Là-bas/Chapitre XXI

Tresse & Stock (p. 413-429).


XXI


Durtal avait pris la résolution de ne pas répondre aux lettres que lui adressait la femme de Chantelouve. Depuis leur rupture, chaque jour, elle lui envoyait une missive en ignition ; mais, comme il put le constater bientôt, ces cris de ménade s’apaisèrent et ce furent des plaintes et des roucoulements, des reproches et des pleurs. Elle l’accusait maintenant d’ingratitude, se repentait de l’avoir écouté, de l’avoir fait participer à des sacrilèges dont elle aurait là-haut à rendre compte ; elle demandait aussi à le voir, une fois encore ; puis, pendant une semaine, elle se tut ; enfin, lasse sans doute du silence de Durtal, elle lui notifia leur séparation dans une dernière épître.

Après avoir avoué qu’il avait, en effet, raison, que ni leur tempérament, ni leur âme ne s’accordaient, ironiquement, elle finissait par lui dire :

« Merci du bon petit amour, réglé de même qu’un papier à musique, que vous m’avez servi ; mais ce n’est pas là ma mesure, mon cœur gante plus grand… »

— Son cœur ! et il se mit à rire, — puis, il continua :

« Je comprends certes que vous n’ayez pas pour mission et pour but de le combler, mais vous pouviez au moins me concéder une franche camaraderie qui m’eût permis de laisser mon sexe chez moi et d’aller causer quelquefois, le soir, avec vous ; cette chose si simple en apparence, vous l’avez rendue impossible. — Adieu et pour jamais. Je n’ai plus qu’à faire un nouveau pacte avec la solitude à laquelle j’ai tenté d’être infidèle… »

— La solitude ! eh bien et ce cocu paterne et narquois qu’est son mari ! Au fait, reprit-il, c’est lui qui doit être, à l’heure actuelle, le plus à plaindre ; je lui procurais des soirées silencieuses, je lui restituais une femme assouplie et satisfaite ; il profitait de mes fatigues, ce sacristain ! Ah ! quand j’y songe, ses yeux papelards et sournois, quand il me regardait, en disaient long !

Enfin, ce petit roman est terminé ; la bonne chose que d’avoir le cœur en grève ! l’on ne souffre ni des mésaises d’amour, ni des ruptures ! Il me reste bien un cerveau mal famé qui, de temps en temps, prend feu, mais les postes-vigies des pompières l’éteignent, en un clin d’œil.

Autrefois, quand j’étais jeune et ardent, les femmes se fichaient de moi ; maintenant que je suis rassis, c’est moi qui me fiche d’elles. C’est le vrai rôle, celui-là, mon vieux, dit-il à son chat qui écoutait, les oreilles droites, ce soliloque. Au fond, ce que Gilles de Rais est plus intéressant que Mme Chantelouve ; malheureusement, mes relations avec lui tirent à leur fin aussi ; encore quelques pages et le livre est achevé. — Allons, bon, voilà cet affreux Rateau qui vient troubler mon ménage.

Et, en effet, le concierge entra, s’excusa d’être en retard, enleva sa veste, et jeta un regard de défi aux meubles.

Puis il s’élança sur le lit, se colleta, comme un lutteur, avec les matelas, en prit un à bras-le-corps, le souleva de terre, se balança avec, puis d’un coup de reins, l’étala, en soufflant, sur le sommier.

Durtal passa, suivi de son chat, dans l’autre pièce, mais subitement Rateau interrompit son pugilat et vint les rejoindre.

— Monsieur sait ce qui m’arrive ? balbutia-t-il, d’un ton piteux.

— Non.

— Madame Rateau m’a quitté.

— Elle vous a quitté ! mais elle a au moins soixante ans !

Rateau leva les yeux au ciel.

— Et, elle est partie avec un autre ?

Rateau abaissa, désolé, le plumeau qu’il tenait en main.

— Diable ! mais, votre femme avait donc, malgré son âge, des exigences que vous ne pouviez satisfaire ?

Le concierge secoua la tête et il finit par avouer que c’était tout le contraire.

— Oh ! fit Durtal, en considérant ce vieil escogriffe, tanné par l’air des soupentes et le trois-six. — Mais, si elle désire ne plus être adorée, pourquoi s’est-elle enfuie avec un homme ?

Rateau eut une grimace de mépris et de pitié. — C’est un impotent, un propre à rien, un faignant sur l’article qu’elle a choisi !

— Ah !

