Là-bas/Chapitre VIII

Tresse & Stock (p. 154-183).


VIII


Le lendemain, toutes ces vagues de pensées s’apaisèrent. L’inconnue ne le quittait toujours pas, mais parfois elle s’absentait ou se tenait à distance ; ses traits moins certains s’effaçaient dans une brume ; elle le fascinait plus faiblement, ne l’occupait plus, désormais, seule.

Cette idée, subitement éclose sur un mot de des Hermies, que l’inconnue devait être la femme de Chantelouve, avait, en quelque sorte, refréné sa fièvre. Si c’était elle, — et maintenant ses conclusions contraires de la veille se desserraient, car enfin, en y réfléchissant bien, en reprenant un à un les arguments dont il s’était servi, il n’y avait pas plus de raisons pour que ce fût une autre femme qu’elle ; — alors, cette liaison s’étayait sur des causes obscures, périlleuses même, et il se tenait en garde, ne s’abandonnait plus comme auparavant à la dérive.

Et pourtant un autre phénomène se passait en lui ; jamais il n’avait songé à Hyacinthe Chantelouve, jamais il n’avait été amoureux d’elle ; elle l’intéressait par le mystère de sa personne et de sa vie, mais, en somme, hors de chez elle, il n’y pensait guère. Et maintenant il se prenait à la ruminer, à la désirer presque.

Elle bénéficiait tout à coup du visage de l’inconnue et elle lui empruntait quelques-uns de ses traits, car Durtal ne l’évoquait plus que brouillée dans son souvenir, fondait sa physionomie dans celle qu’il s’était imaginée d’une autre femme.

Encore que le côté papelard et sournois du mari lui déplût, il ne la jugeait pas moins attirante, mais ses convoitises n’étaient plus lancées à fond de train ; en dépit des méfiances qu’elle suscitait, elle pouvait être une maîtresse intéressante, sauvant la hardiesse de ses vices par sa bonne grâce, mais elle n’était plus l’être inexistant, la chimère exhaussée dans un moment de trouble.

D’autre part, si ces conjectures étaient fausses, si ce n’était pas Mme  Chantelouve qui avait écrit ces lettres, alors l’autre, l’inconnue, se désaffinait un peu, par ce seul fait qu’elle avait pu s’incarner en une créature qu’il connaissait. Elle restait, tout en l’étant encore, moins lointaine ; puis sa beauté s’altérait, car elle s’emparait, à son tour, de certains traits de Mme  Chantelouve et si cette dernière avait bénéficié de ces rapprochements, elle, au contraire, pâtissait de ces emprunts, de cette confusion qu’établissait Durtal.

Dans l’un comme dans l’autre cas, que ce fût Mme  Chantelouve ou une autre, il se sentait allégé, plus calme ; au fond, il ne savait même plus, à force de s’être rabâché cette histoire, s’il aimait mieux sa chimère même amoindrie ou cette Hyacinthe qui n’amènerait du moins pas, dans la réalité, la désillusion d’une taille de fée Carabosse, d’une face de Sévigné, rayée par l’âge.

Il profita de ce répit pour se remettre au travail, mais il avait trop présumé de ses forces ; quand il voulut commencer son chapitre sur les crimes de Gilles De Rais, il constata qu’il était incapable de souder deux phrases. Il s’évaguait à la poursuite du Maréchal, le rejoignait, mais l’écriture dans laquelle il le voulait cerner demeurait lâche et inerme, criblée de trous.

Il jeta sa plume, s’enfonça dans un fauteuil et, rêvassant, il s’installa à Tiffauges, dans ce château où Satan, qui refusait si obstinément de se montrer au Maréchal, allait descendre, s’incarner en lui, sans même qu’il s’en doutât, pour le rouler, vociférant, dans les joies du meurtre.

Car, au fond, c’est cela le Satanisme, se disait-il ; la question agitée depuis que le monde existe, des visions extérieures, est subsidiaire, quand on y songe ; le démon n’a pas besoin de s’exhiber sous des traits humains ou bestiaux afin d’attester sa présence ; il suffit, pour qu’il s’affirme, qu’il élise domicile en des âmes qu’il exulcère et incite à d’inexplicables crimes ; puis, il peut les tenir par cet espoir qu’il leur insuffle qu’au lieu d’habiter en elles comme il le fait et comme souvent elles l’ignorent, il obéira aux évocations, paraîtra, traitera notarialement des avantages qu’il concédera en échange de certains forfaits. La volonté seule de faire paction avec lui doit pouvoir quelquefois amener son effusion en nous.

