Là-bas/Chapitre XII

Tresse & Stock (p. 247-260).


XII


Le prétexte de cette visite qui pourrait paraître étrange à Chantelouve que j’ai omis de voir depuis des mois, est facile à trouver, se disait Durtal, en s’acheminant vers la rue de Bagneux. En supposant qu’il soit chez lui, ce soir, ce qui est peu probable, car alors, que signifierait ce rendez-vous ? j’aurai la ressource de lui raconter que j’ai appris par des Hermies son accès de goutte et que j’ai voulu prendre de ses nouvelles.

Il monta l’escalier de la maison qu’habitait Chantelouve. C’était un vieil escalier à rampe de fer, très large, aux marches pavées de carreaux rouges et bordées de bois, il était éclairé par ces antiques lampes à réflecteur que surmonte une sorte de casque de tôle peint en vert.

Cette ancienne maison sentait l’eau des tombes, mais elle exhalait aussi une odeur cléricale, dégageait ce fleur d’intimité un peu solennel que n’ont plus les bâtisses en carton pâte de notre temps. Elle ne semblait pas pouvoir abriter les promiscuités des appartements neufs où logent indifféremment des femmes entretenues et des ménages réguliers et placides. Elle lui plut et il jugea qu’Hyacinthe était, en ce milieu grave, plus enviable.

Il sonna au premier étage. Une bonne l’introduisit par un long couloir dans un salon. Il constata, d’un coup d’œil, que depuis sa dernière visite, rien n’avait changé.

C’était la même pièce grande et haute, avec des fenêtres n’en finissant plus, une cheminée parée d’une réduction en bronze de la Jeanne d’Arc de Frémiet, entre deux lampes en porcelaine du Japon, à globes. Il reconnaissait le piano à queue, la table chargée d’albums, le divan, les fauteuils forme Louis XV, en tapisseries peintes. Devant chaque croisée, il y avait dans des potiches bleues, montées sur des pieds de faux ébène, des palmiers malades. Sur les murs, des tableaux religieux et sans accent, un portrait de Chantelouve jeune, posé de trois quarts, une main appuyée sur la pile de ses œuvres ; seuls, un ancien iconostase russe en argent niellé et l’un de ces Christ en bois, sculptés au xviie siècle, par Bogard de Nancy et couché sur un lit de velours, en un ancien cadre de bois doré, relevaient un peu la banalité de cet ameublement de bourgeois faisant leurs Pâques, recevant des dames de charité et des prêtres.

Un grand feu flambait dans l’âtre ; une très haute lampe à abat-jour de dentelle rose, éclairait la pièce.

— Ce que ça pue la sacristie ! se disait Durtal, au moment où la porte s’ouvrit.

Mme  Chantelouve entra, moulée dans un peignoir de molleton blanc, embaumant la frangipane. Elle serra la main de Durtal, s’assit en face de lui et il aperçut sous le peignoir des bas de soie indigo dans des petits souliers vernis, à grilles.

Ils parlèrent du temps ; elle se plaignait de la persistance de l’hiver, déclarait que malgré les fournaises les plus actives elle demeurait toujours grelottante et glacée et elle lui donna à tâter ses mains qui étaient, en effet, froides ; puis elle s’inquiéta de sa santé, le trouva pâle.

— Mon ami a l’air bien triste, dit-elle.

— On le serait à moins, fit-il, désirant se rendre intéressant.

Elle ne répondit pas tout d’abord, puis :

— Hier, j’ai vu combien vous me désiriez ! mais pourquoi, pourquoi, vouloir en arriver là ?

Il esquissa un vague geste de dépit.

— Vous êtes tout de même singulier, reprit-elle. J’ai relu l’un de vos livres, aujourd’hui et j’y ai noté cette phrase : « Il n’y a de bon que les femmes que l’on a pas, » allons, avouez que vous aviez raison en l’écrivant !

— Ça dépend, je n’étais pas amoureux alors !

Elle hocha la tête. — Voyons, dit-elle, il faut que je prévienne mon mari que vous êtes là.

Durtal resta silencieux, se demandant quel rôle il jouait décidément dans ce ménage.

Chantelouve revint avec sa femme. Il était en robe de chambre et il avait la bouche barrée par un porte-plume.

Il le déposa sur la table, et après avoir assuré Durtal que sa santé s’était tout à fait remise, il se plaignit de labeurs écrasants, de fardeaux énormes. J’ai dû renoncer à mes dîners et à mes réceptions, je ne vais même plus dans le monde, dit-il, je suis attelé, du matin au soir, devant ma table.

