,
« A fait de la doctrine une cage aux fils d'or,
« Et comme des oiseaux j'y tiens toutes les âmes.
« Seul je suis le mystère et seul j'ai les dictames.
« Rois, obéissez-moi selon qu'il est écrit.
« Quand vous me regardez, vous voyez Jésus-Christ.
« Je fais et je défais la loi quand je la touche,
« Et l'explication de tout est dans ma bouche ;
« Je suis l'homme-justice et l'homme-vérité. »
Or, quand nous abattions droit, peuple, liberté,
Quand nous eûmes tué le tribun et l'apôtre, 
Nous étions d'un côté, les morts étaient de l'autre,
Nous lui dîmes : — Quels sont les bons et les pervers ?
Et cet homme leva la main, et l'univers
Vit descendre, seigneur, de cette main suprême
Sur nous l'apothéose et sur eux l'anathème ;
Quand nous exterminions l'aïeul aux pas tremblants,
Ce vieillard nous criait : Malheur aux cheveux blancs !
Quand nous percions l'enfant au ventre de sa mère,
Il nous criait, debout au fond du sanctuaire,
Devant la mère froide et devant l'enfant mort :
L'enfant était coupable et la mère avait tort !
Il faisait, pour punir quiconque pense et rêve,
Jaillir des crucifix sous les éclairs du glaive !
Sa main, plus que nos bras, multipliait les coups.
Répondez, Pazzoli, Simoncelli, vous tous !
Cet homme interrompait la messe à l'offertoire,
Ce prêtre rejetait la gorgée au ciboire,
Seigneur, pour faire signe au bourreau de frapper,
Et lui montrer du doigt les têtes à couper.
Sa ceinture servait de corde à nos potences,
Il liait de ses mains l'agneau sous nos sentences,
Et quand on nous criait : Grâce ! il nous criait ! Feu !
C'est à lui que le mal revient. Voilà, grand Dieu,
Ce qu'il a fait ; voilà ce qu'il nous a fait faire.
Cet homme était le pôle et l'axe de la sphère ;
Il est le responsable et nous le dénonçons !
Seigneur, nous n'avons fait que suivre ses leçons,
Seigneur, nous n'avons fait que suivre son exemple. 
Nos forfaits sous ses pieds sont nés dans votre temple.
Il nous a mis l'enfer dans l'âme au lieu du ciel
Lui seul porte le poids du crime universel !

Et l'archange cria :
                                      — Faites venir cet homme !

Alors les sept clairons dirent :
                                                     — Pape de Rome !
Mastaï ! Mastaï ! nous t'appelons sept fois.
Viens rapporter à Dieu les peuples et les rois,
Car l'Éternel t'attend, assis sur les nuées.

Toutes les profondeurs frémirent, remuées.

Un vieillard blanc et pâle apparut dans la nuit. 


                                        XIV

Debout, morne, il tremblait comme un homme qui fuit,
Et des mains le tenaient au collet dans la brume,
Vêtu de lin plus blanc qu'un encensoir qui fume,
Il avait, spectre blême aux idoles pareil,
Les baisers de la foule empreints sur son orteil,
Dans sa droite un bâton comme l'antique archonte,
Sur son front la tiare, et dans ses yeux la honte.
De son cou descendait un long manteau doré,
Et dans son poignet gauche il tenait, effaré,
Comme un voleur surpris par celui qu'il dérobe,
Des clefs qu'il essayait de cacher sous sa robe.
Il était effrayant à force de terreur.

Quand surgit ce vieillard, on vit dans la lueur
L'ombre et le mouvement de quelqu'un qui se penche.
À l'apparition de cette robe blanche, Au plus noir de l'abîme un tonnerre gronda.
L'archange, tout à coup terrible, regarda,
De cet œil flamboyant que vit luire Sodome,
L'ombre profonde, et dit :
                                            — Connaissez-vous cet homme ?