Toutes les théories modernes des Lombroso et des Maudsley ne rendent pas, en effet, compréhensibles les singuliers abus du Maréchal. Le classer dans la série des monomanes, rien de plus juste, car il l’était, si par le mot de monomane l’on désigne tout homme que domine une idée fixe. Et alors chacun de nous l’est plus ou moins depuis le commerçant dont toutes les idées convergent sur une pensée de gain, jusqu’aux artistes absorbés dans l’enfantement d’une œuvre. Mais pourquoi le Maréchal fut-il monomane, comment le devint-il ? C’est ce que tous les Lombroso de la terre ignorent. Les lésions de l’encéphale, l’adhérence au cerveau de la pie-mère ne signifient absolument rien dans ces questions. Ce sont de simples résultantes, des effets dérivés d’une cause qu’il faudrait expliquer et qu’aucun matérialiste n’explique. Il est vraiment trop facile de déclarer qu’une perturbation des lobes cérébraux produit des assassins et des sacrilèges ; les fameux aliénistes de notre temps prétendent que l’analyse du cerveau d’une folle décèle une lésion ou une altération de la substance grise. Et quand même cela serait ! il resterait à savoir, pour une femme atteinte de démonomanie par exemple, si la lésion s’est produite parce qu’elle est démonomane ou si elle est devenue démonomane par suite de cette lésion, — en admettant qu’il y en ait une ! Les Comprachicos spirituels ne s’adressent point encore à la chirurgie, n’amputent pas des lobes soi-disant connus, après de studieux trépans ; ils se bornent à agir sur l’élève, à lui inculquer des idées ignobles, à développer ses mauvais instincts, à le pousser peu à peu dans la voie du vice, c’est plus sûr ; et si cette gymnastique de la persuasion altère chez le patient les tissus de la cervelle, cela prouve justement que la lésion n’est que le dérivé et non la cause d’un état d’âme !

Et puis… et puis… ces doctrines qui consistent à confondre maintenant les criminels et les aliénés, les démonomanes et les fous, sont insensées quand on y songe ! Il y a de cela neuf années, un enfant de quatorze ans, Félix Lemaître, assassine un petit garçon qu’il ne connaît pas, parce qu’il convoite de le voir souffrir et d’entendre ses cris. Il lui fend le ventre avec un couteau, tourne et retourne la lame dans le trou tiède, puis il lui scie lentement le col. Il ne témoigne d’aucun repentir, se révèle, dans l’interrogatoire qu’il subit, intelligent et atroce. Le Dr  Legrand Du Saule, d’autres spécialistes, l’ont surveillé patiemment pendant des mois, jamais ils n’ont pu constater chez lui un symptôme de folie, un semblant de manie même. Et celui-là avait été presque bien élevé, n’avait même pas été perverti par d’autres !

C’est absolument comme les démonomanes, conscients ou inconscients, qui font le mal pour le mal ; ils ne sont pas plus fous que le moine ravi dans sa cellule, que l’homme qui fait le bien pour le bien. Ils sont, loin de toute médecine, aux deux pôles opposés de l’âme, et voilà tout !

Au xve siècle, ces tendances extrêmes furent représentées par Jeanne d’Arc et par le Maréchal de Rais. Or il n’y a pas de raison pour que Gilles soit plutôt insane que la Pucelle dont les admirables excès n’ont aucun rapport avec les vésanies et les délires !

Tout de même, il a dû se passer de terribles nuits dans cette forteresse, se dit Durtal, revenant à ce château de Tiffauges qu’il avait visité, l’an dernier, alors qu’il voulait, pour son travail, vivre dans le paysage où vécut de Rais et humer les ruines.

Il s’était installé dans le petit hameau qui s’étend au bas de l’ancien donjon et il constatait combien la légende de Barbe Bleue était restée vivace, dans ce pays isolé en Vendée, sur les confins Bretons. C’est un jeune homme qui a mal fini, disaient les jeunes femmes ; plus peureuses, les aïeules se signaient, en longeant, le soir, le pied des murs ; le souvenir des enfants égorgés persistait ; le Maréchal, connu seulement par son surnom, épouvantait encore.

Là, Durtal se rendait, tous les jours, de l’auberge où il logeait au château qui se dressait au-dessus des vallées de la Crûme et de la Sèvre, en face de collines excoriées par des blocs de granit, plantées de formidables chênes dont les racines, échappées du sol, ressemblaient à des nids effarés de grands serpents.

On se serait cru transporté dans la Bretagne même ; c’était le même ciel et la même terre ; un ciel mélancolique et grave, un soleil qui paraissait plus vieux qu’autre part et qui ne dorait plus que faiblement le deuil des forêts séculaires et la mousse âgée des grès ; une terre qui vagabondait, à perte de vue, en de stériles landes, trouées de mares d’eau rouillée, hérissées de rocs, criblées de clochettes roses par les bruyères, de petites gousses jaunes, par les taillis des ajoncs et les touffes des genêts.

On sentait que ce firmament couleur de fer, que ce sol famélique, à peine empourpré, çà et là, par la fleur sanglante du blé noir ; que des routes bordées de pierres posées, les unes sur les autres, sans plâtre ni ciment, en tas ; que ces sentes bordées d’inextricables haies, que ces plantes bourrues, que ces champs sans aide, que ces mendiants estropiés, mangés de vermine et vernis de crasse, que ce bétail même, fruste et petit, que ces vaches trapues, que ces moutons noirs dont l’œil bleu avait le regard clair et froid des tribades et des Slaves, se perpétuaient, absolument semblables dans un paysage identique, depuis des siècles !

