L'homme dans la lune/Lvne

Traduction par Jean Baudoin.
François Piot et I. Guignard (p. 20-195).


L’HOMME
DANS LA
LVNE

lettrine C
OVTE l’Andalouſie connoiſt mon nom, & ſçait que ie ſuis Dominique Gonzales, Gentilhomme de Seuille, Ville des plus celebres d’Eſpagne ; où ie naſquis, l’an 1552. Mon Pere s’appelloit Therand Gonzales, qui du coſté maternel auoit l’honneur d’appartenir de fort prés à Dom Pedro Sanchez, ce valeureux Comte d’Almenare, ſi glorieux pour ſes memorables faits d’armes. Quant à ma Mere, elle eſtoit fille du fameux Iuriſconſulte Otho Perez de Sallaueda, Gouuerneur de Barcellone, & Preſident de Biſcaye. I’eſtois le plus jeune de dix-ſept enfans qu’ils auoient eus ; & ils m’enuoyerent aux Eſcoles, en intention de me faire d’Egliſe. Mais Dieu qui me reſervoit pour vne autre fin, m’inſpira d’employer quelques années à la guerre ; au temps que le redoutable, & renommé Dom Fernand, Duc d’Albe, fut enuoyé. Gouuerneur aux Pays-bas, l’an de grace 1568.

Me laiſſant donc emporter au courant de mon premier deſſein, ie quittay l’Vniuerſité de Salamanque, où mes parens m’auoyet enuoyé ; & ſans me declarer à pas vn de mes meilleurs amis ; ie m’en allay par la France droit à la Ville d’Anuers, où j’arriuay en aſſez mauuais équipage, au mois de Iuin, l’an 1569. Cela m’obligea de faire, comme l’on dit, de neceſſité vertu ; ſi bien que de mes liures que ie vendis, de la garniture de ma chambre, & de quelques hardes qui m’eſtoient reſtées, ayant tiré de bonne fortune enuiron trente ducats, ie trouuay moyen d’y en adjouſter encore vingt, que quelques amis de mon Pere me preſteret. D’vne partie de cette ſomme, ie m’acheptay vn Bidet ; auec lequel le bon-heur voulut que ie voyageaſſe plus vtilement que nos jeunes Gentilshommes n’ont accouſtumé de faire. Ce bon-heur pourtant me vint d’vne faſcheuſe auanture. Car ie fus arriué bien à peine à vne lieüe d’Anuers, que ie fis rencontre de cette mauditte engeance de Voleurs, qu’on appelle communement Gueux qui ſe jettans ſur ma fripperie, m’oſterent mon cheual, & tout mon argent.

Me voyant ainſi deſnué de tout ces commoditez, la neceſſité, qui n’a point de loy, me conſeilla de prendre party auec le Mareſchal de Coſſé, Seigneur François, aſſez connu d’vn chacun. L’employ que j’auois prés de luy, eſtoit, à vray dire, tres-honorable ; & n’en deſplaiſe à mes Ennemis, qui publierent depuis à mon grand desauantage, que i’eſtois vallet de ſon Pallefrenier. Mais on ſçait bien le contraire ; & ie m’en rapporteray toujours à ce qu’en diront le Comte de Manſeld, Monſieur Tanier, & pluſieurs autres perſonnes irreprochables, qui ont teſmoigné ſouuent à des gens d’honneur encore viuans, la pure verité de cecy ; Elle eſt en effet, que Monſieur de Coſſé, qu’on auoit enuiron ce temps-là, deputé vers le Duc d’Albe, Gouuerneur des Pays bas, ayant ouy parler de ma naiſſance, & de ma derniere diſgrace, jugea que ce ne luy ſeroit pas peu d’honneur, d’auoir à ſa ſuitte vn Eſpagnol de ma condition. Il mit donc ordre, que tant que ie ſerois à luy, ie ne manquaſſe ny d’armes, ny de cheuaux, ny de toute autre choſe dont i’aurois beſoin ; & apres que i’eu apris la langue Françoiſe, voyant que ie n’eſcriuais pas mal, il me tint en qualité de Secretaire. Que ſi quelquefois, en temps de guerre, & en cas de neceſſité, ie penſois moy-meſme mon cheual, ce n’eſt pas choſe, à mon aduis, que l’on doiue m’imputer à blaſme : Au contraire, i’en ſuis d’autant plus à loüer, que le deuoir d’un vray Cauallier, eſt, çe me ſemble, de ne point negliger les moindres offices, quant il y va du ſeruice de ſon Maiſtre.

La premiere occaſion où ie me trouuay, fut contre le Prince d’Orange ; quand ce meſme Mareſchal mō intime amy, l’ayant rencontré du coſté de France, le mit en fuite, & le chaſſa iuſques aux murailles de Cambray. Ma bonne Fortune voulut alors, que ie fiſſe mon priſonnier de guerre, vn des Genſ-darmes de l’Ennemy, dont ie tuay le cheual à coups de piſtolet. Le Maiſtre meſme en fut bleſſé à la jambe ; & bien qu’aſſez legerement, ſi eſt-ce que ne pouuant d’abord ſe remuer, il fut contraint de ſe rendre à ma diſcretiō. Ie me ſeruis de cet auantage, pour le dépeſcher, comme ie fis, voyāt bien que i’auois affaire à vn Ruſtre beaucoup plus fort que moy, & qui eſtoit homme à me mal-traitter, s’il pouuoit vne fois ſe r’auoir. Ie luy oſtay donc auec la vie, vne groſſe chaiſne d’or, quantité d’argent, & pluſieurs autres bonnes nippes, le tout valant bien trois cens ducats.

Ma bource enflée de ce butin, m’enfla tout auſſi-toſt le courage ; & fit, que me ſouuenant de antique nobleſſe, ie me détachay du ſeruice de Monſieur de Coſſé, lequel ie payay d’vn Bazo las manos. L’Ambition me donna des aiſles, pour m’en aller à la Cour du Duc, où i’auois pluſieurs de mes parens. L’eſclat de mon or leur reſiouyt la veuë ; & en ſuitte du fauorable accueil qu’ils me firent, les obligea de me chercher quelque employ, qui fut digne de ce que ie vallois. En effet ils m’en trouuerent vn chez ce Prince, aupres duquel ie me vis dans peu de temps en aſſez bonne poſture. Il n’y auoit qu’vne choſe qui me dépleuſt en luy ; qui eftoit, qu’il me railloit à tout coup ſur les deffauts de ma perſonne, & qu’il irritoit ma patience par ce reproche, qui toutesfois ne pouuoit eſtre qu’injuſte : Car bien qu’il faille aduoüer que la Nature m’a fait d’vne taille des plus petites du monde ; Cette taille pourtant n’eſt pas de ma façon, mais du plus grand de tous les Ouuriers : Voila pourquoy, ſi ie ne me trompe, Monſieur le Duc ne deuoit pas faire de ce deffaut vn ſujet de mocquerie, pour deshonorer vn Gentilhomme, tel que ie ſuis. Ma cōdition meritoit bien qu’il me traitât vn peu mieux ; & ie veux croire ſans vanité, que les choſes qui me font depuis aduenuës, verifient aſſez, que les plus belles entrepriſes peuuent quelquesfois eſtre executées par des corps difformes, ſi le cœur eſt bon, & fecondé par les Puiſſances celeſtes. Or bien que le Duc me joüaſt ainſi, & qu’il me fiſt à toute heure des pieces nouuelles, ſi eſt-ce que ie luy tenois toujours caché le déplaiſir que i’en auois dans l’Ame ; D’où il aduint à mon aduantage, qu’auec vne ſecrette contrainte m’accommodant à ſes humeurs le mieux que ie peus, ie me le rendis fauorable par ma longue patience, Tellement qu’à ſon retour en Eſpagne, qui fut en l’an 1573 ie mis dans ma bource prés de trois mille ducats, tant par le moyen de ſa faueur, & de quelques autres conjonctures, qui me furent aſſez heureuſes, que par ma propre induſtrie, naturellement portée à n’oublier pas mes intereſts.

Comme ie fus arriué en mon pays, mes parens, que mon eſloignement auoit mis en peine, furent d’autant plus ioyeux de me reuoir, qu’ils remarquerent d’abord que i’auois remporté de mon voyage dequoy m’entretenir honorablement, ſans leur eſtre à charge, & ſans que pour aduancer ma Fortune, il fuſt beſoin de reculer celle de mes freres & mes ſœurs, ny de mes autres plus proches. Mais pour l’apprehenſion qu’ils eurent, qu’il ne m’aduint de le deſpenſer auſſi legerement comme ie l’auois gaigné ; à force de m’importuner à toute heure, ils me firent marier à la fille d’vn Marchand de Lisbonne, nommé Iean Figuere, homme d’eſprit, & grandement riche. Ie ſatisfis à leur commun deſir par ce Mariage ; & mis non ſeulement l’argent de ma femme, mais auſſi vne bonne partie de mon fonds propre, entre les mains de mon beau-pere, & de ceux auſquels il m’addreſſa : de ſorte que du profit qui m’en reuint, ie veſcus en Gentilhomme, & fort à mon aiſe, par l’eſpace de pluſieurs années.

Mais enfin il arriua qu’vn de mes parens, appellé Pedro Delgadez, ayant eu querelle auec moy, pour vn ſujet dont il n’eſt pas beſoin de parler icy, noſtre animoſité s’accreuſt tellement, que toutes les prieres de nos amis ne furent pas capables de nous mettre iamais d’accord. Comme il fallut donc que ce differend ſe demeſla à la pointe de l’eſpée, nous nous portaſmes pour cét effet à tous ſeuls ſur le pré, où le ſort des armes vouluſt que ie tuaſſe mon ennemy, bien qu’il fuſt incompatablement plus grand & plus robuſte que moy. Toutesfois mon courage à ce beſoin ſupplea si biè à ma foibleſſe, qu’encore qu’aupres de luy ie ne paruſſe qu’vn Nain ; ſi eſt-ce que par mon agilité, jointe à mon adreſſe, ie vins à bout de ſa taille de Geant. Cette action s’eſtant paſſée à Carmone, me fit incontinant reſoudre à la fuytte ; Comme en effet ie la pris du coſté de Lisbone, auec deſſein de m’y tenir caché parmy les amis de mon beau-pere, en attendant que cette affaire s’accommodaſt à l’amiable, du conſentement de mes parties.