Et à une question de Durtal s’enquérant de la nature de ces travaux, il avoua toute une série de volumes sur des vies de Saints ; de l’ouvrage à la grosse, non signé, commandé pour l’exportation par une maison de Tours.

— Oui et, dit en riant sa femme, ce sont des Saints vraiment négligés qu’il prépare.

Et comme Durtal réclamait du regard une explication, Chantelouve ajouta, riant à son tour : — Elle dit vrai ; les sujets me sont imposés et l’on dirait que l’éditeur se complaît à vouloir me faire célébrer la crasse ! J’ai à décrire les bienheureux qui sont, pour la plupart, déplorablement sales : Labre, dont la vermine et la puanteur répugnaient les hôtes mêmes des étables ; Sainte Cunégonde qui délaissait par humilité son corps ; Sainte Opportune qui n’usa jamais d’eau et ne lava jamais son lit qu’avec ses larmes ; Sainte Silvie qui ne se débarbouilla jamais la face ; Sainte Radegonde qui ne changeait jamais de cilice et couchait sur un tas de cendre ; et combien d’autres dont il me faut ceindre les têtes dépeignées d’une auréole d’or !

— Il y a pis que cela, fit Durtal, lisez la vie de Marie Alacoque, vous y verrez que, pour se mortifier, elle ramassa avec sa langue les déjections d’une malade et suça au doigt de pied d’un infirme, un apostume !

— Je le sais, mais j’avoue que, loin de me toucher, ces saletés-là me répugnent.

— J’aime mieux Saint Luce le martyr, dit Mme  Chantelouve. Celui-là avait le corps si transparent qu’il voyait au travers de sa poitrine des ordures dans son cœur ; ces ordures sont pour nous, du moins, supportables. Au reste, reprit-elle, après un silence, ce manque de soins me ferait prendre en grippe les monastères et il me rendrait odieux votre Moyen Âge !

— Pardon, ma chère, dit le mari ; mais vous commettez pour l’instant une grosse erreur : le Moyen Âge n’a jamais été, comme vous le croyez, une époque sordide, car on y fréquentait assidûment les bains. À Paris, par exemple, où les établissements furent nombreux, les étuveurs parcouraient la ville, en criant que l’eau était chaude. C’est seulement à partir de la Renaissance que la crasse s’est implantée en France. Quand on songe que cette délicieuse Reine Margot avait le corps macéré de parfums mais jambonné tel qu’un fond de poêle ! — Et Henri IV qui se flattait d’avoir les pieds fumants et le gousset fin !

— Mon ami, faites-nous grâce, je vous prie, de ces détails, dit la femme.

Durtal regardait pendant qu’il parlait Chantelouve. Il était rotond et petit, bedonnait de l’estomac, ceinturait à peine son ventre de ses deux bras. Il avait les joues rubicondes, les cheveux longs par derrière, très pommadés, ramenés en croissants le long des tempes. Il portait du coton rose dans les oreilles, était complètement rasé, ressemblait à un notaire, bon vivant et pieux. Mais l’œil, vif, fourbe, démentait cette mine joviale et confite ; on devinait dans ce regard un homme d’affaires intrigant et madré, capable sous ses abords mielleux, d’un mauvais coup.

— Ce qu’il doit avoir envie de me ficher à la porte ! se disait Durtal, car il n’ignore certainement pas les manigances de sa femme.

Mais si Chantelouve désirait se débarrasser de lui, il ne décelait guère. Les jambes croisées, les mains pliées, en un geste de prêtre, l’une sur l’autre, il paraissait s’intéresser fort maintenant aux travaux de Durtal.

Un peu incliné, écoutant ainsi qu’au théâtre, il répliquait : — Oui, je connais la matière ; j’ai lu, dans le temps, un livre qui m’a semblé bien fait sur Gilles de Rais ; c’était un volume de l’abbé Bossard.

— C’est même l’ouvrage le plus savant et le plus complet que l’on ait écrit sur le Maréchal.

— Mais, reprit, Chantelouve, il y a toujours un point que je ne comprends pas ; je ne puis m’expliquer pourquoi Gilles de Rais fut surnommé Barbe-Bleue, car son histoire n’a aucun rapport avec le conte du bon Perrault.

— La vérité, c’est que le vrai Barbe-Bleue n’est pas Gilles de Rais, mais bien un Roi Breton appelé Cômor, dont un fragment de château existe encore, depuis le vie siècle, sur les confins de la forêt de Carnoët. La légende est simple : ce Roi demanda à Guérock, Comte de Vannes, la main de sa fille Triphine. Guérock refusa parce qu’il avait ouï dire que ce Roi constamment veuf, égorgeait ses femmes ; enfin Saint Gildas lui promit de lui rendre sa fille saine et sauve quand il la réclamerait et l’union fut célébrée.