La campagne de Tiffauges que gâtait pourtant, un peu plus loin, près de la rivière de la Sèvre, un tuyau d’usine, restait en parfait accord avec le château, debout, dans ses décombres. Ce château se décelait immense, enfermait dans son enceinte encore tracée par des débris de tours, toute une plaine convertie en le misérable jardin d’un maraîcher. Des lignes bleuâtres de choux, des plants de carottes appauvries et de navets étiques, s’étendaient le long de cet énorme cercle où des cavaleries avaient ferraillé dans des cliquetis de charges, où des processions s’étaient déroulées dans la fumée des encens et le chant des psaumes.

Une chaumine avait été bâtie, en un coin, où des paysannes, revenues à l’état sauvage, ne comprenaient plus le sens des mots, ne s’éveillaient qu’à la vue d’une pièce d’argent qu’elles saisissaient en tendant des clefs.

L’on pouvait alors se promener pendant des heures, fouiller les ruines, rêver, en fumant, à l’aise. Malheureusement, certaines parties étaient inabordables. Le donjon était encore entouré, du côté de Tiffauges par un vaste fossé au fond duquel avaient poussé de puissants arbres. Il eût fallu passer sur la cime de leurs feuillages qui éventaient le bord de la fosse, à vos pieds, pour gagner, de l’autre côté, un porche qu’aucun pont-levis ne joignait plus.

Mais on accédait aisément à une autre partie qui ourlait la Sèvre ; là, les ailes du château escaladé par des viornes aux houppes blanches et par des lierres étaient intactes. Spongieuses, sèches comme des pierres ponce, des tours, argentées par des lichens et dorées par les mousses, se dressaient entières jusqu’à leurs collerettes de créneaux dont les débris s’usaient, peu à peu, dans les nuits de vent.

Au dedans, les salles se succédaient, tristes et glacées, taillées dans le granit, surmontées de voûtes en arceaux, pareilles à des fonds de barques ; puis, par des escaliers en vrille, l’on montait et l’on descendait dans des chambres semblables que reliaient des couloirs de cave, creusés de réduits aux usages inconnus et de profondes niches.

Dans le bas, ces corridors si étroits que l’on n’y pouvait cheminer, à deux, de front, descendaient en pente douce, se bifurquaient en des fouillis d’allées jusqu’à de véritables cachots dont le grain des murs scintillait aux lueurs des lanternes, comme des micas d’acier, pétillaient comme des points de sucre. Dans les cellules du haut, dans les geôles du bas, l’on trébuchait sur des vagues de terre dure que trouait, tantôt au milieu, tantôt dans un coin, une bouche descellée d’oubliette ou de puits.

Au sommet enfin de l’une des tours, de celle qui s’élevait, en entrant, à gauche, il existait une galerie plafonnée qui tournait en même temps qu’un banc circulaire taillé dans le roc ; là, se tenaient sans doute les hommes d’armes qui tiraient sur les assaillants par de larges meurtrières bizarrement ouvertes, au-dessous d’eux, sous leurs jambes. Dans cette galerie, la voix, même la plus basse, suivait le circuit des murs et s’entendait d’un bout du cercle à l’autre.

En somme, l’extérieur du château révélait une place forte bâtie pour soutenir de longs sièges ; et l’intérieur, maintenant dénudé, évoquait l’idée d’une prison où les chairs, affouillées par l’eau, devaient pourrir en quelques mois. L’on éprouvait, une fois revenu dans le potager, à l’air, une sensation de bien-être, d’allégement, mais l’angoisse vous reprenait si, traversant la ligne des choux, l’on atteignait les ruines isolées de la chapelle et si l’on pénétrait, en dessous, par une porte de cave, dans une crypte.

Celle-là datait du xie siècle. Petite, trapue, elle élançait sous une voûte en cintre des colonnes massives à chapiteaux sculptés de losanges et de crosses adossées d’évêques. La pierre de l’autel subsistait encore. Un jour saumâtre, qui semblait tamisé par des lames de corne, coulait des ouvertures, éclairait à peine les ténèbres des murs, la suie comprimée du sol encore troué d’un regard d’oubliette ou d’un rond de puits.

Après le dîner, le soir, souvent il était monté sur la côte et avait suivi les murs craquelés des ruines. Par les nuits claires, une partie du château se rejetait dans l’ombre et une autre s’avançait, au contraire, gouachée d’argent et de bleu, comme frottée de lueurs mercurielles, au-dessus de la Sèvre dans les eaux de laquelle sautaient, ainsi que des dos de poissons, des gouttes rebondies de lune.

Le silence était accablant ; dès neuf heures, plus un chien et plus une âme. Il rentrait dans la pauvre chambre de l’auberge où une vieille femme en noir, coiffée, de même qu’au Moyen Âge, d’une cornette, l’attendait auprès d’une chandelle, afin de verrouiller, dès sa rentrée, la porte.

Tout cela, se disait Durtal, c’est le squelette d’un donjon mort ; il conviendrait pour le ranimer de reconstituer maintenant les opulentes chairs qui se tendirent sur ces os de grès.