Ce que ie raconte icy aduint en l’année 1596. iuſtement au tèps, qu’vn de nos Nauigateurs reuenu des Indes, ſe mit à eſtourdir tout le monde du bruit formidable de ſes pretédus triomphes. Car quoy qu’il euſt eſté battu ſur la mer, & que les Anglois luy donnant la chaſſe, ſe fuſſent faits maiſtres de la meilleure partie de ſon équipage ; il fut ſi Fanfaron neantmoins, qu’apres cette perte, il oſa bien ſe vanter d’vne grande victoire, qu’il diſoit auoir gaignée ſur eux, vers l’Iſle de Pines, comme il le publia depuis dans la declaration expreſſe qui en fut imprimée.

Mais pleuſt à Dieu que la Fourberie & la Vanité euſſent eſté les plus grandes de ſes fautes ! ſon Auarice me ſembla la pire de toutes, & par elle-meſme ie me vis ſur le poinct d’eſtre ruyné tout à fait. Cela n’eſt pas arriué pourtant ; Au contraire, ce qui me ſembloit vne diſgrace bien grande, s’eſt trouué depuis vne faueur ſignalée, & vn vray moyen d’éternizer ma memoire. La raiſon eſt, pour ce que de là s’eſt enſuiuie vne auanture, qui ne doit pas ſeulement tourner à ma gloire, mais au commun bon-heur de tous les mortels, mortels. Car apres le merveilleux voyage que j’ay fait ſans y penſer, ſi par vn heureux Deſtin ie puis retourner au lieu de ma naiſſance, pour y debiter les grandes choſes que j’ay veuës, ie ne doute point que tous ceux des ſiecles à venir ne profitent de la connoiſſance que ie leur en donneray.

Prenez ſeulement la peine de lire icy ce que i’en eſcris ; & vous trouuerez que par des inuentions qui ſurpaſſent l’humaine créance, j’ay fait des rencontres fauorables, & deſcouuert de ſi beaux ſecrets, qu’il eſt impoſſible que le public n’en receüille vn grand fruit, s’il en veut vſer ſuiuant mes inſtructions. Vous verrez par leur moyens les hommes fendre les airs, & voler ſans aiſles. Il ne tiendra qu’à vous, ſans bouger, & ſans l’aide de perſonne, d’enuoyer en diligence des Courriers où vous voudrez, & d’en auoir la réponſe tout à l’heure. En quelque lieu que demeure voſtre Amy, ſoit dans la ſolitude, ſoit dans les Villes les mieux peuplées, il vous ſera facile de luy deſcouurir vos penſées, & de faire quantités d’autres choſes encore plus admirables. Mais ce qui vaut plus que tout le reſte, eſt que par ces meſmes enſeignemens vous aurez connoiſſance d’vn nouueau Monde, & de pluſieurs rares effets de la Nature, qui iuſques icy nous ont eſté cachez, & meſme inconnus aux plus anciens Philoſophes, qui n’y ont pas ſeulement penſé.

Pour reuenir donc à mon Diſcours, ie vous diray que cét imperieux Cappitaine, dont i’ay naguere parlé, teſmoignant en apparence vn extrême regret de la mort de Delgadez, duquel en effet il eſtoit vn peu parent, ſe monſtroit inexorable dans les pourſuites qu’il en faiſoit ; que s’il ſouffroit quelquesfois qu’on luy parlaſt d’accord, & qu’on l’en priaſt, ce n’eſtoit qu’à condition de n’auoir pas moins de cinq cens ducats, afin de ſe deſiſter de toutes pourſuittes. Comme i’auois donc vne femme, & deux fils d’elle, que ie ne voulois point rendre miſerables, pour ſatisfaire à l’auarice de ce Faſcheux, & de ſes Aſſociez ; ie fus contraint de ceder à la neceſſité, qui me fit reſoudre de m’embarquer dans vne bonne Carraque, qu’on auoit frettée pour le voyage des Indes. Ie pris deux mille ducats, auec deſſein d’en trafficquer ; & en laiſſay autant à ma femme & à mes enfans, pour n’eſtre point depourueus tout à fait, s’il arriuoit faute de moy.

Durant mon ſejour aux Indes, i’employay ce que i’auois d’argent en ioyaux de toutes ſortes, principalement en eſmeraudes, en diamants, & en groſſes perles : Ie les auois à ſi bon marché, que le traffic ne m’en pouuoit eſtre que tres profitable ; ſi bien que le tout enſemble eſtant arriué à bon port en Eſpagne, me rapporta de gain dix pour vn, du moins on me le fit ainſi entendre. Cependant ie me ſeruis de l’occaſion qui ſe preſenta de m’en retourner à mon païs, & m’embarquay pour cette fin avec pluſieurs Marchands. Mais bien à peine euſmes-nous doublé le Cap de bonne Eſperance, que ie fus ſaiſi d’vne maladie qui me dura long-temps ; & de laquelle ie fuſſe mort indubitablement, ſi nous n’euſſions deſcouuert de bonne fortune la belle Iſle de Sainte Heleine, que ie ne feindray point de nommer le Paradis de la terre. Car outre que l’Air y eſt extremement ſain, ſon terroir, le plus fertile du monde, y produit en abondance les meilleurs choſes que l’on puiſſe voir, & les plus neceſſaires à l’entretenement de la vie humaine. Ce que ie taſcherois en vain de prouuer icy, puis qu’il n’eſt point de ſi petit garçon en Eſpagne, à qui les beautez de cette iſle ne ſont connües, pour en auoir ouy parler hautemèt. À raiſon dequoy ie ne m’eſtonne pas ſans ſujet, de ce que noſtre Roy ne s’eſt point encore aduiſé d’enuoyer des Colonies, & de baſtir des forts en ce lieu là, eſtant ſi comode pour le rafraiſchiſſemèt de tous ce qui voyagent aux Indes, qu’il eſt comme impoſſible d’aller iuſque là, ſans y prendre terre.

Illustration de L'Homme dans la Lune de Francis Godwin
Illustration de L'Homme dans la Lune de Francis Godwin

Cette Iſle eſt à quinze degrez de hauteur vers le Sud, & peut auoir de circuit enuiron neuf milles d’Italie, ſans qu’il y ait aucune terre ferme à trois cens lieuës prés, ny vne ſeule Iſle à cent. Tellement qu’il ſemble que ce ſoit vn prodige de la Nature, que dans vn Ocean ſi orageux, & de ſi grande eſtenduë, ſe deſcouure aux yeux vne ſi petite piece de terre. Il y a du coſté du Sud vn tres-bon Havre, enuironné de pluſieurs loges, que les Portugais y ont faites, pout la commodité des Navigateurs. Parmy ces Baſtiments est remarquable vne petite Chappelle embellie d’vne haute Tour, & d’vne Cloche au dedans. Adjouſtez y que non loing de là coule vn ruiſſeau tres-commode, pour eſtre d’eau douce, & grandemement fraiſche. Ie ne parle point de pluſieurs belles allées, qui s’y voyent faites à la main, & bordées des deux coſtez d’vne grande quantité de beaux arbres, principalemèt d’Orangers, de Citronniers, de Grenadiers, & de leurs ſemblables, qui portent du fruit toute l’année ; comme ſont auſſi les Vignes, les Figuiers, les Poiriers diuerses ſortes, les Pruniers, & les Oliuiers. Là meſme i’ay remarqué de ces fruits que nous appellons vulgairemèt Damaxelas ; Il eſt vray qu’il s’y en trouue fort peu ; mais pour des pommes il n’y en a point du tout. Au contraire, les herbe les plus communes dans nos Iardins, comme le Perſil, le Pourpié, le Roſmarin, les Laitues, & ainſi des autres, y viennent en abōdance ; de meſme que les legumes, ou le grains, tels que ſont le fourment, l’orge, les pois, & les feues, que la terre produit ſans eſtre ſemez. L’on en peut dire autant du beſtail, cette Iſle en eſtant peuplée plus que toute autre ; mais particulierement de cheures, de porcs, de moutons, & de cheuaux ; d’vne viſteſſe extraordinaire ; Comme encore, de perdrix, de poules de bois, ou de faiſans, de pigeons ramiers, & de toute ſorte de gibier. Ces oyſeaux de diuerſes eſpeces s’y font remarquer en quelque temps que ce ſoit. Mais on y voit ſur tour aux mois de Ianvier & de Mars, vne prodigieuſe quantité de Cignes ſauuages, dont j’auray ſujet de parler plus amplement cy-apres ; leſquels, comme nos Coucous, & nos Roſſignols, s’éuanouïſſent, & ne ſont plus viſibles, en vne certaine ſaiſon de l’année.