Quelques mois après, Triphine apprit qu’en effet Cômor tuait ses compagnes, dès qu’elles devenaient enceintes. Elle était grosse, elle s’enfuit, mais fut atteinte par son mari qui lui trancha le col. Le père éploré somma Saint Gildas de tenir sa promesse et le Saint ressuscita Triphine.

Comme vous le voyez, cette légende se rapproche beaucoup plus que l’histoire de Barbe-Bleue du vieux conte arrangé par l’ingénieux Perrault. Maintenant, quant à vous dire comment et pourquoi le surnom de Barbe-Bleue a émigré du roi Cômor au Maréchal, je l’ignore ; cela se perd dans la nuit des âges !

— Mais, dites donc, vous devez brasser à pleins bras le Satanisme avec votre Gilles de Rais, reprit Chantelouve, après un silence.

— Oui, ce serait même intéressant, si ces scènes n’étaient pas aussi loin de nous ; ce qui serait vraiment plus alléchant et moins désuet, ce serait de décrire le Diabolisme de nos jours !

— Sans doute, fit Chantelouve avec bonhomie.

— Car, poursuivit Durtal qui le regardait, il se passe des choses inouïes pour l’instant ! L’on m’a parlé de prêtres sacrilèges, d’un certain chanoine qui renouvellerait les scènes sabbatiques du Moyen Âge.

Chantelouve ne broncha point. Tranquillement il déplia ses jambes et levant les yeux au plafond, il dit : — Mon Dieu, il se peut que quelques brebis galeuses réussissent à se glisser dans le troupeau de notre clergé ; mais celles-là sont si rares qu’elles ne valent même pas qu’on s’en occupe. — Et il coupa la conversation, en parlant d’un livre sur la Fronde qu’il venait de lire.

Durtal comprit que Chantelouve se refusait à parler de ses relations avec le chanoine Docre. Il garda le silence, un peu embarrassé.

— Mon ami, fit Mme  Chantelouve, en s’adressant à son mari, vous avez oublié de remonter votre lampe ; elle charbonne ; bien que la porte soit fermée, je sens la fumée, d’ici.

Il sembla que ce fût un congé qu’elle signifiait. Chantelouve se leva et, avec un vague ricanement, il s’excusa d’être obligé de continuer son œuvre. Il serra la main de Durtal, le pria de ne plus se montrer si rare et, ramenant les pans de sa robe de chambre sur son ventre, il quitta la place.

Elle le suivit des yeux, se leva, à son tour, s’en fut jusqu’à la porte, s’assura, d’un coup d’œil, qu’elle était close, puis elle revint sur Durtal, adossé à la cheminée et, sans prononcer un mot, elle lui prit la tête entre les mains, posa les lèvres sur sa bouche et l’ouvrit.

Il gémit furieusement.

Elle le regardait avec ses yeux indolents et enfumés et il voyait courir des étincelles d’argent à leur surface ; il la tint entre ses bras, pâmée, aux écoutes ; doucement, elle se dégagea en soupirant, tandis que, gêné, il allait s’asseoir un peu loin d’elle, en se crispant les mains.

Ils s’entretinrent de choses vaines ; elle, vantant sa bonne qui se jetterait au feu, sur son ordre ; lui répondant par des gestes d’approbation et de surprise.

Puis brusquement elle se passa les doigts sur le front.

— Ah ! dit-elle, je souffre cruellement quand je pense qu’il est là, qu’il travaille ! non j’aurais trop de remords ; c’est bête ce que je dis, mais s’il était un autre homme, un homme qui allât dans le monde et fît des conquêtes… ce ne serait pas la même chose.

Il l’écoutait, ennuyé par la médiocrité de ces plaintes ; à la fin, se sentant tout à fait apaisé, il se rapprocha d’elle et lui dit :

— Vous parliez de remords, mais que nous nous embarquions ou que nous persistions à demeurer sur la rive, est-ce que le péché n’est pas, à une nuance près, le même ?

— Oui, je sais bien, mon confesseur me cause, — plus durement par exemple, — mais un peu comme vous ; eh bien non, vous aurez beau dire, ce n’est pas exact.

Il se mit à rire, songeant que le remords était peut-être le condiment qui sauve l’inappétence des passions blasées, puis il plaisanta :

— En fait de confesseur, reprit-il, si j’étais casuiste, il me semble que je chercherais à inventer de nouveaux péchés ; je ne le suis point et pourtant, à force de chercher, je crois bien que j’en ai trouvé un.

— Vous ! et riant, à son tour ; puis-je le commettre ?