Les documents sont précis ; cette carcasse de pierre était magnifiquement vêtue et, afin de remettre Gilles en son milieu, il fallait rappeler toute la somptuosité de l’ameublement au xve siècle.

Il fallait revêtir ces murs de lambris en bois d’Irlande ou de ces tapisseries de haute lice, d’or et de fil d’Arras, si recherchées à cette époque. Il fallait paver l’encre dure du sol de briques vertes et jaunes ou de blanches et noires dalles ; il fallait peindre la voûte, l’étoiler d’or ou la semer d’arbalètes, sur champ d’azur, y faire éclater l’écu d’or à la croix de sable, du Maréchal !

Et les meubles se disposaient d’eux-mêmes dans les pièces où Gilles et ses amis couchaient ; çà et là, des sièges seigneuriaux à dosserets, des escabelles et des chaires ; contre les cloisons, des dressoirs en bois sculpté, représentant, en bas-relief, sur leurs panneaux, l’Annonciation et l’Adoration des Mages, abritant sous le dais de leur dentelle brune, les statues peintes et dorées de sainte Anne, de sainte Marguerite, de sainte Catherine si souvent reproduites par les huchiers du Moyen Âge. Il fallait installer des coffres couverts de cuir de truies, cloutés et ferrés, pour les linges de relais et les tuniques, puis des bahuts à pentures de métal, plaqués de peaux ou de toiles marouflées sur lesquelles des anges blonds se détachaient, repoussés par des fonds orfévris de vieux missels. Il fallait enfin ériger sur des marches tapissées les lits, les vêtir de leurs linceux de toile, de leurs oreillers aux taies fendues et parfumées, de leurs courtes-pointes, les surmonter de ciels tendus sur châssis, les entourer de courtines brodées d’armoiries ou mouchetées d’astres.

Tout était à reconstituer aussi dans les autres pièces qui ne gardaient plus que leurs murs et de hautes cheminées à hottes, des âtres spacieux, sans landiers, encore calcinés par d’anciens feux ; il fallait s’imaginer aussi les salles à manger, ces repas terribles que Gilles déplora, pendant que l’on instruisait son procès à Nantes. Il avouait avec larmes avoir attisé par la braise des mets la furie de ses sens ; et, ces menus qu’il réprouvait, l’on peut aisément les rétablir ; à table avec Eustache Blanchet, Prélati, Gilles de Sillé, tous ses fidèles, dans la haute salle où sur des crédences posaient les plats, les aiguières pleines d’eau de nèfle, de rose, de mélilot, pour l’ablution des mains, Gilles mangeait des pâtés de bœuf et des pâtés de saumon et de brême, des rosés de lapereaux et d’oiselets, des bourrées à la sauce chaude, des tourtes pisaines, des hérons, des cigognes, des grues, des paons, des butors et des cygnes rôtis, des venaisons au verjus, des lamproies de Nantes, des salades de brione, de houblon, de barbe de judas et de mauve, des plats véhéments, assaisonnés à la marjolaine et au macis, à la coriandre et à la sauge, à la pivoine et au romarin, au basilic et à l’hysope, à la graine de paradis et au gingembre, des plats parfumés, acides, talonnant dans l’estomac, comme des éperons à boire, les lourdes pâtisseries, les tartes à la fleur de sureau et aux raves, les riz au lait de noisette, saupoudrés de cinnamome, des étouffoirs, qui nécessitaient les copieuses rasades des bières et des jus fermentés de mûres, des vins secs ou tannés et cuits, des capiteux hypocras, chargés de cannelle, d’amandes et de musc, des liqueurs enragées, tiquetées de parcelles d’or, des boissons affolantes qui fouettaient la luxure des propos et faisaient piaffer les convives, à la fin des repas, dans ce donjon sans châtelaines, en de monstrueux rêves !

Il reste encore le costume à susciter, se dit-il ; et il se figura, dans le fastueux château, Gilles et ses amis, non sous le harnais damasquiné des camps, mais sous leurs costumes d’intérieur, dans leurs robes de repos ; et il les évoqua, en accord avec le luxe des alentours, habillés de vêtements étincelants, de ces sortes de jaquettes à plis, s’évasant en une petite jupe froncée sur le ventre, les jambes dégagées dans des collants sombres, coiffés du chaperon en vol-au-vent ou en feuilles d’artichaut comme en porte Charles VII dans son portrait au Louvre, le torse enserré en des draps losangés d’orfèvrerie ou en damas parfilé d’argent et bordé de martre.

Et il songea aussi aux ajustements des femmes, à des robes en étoffes précieuses et ramagées, aux manches et au buste étroits, aux revers rabattus sur les épaules, aux jupes bridant le ventre, s’en allant en arrière, en une longue queue, en un remous liseré de pelleteries blanches. Et sous ce costume dont il dressait mentalement, ainsi que sur un idéal mannequin, les pièces, le semant, au corsage découpé d’ouvertures, de colliers aux pierres lourdes, de cristaux violâtres ou laiteux, de cabochons troubles, de gemmes aux lueurs peureuses et ondées, la femme se glissa, emplit la robe, bomba le corsage, s’insinua sous le hennin à deux cornes d’où tombaient des franges, sourit avec les traits reparus de l’inconnue et de Mme  Chantelouve. Et il la regardait, ravi, sans même s’apercevoir que c’était elle, lorsque son chat, sautant sur ses genoux, dériva le ru de ses pensées, le ramena dans sa chambre.