En cette heureuſe Iſle on me mit à terre auec vn Negre, qu’on me donna pour me ſeruir durant ma maladie. Dieu voulut qu’elle ſe changeaſt en ſanté bien-toſt apres ; & ie croy que la temperature de l’air y cōtribua beaucoup, en vne ſi agréable ſolitude. I’y demeuray vn an tout entier, durant lequel ne pouuant m’appriuoiſer auec les Homme, puis qu’il n’y en auoit aucuns, ie cherchay à me diuertir parmy les oyſeaux, & les beſtes ſauuages. Quant à mon Negre, qui s’appelloit Diego, il fut contraint de prendre logis dās vne Cauerne, qui eſtoit au bout de l’Iſle ; & hors de laquelle il ſortoit de temps en temps, pour s’en aller chercher à viure de ſon coſté, comme ie faiſois du mien. Que ſi la chaſſe de l’vn auoit bon ſuccez, il en aſſiſtoit ſon compagnon ; ſinon, la neceſſité nous reduiſoit tous deux à nous en paſſer le mieux que nous pouuions. Cela n’arriuoit neantmoins que fort rarement, ny ayant là point d’ Animal, qui s’enfuye de deuant vn homme ; qu’il ne s’eſpouvāte non plus de voir, qu’vn bœuf, vne cheure, ou quelqu’autre beſte ſemblable.

Cela fut cauſe que ie trouuay l’inuention d’appriuoiſer aiſémèt des quadrupedes & des oyſeaux de differentes eſpeces ; ce que ie faiſois en peu de temps, par le moyen d’vne muſeliere que ie leur mettois, qui les contraignoit de venir à moy, ou à Diego quand ils vouloient paiſtre. Au commancement ie prenois vn extreme plaiſir à me ſeruir en mes diuertiſſemens de certaines perdrix, à peu prés ſemblables aux noſtres ; & d’vn Renard priué que i’auois car toutes les fois que ie voulois conferer auec Diego, ie prenois vn de ces oyſeaux, que la faim preſſoit, & luy attachois au col vn petit billet ; puis ie le chaſſois d’aupres de moy, ſi bien qu’il ne manquoit pas de s’en aller droit à la grotte de Diego. Que s’il ne l’y rencontroit, il ne ceſſoit de voltiger à l’entour, iusqu’à ce qu’enfin il le trouuoit. Mais pource que ie pris garde que tels meſſages ne ſe pouuoièt faire ſans quelques inconueniens, qu’il ſeroit inutile de rapporter icy ; ie perſuaday à Diego (& cela ne fut pas difficile, d’autant que pour l’a merueilleuſe accortiſe, il ne ſe rebuttoit iamais des conſeils que ie luy donnois) de s’en aller demeurer en vn Promontoire, tourné du coſté du Nord, & qui n’eſtoit eſloigné de l’Iſle que d’vne lieue. Auſſi pouuoit-il de ce lieu là voir facilement & la Chappelle, & ma loge ; de ſorte qu’à la faueur du temps, quand il eſtoit calme, & le Ciel ſerain, nous auions moyen de nuit ou de iour, de nous communiquer nos penſées l’vn à l’autre ; à quoy j’aduoüe que ie prenois vn incroyables plaiſir.

Si de nuit ie luy voulois faire entendre quelque choſe, i’auois accouſtumé de mettre vn fallot au plus haut de la Tour, où eſtoit la cloche ; lieu d’aſſez large eſtenduë, qui receuoit le iour par les vitres d’vne fort belle feneſtre, & dont des murailles plaſtrées au dedans, paroiſſoient extremement blanches ; ce qui redoubloit ſi fort l’eſclat de la lumière, que quand meſme elle n’euſt pas eſté ſi grande, on n’euſt point laiſſé de voir encore de bien plus loing, s’il euſt eſté neceſſaire ; Comme dōc mon flambeau auoit eſté ainſi allumé ſur la Tour, par l’eſpace d’vne demie heure, ie le couurois, ou le retirois ; & ſi je voyois que mon homme me fiſt quelque ſignal du Cap où il eſtoit, ie jugeois par là, quil attendoit avec impatience de mes nouuelles. Tellement qu’à l’heure meſme, par l’ordre que ie tenais à luy cacher, ou luy monſtrer la lumiere de temps en tèps, ſelon que nous l’auions concerté enſemble, ie luy donnois à connoiſtre tout ce qu’à peu prés ie dèſirois. I’auois d’autres inuentions encore, pour l’aduertir en plain iour de mes diuertiſſemens ; que ie luy faiſois ſçauoir, tantoſt par vn ſignal de fumée, ou par la pouſſiere que ie mouuois, tantoſt par vn moyen plus ſubtil, & beaucoup plus effectif.

Mais d’autant que cette » ſcience contient des ſecrets & des Myſteres, qu’il ſeroit difficile de rapporter icy ſuccinctemèt, en ſuitte du peu i’en ay dit, ie me propoſe d’en faire vn diſcours exprés. Dequoy ie m’aſſeure que tous les hommes recueilleront vn grand fruit, s’ils en ſçauent vſer à propos : car ce qu’un Courrier ne ſçauroit faire en pluſieurs iournées, ſe ſera en moins d’vne heure, par l’inuention que i’ay à deſcrire. I’aduoüe pourtant qu’encore que ces experiences ſoient toutes belles, ie ne laiſſay pas neanmoins d’en trouuer quelques vnes, qui m’ennuyerent à la longue, pour me ſembler trop penibles ; ce qui m’obligea de reuenir à ma premiere inuention de mes Meſſagers aiſlez, & d’encherir meſine par deſſus.

Au bord de la mer, & particulièrement vers l’embouſchure de noſtre riuiere, ie trouuay quantité de cignes ſauuages, tels que ceux dont i’ay paré cy-deuant. Ils paiſſoient preſque tous enſemble ; & par vn effet vrayement merueilleux, ils ſe nourriſſoient les vns de poiſſons, & les autres d’oyſeaux differens, qu’ils deſchiroient à belles griffes ; Car ce qui eſt bien eſtrange, ils en auoient d’auſſi crocheües que les Aigles : mais ce n’eſtoit qu’en vn des pieds, ayant l’autres comme les cignes l’on d’ordinaire. Or d’autant qu’il ſe trouuoit là vne grande quantité de ces oyſeaux, qui auoient accouſtumé d’y couuer leurs œufs, & de les faire eſclorre ; ie pris enuiron trente ou quarante de leurs petits, que i’accouſtumay à manger ſur le poing, partie pour mon plaiſir, partie pour m’en ſeruir au deſſein que i’auois, & que ie mis depuis en praticque. Comme ie vis donc qu’ils eſtoient grands, & capables d’vne longue volée, ie les dreſſay premierement au leurre, & à reuenir, en les reclamant à la veue d’vn linge blanc que ie leur monſtrois. Et certainemèt ie trouuay en eux, qu’auec beaucoup de raiſon Plutarque ſouſtient, que les Animaux carnaciers ſont les plus dociles de tous. Ie n’oſerois pas vous declarer ce que ie leur appris, ſi ie ne m’y croyois obligé pour en auoir fait l’eſpreuue. Ils n’auoient encore que trois mois, quand ie les accouſtumay peu à peu à porter en volant, des fardeaux proportionnez à leur force. Les ayant trouué propres à cela, plus qu’eſt poſſible de croire, ie les rendis ſi ſçauans par mon addreſſe ; qu’à chaque fois que du haut d’vn coſtau, Diego leur monſtroit vn drappeau blanc, ils ne manquoient pas de luy porter de ma part du vin, de la viande, ou telle autre choſe que ie luy vouloi enuoyer ; ny uoler à moy, ſi-toſt que ie les reclamois, apres leur meſſage.

Comme ie les eus ſi bien inſtruits, il me tomba dans la fantaiſie, de voir s’il n’y auroit pas moyen d’en joindre enſemble quelques vns, & des les accouſtumer à voler, chargez de fardeaux aſſez peſans : Car ie me perſuaday que par ce moyen, ie rendrois vn homme capable de voler, & de ſe faire porter où il voudroit ; ſans qu’il y euſt rien à craindre pour luy. En effet, comme i’eus bien reſvé là deſſus, ie reconnus par eſpreuue, que pluſieurs de ces oyſeaux eſtans joints, ſeroient aſſez forts, pour enleuer auec eux vne charge de peſanteur conſiderable. Ie n’y voyois que cét obſtacle, qu’il ſeroit impoſſible de s’eſleuer tous enſemble à meſme temps, pource que le premier qui voudroit prendre ſon vol, ne le pouuant, à cauſe du poids trop lourd, ſe rebutteroit incontinent ; le ſecond en ferait autant, puis le troiſieme, & ainſi des autres. Pour empeſcher donc que cela n’aduint, & faire en ſorte qu’vn chacun d’eux ſe peuſt leuer, auec ſon fardeau, ie m’aduiſay de cette inuention. I’attachay à chacun de mes Ganſas, (ou ſi vous voulez de mes oyes, ou de mes cignes ſauuages) vn petit morceau de liege, à trauers vne corde aſſez lōgue ; En l’vn des bouts de laquelle, ie mis vn billot, du poids d’enuiron huit liures, & en l’autre de deux. Cela fait, ie donnay le ſignal à quatre de mes oyſeaux, qui s’eſleuant auſſi-toſt, emporterent leur billot iusques au lieu deſtiné. Le bon ſuccez de ce premier eſſay, m’obligea d’en faire vn ſecond, pour lequel je me ſeruis de trois autres oyſeaux, que i’y adjouſtay, afin de leur faciliter à tous l’enleuement du fardeau que ie m’aduiſay de leur donner à porter. Ce fut vn agneau, qui n’eſtoit pas des moindres, & dont ie confeſſe que i’enuiay le bon-heur, pour auoir eſté la premiere creature viuante, à qui réüſſit vne inuention ſi rare, & ſi admirable.

Mais enfin, apres pluſieurs eſſais, ie fus eſpris tout à coup d’vn ardent deſir de me faire porter moy-meſme. Diego, mon Negre, n’en euſt pas moins d’enuie que moy ; & ſi ie ne l’euſſe conſideré, à cauſe que i’auois beſoin de luy, i’aurois pris ſon Ambition en ſi mauuaiſe part, que ie m’en fuſſe tenu pour offencé ; car i’eſtime cette inuention de voler incomparablement plus glorieuſe pour moy, que ne fut à Neptunc celle de fendre les vagues de l’Ocean, ſur leſquelles il ſe hazarda le premier. Feignant donc de n’imputer point à blaſme vn deſir ſi temeraire de Diego, ie luy dis que tous mes Ganſas enſemble ne pouuoient ſuffire à le porter ; Auſſi ne mentois-ie point, pource qu’encore qu’il fuſt d’vne moyenne taille, ſi eſt-ce qu’il eſtoit du moins deux fois auſſi peſant que moy.