Alors, de tous les points de ces immensités,
Tous, — car je m'aperçus que tous étaient restés, —
Des flancs de la nuée et du bord des abîmes,
De toutes parts, en haut, en bas, tyrans, victimes,
Mères, enfants, vieillards, les juges, les jugés,
Les égorgeurs mêlés avec les égorgés,
Les grands et les petits, les obscurs, les célèbres,
Tous ceux que j'avais vus passer dans les ténèbres
Avançant leur front triste, ouvrant leur œil terni,
Fourmillement affreux qui peuplait l'infini,
Tous ces spectres vivant, parlant, riant naguère,
Martyrs, bourreaux, et gens du peuple et gens de guerre,
Regardant l'homme blanc d'épouvante ébloui,
Élevèrent la main et crièrent : C'est lui

Et pendant qu'ils criaient, sa robe devint rouge. 

Au fond du gouffre où rien ne tressaille et ne bouge
Un écho répéta : — C'est lui ! — Les sombres rois
Dirent : — C'est lui ! c'est lui ! c'est lui ! voilà sa croix !
Les clefs du paradis sont dans ses mains fatales. —
Et l'homme-loup, debout sur les cadavres pâles
Dont le sang tiède encor tombait dans l'infini,
Cria d'une voix rauque et sourde : — Il m'a béni.
Et la lueur soudain grandit, funèbre et pure,
Et devint formidable ainsi qu'une figure.
Il semblait que ce fût le jour qui se levait.


                                        XV

L'ange, pareil au lys que la candeur revêt,
Dieu au vieillard :
                                  — Écoute et vois. Le juge est proche,
Tu sais pourquoi tu viens et ce qu'on te reproche, Réponds. —
                          Lui se tourna vers l'ange en frissonnant,
Et je vis le spectacle horrible et surprenant
D'un homme qui vieillit pendant qu'on le regarde.
L'agonie éteignit sa prunelle hagarde,
Sa bouche bégaya, son jarret se rompit,
Ses cheveux blanchissaient sur son front décrépit,
Ses tempes se ridaient comme si les années
S'étaient subitement sur sa face acharnées,
Ses yeux pleuraient, ses dents claquaient comme au gibet
Les genoux d'un squelette, et sa peau se plombait,
Et, stupide, il baissait, à chaque instant plus pâle,
Sa tête qu'écrasait la tiare papale.

L'ange dit :
                            — Comprends-tu, vieillard, ce que tu vois ?
Il frappa sa poitrine et demeura sans voix,
Et je vis, ô terreur ! qu'il vieillissait encore.
Farouche, il regardait cette lugubre aurore
Et la robe de sang dont il était vêtu. 

L'ange reprit :
                               — Voyons, défends-toi, parle ; as-tu,
Pour lui jeter ta faute et pour qu'il en réponde,
Au-dessus de ta tête un être dans ce monde ?

Et l'homme répondit :
                                     — Je n'ai que vous, mon Dieu !

Alors je crus voir luire un rayon du ciel bleu,
Des sept anges rêveurs les clairons se baissèrent,
Le gouffre, que les nuits insondables enserrent,
Frémit comme frémit l'oiseau pris au lacet,
Et l'espace entendit une voix qui disait : 


                                        XVI

« Les vivants sous le ciel tremblent, souffrent et pleurent ;
« La vertu, la raison et la sagesse meurent ;
« Le crime est consommé.
« L'homme récolte ici ce que là-bas il sème.
« Mastaï, mastaï, Pie appelé neuvième,
« Approche, infortuné !

« Nul ne s'évade. Ici les choses sont connues,
« Les os sont transparents et les âmes sont nues ;
« Ici tout est clartés ;
« L'ombre de l'homme prend la forme de sa vie.
« La justice affamée ici n'est assouvie
« Que de réalités. 

« Quand les princes foulaient aux pieds les multitudes,
« Transformaient des pays vivants en solitudes,
« Dressaient les échafauds,
« Et marchaient sur le peuple, affreux, vainqueurs, superbes,
« Comme le moissonneur à grands pas dans les herbes
« Marche avec une faulx ;

« Tandis que l'orphelin pleurait avec la veuve,
« Et que l'humanité gémissait comme un fleuve,
« Et qu'eux étaient joyeux,
« Et qu'ils pillaient le peuple avec leurs économes,
« Tandis que tous ces rois versaient le sang des hommes
« Comme moi l'eau des cieux ;

« Tandis que des couteaux ils aiguisaient les pointes,
« Toi, tu les bénissais ; tu tombais les mains jointes
« À genoux sous un dais,
« Et tu me rendais grâce à moi, souverain maître,
« Ne t'imaginant pas que j'existais, ô prêtre,
« Et que je t'entendais ! 