— Ah çà, la voilà encore ! — Et il se mit, malgré lui, à rire de cette poursuite de son inconnue le relançant jusqu’à Tiffauges. — C’est tout de même bête de vagabonder ainsi, se dit-il en s’étirant, mais il n’y a que cela de bon, le reste est si vulgaire et si vide !

À n’en pas douter, ce fut une singulière époque que ce Moyen Âge, reprit-il, en allumant une cigarette. Pour les uns, il est entièrement blanc et pour les autres, absolument noir ; aucune nuance intermédiaire ; époque d’ignorance et de ténèbres, rabâchent les normaliens et les athées ; époque douloureuse et exquise, attestent les savants religieux et les artistes.

Ce qui est certain, c’est que les immuables classes, la noblesse, le clergé, la bourgeoisie, le peuple, avaient, dans ce temps-là, l’âme plus haute. On peut l’affirmer : la société n’a fait que déchoir depuis les quatre siècles qui nous séparent de Moyen Âge.

Alors, le seigneur était, il est vrai, la plupart du temps, une formidable brute ; c’était un bandit salace et ivrogne, un tyran sanguinaire et jovial ; mais il était de cervelle infantile et d’esprit faible ; l’Église le matait ; et, pour délivrer le Saint Sépulcre, ces gens apportaient leurs richesses, abandonnaient leurs maisons, leurs enfants, leurs femmes, acceptaient des fatigues irréparables, des souffrances extraordinaires, des dangers inouïs !

Ils rachetaient par leur pieux héroïsme la bassesse de leurs mœurs. La race s’est depuis modifiée. Elle a réduit, parfois même délaissé ses instincts de carnage et de viol, mais elle les a remplacés par la monomanie des affaires, par la passion du lucre. Elle a fait pis encore, elle a sombré dans une telle abjection que les exercices des plus sales voyous l’attirent. L’aristocratie se déguise en bayadère, met des tutus de danseuse et des maillots de clown ; maintenant elle fait du trapèze en public, crève des cerceaux, soulève des poids dans la sciure piétinée d’un cirque !

Le clergé qui, en dépit de ses quelques couvents que ravagèrent les abois de la luxure, les rages du Satanisme, fut admirable, s’élança en des transports surhumains et atteignit Dieu ! les Saints foisonnent à travers ces âges, les miracles se multiplient, et, tout en restant omnipotente, l’Église est douce pour les humbles, elle console les affligés, défend les petits, s’égaie avec le menu peuple. Aujourd’hui, elle hait le pauvre et le mysticisme se meurt en un clergé qui refrène les pensées ardentes, prêche la sobriété de l’esprit, la continence des postulations, le bon sens de la prière, la bourgeoisie de l’âme ! Pourtant, çà et là, loin de ces prêtres tièdes, pleurant parfois encore, dans le fond des cloîtres, de véritables Saints, des moines qui prient jusqu’à en mourir pour chacun de nous. Avec les démoniaques, ceux-là forment la seule attache qui relie les siècles du Moyen Âge au nôtre.

Dans la bourgeoisie, le côté sentencieux et satisfait existe déjà du temps de Charles VII. Mais la cupidité est réprimée par le confesseur et, ainsi que l’ouvrier, du reste, le commerçant est maintenu par les corporations qui dénoncent les supercheries et les dols, détruisent les marchandises décriées, taxent, au contraire, à de justes prix, le bon aloi des œuvres. De père en fils, artisans et bourgeois travaillent du même métier ; les corporations leur assurent l’ouvrage et le salaire ; ils ne sont point tels que maintenant, soumis aux fluctuations du marché, écrasés par la meule du capital ; les grandes fortunes n’existent pas et tout le monde vit ; sûrs de l’avenir, sans hâte, ils créent les merveilles de cet art somptuaire dont le secret demeure à jamais perdu !

Tous ces artisans qui franchissent, s’ils valent, les trois degrés d’apprentis, de compagnons, de maîtres, s’affirment dans leurs états, se muent en de véritables artistes. Ils anoblissent les plus simples des ferronneries, les plus vulgaires des faïences, les plus ordinaires des bahuts et des coffres ; ces corporations qui adoptaient pour patrons des Saints dont les images, souvent implorées, figuraient sur leurs bannières, ont préservé pendant des siècles l’existence probe des humbles et singulièrement exhaussé le niveau d’âme des gens qu’elles protègent.

Tout cela est désormais fini ; la bourgeoisie a remplacé la noblesse sombrée dans le gâtisme ou dans l’ordure ; c’est à elle que nous devons l’immonde éclosion des sociétés de gymnastique et de ribote, les cercles de paris mutuels et de courses. Aujourd’hui, le négociant n’a plus qu’un but, exploiter l’ouvrier, fabriquer de la camelote, tromper sur la qualité de la marchandise, frauder sur le poids des denrées qu’il vend.