Ainſi pour me contenter dans l’extrême paſſion que i’auois de prendre vne route, que pas vn des hommes n’euſt encore priſe, ie me fournis premierement de tout ce qu’il me falloit à peu prés, pour l’execution de mon deſſein ; & me mis enſuitte auec mon attirail ſur le ſommet d’vn rocher, ſcitué droit à l’emboucheure de la riuiere. Alors, tandis que la marée eſtoit haute, me ſeruant de la machine que ie vous cy-deuant repreſentée, ie commanday à Diego de faire le ſignal ordinaire à mes Ganſas, qui ſe leuerent tout auſſi-toſt, au nombre de vingt-cinq, & me porterent en vn autre rocher, eſloigné du bord d’enuiron vn quart de lieuë.

Ie fus bien aiſe de prendre mon temps, & de me preualoir de l’auantage du lieu, pour m’eſtre imaginé qu’en cette entrepriſe quelque accident inopiné pourroit biè ruiner entierement & mes deſſeins, & mes eſperances. Toutesfois ie me remis vn peu l’eſprit, quand ie conſideray, que le pis qui me pourroit arriuer, ce ſeroit de tomber dans l’eau, d’où, pour eſtre excellent nageur, ie me tirerois aſſez facilement ; quelque dangereuſe que ſemblât eſtre ma cheute. Mais lors que i’eus trajetté ſans peril, & d’vne nouuelle maniere, ce bras de mer ; i’aduoue que ie me ſentis comme tranſporté hors de moy meſme, tant ie fus joyeux d’auoir inuenté vn artifice ſi admirable. Ô Dieu ! combien de fois me ſouhaittay-ie au milieu de l’Eſpagne, pour y remplir le monde du bruit mon nom ? & combien fis-ie de vœux encore pour la flotte des Indes, afin que paſſant par là fortuitement, elle pût me ramener au lieu de ma naiſſance ! Mais par vn malheur eſtrange pour moy, la route en fut retardée de plus de trois mois.

Elle paſſa neanmoins, lorsque ie ne m’y attendois plus ; & ie m’eſtonnay de n’y voir que trois Carraques, qui allaient de conſerue, & que la tempeſte auoit tellemèt battues, que ceux qu’elles portoient, affoiblis de laſſitude, & de maladie, furent contraints de relacher en noſtre Iſle, pour s’y rafraiſchir par l’eſpace d’vn mois entier.

Le Capitaine de la Flotte s’appelloit Alphonſe de Hima, homme vaillant, aduiſé, deſireux de gloire, & digne, à vray dire, d’vne meilleure fortune, que ne fut celle qui luy arriua depuis. Ie luy deſcouuris d’abord l’inuention de mes Ganſas, me doutant bien qu’il ſeroit impoſſible autrement de luy perſuader iamais de les receuoir en ſon Nauire, pource qu’ils luy ſeroient incommodes, & pour La neceſſité des prouiſions, & pour le trop grand nombre de paſſargers, pour leſquels ſi n’y auoit pas de place de reſte. M’eſtant declaré à luy, j’vſay de toute ma Rhétorique, pour luy perſuader d’eſtre fidele & ſecret ; ce qu’il promit en effet, & meſme il s’obligea par ſerment. Auſſi me deuois-ie pas douter du dernier, pour eſtre bien aſſeuré qu’il n’oſeroit communiquer mon deſſein à perſonne, auant que le Roy en euſt connoiſſance. Mais pour le premier, j’aduouë qu’il me mettoit en peine, apprehendant que l’Ambition de ce Capitaine, jointe au deſir de s’attribuer la gloire d’vne ſi belle inuention, ne le portaſt à se defaire de moy. Il me fallut donc me reſoudre de ceder à la neceſſité preſente ; ou m’expoſer au hazard de perdre mes oyſeaux, qui n’auoièt point leurs ſemblables dans le monde. Tellement que pour m’eſtre abſolument neceſſaires, pour mener à bout mon entrepriſe, s’il falloit qu’ils me manquaſſent à ce beſoin, i’en deuois tenir la perte pour irreparable. Ma crainte ſe trouua tres-mal fondée ; & celuy dont ie me defiois le plus, me traitta en vray homme d’honneur. Poſſible ſe doutoit-il auſſi, que s’il faiſoit autrement, ie luy tendrois quelque piege, dont il ſe trouuerait mal ; ce qui pouuoit ſuffire, comme il ſembloit, à deſtourner ſa mauuaiſe volonté, s’il en auoit pour moy. Quoy qu’il en fuſt neantmoins, noſtre route eſtoit aſſez longue iuſques en Eſpagne, pour luy donner moyen de me jouer vn mauuais party, s’il l’euſt voulu faire, & noſtre Nauigation n’euſt eſté retardée par l’aduanture ſuiuante.

Le Ieudy vingt-vnieſme de Iuin 1599, nous hauſſames les voiles ; & priſmes la route d’Eſpagne, mais ce fut apres que i’eus logé mes oyſeaux aſſez commodément, & trouué place pour ma Machine, qu’à cauſe de ſon trop grand embarras, le Capitaine me voulut faire laiſſer derriere. Et peu s’en fallut auſſi que ie ne ſuiuiſſe ſon Conſeuil. Mais ma bonne fortune en diſpoſa autrement, & me ſauuant la vie, me donna de plus ce ie prefere à mille, ſi i’en auois autant : Car ayant vogué deux mois entiers auec vn vent fauorable, nous fiſmes rencontre d’vne flotte Angloiſe, à quelques dix lieües de Teneriffe ; qui eſt vne des Iſles Canaries, fameuſe par tout le monde, à raiſon d’vne montagne nommée El Pico, qui ſe peut voir & diſcerner de cent lieues dans la mer, quand elle eſt calme.

Nous auions dans nos vaiſſeaux, qui ne manquoient ny de viures ny de munitions, cinq fois plus de gens qu’ils n’en auoient ; tous hommes bien-faits, ſans que pas vn d’eux ſe reſſentit des maladies paſſées ; Et toutesfois les voyant diſpoſez au Combat, le ſouuenir des richeſſes que nous portions, nous mit dans l’eſprit, que ce ſeroit prudence de fuir, ſi nous pouuions, pluſtoſt que de reſiſter inprudemment à des Ennemis qui nous alloient attacquer ; que la rencontre de tels Coureurs de mer eſtoit dangereuſe, & qu’il ne falloit point hazarder, non ſeulement la vie ( qu’vn homme de bien eſtime peu en ſemblables occasions) mais la Fortune de pluſieurs pauvres Marchands, qui pour n’auoir ſceu deſtourner le peril dans vne affaire de telle importance, ſe trouueroient à l’aduenir entierement ruynez.

Noſtre flotte eſtoit alors de cinq vaiſſeaux, à ſçauoir de trois Carraques, d’vne Barque, & d’vne Carauelle, qui venant de l’lſle de Saint Thomas, auoit par malheur joint noſtre flotte peu de iours auparauant. Les Anglois, qui auoièt trois Nauires fort bien équipez ne nous apperceurent pas pluſtoſt, qu’ils commencerent à tirer ſur nous, & à changer tout à coup de route, comme il fut aiſé de juger, pour nous pouuoir pluſtoſt joindre ; ce qui leur eſtoit d’autant plus facile, qu’ils auoient le vent en pouppe, & auec cela des vaiſſeaux legers, & bons voiliers, comme ſont preſque tous les Nauires Anglois. Les noſtres au contraire eſtoient fort peſans, ſoit pour leur propre ſtructure, ſoit pour le grand nombre de gens & de marchandiſes qu’ils portoient. Ce qui fut cauſe que noſtre Capitaine ſe reſolut à la fuitte, auec plus de prudence que de valeur, & de bonne Fortune. Tout l’ordre que nous euſmes de luy, fut de nous eſcarter les vns des autres. D’où il aduint que par trop d’empreſſement, la Carauelle s’embaraſſa ſi fort auec vne de nos Carraques, qu’elle la fracaſſa en diuers endroits, ſi bien qu’il fut facile aux Anglois de la joindre, & de l’emmener. Cependant nous viſmes couler à fonds la Carauelles, & la Barque s’eſchapper heureuſement, pource que perſonne ne luy donna la chaſſe. Vne autre de nos Carraques, fut quelquetemps pourſuiuie par ces Ennemis ; puis abandonnée par eux-meſme. Mais enfin l’eſperance du riche butin qu’ils creurent trouuer parmy nous, les fit tout à coup reſoudre de nous aſſaillir de toutes leurs forces. Tellement que noſtre Capitainre fut d’aduis de relaſcher en l’Iſle prochaine, ſi nous en pouuions trouuer le port ; en intention de ſauuer vne partie de nos biens auec nos vies ; aimant mieux que le reſte fut perdu, que de confier le tout à la diſcretion de ſi rudes Ennemis.

