L'homme qui ne peut pas siffler

Paul Ollendorff.
L’HOMME
QUI NE PEUT PAS SIFFLER
CONTE EN VERS
PAR
EUGÈNE ADENIS
DIT
par COQUELIN AINÉ, sociétaire de la Comédie-Française
PARIS
PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR
28 bis, RUE DE RICHELIEU, 28 bis

1885
Tous droits réservés.
L’HOMME
QUI NE PEUT PAS SIFFLER

Bidaut sifflait. C’était un talent véritable,
Un merveilleux talent. Sans se faire prier,
Le jour, à l’atelier ou bien le soir, à table,

(Car Bidaut était ouvrier)

Sur tous les modes, triste ou joyeux, grave ou tendre,
Au gré de son caprice ou de ses auditeurs,
Il sifflait tous les airs qu’on désirait entendre,

Avec l’art des premiers chanteurs.

Tantôt, il imitait le doux son de la flûte,

Tantôt, en trilles éclatants,
Sa voix simulait une lutte

De moineaux saluant l’aurore dans les champs.

C’était d’abord, avec un sifflement qui tremble,
Un pierrot, deux pierrots, puis vingt, puis cent pierrots,

Piaillant, jasant, petits et gros,
Enfin, mille pierrots ensemble.

Tout autre que Bidaut certe ! eût pu se gonfler
D’orgueil ; il eût surtout tiré profit et gloire
D’un don si surprenant ! De fait, on peut m’en croire,
Jamais siffleur sifflant ne sut si bien siffler.

Mème on disait dans la bâtisse,
Que Bidaut était un artisse

Et bon enfant !… oui, mais il avait un défaut,

Bidaut.

Il buvait. — Il faut bien que la nature humaine.

Vase fragile, en vérité,
Éclate par quelque côté ! —

Et, quand il avait bu, désastreux phénomène,

Il ne pouvait plus siffler.
La joue avait beau s’enfler,
Les deux lèvres s’avancer,
Comme quand on fait la moue,
La langue était sans ressort,
Le sifflet nul, le son mort,
En dépit de tout effort
Des lèvres et de la joue.

Ses amis le savaient… Hélas ! sa femme aussi ;

Car, Bidaut avait une femme :

Adèle Vachelard, fille d’Auguste-Henri,
Jacques-François-Thomas Vachelard et de dame
Rose et femme Bidaut, femme de son mari,
Femme très légitime, autrement, sur mon âme,
Elle n’eût point pris place en cette histoire-ci.
Or, Adèle lui dit un soir : « Écoute, Antoine,
Voilà plusieurs lundis déjà que ça va mal,
Tu bois comme un troupier, comme un turc, comme un moine
Et tu rentres chez nous, gris comme un animal ;
Ça me fâche. Avant-hier encor, tu m’as battue… »
— « Battue ?… Oh ! c’est-y vrai ?… » — « Tiens donc, j’ai bien senti
Les coups ! on bat sa femme, on l’assomme, on la tue,
Et puis, il est trop tard lorsqu’on s’est repenti !
Aussi, pour éviter une pareille histoire,
Quand tu voudras rentrer, tu siffleras un air.
Oh ! je n’exige pas, bien sûr, ton répertoire,
Moins qu’un air : un seul coup de sifflet net et clair,
Et je te jetterai cette clef que je garde…
(Adèle lui montrait, avec un geste altier,

La clef de la perte bâtarde,

Qui fermait la maison veuve de tout portier.)
J’ouvrirai la fenêtre où chaque soir je veille.
Le signal pour la clef : retiens ça quand tu sors,
Et puisque ton sifflet reste dans la bouteille,
Quand tu seras pochard, tu coucheras dehors. »

Bidaut promit de ne jamais plus boire ;
Il en fit trois fois le serment
Et tint parole exactement
Pendant huit jours, si j’ai bonne mémoire.

Mais le lundi suivant… que faire le lundi ?…

On s’ennuie, on chôme, on est libre
Les autres jours, on travaille ! pardi,
C’est ce qui détruit l’équilibre !

La femme… en admettant qu’elle retint vos pas,
Ce jour-là comme un autre, elle gagne sa vie :

On ne peut donc lui tenir compagnie…
D’ailleurs, ça n’amuserait pas !

Que faire ?… on sort un peu pour voir, pour se distraire,

Histoire de tuer le temps.

Oh ! l’on ne songe pas à mal, bien au contraire !

On est un homme à quarante ans !…

Tiens ! c’est le cabaret !… sage, rangé, paisible !…
Il doit y faire bon… Sobre !… crédié ! quel vent !

On a promis d’abord, et puis, on est sensible
Aux menaces : coucher dehors !… oui, plus souvent…
Un coup de vin pourtant, ça réchauffe le ventre !