— C’est par rapport à la loge que c’est désagréable ; le propriétaire, il ne veut pas d’un concierge qui soit sans femme !

Seigneur ! quelle aubaine ! pensa Durtal. — Tiens, j’allais me rendre chez toi, dit-il à des Hermies qui, trouvant la clef laissée sur la porte par Rateau, était entré.

— Eh bien ! Puisque ton ménage n’est pas fini, descends comme un Dieu de ton nuage de poussière et viens chez moi.

Chemin faisant, Durtal raconta à son ami les mésaventures conjugales de son concierge.

— Oh ! fit des Hermies, que de femmes seraient heureuses de laurer l’occiput d’un vieillard si combustible ! — mais, quelle dégoûtation ! reprit-il, en montrant, autour d’eux les murs des maisons couverts d’affiches.

C’était une véritable débauche de placards ; partout sur des papiers de couleur, s’étalaient, en grosses capitales, les noms de Boulanger et de Jacques.

— Ce sera, Dieu merci, terminé dimanche !

— Il y a bien une ressource maintenant, reprit des Hermies, pour échapper à l’horreur de cette vie ambiante, c’est de ne plus lever les yeux, de garder à jamais l’attitude timorée des modesties. Alors, en ne contemplant que les trottoirs, l’on voit, dans les rues, les plaques des regards électriques de la Compagnie Popp. Il y a des signaux, des blasons d’alchimiste en relief sur ces rondelles, des roues à crans, des caractères talismaniques, des pantacles bizarres avec des soleils, des marteaux et des ancres ; ça peut permettre de s’imaginer qu’on vit au Moyen Âge !

— Oui, mais il faudrait, pour n’être pas dissipé par l’horrible foule, avoir des œillères comme des chevaux et en avant, sur le crâne, les visières de ces képis à la conquête d’Afrique, qu’arborent maintenant les collégiens et les officiers.

Des Hermies soupira. — Entre, dit-il, en ouvrant sa porte ; ils s’installèrent dans des fauteuils et allumèrent des cigarettes.

— Je ne suis tout de même pas encore bien remis de la conversation qui eut lieu chez Carhaix, avec Gévingey, l’autre soir, fit Durtal, en riant. Ce Dr Johannès est bien étrange ! Je ne puis pas m’empêcher d’y songer. Voyons, crois-tu sincèrement au miracle de ses cures ?

— Je suis obligé d’y croire ; je ne t’ai pas tout dit, car un médecin qui raconte de telles histoires semble, quand même, fol ; eh bien, sache-le, ce prêtre opère des guérisons impossibles.

Je l’ai connu lorsqu’il faisait encore partie du clergé parisien, à propos justement d’un de ces sauvetages auxquels j’avoue ne rien comprendre.

La bonne de ma mère avait une grande fille paralysée des bras et des jambes, souffrant mort et passion dans la poitrine, poussant des hurlements dès qu’on la touchait. C’était venu, à la suite d’on ne sait quoi, en une nuit ; elle était, depuis près de deux années, dans cet état. Renvoyée comme incurable des hôpitaux de Lyon, elle vint à Paris, suivit un traitement à La Salpêtrière, s’en alla, sans que personne ait jamais su ce qu’elle avait et sans qu’aucune médication ait jamais pu la soulager. Un jour, elle me parla de cet abbé Johannès qui avait, disait-elle, guéri des gens aussi malades qu’elle. Je n’en croyais pas un mot, mais, étant donné que ce prêtre n’acceptait aucun argent, je ne la détournai point de le visiter et, par curiosité, je l’accompagnai lorsqu’elle s’y rendit.

On la monta sur une chaise et ce petit ecclésiastique, vif, agile, lui prit la main. Il y posa une, deux, trois pierres précieuses, chacune à son tour, puis tranquillement il lui dit : Mademoiselle, vous êtes victime d’un maléfice de consanguinéité.

J’eus une forte envie de rire.

— Rappelez-vous, reprit-il, vous avez dû avoir, il y a deux ans, puisque vous êtes paralysée depuis cette époque, une querelle avec un parent ou une parente.

C’était vrai, la pauvre Marie avait été indûment accusée du vol d’une montre provenant d’une succession par une tante qui avait juré de se venger.

— Elle demeurait à Lyon, votre tante ?

Elle fit signe que oui.