Comme i’eus appris cette réſolution, & conſideré que la tourmente eſtoit grande, joint qu’il y auoit en cette coſte-là tant de bancs de ſable & tant de rochers qui ne paroiſſoient point, que noſtre vaiſſeau pouuoit difficilemèt aborder la terre, ſans ſe briſer contre ces écueils ; ie m’addreſſay au Capitaine, pour luy en dire mes ſentimens. D’abord ie luy remontray, que la route qu’il vouloit prendre, me ſembloit hors d’apparence ; qu’en ſe hazardant de cette ſorte, il agiroit en homme deſeſperé ; & qu’il feroit beaucoup mieux de ſe rendre à la mercy des Anglois, que de ſe perdre luy-meſme, & tant de braues hommes qui le ſuiuoient. Mais il ne daigna m’eſcouter, bien loing de me croire. Surquoy ie fis à l’ inſtant cette reflexion judicieuſe, qu’il eſtoit temps de ſonger à moy. Puis ayant ſerré dans l’vne des manches ma boite de Pierreries, I’attelay mes Ganſas à leur Machine, ou ie m’ajuſtay le mieux que ie pûs, croyant ( comme il arriua par bon-heur), qu’auſſi-toſt que le vaiſſeaux viendroit à manquer, mes oyſeaux, bien qu’ils n’euſſent aucun ſignal, ne laiſſeroient pas de ſe porter d’eux-meſmes à gaigner la terre, afin de ſauuer leur vie, à la conſeruation de laquelle il n’eſt point de creature qui ne contribue par vn inſtinct naturel. L’effet ſecona mon eſperance ; & i’en louay Dieu ; tandis que nos Nauigateurs s’ eſtonnoient tous de ce que ie voulois faire, dont pas vn d’eux n’auoit connoiſſance, à la reſerue du Capitaine ; car quant à Diego, il eſtoit dans le Nauire nommé le Roſier ſauué fortuitement, comme il a eſté dit, pour n’auoir du tout point eſté pourſuiuy des Ennemis.

Nous eſtions à demy-lieüe de terre, quand par vn accident déplorable, noſtre Carraque pouſſée contre vn écueil, ſe fendit incontinent, & commança de faire eau de toutes parts : Ce que ie n’apperceus pas ſi-toſt, que du plus haut du tillac où i’eſtois, ie laſchay les reſnes à mes oyſeaux. Ils ſe leuerent tous à l’inſtant, & me porterent à terre ; dequoy vous pouuez penſer, ſi ie n’eus pas vn ſujet d’eſtre ſatisfait au dernier poinct. Mais ce fut pour moy d’ailleurs vn bien funebre ſpectacle, de voir mes compatriotes & mes amis ſi miſerablement traitez par la mer. Pluſieurs neantmoins s’eſchapperent de ce naufrage, auec plus de bon-heur, que par raiſon ils n’en deuoient eſperer : car dans vne extremité ſi preſſante, les Anglois ſe monſtrans plus genereux que nous ne croyōs, en furent touchez de compaſſion, & firent toutes diligences imaginables, meſme au hazard de leur vie, pour receuoir dans les Chaloupes qu’ils jetterent, ceux qui eurent aſſez de force pour les aborder, en s’oppoſant à la violence des vagues. Le General de la flotte fut le principal de ceux qui ſe ſauuerent de ce peril, & luy-meſme (comme ie l’ay ſceu depuy du Pere Pacio,) s’eſtant jetté dans ſa chalouppe, auec douze autres, fut perſuadé par quelques vns de ſe rendre au Capitaine Rymundo, qui le mena, & noſtre Pilotte auſſi, au nouueau voyage qu’il pretendoit faire aux Indes. Mais leur deſtin fut ſi mauuais, qu’apres s’eſtre n’aguere eſchappez de la furie des vagues, ils furent impitoyablement engloutis par elles, au traiect d’vn Golphe, qui eſt prés du Cap de bonne Eſperance. Il en reſta neantmoins quelques vingt-ſix, que la Fortune ne traita pas ſi mal, & qui ſur d’autres vaiſſeaux qui les receurent, aborderent biè-toſt au Cap verd, où ils furent mis à terre.

I’eſtois cependant en vn païs où ie me croyois en ſureté, pour eſtre parmy des Eſpagnols, qui en habitoient la meilleure partie ; biè qu’il s’en fallut fort peu que ie ne comptaſſe, comme l’on dit, ſans mon hoſte. Ie fus pourtant ſi heureux, que d’eſtre porté en cet endroit de Iſle, où commance à s’eſleuer inſenſiblement la montagne dont i’ay parlé cy-deſſus. Elle eſt en poſſeſſion d’vne maniere de gens ſauuages, qui viuent ordinairement le long de ces coſtes. La neige en couure le ſommet en quelque temps que ce ſoit ; & ſa hauteur, tant elle ſi grande, la fait eſtimer inacceſſible aux gens & aux beſtes.

Ces Sauuages, de crainte qu’ils ont des Eſpagnols, auec leſquels ils ne ſont iamais ſans quelque forte guerre, demeurent touſiours le plus prés qu’ils peuuent du sommet de cette montagne, où ils ont pluſieurs forts, pour s’y tenir en deffence, & ne deſcendent iamais dans les fertiles vallées, que pour aller à la picorée ; Ie fus bien à peine en bas, que de ces hauts lieux ils m’apperceurent fortuitement. L’eſpoir du butin qu’ils creurent faire, les ſollicita d’accourrir à moy ; mais ils ne le peurent ſi couuertement, que ie ne jugeaſſe de leur deſſein, auant qu’ils m’euſſent approché d’enuiron vn demy quart de lieuë. Les voyant donc deſcendre à la haſte du haut du coſtau, les vns portans de longs baſtons, & les autres armez, comme il me ſembloit, pource que ie ne les pouuois pas bien diſcerner, à cauſe qu’ils eſtoient loing ; ie conclus à par moy de changer de place, & d’adviſer aux moyès de me garètir des griffes de tels Marauds, qui pour eſtre ennemis mortels de nos Eſpagnols, m’euſſent aſſeurément mis en pieces, ſi ie fuſſe tombé dans leurs pieges.

De cét endroit où ie me trouuay pour lors, qui eſtoit en la principale aduenue de la mōtagne dās vn païs plat, & ſi découuert, que rien ne s’oppoſoit à la veuë, j’apperceu par bon-heur dans la coſte vne maniere de creuaſſe, ſur vn terre plain blanchiſſant, qui me ſembla propre à executer ce que i’auois projetté : car ie me perſuaday que cette blancheur ſeruiroit comme ſignal à mes oyſeaux ; & qu’eſtans pouſſez auec induſtrie, ils me pourroient enleuer ſi loing de là, qu’ils oſteroient à ces Barbares le moyen de m’atteindrce, avant que i’euſſe gaigné le logis de quelqu’vn des Eſpagnols, qui faiſoient là leur demeure ; Ou qu’à faute de cela, ie pourrois du moins auoir le temps de me cacher d’eux ; en attendant que la nuit me donnat moyen de me coduire, à la ſaueur des eſtoiles, iusques à la Laguna capitale de cette Iſle, d’où ie n’eſtois vray-ſemblablement qu’à demy-lieuë. Ie me mis pour cét effet ſur ma Machine, & lachay les reſnes à mes Ganſas, qui de bon-heur pour moy prirent tous vne meſme route, bien que ce ne fut pas celle où ie buttois. Mais cela n’importe, Lecteurs, aye ſeulement l’oreille à l’erte, & prepare-toy d’ouïr la plus eſtrange auanture qui ſoit iamais arriuée. Que ſi tu n’as point aſſez de bonté pour la croire, ſans l’auoir veuë, fie-toy du moins à ma parole, & t’aſſeure qu’aux experiences que i’en ay faites, i’eſpere d’en adjouſter pluſieurs autres, auant qu’il ſoit peu de temps.

Mes Ganſas, comme autant de Cheuaux qui auraient pris le frein aux dents, s’eſleuerèt tout à coup, & fendirent l’air d’vne viſteſſe incroyable. I’eus beau les addreſſer du coſté où le terrain eſtoit blanc, ils s’en eſcarterent malgré moy ; & par la rapidité de leur vol, me porterent au ſommet du Pico, où iamais homme n’eſtoit monté, pour auoir, à ce qu’on tient, quinze lieuës de hauteur, à le prendre perpendiculairement.


Illustration de L'Homme dans la Lune de Francis Godwin
Illustration de L'Homme dans la Lune de Francis Godwin

Ie vous ferois, icy volontiers la deſcription de ce lieu, ſi ie n’auois à vous dire d’autres choſes bien plus importantes. Il ſuffit que vous ſachiez, qu’apres que mes oyſeaux m’eurent là planté, ayant pris garde qu’ils n’en pouuoient plus, tant ils eſtoient las, & hors d’haleine ; ie trouuay à propos de les laiſſer repoſer pour quelque temps ; ne les pas preſſer d’auantage, & meſme de ne les point mettre à couuert, pource qu’ils ne le pouuoient ſouffrir, ſans ſe tourmenter & ſe debattre. Mais tout le contraire aduint icy, par l’effet inopiné qui s’en enſuiuit.

C’eſtoit alors la ſaiſon, où ces oyſeaux, du nombre des paſſagers, auoient accouſtumé de s’enuoler par diuerſes trouppes, cōme font les coucous & les arondelles en Eſpagne, vers le commencement de l’Automne. Eux donc en firent de meſme ; & par ie ne ſçay quelle reminiſcence de leur voyage ordinaire, ſur le poinct que ie les voulois retirer, ſe leuerent tout d’vn temps ensembles. Ie me trouuay pour lors auſſi eſtonné qu’on ſçauroit dire, & le fus bien dauantage, quand i’apperceus que par l’eſpace d’vne heure, ils monterent toujours droit, & auſſi viſte qu’vne fleche. En ſuitte de quoy, il me ſembla qu’inſenſiblement ils relaſcherent de trauail ; ſi bien que leur extrême viſteſſe ſe rallentiſt peu à peu, iuſques à ce qu’ils ceſſerent d’agir tout à fait. Alors par vne merueille à peine croyable, ils s’arreſterent tout court, ſans branſler non plus que s’ils euſſent eſté liez à des perches ; Alors dis-je, toutes les cordes ſe laſcherent delles-meſmes, ſi bient que la Machine & moy demeuraſmes immobiles, & comme ſans poids.