« Me voici. Vois ma face ; et sache que j'existe.
« Ô malheureux, regarde en toi-même et sois triste.
« Une main t'a saisi ;
« Comme une vision rappelle-toi le monde ;
« Ceci c'est ma clarté ; le reste est nuit profonde ;
« C'est moi qui suis ici !

« Sache que c'était moi qui t'avais mis au faîte.
« Le jour où, proclamé roi, pontife et prophète,
« Joyeux, tu te courbas,
« Tandis qu'on t'enivrait d'un hymne de victoire,
« Et que tout l'univers te chantait dans ta gloire,
« Je t'ai parlé tout bas ;

« Je t'ai dit : — Mastaï, je te charge des hommes.
« Voici la clef du coffre et le compte des sommes
« Qu'il faudra rendre un jour.
« Sois le gardien sublime et le grand solitaire.
« C'est toi qui veilleras au centre de la terre
« Sur le haut de ma tour, 

« Je t'ai dit : — Mastaï, travaille en ma présence,
« Remets de la vertu dans l'âme ou l'innocence
« Lentement se détruit ;
« C'est toi qui verseras de l'huile dans ma lampe,
« Pour qu'en l'esprit de l'homme où le mal parfois rampe
« Il ne soit jamais nuit.

« Je t'ai dit : — Mastaï, chasse Satan, s'il entre.
« Tous les crimes hideux, rôdant hors de leur antre,
« Guettant l'homme éprouvé,
« Te trouveront debout sur leur route, ô pontife,
« Et fermeront leur gueule et baisseront leur griffe
« Devant ton doigt levé.

« Or, le monde t'a vu, toi le saint, toi l'auguste,
« Dire au crime : courage ! et la porte du juste
« A tremblé sur ses gonds.
« Tu louas les bourreaux vainqueurs, toi mon ministre
« Tu pris sur tes genoux, magicien sinistre,
« La tête des dragons. 

« Devant le créateur, devant les créatures,
« Tu mis sur les tyrans, tu mis sur les parjures,
« Sur le vol effronté,
« Sur le meurtre ivre et fou qui dans le sang se plonge,
« Tu mis sur cet amas d'horreur et de mensonge
« Mon sceau de vérité.

« Chien du troupeau, tu fus un loup comme les autres !
« Ô rois, ses attentats amnistiaient les vôtres ;
« Si bien, pape romain,
« Qu'aujourd'hui, dans le trouble et dans l'inquiétude,
« Pas un abri lointain, pas une certitude
« Ne reste au genre humain !

« Pure étoile éclairant les vivants dans leurs routes,
« La vérité brillait au fond des sombres voûtes
« Où l'œil de l'homme atteint,
« Je t'avais, comme Aron et comme Zoroastre,
« Mis si haut que toi seul pouvais souffler sur l'astre ;
« Prêtre, tu l'as éteint ! 

« J'avais entre tes mains déposé la justice,
« De peur que l'homme n'erre et ne se pervertisse
« Comme au temps de Japhet,
« Des âmes des vivants j'avais fait ton domaine,
« Je t'avais confié la conscience humaine.
« Réponds, qu'en as-tu fait ? » 


                                        XVII

L'homme resta béant, et, sans cri, sans prière
Et sans souffle, il tomba les deux mains en arrière,
Comme s'il eût été poussé par la clarté
Je sentis tressaillir l'obscure éternité.


                                        *


Et, comme je fuyais, dans la nuée ardente
Une face apparut et me cria : Mon Dante,
Prends ce pape qui fit le mal et non le bien,
Mets-le dans ton enfer, je le mets dans le mien.

XXI


Dieu fait les questions pour que l’enfant réponde.
— Les deux bêtes les plus gracieuses du monde,
Le chat et la souris, se haïssent. Pourquoi ?
Explique-moi cela, Jeanne. — Non sans effroi
Devant l’énormité de l’ombre et du mystère,
Jeanne se mit à rire. — Eh bien ? — Petit grand-père,
Je ne sais pas. Jouons. — Et Jeanne repartit :
— Vois-tu, le chat c’est gros, la souris c’est petit.