Quant au peuple, on lui a enlevé l’indispensable crainte du vieil enfer et, du même coup, on lui a notifié qu’il ne devait plus, après sa mort, espérer une compensation quelconque à ses souffrances et à ses maux. Alors il bousille un travail mal payé et il boit. De temps en temps, lorsqu’il s’est ingurgité des liquides trop véhéments, il se soulève et alors on l’assomme, car une fois lâché, il se révèle comme une stupide et cruelle brute !

Quel gâchis, bon Dieu ! — Et dire que ce xixe siècle s’exalte et s’adule ! Il n’a qu’un mot à la bouche, le progrès. Le progrès de qui ? Le progrès de quoi ? car il n’a pas inventé grand’chose, ce misérable siècle !

Il n’a rien édifié et tout détruit. À l’heure actuelle, il se glorifie dans cette électricité qu’il s’imagine avoir découverte ! Mais elle était connue et maniée dès les temps les plus reculés et si les anciens n’ont pu expliquer sa nature, son essence même, les modernes sont tout aussi incapables de démontrer les causes de cette force qui charrie l’étincelle et emporte, en nasillant, la voix le long d’un fil ! Il se figure aussi avoir créé l’hypnotisme, alors que, dans l’Égypte et dans l’Inde, les prêtres et les brahmes connaissaient et pratiquaient à fond cette terrible science ; non, ce qu’il a trouvé, ce siècle, c’est la falsification des denrées, la sophistication des produits. Là, il est passé maître. Il en est même arrivé à adultérer l’excrément, si bien que les Chambres ont dû voter, en 1888, une loi destinée à réprimer la fraude des engrais… ça, c’est un comble !

Tiens, on sonne. Il ouvrit la porte et il eut un recul.

Mme  Chantelouve était devant lui.

Il s’inclina, stupéfié, tandis que, sans souffler mot, elle allait droit au cabinet de travail. Là, elle se retourna et Durtal qui l’avait suivie, se tint en face d’elle.

— Asseyez-vous, je vous prie. — Et il avançait un fauteuil, s’empressant de tirer avec son pied le tapis roulé par le chat, s’excusant de son désordre. Elle eut un geste vague, et restant debout, d’une voix très calme, un peu basse, elle lui dit : — C’est moi qui vous ai envoyé de si folles lettres… je suis venue pour chasser cette mauvaise fièvre, pour en finir de façon bien franche ; vous l’avez écrit vous-même, aucune liaison entre nous n’est possible… oublions donc ce qui s’est passé… et, avant que je ne parte, dites-moi bien que vous ne m’en voulez pas…

Il se récria. — Ah mais non ! il n’accepterait pas ce déconfort. Il n’était nullement fou lorsqu’il lui répondait d’ardentes pages ; lui, il était de bonne foi, il l’aimait…

— Vous m’aimez ! mais vous ne saviez pas que ces lettres étaient de moi ! vous aimiez une inconnue, une chimère. Eh bien, en admettant que vous disiez vrai, la chimère n’existe plus, puisque je suis là !

— Vous vous trompez, je savais parfaitement que le pseudonyme de Mme  Maubel cachait Mme  Chantelouve. Et il lui expliqua par le menu, sans lui faire part, bien entendu, de ses doutes, comment il avait soulevé le masque.

— Ah ! — Elle réfléchit ; ses cils battirent sur ses yeux demeurés troubles. En tout cas, reprit-elle en le regardant bien en face, vous ne pouviez me reconnaître dès les premières lettres auxquelles vous avez répondu par des cris de passion. Ce n’était donc pas à moi qu’ils s’adressaient, ces cris !

Il contesta cette observation, s’embrouilla dans la date des événements et des billets et elle-même finit par perdre le fil de ses remarques. Cela devint si ridicule qu’ils se turent. Alors elle s’assit et éclata de rire.

Ce rire strident, aigu, découvrant des dents magnifiques mais courtes et pointues, débusquant une lèvre railleuse, le vexa. Elle se fiche de moi, se dit-il, et déjà mécontent de la tournure qu’avait prise cette conversation, furieux de voir cette femme si différente de ses lettres embrasées, si calme, il lui demanda d’un ton dépité :

— Saurai-je pourquoi vous riez ainsi ?

— Pardon, c’est nerveux, cela me prend souvent dans les omnibus ; mais laissons cela, soyons raisonnables et causons. Vous me dites que vous m’aimez…

— Oui.

— Eh bien, en admettant que vous ne me soyez pas indifférent aussi, à quoi cela nous mènerait-il ? Eh ! vous le savez si bien, mon pauvre ami, que vous m’avez tout d’abord refusé — et en appuyant votre refus de causes fort bien déduites — le rendez-vous que dans un moment de folie, je vous demandais !

— Mais je refusais parce que je ne savais pas alors qu’il s’agissait de vous ! je vous l’ai dit, c’est quelques jours après que, sans le vouloir, des Hermies m’a révélé votre nom. Ai-je hésité dès que je l’ai su ? non, puisque je vous ai aussitôt suppliée de venir !