— Rien d’étonnant, continua le prêtre ; à Lyon, dans le peuple, il y a beaucoup de rebouteurs qui connaissent la science des sortilèges pratiquée dans les campagnes ; mais rassurez-vous, ces gens-là ne sont pas forts. Ils en sont à l’enfance de cet art ; alors, Mademoiselle, vous désirez guérir ?

Et après qu’elle eut dit oui, il reprit doucement : Eh bien, cela suffit, vous pouvez partir.

Il ne la toucha pas, ne lui prescrivit aucun remède. Je sortis, persuadé que cet empirique était ou un fumiste ou un fou, mais quand trois jours après, les bras se levèrent, quand cette fille ne souffrit plus et qu’au bout d’une semaine elle put marcher, je dus bien me rendre à l’évidence ; j’allai revoir ce thaumaturge, je découvris le joint pour lui être, en une circonstance, utile, et c’est ainsi que nos relations commencèrent.

— Mais enfin, quels sont les moyens dont il dispose ?

— Il procède, ainsi que le Curé d’Ars, par la prière ; puis il évoque les milices du Ciel, rompt les cercles magiques, chasse, « classe » suivant son expression, les Esprits du Mal. Je sais bien que c’est confondant, et que, lorsque je parle de la puissance de cet homme à mes confrères, ils sourient d’un air supérieur ou me servent le précieux argument qu’ils ont inventé pour expliquer les guérisons opérées par le Christ ou par la Vierge. Ça consiste à frapper l’imagination du malade, à lui suggérer la volonté de guérir, à le persuader qu’il est bien portant, à l’hypnotiser, en quelque sorte, à l’état de veille, moyennant quoi, les jambes tordues se redressent, les plaies disparaissent, les poumons des phtisiques se bouchent, les cancers deviennent des bobos anodins et les aveugles voient clair ! Et voilà tout ce qu’ils ont trouvé pour nier le surnaturel de certaines cures ! On se demande vraiment pourquoi ils n’usent pas eux-mêmes de cette méthode, puisque c’est si simple !

— Mais est-ce qu’ils ne l’ont pas essayée ?

— Oui, pour quelques maux. J’ai même assisté aux épreuves que le Dr Luys a tentées. Eh bien, c’est du joli ! Il y avait, à la Charité, une malheureuse fille paralysée des deux jambes. On l’endormait, on lui commandait de se lever ; elle se remuait en vain. Alors deux internes la prenaient sous les bras et elle pliait, douloureuse, sur ses pieds morts. Ai-je besoin de te dire qu’elle ne marchait point et qu’après l’avoir traînée ainsi, pendant quelques pas, on la recouchait, sans qu’aucun résultat fût jamais acquis ?

— Mais voyons, le Dr Johannès ne guérit point indistinctement tous les gens qui souffrent ?

— Non, il ne s’occupe que des maladies issues des maléfices. Il se déclare inapte à refréner les autres qui regardent que les médecins, dit-il. C’est le spécialiste des maux sataniques ; il soigne surtout les aliénés qui sont, d’après lui, pour la plupart, des gens vénéficiés, possédés par des Esprits, et par conséquent rebelles au repos et aux douches !

— Et ces pierreries dont tu me parlais, quel usage en fait-il ?

— Avant de te répondre, il me faut préalablement t’expliquer le sens de l’aptitude de ces pierres. Je ne t’apprendrai rien, en te racontant qu’Aristote, que Pline, que tous les savants du Paganisme leur attribuèrent des vertus médicales et divines. Suivant eux, l’agate et la cornaline égaient ; la topaze console ; le jaspe guérit les maladies de langueur ; l’hyacinthe chasse l’insomnie ; la turquoise empêche ou atténue les chutes ; l’améthyste combat l’ivresse.

Le symbolisme catholique s’empare, à son tour, des pierreries et voit en elles les emblèmes des vertus chrétiennes. Alors, le saphir représente les aspirations élevées de l’âme ; la calcédoine, la charité ; la sarde et l’onyx, la candeur ; le béryl allégorise la science théologique ; l’hyacinthe, l’humilité, tandis que le rubis apaise la colère, que l’émeraude lapidifie l’incorruptible foi.

Puis, la magie… — et des Hermies, se leva et prit dans sa bibliothèque un tout petit volume, relié comme un paroissien, et dont il montra le titre à Durtal.

Celui-ci lut sur la première page : « La Magie naturelle qui est les secrets et miracles de nature, mise en quatre livres par Jean-Baptiste Porta, Néapolitain. « Et, en bas : à Paris, par Nicolas Bonfous, rue neuve Nostre Dame, à l’enseigne Saint Nicolas, 1584 ».