— Eh bien ? — Et Jeanne alors, en se grattant la tête,
Reprit : — Si la souris était la grosse bête,
À moins que le bon Dieu là-haut ne se fâchât,
Ce serait la souris qui mangerait le chat.


XXII

OCÉAN












                                         I

Ces bâtiments qui font voile
Suivent chacun leur étoile
Et leur dessein ;
Et l'eau bat toutes les proues,
Et l'air souffle à pleines joues
Sur cet essaim.

Ils se dispersent sur l'onde.
Ils vont ; ils jettent la sonde
Au flot félon ; Ils ont leur carte et leurs règles ;
Ils vont où vont les quatre aigles
De l'aquilon.

— Je pars, dit le capitaine,
Pour Gibraltar, pour Athène,
Pour Tafilet.
— Nous partons, disent les mousses,
Pour Malte où les nuits sont douces
Comme le lait.

— Nous partons, dit le pilote,
Pour l'Inde où la jonque flotte,
Pour Tétuan,
Pour Chypre, île aux belles femmes...
— Et pour le pays des âmes,
Dit l'océan.

La création aveugle
Hurle, glapit, grince et beugle ;
Mais, sous sa main, L'homme la dompte et la brise ;
La forêt grondante est prise
Au piége humain.

Le tigre au Jardin des plantes
Passe ses pattes tremblantes
Par les barreaux ;
Toute bête est terrassée
Par l'amour et la pensée,
Ces deux héros.

Tous deux ont le diadème.
Ces dompteurs, que l'enfer même
Jadis craignait.
Rois de tous les esclavages,
Tiennent les choses sauvages
Dans leur poignet.

Le fier taureau d'Asturie,
Qui marchait dans sa furie
Sans dévier, Lui plus noir que l'eau marine,
Un anneau dans la narine,
Suit un bouvier.

Ce grand monstre, la nature,
Qui vivait à l'aventure,
N'écoutant rien,
Ouvrant sur l'homme qui souffre
Toutes les gueules du gouffre,
N'est plus qu'un chien.

L'homme s'accroît et se hausse.
Nul ne sait ce qu'en sa fosse,
Loin du ciel bleu,
Voyant qu'il faut qu'il y dorme,
Le lion, forçat énorme,
Reproche à Dieu.

Persée étouffe Gorgone,
Marthe écrase la dragone
Aux yeux ardents. Visconti, vêtu de cuivre,
D'un coup de poing, à la guivre
Casse les dents.
Béhémot craint l'homme blême.
Le boa, n'ouvrant pas même
L'œil à demi,
N'est plus, lui serpent superbe,
Qu'un tronc d'arbre qui dans l'herbe
S'est endormi.

Le jaguar tourne en sa cage.
Le morse en un marécage
Croupit muré.
La chanson du pâtre attire
Hors des branches le satyre
Tout effaré.

Depuis Hercule et Thésée,
Teb à la lance aiguisée,
Bellérophon, Icare qui nomme un golfe,
Hermès sur le sphinx, Astolphe
Sur le griffon,
Il n'est pas au monde un être
Qui ne reconnaisse un maître ;
Tout est dompté.
La conquête se consomme ;
L'ombre voit au front de l'homme
Une clarté.

Le lynx s'abat sur le ventre
Quand la ménade en son antre
Chante paean ;
On prend l'aigle dans son aire...
— Où donc est mon belluaire ?
Dit l'océan.

Et l'océan fauve ajoute :
— Je ne suis pas une route.
Que me veut-on ? Je te hais, flambeau sublime,
Que Colomb sur mon abîme
Passe à Fulton.

J'ai ma vague, Etna se lave.
Etna n'est pas un esclave.
Ni moi non plus.
J'ai pour reine et pour captive
La sombre terre attentive
À mon reflux.

Je ne suis pas fait pour être,
Comme le sentier champêtre,
Plein de vivants ;
Je suis l'Onde en sa tanière,
Que prennent à la crinière
Les quatre vents !

Je suis le noir gouffre inculte ;
Je donne, en mon fier tumulte,
Où rien ne ment, Pour maître aux flots sourds l'air libre,
Et pour base à l'équilibre
Le tremblement.