— Soit, mais vous me donnez raison lorsque je soutiens que vous écriviez à une autre qu’à moi vos premières lettres !

Elle demeura, un instant, pensive. Durtal commençait à s’ennuyer prodigieusement de cette discussion dans laquelle ils retombaient. Il jugea prudent de ne pas répondre, chercha un biais pour sortir de cette impasse.

Mais elle-même le tira d’embarras. — Ne discutons plus, nous n’en sortirions pas, dit-elle, en souriant ; — voyons, la situation est celle-ci : moi je suis mariée à un homme très bon et qui m’aime et dont tout le crime, en somme, est de représenter le bonheur un peu fade que l’on a sous la main. Je vous ai écrit la première, c’est moi qui suis coupable, et croyez-le bien, pour lui, j’en souffre. Vous, vous avez à faire des œuvres, à travailler de beaux livres ; vous n’avez pas besoin qu’une écervelée se promène dans votre vie ; vous voyez donc que le mieux est que, tout en restant de vrais, mais de vrais amis, nous en demeurions là.

— Et c’est la femme qui m’a écrit de si vives lettres qui me parle maintenant, raison, bon sens, est-ce que je sais quoi !

— Mais soyez donc franc, vous ne m’aimez pas !

— Moi !… Il lui prit doucement les mains ; elle se laissa faire et le fixant résolument :

— Écoutez, si vous m’aviez aimée, vous seriez venu me voir ; tandis que, depuis des mois, vous n’avez même pas cherché à savoir si j’étais vivante ou morte…

— Mais comprenez donc que je ne pouvais espérer être accueilli par vous dans les termes où maintenant nous sommes ; puis, il y a toujours dans votre salon, des invités, votre mari ; vous n’eussiez jamais été même un tout petit peu à moi, chez vous !

Il lui serrait les mains plus fort, s’approchait davantage d’elle ; elle le regardait avec ses yeux fumeux où il retrouvait cette expression dolente, presque douloureuse, qui l’avait séduit. Il s’affola pour de bon, devant ce visage voluptueux et plaintif, mais, d’un geste très ferme, elle déroba ses mains.

— Tenez, asseyons-nous, et parlons d’autre chose ! — Savez-vous que votre logement est charmant ? — Quel est ce Saint ? reprit-elle, en examinant, sur la cheminée, le tableau où un moine à genoux priait auprès d’un chapeau de Cardinal et d’une cruche.

— Je ne sais pas.

— Je vous chercherai cela ; j’ai à la maison des vies de Saints ; cela doit être facile à découvrir un Cardinal qui abandonne la pourpre pour aller vivre dans une hutte. — Attendez donc, — Saint Pierre Damien s’est trouvé dans ce cas-là, je crois ; mais je n’en suis pas très sûre. — J’ai une si pauvre mémoire, voyons, aidez-moi un peu.

— Mais je ne sais pas !

Elle se rapprocha et lui mit la main sur l’épaule :

— Vous êtes fâché, vous m’en voulez, dites ?

— Dame ! alors que je vous désire frénétiquement, que je rêve depuis huit jours à cette rencontre, vous venez ici pour m’apprendre que tout est fini entre nous, que vous ne m’aimez pas…

Elle se fit câline. — Mais si je ne vous aimais pas, serais-je venue ! comprenez donc que la réalité tuera le rêve ; comprenez donc qu’il vaut mieux ne pas nous exposer à d’affreux regrets ! nous ne sommes plus des enfants, voyons. — Non, laissez-moi, ne me serrez pas ainsi. — Elle se débattait, très pâle, entre ses bras. — Je vous jure que je pars et que vous ne me reverrez jamais, si vous ne me laissez. — Sa voix devint sifflante et sèche. Il la lâcha.

— Asseyez-vous là, derrière la table ; faites cela pour moi. — Et frappant du talon, le parquet, elle dit d’un ton mélancolique : il ne sera donc pas possible d’être l’amie, rien que l’amie d’un homme ! — Ce serait pourtant bon de venir, sans craindre de mauvaises pensées, vous voir ? Elle se tut ; — puis elle ajouta : Oui, ne se voir qu’ainsi, — et si l’on n’a pas de choses sublimes à se dire, on se tait ; c’est encore très bon de ne rien dire !

Elle soupira, puis : — l’heure passe, il faut pourtant que je rentre !

— Et sans me laisser rien espérer ? fit-il, en embrassant ses mains gantées.

— Dites, vous reviendrez ?

Elle ne répondait pas, remuait doucement la tête ; alors comme il devenait suppliant :

— Écoutez, si vous me promettez de ne rien me demander, d’être sage, après-demain soir je viendrai, à neuf heures, ici.

Il promit tout ce qu’elle voulut. Et comme il promenait son souffle plus haut que les gants, que sa bouche courait sur la gorge qu’il sentait debout, elle dégagea ses mains, prit les siennes qu’elle maintint nerveusement, en serrant les dents, et elle lui tendit le cou qu’il baisa.

Elle s’enfuit.

— Ouf ! fit-il, en refermant sa porte ; il était, tout à la fois, satisfait et mécontent.