Il la dévisage ; elle avait l’air d’un enfant gourmand.

— Vous seule pouvez vous répondre ; maintenant je dois vous avouer que ce n’est pas un péché absolument neuf, car il rentre dans le district connu de la Luxure. Mais il est négligé depuis le paganisme, mal défini, dans tous les cas.

Elle l’écoutait très attentive, enfoncée dans son fauteuil.

— Ne me faites pas languir, dit-elle ; allez au fait, quel est ce péché ?

— Il n’est pas facile à expliquer ; je vais essayer néanmoins ; dans la province de la Luxure, on relève, si je ne me trompe, le péché ordinaire, le péché contre nature, la bestialité, ajoutons-y n’est-ce pas, la démonialité et le sacrilège. Eh bien, il y a, en sus de tout cela, ce que j’appellerai le Pygmalionisme, qui tient, tout à la fois, de l’onanisme cérébral et de l’inceste.

Imaginez, en effet, un artiste tombant amoureux de son enfant, de son œuvre, d’une Hérodiade, d’une Judith, d’une Hélène, d’une Jeanne d’Arc, qu’il aurait ou décrite ou peinte, et l’évoquant et finissant par la posséder en songe ! — Eh bien, cet amour est pis que l’inceste normal. Dans ce crime, en effet, le coupable ne peut jamais commettre qu’un demi-attentat, puisque sa fille n’est pas née de sa seule substance mais bien aussi d’une autre chair. Il y a donc, logiquement, dans l’inceste, un côté quasi-naturel, une part étrangère, presque licite, tandis que, dans le Pygmalionisme, le père viole sa fille d’âme, la seule qui soit réellement pure et bien à lui, la seule qu’il ait pu enfanter sans le concours d’un autre sang. Le délit est donc entier et complet. Puis, n’y a-t-il pas aussi mépris de la nature, c’est-à-dire de l’œuvre divine, puisque le sujet du péché n’est plus, ainsi que dans la bestialité même, un être palpable et vivant, mais bien un être irréel, un être créé par une projection du talent qu’on souille, un être presque céleste, puisqu’on le rend souvent immortel, et cela par le génie, par l’artifice ?

Allons plus loin encore, si vous le voulez ; supposez qu’un artiste peigne un Saint et qu’il s’en éprenne. Cela se compliquerait de crime contre nature et de sacrilège. Ce serait énorme !

— Et peut-être, serait-ce exquis !

Il demeura abasourdi par ce mot ; elle se leva, ouvrit la porte et appela son mari.

— Mon ami, dit-elle, Durtal a découvert un nouveau péché !

— Quant à cela, non, fit Chantelouve qui s’encadra dans le chambranle de la porte ; l’édition des vertus et des vices est une édition ne varietur. L’on ne peut inventer de nouveaux péchés, mais l’on n’en perd pas. Au fond, de quoi s’agit-il ?

Durtal lui expliqua sa théorie.

— Mais, c’est tout bonnement une expression raffinée du succubat ; ce n’est pas l’œuvre enfantée qui s’anime, mais bien un succube qui en prend la nuit, les formes !

— Avouez, en tout cas, que cet hermaphrodisme cérébral, qui se féconde sans aucune aide, est au moins un péché distingué, car il est un privilège des artistes, un vice réservé aux élus, inaccessible aux foules !

— Quel aristo de l’ordure vous faites ! dit Chantelouve, en riant. — Mais je vais me replonger dans mes vies de Saintes ; c’est d’atmosphère plus bénigne et plus fraîche. — Sans adieu, Durtal, je vous laisse continuer avec ma femme ce petit marivaudage satanique.

Il dit cela, le plus simplement, le plus débonnairement qu’il put, mais une pointe d’ironie perçait.

Durtal la sentit. — Il doit se faire tard, pensa-t-il, lorsque la porte se fut refermée sur Chantelouve ; il consulta sa montre, onze heures allaient sonner ; il se leva pour prendre congé.

— Quand vous verrai-je ? murmura-t-il, très bas.

— Chez vous, demain, à neuf heures du soir.

Il la regarda avec des yeux qui quémandaient. Elle comprit mais elle voulut le taquiner.

Elle l’embrassa, maternellement, sur le front, puis elle consulta, de nouveau, ses yeux.

Ils demeurèrent sans doute suppliants, car elle répondit à leur implorante question par un long baiser qui les ferma, puis descendit jusqu’aux lèvres dont elle but le douloureux émoi.

Ensuite, elle sonna et invita sa bonne à éclairer Durtal. Il descendit, satisfait qu’elle se fût enfin engagée à lui céder demain.