Rien n'arrête et ne dirige
Mon formidable quadrige,
Que les typhons
Traînent, et qui, de la Perse
Jusqu'aux Hébrides, disperse
Ses bruits profonds.

Je suis la vaste mêlée,
Reptile, étant l'onde, ailée,
Étant le vent ;
Force et fuite, haine et vie,
Houle immense, poursuivie
Et poursuivant.
Je suis, dans l'ombre étoilée,
La figure échevelée
De l'inconnu ; Ma vague, qu'Éole augmente,
Est, quand il lui plaît, charmante
Comme un sein nu.

Je ne suis pas votre auberge,
Je suis la tempête vierge
Qui peut briser
Caps et rochers comme verre,
À qui parfois le tonnerre
Prend un baiser.

Je m'appelle solitude,
Je m'appelle inquiétude,
Et mon roulis
Couvre à jamais des navires,
Des voix, des chansons, des rires,
Ensevelis.

Je suis funeste et salubre.
Je suis le fileur lugubre
Des no irs vallons
Que l'orage sans fin mouille,
Et qui file à sa quenouille
Les aquilons.

Je suis, dans l'écume en poudre,
Le combattant de la foudre,
L'hydre titan.
Je suis sans forme et sans nombre.
Venez, les vents, l'horreur, l'ombre.
Homme, va-t'en.

Je suis souffle, éclair et lame.
Je prends volontiers leur âme
Aux curieux.
Je suis le triple Cerbère
Dont le regard réverbère
Dieu furieux.

J'ai plus de nuit que la tombe.
Léviathan dans ma trombe
N'est plus qu'un ver ; Tout tremble sur mon épaule.
Je lie au poteau du pôle
Le spectre hiver.
Homme, la terre est ta mère.
Cherche ton bien éphémère
Dans ses douleurs ;
Broie, arrache, brûle, embrasse.
Perce des chemins. Écrase
Ce tas de fleurs !

La plaine, quand on la ferre,
Obéit, et laisse faire
L'homme ennemi.
La terre est une imbécile ;
Et la montagne est docile
À la fourmi.
Les Alpes sont des géantes
Terribles, fauves, béantes,
L'orage au cou ; L'homme rit des monts féroces,
Et, taupe, sous les colosses,
Il fait son trou.

Moi, je ne suis pas la rue.
J'ai pour roue et pour charrue
Le tourbillon ;
Je bondis, c'est ma manière ;
Je n'accepte pas l'ornière
Ni le sillon.

J'écume à flots sur ma grève,
Va-t'en. Ne viens pas, fils d'Ève,
Frêle rival,
Sauter sur mon dos farouche
Et mettre un mors à la bouche
De mon cheval.

Ma plaine est la grande plaine ;
Mon souffle est la grande haleine
Je suis terreur ; J'ai tous les vents de la terre
Pour passants et le mystère
Pour laboureur.

Le météore en ma houle
Tombe, la nuée y croule
En rugissant ;
L'écueil, écumant monarque,
À qui je donne la barque,
Me rend le sang ;

L'aurore avec épouvante
Regarde mon eau vivante,
Mes rocs ouverts,
Mes colères, mes batailles,
Et les glissements d'écailles
Sous mes flots verts.

Vénus m'apporte son globe.
Je lui relève sa robe
Jusqu'au genou. Le zéphyr des moissons blondes,
S'il se risque sur mes ondes,
Y devient fou.

Un jour l'orage des plaines
Vint chez moi sur mes baleines
Lancer ses traits ;
Mais j'ai, d'un seul cri de rage,
Chassé ce canard sauvage
Dans vos marais !

Quand il vit dans ma caverne
Se sauver l'hydre de Lerne,
Mon compagnon
Typhon dit : Cela nous souille,
Gardons-nous cette grenouille ?
Et j'ai dit Non !

Si je faisais une rose,
Moi, gouffre en qui toute chose
S'ébauche et vit, Le soleil, flambeau fidèle,
Se lèverait auprès d'elle
Sans qu'on le vît.