Ça n’est pas dangereux, l’hiver !

Et puis, quoi ! qui vous force à tant boire ?…..et l’on entre

Histoire de tuer le ver !

Les compagnons ont eu la même idée :
« Tiens ! c’est Bidaut !… ohé ! Bidaut !… » Une bordée

D’éclats de rire et de longs cris joyeux

Accueille son entrée… « Ohé ! Viens là, mon vieux,

Nous allons rire un peu, j’espère !…

Siffle-nous ta chanson ?… siffle d’abord ce verre !… »
Et Bidaut, au milieu d’un déluge de mots,

De hurrahs, de cris d’animaux,
Qu’on imite en lui faisant fête,
Près des vieux amis de vingt ans,
Sent déjà dérailler sa tête
Au choc des verres éclatants !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il est bientôt minuit… il fait un froid du diable.
Un homme, le front bas et se parlant tout haut,
Marche en zig-zags avec une peine incroyable
Dans une rue étroite et sombre : c’est Bidaut.

Il pleure, accuse Dieu, maudit le ciel, lui montre
Le poing d’une façon vraiment piteuse à voir.
Il s’arrête, il a vu le ruisseau qu’il rencontre
Et qui fait son murmure au-dessous du trottoir.
Il ouvre de grands yeux, il le prend pour la Seine !
Son cœur semble combattre un fatal mouvement.
Avec émotion, comme un acteur en scène,
Il avance soudain le pied, tragiquement !
Il trébuche et s’en va donner contre une porte…
Est-ce la sienne ?… Ah ! oui, car un faible rayon
Éclaire la fenêtre ou le diable m’emporte :
Adèle veille, il faut siffler… Ah ! nom de nom !
Allons, de l’énergie ! il la rassemble toute ;
Tout son corps se raidit dans un suprême effort
Et, d’une voix hélas ! qui ne laisse aucun doute
Sur son coupable état, il appelle très fort :
« Adèle, ma petite Adèle, ma Dédèle,
C’est moi, moi, qui suis là pour le passe-partout,
Tu sais, moi ton petit n’Antoine qui t’appelle,
Je suis pas gris, tu vois, je suis pas gris du tout. »
La fenêtre, pendant ce discours, s’est ouverte.
« Siffle — » Ah ! oui, passe-moi la clef » — « Siffle » — Ah ! dame oui,
Je veux bien… fü, fü, fü… je peux pas… elle est verte

Celle-là… fü, fü, fü, peux pas… c’est inouï !
Adèle, eh ! là, ma femme, allons, sois pas sévère
Adèle, mon trognon, mon cœur, mon artichaut,
Ma poule, fü, fü, fü, j’ai pourtant bu qu’un verre !,..
Il fait chaud et j’ai froid, il fait froid et j’ai chaud.
C’est bête, hein, dis ?… Ma femme, allons, ouvre à ton homme ?

Ça me cause trop d’embarras !…
Un verre ou rien. quoi ! c’est tout comme.
La clef ?… » — « Non, quand tu siffleras !… »
La fenêtre s’est refermée,
Et Bidaut, le pauvre Bidaut,
Épuisé par ce rude assaut.
Conclut, d’une voix alarmée :

« Dieu n’est pas juste »… et ne souffle plus mot.
Il boude et reste là, le dos contre sa porte.
Il couchera dehors, tant pis !… le ciel est noir

Et dans son cœur toute espérance est morte.
A ce moment, sur le trottoir,
Passe un bourgeois. Bidaut tourne la tête…

Oh ! quelle idée !… eh ! oui, pourquoi pas ?… il l’arrête
Et, d’un ton très poli, sa casquette à la main :
« Monsieur, sifflez pour moi ? » — « Siffler, et pourquoi faire ?

Vous avez perdu votre chien ?… »

— « Non, c’est ma femme… elle fait la sévère ;
Faut siffler pour avoir la clef… moi, je sais bien,
Mais je peux pas… tenez, voyez-vous la fenêtre ?…
Vous pourriez, vous ?… Ah ! mais, vous sauriez pas, peut-être ! »

Le bourgeois, après avoir ri,

Réplique par un coup de sifflet bien nourri…
O bonheur ! c’est un bruit de fenêtre qui s’ouvre…
« Cachez-vous, fait Bidaut… Adèle a le nez fin
Et se glissant devant le bonhomme, il le couvre.
La clef tombe… il l’attrape au vol… c’est elle, enfin !
Déjà, sa main la fait tourner dans la serrure,
Quand, Bidaut, dégrisé presque à ce doux murmure
Rappelle son sauveur qui poursuit son chemin,

Le remercie et, d’une voix plus sûre :
« Mon bourgeois ?.. à lundi prochain ! »
FIN