Puis, reprit des Hermies, en feuilletant ce bouquin, la magie naturelle ou plutôt la simple thérapeutique de ce temps, prête de nouveaux sens aux gemmes ; tiens, écoute :

Après avoir tout d’abord célébré une pierre inconnue, « l’Alectorius » qui rend invincible son possesseur, lorsqu’on l’a tout d’abord tirée du ventre d’un coq, chaponné depuis quatre ans, ou arrachée du ventricule d’une géline, Porta nous apprend que la calcédoine fait gagner les procès, que la cornaline calme le flux du sang et « est assez utile aux femmes qui sont malades de leurs fleurs », que l’hyacinthe garantit de la foudre et éloigne les pestilences et les venins, que la topaze dompte les passions lunatiques, que la turquoise profite contre la mélancolie, la fièvre quarte et les défaillances du cœur. Il atteste enfin que le saphir préserve de la peur et conserve les membres vigoureux, alors que l’émeraude, pendue au col, contregarde le mal de Saint Jean et se brise, dès que la personne qui la porte n’est pas chaste.

Tu le vois, l’antiquité, le christianisme, la science du xvie siècle ne s’entendent guère sur les vertus spécifiques de chaque pierre ; presque partout, les significations, plus ou moins cocasses, diffèrent.

Le Dr Johannès a révisé ces croyances, adopté et rejeté nombre d’entre elles ; enfin il a, de son côté, admis de nouvelles acceptions. Pour lui, l’améthyste guérit bien l’ivresse, mais surtout l’ivresse morale, l’orgueil ; le rubis enraye les entraînements génésiques, le béryl fortifie la volonté, le saphir élève les pensées vers Dieu.

Il croit, en somme, que chaque pierre correspond à une espèce de maladie et aussi à un genre de péché ; et il affirme que lorsqu’on sera parvenu à s’emparer chimiquement du principe actif des gemmes, non seulement l’on aura des antidotes mais encore des préservatifs à bien des maux. En attendant que ce rêve, qui peut paraître un tantinet louffoque, se réalise et que des chimistes lapidaires fichent notre médecine en bas, il use des pierres précieuses pour formuler les diagnostics des maléfices.

— Mais comment ?

— Il prétend qu’en posant telle ou telle pierre dans la main ou sur la partie malade de l’envoûté, un fluide s’échappe de la pierre qu’il tient dans ses doigts et le renseigne. Il me narrait, à ce propos, qu’un jour, entre chez lui une dame qu’il ne connaissait point et qui souffrait, depuis son enfance, d’une maladie incurable. Impossible d’obtenir d’elle des réponses qui fussent précises. En tout cas, il ne découvrait trace d’aucun vénéfice ; après avoir essayé presque toute la série de ses pierres, il prit le lapis-lazuli qui correspond, selon lui, au péché de l’inceste ; il le lui mit dans la main et le palpa.

— Votre maladie, dit-il, est la suite d’un inceste. — Mais, répondit-elle, je ne suis pas venue chez vous pour me confesser ; — et elle finit néanmoins par avouer que son père l’avait violée, alors qu’elle était impubère. Tout cela est désordonné, contraire à toutes les idées reçues, presque insane, mais, l’on ne s’en trouve pas moins en face d’un fait : ce prêtre guérit des malades que, nous autres médecins, nous jugeons perdus !

— Si bien que l’unique astrologue qui nous reste à Paris, l’étonnant Gévingey, serait mort sans son aide. C’est égal, dis donc, il est bien, celui-là. Comment, diable, se peut-il que l’Impératrice Eugénie lui ait commandé des horoscopes ?

— Mais, je te l’ai raconté. L’on s’occupait fort de magie aux Tuileries, sous l’Empire. L’américain Home y fut révéré à l’égal d’un Dieu ; en sus de ses séances de spiritisme, c’est lui qui évoquait les esprits infernaux, dans cette cour. Ça a même assez mal tourné, un jour. Un certain marquis l’avait supplié de lui faire revoir sa femme qui était morte ; Home le mena vers un lit, dans une chambre et le laissa seul. Que survint-il ? quels fantômes effrayants, quelles Ligeïa de sépulcre surgirent ? toujours est-il que le malheureux fut foudroyé au pied du lit. Cette histoire a été récemment rapportée par le Figaro, d’après des renseignements incontestables.