Hommes, vous rêvez de croire
Que vous vaincrez mon eau noire,
Aux fiers bouillons,
Ma vague aux mille étincelles,
En pendant à des ficelles
Quelques haillons !

C'est donc là votre navire !
Une écorce qui chavire
Sous tout climat !
Cette épingle qui m'éraille,
C'est l'ancre, et ce brin de paille,
C'est le grand mât !

Ces quatre planches mal jointes
Se déchireront aux pointes
Du moindre écueil. L'homme au front triste, aux mains blanches,
Ne sait clouer que les planches
De son cercueil.
Quoi ! je serais si candide !
Porter sur mon dos splendide
Votre wagon !
Dans mon azur sans limite
Voir fumer votre marmite,
Moi le dragon !

Quoi ! lui chez moi ! l'homme ! Il entre !
Sachez que devant mon antre,
Qu'emplit la nuit,
Le sage lion s'arrête,
Et qu'en voyant ma tempête
L'aigle s'enfuit !

Votre présence m'outrage.
Dieu fit mon immense orage
Mystérieux Et mes flots pleins de désastres,
Pour être vus par ses astres,
Non par vos yeux.

Homme, ta marche est peu droite ;
Ton commerce avide exploite
Les flots mouvants ;
L'âpre soif de l'or t'anime ;
Je donne pour rien l'abîme,
Toi, tu le vends.

Ne viens pas chez moi, te dis-je.
Ne mêle pas au prodige
Tes vils chemins.
Crains mes fureurs justicières !
Ah ! vous frémiriez, poussières,
Pâles humains,
Si vous entendiez les choses
Que nous tous, les vents moroses
Et les saisons, L'air qui souffle et l'eau qui tremble,
Quand nous sommes seuls ensemble,
Nous nous disons !

Devant votre crépuscule
Mon sombre horizon recule ;
Vous m'insultez !
Genre humain, foule confuse,
L'ombre éternelle refuse
Vos nouveautés.

Elle refuse vos phares,
Vos boussoles, vos fanfares,
Vos noirs vaisseaux,
Et, quand passe votre flotte,
Indignée, elle sanglote
Au fond des eaux.

Allez-vous-en ! Je devine
Qu'on rêve une ère divine
Fin des fléaux. On court sur l'onde aplanie.
On m'emploie à l'harmonie !
Moi, le chaos !

C'est la paix qui se prépare.
Je n'en veux point. Je sépare.
Je n'unis pas.
Je brise à coups de nageoires
Et je broie en mes mâchoires
Votre compas !

L'homme doit courber sa tête
Sous la guerre et la tempête
Et le volcan.
La terre, c'est la géhenne.
Que chacun garde sa haine
Et son carcan.

Tu n'es pas même un fantôme !
Monstre pour l'archange, atome
Pour le titan, Rien pour l'espace et le nombre !
L'homme n'est qu'une pénombre ;
L'ombre est Satan.
Être mauvais, c'est ta peine.
Sois mauvais. Ta race traîne
L'anneau de fer.
Nous sommes tous la souffrance ;
Et l'hirondelle espérance
Fuit notre hiver.

Sache que nous, et ces mondes
Qu'on voit, dans nos nuits immondes,
Au firmament,
Nous habitons l'insondable,
L'extrémité formidable
Du châtiment.

Notre nuit est si fatale
Que si la pitié, vestale
Chère aux élus, Disait : Où donc est ce monde ?
J'ai peur que Dieu ne réponde :
Je ne sais plus !

Donc subissez la loi dure.
Endurez ce que j'endure,
L'isolement ;
Et soyez, dans votre bouge,
L'un pour l'autre le fer rouge,
Et non l'aimant.
N'essayez pas, dans ma sphère,
D'être frères, et de faire,
Dans ce tombeau,
Quand tout à l'ombre ressemble,
De vos esprits mis ensemble
Un grand flambeau,

Les hommes deviendraient anges !
Je ne veux pas de mésanges,
Moi, maintenant ! Je veux le glaive et le glaive.
Vivez comme dans un rêve,
Tas frissonnant !

Faites comme ont fait vos pères,
Et crénelez vos repaires.
Abhorrez-vous.
Barricadez vos Sodomes.
Dévorez-vous. Soyez hommes
Et restez loups.