I’ay trouué par cette eſpreuve ce à quoy les Philosophes n’ont iamais penſé iuſques icy. C’eſt que les choſes peſantes ne tendent point vers le centre de la terre, cōme à leur lieu naturel ; mais ſemblent pluſtoſt eſtre attirées par vne certaine qualité du Globe terreſtre, ou par ie ne ſçay quoy qui eſt au dedans ; de la meſme force que le fer eſt attiré par l’aimant. Ainſi, bien que ſans auoir autre ſouſtien materiel que l’air, ces oyſeaux s’y peuſſent tenir, auec autant d’aiſe & de repos, que le poiſſon dans l’eau, quand elle eſt calme ; ſi eſt-ce qu’au moindre effort qu’ils faiſoient, pour s’eſleuer en haut & en bas, ou meſme à coſté, ils eſtoient portez auec tant de viſteſſe, qu’il n’eſt pas poſſible de ſe l’imaginer. Ce qui me donna ſi fort l’eſpouuante, par l’objet d’vn lieu ſi plein d’effroy, qu’il faut aduoüer que ie fuſſe mort de peur ſi ie n’euſſe eſté armé d’vne reſolution Eſpagnolle, & d’vn courage digne de moy.

Mais ie ne me ſentois pas moins troublé par la rapidité du mouuement, qui eſtoit ſi grande, qu’elle ſurpaſſoit, comme i’ay dit ailleurs, celle d’vne fleche, qu’vn bras robuſte tireroit auec vn arc, ou d’vne pierre lācée du plus haut d’vne tour. I’adjouſte à cecy les illuſiōs des esprits malins, qui m’enuironnerent à foule le premier iour de mon arriuée. Ils s’apparoiſſoient à moy ſous des formes d’hommes & de femmes, qui de la façon qu’ils m’aſſiegeoient, faiſoient ſouuenir de ces oyſeaux effarouchez, qu’on voit fondre peſle-meſle autour d’vn hibou, pour luy donner chacun quelque coup de bec. Ie fus vn aſſez long-temps, ſans ſçauoir ce qu’ils diſoient, pour ce que leur façon de s’exprimer, qui me ſembloit diuerſe, m’eſtoit entierement inconnuë. À la fin neantmoins i’en rencontray pluſieurs, dont i’entendis le jargon, pour ce qu’ils parloient les vns Allemand, les autres Eſpagnol, & les autres Italiens, qui m’eſtoient langues intelligibles.

Icy ie ne vis le Soleil eclipſe qu’vne ſeule fois, encore ne fut-ce que pour vn peu de temps. Que ſi vous me demandez maintenant dequoy vivoient mes oyſeaux ; ie vous reſpondray que tous enlâcez qu’eſtoient de pluſieurs cordelettes, ils ne laiſſoient pas d’attraper à tous momens des mouches de pluſieurs ſortes, & des oyſeaux meſme, principalement des arondelles & des coucous, qui ne ſont pas en moindre abondance en ce païs là, que les Atomes dont le Soleil eſt le Pere. Ce que ie raconte pourtant de leur maniere de ſe nourrir, n’est ſeulement que par conjecture ; pource qu’à vray dire, ie ne leur ay iamais veu pendre aucune ſorte d’aliment. Pour mon particulier, ie vous puis bien aſſeurer que de quelque nature que fuſſent mes hoſtes, hommes, ou Demons, ils ſe monſtrerent grandement officieux & courtois en mon endroit. Car apres quelques diſcours que ie paſſe ſous ſilence, ils me promirent que ſi ie voulois ſuiure leurs ordres, ie ne ſerois pas ſeulement ramené chez moy, ſans aucun danger ; mais encore aſſeuré, de iouïr en quelques ſaiſon que ce fut, de tous les plaiſirs, & tous les delices de leur païs

Je ne refuſay pas ces offres abſolument, & demanday du temps pour aduiſer à ce que ie deuois faire. Or bien que ie n’euſſe du tout point de faim (ce qui ſemblera poſſible incroyable,) ſi eſt-ce que pour ne perir cependant, à faute de preuoyance, ie trouuay à propos de me fournir de quelque viures, qu’ils m’apporterent. I’eus d’eux de fort bonne viande, & des poiſſons de diuerſes ſortes, aſſez bien accommodez, mais qui eſtoient extremément doux, & ſans aucun gouſt de ſel.

Quant à la boiſſon, elle fut telle, que j’y beus, ſans mentir, d’auſſi excellent vin qu’en Eſpagne, & de ſi bonne biere, qu’il n’y en a pas dans Anuers. Il me dirent, que i’en fis prouiſion, tandis que l’occaſion s’en preſentoit, qu’ils ne pourroient m’aſſiſter en riè iuſques au Ieudy prochain, encore en eſtoient-ils en doute ; & qu’en tout cas ils me remeneroièt ſans danger en Eſpagne, où ie me ſouhaittois ſi fort ; À condition neantmoins, que ie m’enroollerois en leur Compagnie, ſous les meſmes captulatiōs qu’ils auoient faites auec leur Capitaine, dont ils ne me voulurent iamais dire le nom. À quoy ie reſpondis froidement, que ie ne voyois pas qu’il y euſt beaucoup d’apparence de me rejouyr d’vne telle offre ; & que ie les priois ſeulement de ſe ſouuenir de moy, quand l’occaſion s’en preſenteroit. Voila comme ie me dépeſchay d’eux pour cette fois, ayant premierement remply mes pochettes de tout ce que j’y peus fourrer de viures ; & meſme ie fis en ſorte de trouuer place pour vne bouteille de vin de Canarie.

Ie veux maintenant vous declare la qualité du lieu où i’eſtois alors. Toutes les nuées eſtoient ſouſmiſes, ou ſi vous voulez eſparſes entre moy & la terre. Quāt aux eſtoiles, pource qu’il n’y auoit là point de nuit, ie les voyois toûjours d’vne meſme ſorte ; non pas brillantes à l’ordinaire, mais d’vne couleur blancheaſtre, & telle à peu prés qu’eſt au matin celle de la Lune. Elles ſe faiſoient remarquer en fort petit nombre ; & dix fois plus grandes (à ce que i’en pûs juger) qu’elles ne ſe monſtrent aux habitans de la terre. Pour ce qui eſt de la Lune, qui à deux iours prés, s’en alloit eſtre pleine, elle eſtoit d’vne grandeur effroyable.

Il ne faut pas oublier icy, que les Eſtoilles ne paroiſſoient là que du coſté de l’Hemiſphere, tourné vers la Lune ; & que tant plus elles en approchoient, tant plus elles ſembloient eſtre grandes. I’ay à vous dire encore, que ſoit que ie fuſſe en l’air, dans le calme, ou porté auec agitation, ie me trouuois touſiours tout droit entre la Lune, & la Terre. Ce que ie pouuois remarquer, non ſeulement en ce que mes oyſeaux n’addreſſoient leur route, que droit à la Lune ; mais encore, pource qu’il ne nous aduenoit iamais de nous repoſer (comme nous fiſmes par pluſieurs heures au commencement de noſtre voyage) que nous ne fuſſions portez inſenſiblement autour du globe de la terre ; car i’obmets le ſentiment de Copernicus, qui tient, qu’elle ne ceſſe de tourner en rond de l’Eſt à l’Oüeſt, (laiſſant aux Planettes ce mouuement que les Aſtrologues appellent naturel) non pas ſur les Poles de l’Equinoctial, communément nommez les Poles du Monde, mais ſur ceux du Zodiaque ; ce qui eſt vne queſtion dont ie me propoſe de parler plus amplement cy-apres, quand i’auray loiſir de me remettre en memoire l’Aſtrologie que i’appris à Salamanque, eſtant ieune, & que iay depuis oubliée.

Là ie trouuay l’air extremémèt calme, ſans que le moindre vent l’agitaſt ; & ſi bien temperé, qu’il n’y faiſoit n’y chaud n’y froid. Auſſi eſt-ce vn lieu ou les rayons du Soleil ne trouuent point où ſe pouuoir reflechir : outre que la terre & l’eau ne sōt pas aſſez proches l’vne de l’autre, pour donner à l’Air cette qualité de Froid qui leur eſt naturelle ; car ie ne ſçaurois nommer autrement qu’imaginaire & capricieuſe l’opinion de ces Philoſophes, qui attribuent à l’Air, & la Chaleur, & l’Humidité tout enſemble.

C’eſt choſe bien remarquable, qu’apres que i’eus quitté la terre, il ne me prit iamais enuie ny de māger, ny de boire ; ſoit que la pureté de l’air, ou l’eau, pour n’eſtre imbue d’aucune vapeur terreſtre, me fourniſt alors d’vne nourriture ſuffiſante, ſoit qu’il le fallut attribuer à vne autre cauſe, que ie confeſſe m’eſtre inconnüe. Ie ſentois bien cependant que ie iouïſſois d’vne parfaite ſanté, tant de l’eſprit que du corps ; & meſme que ma vigueur eſtoit beaucoup au deſſus de ma force ordinaire. Mais aduançons nous, puisqu’il faut, & allons vn peu plus viſte que le pas.

Quelques heures apres que cette foule de Demons aeriens m’euſt quitté, mes Courriers aiſlés commencerent à reprendre leur vol, tirants touſiours vers le Globe de la Lune, auec vne ſi merueilleuſe viſteſſe, qu’à ce qu’il me ſembloit, ils ne faiſoient gueres moins de cinquante lieuës par heures. Ie remarquay en ce paſſage diuerſes choſes, qui meritent bien d’eſtre ſçeuës, & ſur tout celle-cy ; que tant plus ie m’aduançois, tant moins ie trouuois grand le Globe entier de la terre ; comme au contraire celuy de la Lune s’accroiſſoit à tout moment, du moins ie me le faiſois ainſi accroire.