Oh ! il ne faut pas jouer avec les choses outre-tombe et trop nier les Esprits du Mal. J’ai connu jadis un garçon riche, enragé de sciences occultes. Il fut président d’une société de théosophie à Paris et il écrivit même un petit livre sur la doctrine ésotérique, dans la collection de l’Isis. Eh bien, il ne voulut pas, comme les Péladan et les Papus, se contenter de ne rien savoir, et il se rendit en Écosse où le Diabolisme sévit. Là, il fréquenta l’homme qui, moyennant finances, vous initie aux arcanes sataniques et il tenta l’épreuve. Vit-il celui que dans « Zanoni » Bulwer Lytton appelle « le gardien du seuil du mystère » ? Je l’ignore, mais ce qui est avéré c’est qu’il s’évanouit d’horreur et revint en France épuisé, à moitié mort.

— Diantre ! fit Durtal. Tout n’est pas rose, dans ce métier ; mais, voyons, lorsqu’on entre dans cette voie, l’on ne peut donc évoquer que les Esprits du Mal ?

— T’imagines-tu que les Anges qui n’obéissent, ici-bas, qu’aux Saints, reçoivent les ordres du premier venu ?

— Mais enfin, il doit y avoir, entre les Esprits de Lumière et les Esprits de Ténèbres, un moyen terme, des Esprits ni célestes, ni démoniaques, mitoyens, ceux, par exemple, qui débitent de si fétides âneries dans les séances des spirites !

— Un prêtre me disait, un soir, que les larves indifférentes, neutres, habitent un territoire invisible et naturel, quelque chose comme une petite île qu’assiègent, de toutes parts, les bons et les mauvais Esprits. Elles sont de plus en plus refoulées, finissent par se fondre dans l’un ou l’autre camp. Or, à force d’évoquer ces larves, les occultistes qui ne peuvent, bien entendu, attirer les Anges, finissent par amener les Esprits du mal et, qu’ils le veuillent ou non, sans même le savoir, ils se meuvent dans le Diabolisme. C’est là, en somme, où aboutit, à un moment donné, le Spiritisme !

— Oui, et si l’on admet cette dégoûtante idée qu’un medium imbécile peut susciter les morts, à plus forte raison, doit-on reconnaître l’étampe de Satan, dans ces pratiques.

— Sans aucun doute ; de quelque côté que l’on se tourne, le Spiritisme est une ordure !

— Alors, tu ne crois pas, en somme, à la théurgie, à la magie blanche ?

— Non, c’est de la blague ! c’est un oripeau qui sert aux gaillards tels que les Rose-Croix, à cacher leurs plus répugnants essais de magie noire. Personne n’ose avouer qu’il satanise ; la magie blanche, mais malgré les belles phrases dont l’assaisonnent les hypocrites ou les niais, en quoi veux-tu qu’elle consiste ? où veux-tu qu’elle mène ? D’ailleurs l’Église, que ces compérages ne sauraient duper, condamne indifféremment l’une et l’autre de ces magies.

— Ah ! dit Durtal, en allumant une cigarette, après un silence, ça vaut mieux que de causer de politique ou de courses, mais quelle pétaudière ! que croire ? la moitié de ces doctrines est folle et l’autre est si mystérieuse qu’elle entraîne ; attester le Satanisme ? dame, c’est bien gros, et pourtant cela peut sembler quasi sûr ; mais alors, si on est logique avec soi-même, il faut croire au Catholicisme et, dans ce cas, il ne reste plus qu’à prier ; car enfin, ce n’est pas le Bouddhisme et les autres cultes de ce gabarit qui sont de taille à lutter contre la religion du Christ !

— Eh bien, crois !

— Je ne peux pas ; il y a là-dedans un tas de dogmes qui me découragent et me révoltent !

— Je ne suis pas certain non plus de bien grand’chose, reprit des Hermies, et pourtant il y a des moments où je sens que ça vient, où je crois presque. Ce qui est, en tout cas, avéré pour moi, c’est que le surnaturel existe, qu’il soit chrétien ou non. Le nier, c’est nier l’évidence, c’est barboter dans l’auge du matérialisme, dans le bac stupide des libres-penseurs !

— C’est tout de même embêtant de vaciller ainsi ! ah ! ce que j’envie la foi robuste de Carhaix.

— Tu n’es pas difficile, répondit des Hermies, la foi, mais c’est le brise-lames de la vie, c’est le seul môle derrière lequel l’homme démâté puisse s’échouer en paix !