Que l'Écosse ait sa claymore,
Le juif sa rage, et le more
Son yatagan ;
Que chacun reste en sa ville ;
Et qu'on me laisse tranquille
Dans l'ouragan.


                                      II 

Et l'homme dit : — Mer affreuse,
Que le char des foudres creuse
Sous son essieu,
Tais-toi dans ton ossuaire.
Tu cherches ton belluaire ?
Gouffre, c'est Dieu !

Écoute-moi. La loi change.
Je vois poindre aux cieux l'archange !
L'esprit du ciel M'a crié sur la montagne :
« Tout enfer s'éteint ; nul bagne
N'est éternel. »

Je ne hais plus, mer profonde.
J'aime. J enseigne, je fonde.
Laisse passer.
Satan meurt, un autre empire
Naît, et la morsure expire
Dans un baiser.

Tu ne dois plus dire : arrière !
Tu n'es plus une barrière,
Dragon marin.
Sers l'avenir ! porte l'arche.
Rien n'arrête l'homme en marche
Vers Dieu serein.

Rien ! pas même toi, chimère,
Monstre de l'écume amère,
Géant puni, Toi qui, seul dans ta nuit sombre,
As fait ton onde avec l'ombre
De l'infini !

Je vais ! je suis le prophète.
À la houle stupéfaite
Je dis mon nom.
La trombe accourt ; ma pensée
Fait rentrer cette insensée
Au cabanon.

L'esprit de l'homme, lumière,
Domptant la nature entière,
Onde ou volcan,
Plonge sa clarté sacrée
Dans la prunelle effarée
De l'ouragan.

Pour qu'à nos pas on se range,
Nous n'avons qu'à dire à l'ange
Comme aux démons, Qu'à dire aux torrents de soufre,
Et qu'à te dire à toi, gouffre :
Nous nous aimons !
L'amour, c'est la loi suprême.
L'amour te vaincra toi-même.
Ton bruit est vain.
Pour que, caressant ta grève,
Ton hymne d'enfer s'achève
En chant divin,

Pour que ton hurlement tombe
Il suffit que la colombe
Qui vient le soir,
Ô sombre gouffre d'écume,
Laisse tomber une plume
Sur ton flot noir.

L'amour, c'est le fond de l'homme.
L'amour, c'est l'antique pomme
Qu'Ève cueillit. L'ombre passe, l'amour reste.
Il est astre au dais céleste,
Perle en ton lit.

Nos inventions nouvelles
Prendront à tes vents des ailes ;
Dieu nous sourit ;
Nous monterons sur ta rage,
Nous attellerons l'orage
À notre esprit.

Oui, malgré tes chocs sauvages,
Nous lierons tes deux rivages
D'un trait de feu ;
L'avenir aura deux Romes,
Et, près de celle des hommes,
Celle de Dieu.

L'avenir aura deux temples,
Deux lumières, deux exemples,
Un double hymen, La liberté, force et verbe,
L'unité, portant la gerbe
Du genre humain.

Tais-toi, mer ! Les cœurs s'appellent ;
Les fils de Caïn se mêlent
Aux fils d'Abel ;
L'homme, que Dieu mène et juge,
Bâtira sur toi, déluge,
Une Babel.

À cette Babel morale
Aboutira la spirale
Des deux Sions,
Où sans cesse recommence
Le fourmillement immense
Des nations ;

Et tu verras sans colère,
Du tropique au flot polaire
Dieu te calmant, Au-dessus de l'eau sonore,
Se construire dans l'aurore
Superbement

Les progrès et les idées,
Pont de cent mille coudées
Que rien ne rompt,
Et sur tes sombres marées
Ces arches démesurées
Resplendiront.

 
Ô Dieu, dont l’œuvre va plus loin que notre rêve,
Créateur qui n’as pas de relâche et de trêve !
             Œil sans paupière et sans sommeils !
Éternel jet de vie ! âme jamais fermée !
5Gouffre mystérieux d’où sort une fumée
             D’hommes, d’êtres et de soleils !

Humanités dans tous les espaces semées,
Liguez-vous ; dressez-vous innombrables armées,
             Et déclarez la guerre à Dieu ;
10

Soit. Luttez, attaquez cet être inabordable,
Cet infini si doux qu’il en est formidable,
             Et si profond qu’il en est bleu.