Dauantage, la terre, que ie voyois touſiours, me ſembloit, par maniere de dire, ſe maſquer d’vne certaine lumiere, ainſi qu’vne autre Lune ; & comme en celle-cy ſont remarquables certaines taches obſcures, elles l’eſtoient de meſme en la terre. Mais au lieu que les formes de ces taches demeurent touſiours conſtante, celles-cy au contraire changeoient à toute heure. La raiſon de cela eſt, ce me ſemble, que comme la terre, ſelon ſon mouuement naturel, (que ie ſuis maintenant contraint d’auoüer auec Copernicus) tourne en rond ſur ſon piuot de l’Eſt à l’Oüeſt, de vingt-quatre en vingt-quatre heures ; Ie remarquay d’abord au milieu du corps de ce nouuel Aſtre, vne tache à peu prés ſemblable à vne poire, dont on auroit mordu l’vn des coſtez, & emporté le morceau, ſe couler au bout de quelques heures du coſté de l’Oüeſt ; & cecy ſans doute eſtoit le grand Continent de l’Affrique.

Ie vis en ſuitte vne vaſte & admirable clarté, durant vn pareil eſpace de temps, s’eſpandre par ce lieu ; & c’eſtoit aſſeurément le grand Ocean Athlantique. Incontinent apres parût à mes yeux vne nouuelle tache, faite à peu prés en ouale, & iuſtement telle que l’Amerique dans la Carte du Monde ; Puis ie découuris vne autre ſplendeur ſpatieuſe au poſſible, repreſentant l’Ocean Oriental ; & finalement vn confus melange de taches, pareilles aux diuerſes contrées des Indes Occidentales. Tellement que tout cecy me ſembloit eſtre quelque grand Globe de Mathematique lentement tourné deuant moy ; où pendant vingt-quatre heures, furent ſucceſſiuement repreſentez à ma veuë tous les Païs de noſtre terre habitable ; & c’eſt icy le ſeul moyen que i’auois de compter les iours, & de meſurer le temps.

Ie voudrais bien maintenant que tous les Mathematiciens & les Philoſophes m’aduouaſſent leur obſtination, & leur aueuglement ; Ils ont iuſques icy fait accroire au monde, que la terre n’a point de mouuement. Ce qu’ayāt à iuſtifier, ils ſont contraints d’attribuer à chacun des Corps celeſtes deux mouuemens diuers, & directement contraires, dont l’vn eſt de l’Orient à l’Occident, terminer en vingt-quatre heures s’imaginans d’y eſtre forcés par la rapidité du premier mobile ; & l’autre de l’Occident à l’Orient par diuerſes proportions.

Mais qui croira d’ailleurs que ces Corps immenſes, i’entends les Eſtoiles fixes, que pluſieurs d’entr’eux ont dit eſtre cent fois plus grandes que toute la terre, ſe puiſſent tourner en ſi peu de tèps, comme autant de clous dans la roue de quelque Charrier ? & que cependant, à ce qu’ils diſent, il faille que trente mille ans ſe paſſent, auant que le Ciel qui les enueloppe, ayt fait ſon cours de l’Orient à l’Occident (ce qu’ils appellent le mouuement naturel) bien que toutesfois par leur propre declaration, la Lune acheue le ſien dans vingt & ſept iours, le Soleil, Venus, & Mercure, en vn an, ou enuiron ; Mars en trois ans, Iupiter en douze, & Saturne en trente ? Or eſt-il que d’attribuer à ces Corps celeſtes des mouuemès contraires en meſme temps, c’eſt à mon aduis, vne abſurdité inſupportables ; & c’en eſt encore vne autre bien pire, de s’imaginer que le meſme Ciel où ſont les Eſtoilles fixes, le cours naturel deſquelles employe à s’acheuer tant de mille années, ſe doiue parfaire de vingt-quatre en vingt-quatre heures. Quoy qu’il en ſoit, ie ne veux point pour moy, ny aller ſi auant que Copernicus, qui fait le Soleil le Centre de la terre, & du tour immobile ; ny entreprendre non plus de rien decider touchant l’vn & l’autre. Il ſuffit me iuſtifier par mes propres yeux le mouvement de la terre ; & ainſi chacun n’ayant que le ſien particulier, ces abſurditez ſeront entierement oſtées.

Mais ie ne voy pas que ie m’engage dans la diſpute, au lieu de ne point ſortir des bornes de la Narration que i’ay commencée, & où ie veux rentrer par vn accident bien remarquable qui m’arriua. Ce fut, que durant mon ſejour en ce païs là, ayant veu s’approcher de moy certaine nuée de couleur rougeatre, & qui s’aduançoit touſiours de plus en plus, ie trouvay finalement que mes yeux ſe trompoient, & que c’eſtoit vn prodigieux eſſaim de ſauterelles peſle-meſle ramaſſées.

Quiconque lira ce qu’ont eſcrit de ces Inſectes nuiſibles, pluſieurs ſçauans hommes, & particulierement Iean Lion en ſa deſcription d’Affrique, apprendra, s’il ne le ſçauait, qu’on les voit en l’air amoncelez en forme de nuages, pluſieurs iours auparauant qu’ils s’en aillent fondre dās quelque contrée. Que s’il adjouſte à ce qu’ils diſent, ce que i’en ay veu par épreuue, il en tirera ſans doute cette conſequence, qu’ils ne peuuent venir d’aucun autre lieu que du païs de la Lune.

Permettez-moy maintenant de reuenir au reclt de mon voyage, que i’aduançay ſans diſcontinuer vnze ou douze iours, pendant leſquels ie fus ſans ceſſe porté droit au Globe de la Lune, auec vne violence ſi grande, qu’il m’eſt impoſſible de vous l’exprimer. Car ie ne croy pas que le tourbillon le plus rapide luy ſoit comparable ; ny qu’vn boulet ſortant de la bouche d’vn Canon, puiſſe fendre auec pareille viſteſſe l’air humide, vaporeux & groſſier, pour eſtre prés de la terre. Mais ce qui me ſembla ſur tout bien eſtrange, fut de voir que mes oyſeaux furent l’eſpace d’vne heure entiere, ſans remuer que de temps en temps leurs aiſles, qu’ils tenoient ſeulement eſtenduës, comme ſont les Aigles & les Milans en l’air, où ils demeurent comme ſuſpendus, quand ils veulent fondre ſur quelque Gibier qu’ils voyent en bas. I’ay creu depuis, que durant ces pauſes, ils ſommeilloièt veritablement, n’ayant iamais remarqué qu’ils peuſſent dormir qu’en ce temps-là. I’en faiſois de meſme, ſans crainte de cheoir, ſi fort i’eſtois attaché à ma machine ; & i’oſe bien dire, quoy qu’il ne ſemblera pas croyable, qu’en cette poſture ie repoſois auſſi à mon aiſe, que ſi i’euſſe eſté couché ſur quelque bon lit de plume.

Apres auoir fait vnze iours de chemin, ſans relaſcher d’vn vol ſi rapide ; i’aperceu que i’approchois inſenſiblement d’vne autre terre iuſques alors inconnüe, ſi toutesfois ie la puis ainſi nommer, eſtant le vray corps de cet Aſtre que nous appelons communément la Lune. La premiere difference que ie trouvay entr’elle & et noſtre Terre, quand elle euſt ceſſé de m’attirer, fut, que ie la vis touſiours dans ſes couleurs naturelles ; au lieu que parmy nous vne choſe eſloignée de nos yeux d’vne ou de deux lieuës, nous ſemble noire ordinairement. Ie pris garde encore, qu’en ſa plus grande partie, elle me découurit vne Mer de tres-vaſte eſtendue, & que la terre n’eſtoit ſeiche qu’en ces endroits ſeulemèt, qui paroiſſent vn peu plus obſcurs que le reſte de ſon corps, & qui font comme des taches noires, d’où ſe forme vne figure vulgairement appellée El Hombre de la Luna, ou l’Homme de la Lune.

Quant à cette autre partie, qui darde à nos yeux des rayons ſi beaux & ſi luiſans, c’eſt aſſeurément vn autre Ocean, parſemé d’Iſles diuerſes, qu’à cauſe de leur petiteſſe, nous ne ſçaurions diſcerner de ſi loing. Tellement que cette meſme ſplendeur, qui nous eſclaire de nuit, n’eſt autre choſe que la reflexion, ou la reuerberation des rayons du Soleil, qui ſe fait sur l’eau, comme ſur la glace de quelque miroir ; ce que neantmoins ie ſçay fort bien ne s’accorder nullement auec tous ces beaux enſeignemès qu’en donnèt les Philoſophes dās leurs eſcholes.

Mais il n’eſt nullement beſoin, ce me ſemble, d’eſtaller icy leurs ſentimens ridicules, que l’Experience & les ans n’ont que trop deſcouuerts à noſtre ſiecle ; au nOmbre deſquels le temps & l’ordre de mon diſcours veulent que ie mette vne de leurs opinions, qui s’eſt trouuée tres-fauſſe par l’épreuue que i’en ay faite.

N’ont-ils pas creu iuſques icy la plus haute region de l’air extremément chaude, pour eſtre la plus proche du feu ; ce qui n’eſt pourtant qu’abſcurdité, que fantaisie, & que ſonge. Car apres que ie fus vne fois déliuré de la puiſſance attractiue des rayons de cette tyranique pierre d’Aimant, (c’eſt ainſi que i’appelle la terre) ie trouuay l’air dans vn temparamèt touſiours égal, ſans vents, ſans pluyes, sās brouillards, sās nuages, & ſans eſtre ny chaud, ny froid ; mais doux, & calme au poſſible, iuſques à mon arriuée en ce nouueau Monde de la Lune. Quant à cette Region du feu, dont nos Philoſophes font tant de bruit, ie n’en ouys aucunes nouuelles ; & mes yeux m’éclaircirent entierement de cette doute, en me faiſant voir le contraire.