Satisfait — car il la trouvait énigmatique et variée, charmante. Maintenant qu’il était seul, il se la remémorait, serrée dans sa robe noire, sous son manteau de fourrures dont le collet tiède l’avait caressé, alors qu’il l’embrassait le long du cou ; sans bijoux, mais les oreilles piquées de flammèches bleues par des saphirs, un chapeau loutre et vert sombre sur ses cheveux blonds, un peu fous, ses hauts gants de suède fauves, embaumant ainsi que sa voilette, une odeur bizarre où il semblait rester un peu de cannelle perdue dans des parfums plus forts, une odeur lointaine et douce que ses mains gardaient encore alors qu’il les approchait du nez ; et il revoyait ses yeux confus, leur eau grise et sourde subitement égratignée de lueurs, ses dents mouillées et grignotantes, sa bouche maladive et mordue. — Oh ! après demain, se dit-il, ce sera vraiment bon de baiser tout cela !

Mécontent aussi — et de lui-même et d’elle. Il se reprochait d’avoir été bourru, triste, sans emballement. Il aurait dû se montrer plus expansif, et moins contraint ; mais c’était sa faute, à elle ! car elle l’avait abasourdi ! la disproportion entre la femme qui criait de volupté et de détresse dans ses épîtres et la femme qu’il avait vue si maîtresse d’elle-même, dans ses coquetteries, était véritablement par trop forte !

C’est égal, elles sont étonnantes, les femmes, pensa-t-il. En voilà une qui accomplit la chose la plus difficile qui se puisse voir, venir chez un Monsieur, après lui avoir adressé d’excessives lettres ! — Moi, j’ai l’air d’une oie, je suis emprunté, je ne sais que dire ; elle, au bout d’un instant, elle à l’aisance d’une personne qui est chez elle, ou en visite dans un salon. Aucune gaucherie, de jolis mouvements, des mots quelconques et des yeux qui suppléent à tout ! Elle ne doit pas être commode, poursuivit-il, pensant à son ton sec lorsqu’elle s’était échappée de ses bras — et pourtant, elle a des coins de bon enfant, continua-t-il, rêveur, se rappelant plus que les paroles, certaines inflexions de voix vraiment tendres, certains regards navrés et doux. Il va falloir y aller, après-demain, avec prudence, conclut-il, s’adressant à son chat qui n’ayant jamais vu de femme s’était enfui, dès l’arrivée de Mme  Chantelouve et réfugié sous le lit. Maintenant, il s’avançait presque en rampant, flairait le fauteuil où elle s’était assise.

Au fond, en y songeant bien, se dit-il, elle est terriblement experte, Mme  Hyacinthe ! — Elle n’a pas voulu de rendez-vous dans un café, dans une rue. Elle aura flairé de loin le cabinet particulier ou l’hôtel. — Et, bien qu’elle ne pût douter par ce seul fait que je ne l’invitais pas à se rendre chez moi, que je désirais ne point l’introduire en ce logis, elle y est délibérément venue. Puis, toute cette scène du commencement, c’est, quand on y pense froidement, une belle frime. Si elle ne cherchait pas une liaison, elle ne serait pas montée ici ; non, elle tenait à se faire prier, à se faire du reste, comme toutes les femmes, offrir ce qu’elle voulait. J’ai été roulé, elle a démanché par son arrivée tout mon système. — Et qu’est-ce que cela fait ? elle n’en est pas moins enviable, reprit-il, heureux d’écarter les réflexions désagréables, de se rejeter dans l’affolante vision qu’il gardait d’elle. Après-demain, ce ne sera peut-être pas trop banal, reprit-il, en revoyant ses yeux, en se les imaginant au déduit, décevants et plaintifs, en la déshabillant et faisant jaillir des fourrures, de la robe étroite, un corps blanc et maigrelet, tiède et souple. Elle n’a pas d’enfants, c’est une sérieuse promesse de chairs quasi neuves, même à trente ans.

Toute une bouffée de jeunesse l’enivrait. Durtal s’aperçut, étonné, dans une glace ; ses yeux fatigués éclairaient ; sa face lui semblait plus juvénile, moins usée, sa moustache moins à l’abandon, ses cheveux plus noirs. Heureusement que j’étais rasé de frais, se dit-il. — Mais, peu à peu, tandis qu’il réfléchissait, il voyait dans ce miroir, si peu consulté d’habitude, ses traits se détendre et ses yeux s’éteindre. Sa taille peu élevée qui s’était comme haussée dans ce sursaut d’âme, se tassait à nouveau ; la tristesse revenait dans sa mine songeuse. Ce n’est pas ce qu’on appelle un physique pour les dames, conclut-il ; alors qu’est-ce qu’elle me veut ? car enfin il lui serait facile de tromper son mari avec un autre ! — Ah ! et puis, voilà assez longtemps que mes rêveries bredouillent ! laissons cela ; si je me récapitule, je l’aime de tête et pas de cœur ; c’est l’important. — Dans ces conditions, quoi qu’il arrive, ce seront des amours brèves et je suis à peu près sûr de m’en tirer, sans commettre des folies, en somme !