Mesurez-vous, vous l’ombre, à lui la plénitude.
Vous aurez, ô passants, légions, multitude,
             15Assiégeants de l’immense tour,
Essaim tourbillonnant autour du grand pilastre,
Vivants, avant qu’il ait usé son premier astre,
             Dépensé votre dernier jour !


TABLE














TABLE

*
Je ne me sentais plus vivant ; je me retrouve 
 3
I
LES GRANDES LOIS
I. 
Écoute ; — nous vivrons, nous saignerons 
 9
II. 
IRE, NON AMBIRE 
 11

III. 
Par-dessus le marché je dois être ravi 
 13
IV. 
Le géant Soleil parle à la naine Étincelle 
 29
II
Voix basses dans les ténèbres 
 31
III
Je me penchai. J’étais dans le lieu ténébreux 
 37
IV
Mansuétude des anciens juges 
 39
V
L’échafaud 
 41
VI
INFERI
Inferi 
 47

VII
LES QUATRE JOURS D’ELCIIS
Les quatre jours d’Elciis 
 59
I. 
Le premier jour. — Gens de guerre et gens d’église 
 63
II. 
Le deuxième jour. — Rois et peuples 
 85
III. 
Le troisième jour. — Les catastrophes 
 97
IV. 
Le quatrième jour. — Dieu 
 107
VIII
LES PAYSANS AU BORD DE LA MER
Les paysans au bord de la mer 
 117
IX
I. 
Un homme aux yeux profonds passait 
 129
II. 
Un grand esprit en marche a ses rumeurs, ses houles 
 133
III. 
Autrefois, j’ai connu Ferdousi dans Mysore 
 135
IV. 
Le lapidé 
 137
X
Le bey outragé 
 143

La chanson des doreurs de proues 
 145
XII
TÉNÈBRES
Ténèbres 
 153
XIII
L’AMOUR
I. 
Quoi ! le libérateur qui par degrés desserre 
 167
II. 
Regardez-les jouer sur le sable accroupis 
 171
III. 
Il faut boire et frapper la terre d’un pied libre 
 173
IV. 
En Grèce 
 177
XIV
Rupture avec ce qui amoindrit 
 183
XV
Les paroles de mon oncle. — La sœur de charité 
 193

XVI
Victorieux ou mort 
 197
XVII
LE CERCLE DES TYRANS
I. 
Liberté 
 201
II. 
Les Mangeurs 
 205
III. 
Archiloque l’atteste, Athènes l’entendit 
 209
IV. 
Un voleur à un roi 
 211
V. 
Qu’est-ce que ce cercueil déposé sur deux chaises ? 
 219
VI. 
Je marchais au hasard, devant moi, n’importe où 
 221
VII. 
Aux rois 
 223
XVIII
Paroles de géant 
 233
XIX
Quand le Cid fut entré dans le Généralife 
 237
XX
LA VISION DE DANTE
La vision du Dante 
 241

XXI
Dieu fait les questions pour que l’enfant réponde 
 285
XXII
OCÉAN
Océan 
 289
XXIII
Ô Dieu, dont l’œuvre va plus loin que notre rêve 
 319

Paris. — Typ. A. Quautin, 7, rue Saiut-Benoit.

f Victor Uug’fi, f’ibiiera phrèe haincémefü

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rOUTE LA LYRE LES ANNEES E ü N E ST F S IH l V II E S DE l h io It lu G il POESIE ROM A N

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  • J.ES-RAYONS EX LES 0M*RKK.<. :
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U lMenpe j6es sièêi^s... f 1RS Gfl A N SON S D E S R U F. S È » O P s B b I S. r i F ’

  • Ü ART D’ÊTRE GRAND-VfiRK.

B PUM I. M-Mt l r R É M E• •

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  • LES MISERABLES.

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  • l’homme qui rit.
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i LU RH I ;N. L édition définitive. , . i toutes ces œuvres t toui’ês‘fe$,ceuv,ïes.iné< l.iteG. 34 volumes, contenant les ouvrages marqués duu astérisque, sont en venu . • -Paris, -r Tÿp. A. Quuiitm.