La terre, à force de ſe tourner, m’auoit déja monſtré douze fois toutes ces parties, quand ie me vis au bout de ma route. Mon calcul me fit connoiſtre, & il eſtoit vray en effet, que ce fut vn Mardy vnzieſme iour de Septembre, en vn temps où la Lune n’ayant plus que deux iours, eſtoit dans le vingtieſme degré de la Balāce, Mes Ganſas s’arreſterent alors toutes enſemble, & ſe repoſerent durant quelques heures ; Cela fait, elles reprirent leur vol, & me porterent en moins d’vne heure ſur le haut d’vne Montagne, en cét autre Monde, où tout à meſme temps ſe preſenterent deuant mes yeux pluſieurs choſes veritablemèt eſtranges, & inouyes. Ie remarquay premierement, que comme le Globe de la terre me paroiſſoit là beaucoup plus gros que ne fait à nous la Lune, quand elle eſt pleine ; Ainſi pluſieurs choſes s’y découuroient, incomparablement, & i’oſe bien dire meſme, trente fois plus longues & plus larges qu’en noſtre Monde. Leurs Arbres ſurpaſſoièt de la troiſiéme partie la hauteur de ceux de nos Foreſts, & de la cinquieſme leur épaiſſeur ; ce qu’on pouuoit dire encore touchant leurs Plantes, & leurs Animaux, tant volans que terreſtres. I’aduoüe pourtāt qu’en leur eſpece, ils ne peuuent auec raiſon eſtre comparez à ceux que nous voyons ordinairement parmy nous, principalement à nos oyſeaux, auſquels les leurs ne ſont nullement ſemblables, à la reſerue des Arondelles, des Coucous, des Roſſignols, des Faiſans, des Chauue-ſouris, & de quelques autres, que ie pris pour du gibier. I’en remarquay auſſi de pareils à mes Ganſas ; & connus par conjecture, que la pluſpart de ces oyſeaux peuuent eſtre appellez Paſſagers ; à cauſe qu’en la ſaiſon qu’il s’abſentent de noſtre Monde, ils paſſent en celuy là, ſans differer en quoy que ce ſoit des noſtres, ny en quantite, ny en qualite, pource qu’ils ſont veritablement les meſmes, ſoit en nombre, ſoit en eſpece ; & c’eſt de quoy ie parleray plus particulierement en ſon lieu.

Ie n’eus pas pluſtoſt mis le pied dans cette nouuelle terre, que ie me ſentis tout affamés ſi bien qu’apres auoir attaché mes Ganſas, & ma Machine au premier arbre que ie rencontray, ie ne penſay plus qu’à ſatisfaire mon ventre ; Pour cét effet, ie foüillay tout auſſi-toſt dans mes pochettes, pour en tirer les prouiſions dont i’ay parlé cy-deuant. Mais au lieu des perdrix & des chappons que ie penſois y auoir mis, ie n’y trouuay qu’vn meſlange confus de feüilles ſeiches, parmy de la mouſſe, du poil de cheure, des crottes de brebis, & de ſemblables ordures. Il m’en arriua de meſme de mon vin de Canarie, qui ſe tourna en vne puante & vilaine liqueur, telle à peu prés que du piſſat de cheual, ou de quelque autre beſte ; d’où vous pouuez bien juger, que toutes ces choſes n’eſtoient qu’illuſions de malins Eſprits, & de quelle ſorte i’en aurois eſté ſeruy, ſi ie m’y fuſſe fié.

Mais tandis que ie m’amuſois à conſiderer de ſi eſtranges Metamorphoſes, j’ouys vn grand bruit que faiſoient mes oyſeaux ; qui battoient des aiſles derriere moi ; & me tournant tout à meſme temps, ie vis comme ils ſe jettoièt à corps perdu ſur vn certain arbriſſeau, qui s’eſtoit fortuitement embarraſſé dans l’eſtenduë de leurs cordages ; Ie pris garde qu’ils en mangeoient les feüilles auec vne grande auidite ; & m’en eſtonnay d’autant plus que ie ne les auois iamais veu iuſques alors ſe repaiſtre d’aucune forte de mangeaille. Cela me fit prendre enuie d’en cueillir vne feüille, & de la maſcher ; ce que ie fis auec vn plaiſir extrême, pour le merueilleux gouſt que ie trouuay qu’elle auoit ; & ainſi ces feüilles priſes ſans excez, tinrent lieu d’vn excellent repas ; tant à moy qu’à mes oyſeaux ; & nous en vſaſmes touſiours depuis au beſoin, comme d’vn grand rafraichiſſement.

Bien à peine eus-je finis ce beau feſtin, que ie me vis enuironné d’ vne certaine ſorte de gens, dont la ſtature, la mine, & l’habillement me ſemblerent fort eſtranges. Ils auoient la taille differente, mais pour la pluſpart deux fois plus grande que la noſtre, le teint oliuaſtre, le geſte plaiſant, & des habits ſi bizarres, qu’il m’eſt impoſſible de vous en faire comprendre, ou la forme, ou la matiere. Tout ce que ie vous puis dire, eſt que ie les voyais tous veſtus de meſme façon, d’vne eſtoffe qui n’eſtoit ny drap, ny ſoye ; & ce qui m’eſtonnoit le plus, d’vne couleur que ie ne vous ſçaurois dépeindre, ne ſe pouuant proprement appelée blanche, noire, rouge, verte, iaune, bleuë, ny du nom de pas vne

de ces autres couleurs, qui ſont cōpoſées de celles-cy. Que ſi vous me preſſez là deſſus, & me demandez, comment donc la pourroit-on definir ; je vous reſpondray que c’eſt vne couleur, dont on n’a iamais veu la pareille dans noſtre Monde ; & qui par conſequent ne peut eſtre ny conceuë, ny repreſentée, n’eſtant pas moins difficile de la figurer à qui ne l’a veuë, que de faire comprendre à vn aueugle né, la differèce qu’il y a entre le verd & le bleu. Mais apres tout, ie puis dire, ſans mentir, que durant mon ſejour en ce nouueau Monde, ie n’ay point trouué d’objet ſi agréable à mes yeux, que cette couleur illuſtre, & reſplendiſſante par deſſus toutes les autres.

Il me reſte maintenant à dire quelles ſont les mœurs des habitans de ce Païs inconnu. Ils ſe preſenterent à moy, comme i’ay déja dit, tout à l’improuiſte ; & d’vne façon ſi eſtrange, que de frayeur que i’eus, ie demeuray quelque temps interdit, & faillis meſme à m’euanouyr. Car ſoit que ma perſonne ne leur donnât pas moins d’eſtonnemèt que la leur me dōnoit d’épouuante ; ſoit que pour la trouuer extraoidinaire, ils l’euſſent eu quelque veneration, tant y a, que jeunes & vieux ſe proſternerent tous deuant moy. Puis tenant les mains hauſſées, ils ſe mirent à prononcer quelques mots, que ie n’entendois pas, & ſe leuerent tout à l’inſtant.

Le plus haut d’entr’eux s’en vint alors m’accoſter ; & m’embraſſant auec beaucoup de tendreſſe, il donna ordre, à ce que i’en pûs juger, que quelques-vns de ſes gens ſe tinſſent prés de mes oyſeaux. Cela fait, il me prit par la main, me conduiſit iuſques au bas de la Montagne, & me fit entrer en ſa maiſon, ſituée à plus de demy-lieuë de l’endroit où i’auois mis pied à terre. Tout noſtre monde ne ſçauroit rien monſtrer d’égal, ny à la grandeur, ny à la beauté de ſon édifice ; à comparaiſon duquel i’en vis depuis pluſieurs autres, qui tous beaux qu’ils eſtoient, ne paroiſſoient non plus que des Cabanes couuertes de chaume. La moindre porte de ce Palais auoit 30. pieds de hauteur, & 12. de largeur ; Les chambres en auoient 40. à 50. & tout le reſte à porportion. Dequoy certes il ne falloit pas s’eſtonner, le Maiſtre de ce logis ayant du moins de la teſte en bas 30. pieds de haut ; & le corps ſi maſſif, que qui l’auroit mis dans vne Balance, s’il euſt eſté poſſible, l’auroit trouué 25. ou 30. fois plus peſant qu’vn des plus robuſtes hommes de noſtre monde.

Apres qu’il m’euſt fait repoſé auec luy l’eſpace d’vn de nos iours. il me mena droit au Palais, qui eſtoit à quelques cinq lieuës de là. Ie vous en décrirois la magnificence, n’eſtoit que ce n’eſt pas icy le lieu de parler de cette matiere, ny de pluſieurs autres particularitez, dont ie me reſerue à vous entretenir en la ſeconde partie de ce liure ; mon deſſein n’eſtant en celle-cy, que de faire vne ſimple narration hiſtorique de mon Voyage.

Ce Prince, qui auoit la taille incomparablemèt plus haute que cét autre dont ie viens de parler, s’appelloit Pylonas, à ce que i’en pûs conjecturer par leurs tons, qui ne peuuent eſtre parfaitement enſeignez par nos Characteres. I’ay ſçeu depuis que ce nō ſignifie Premier, en leur langues & l’ apparence en eſt grande ; ſi ce n’est poſſible vne marque de ſa preéminence ; comme eſtant le plus puiſſant de cette Prouince là.

Il y a dans tout ce vaſte Païs vn ſouuerain Monarque, beaucoup plus grand que ce dernier. Il commande en toute l’eſtenduë de ce nouueau Monde, ayant ſous luy vingt-neuf Princes, extremément puiſſans, chacun deſquels en a vingt-quatre autres, & ce Pylonas en eſt vn. C’eſt leur commune opinion, que le premier des ſes Anceſtres ſortit de la terre ; qui ſe fiſt Maiſtre de cét Empire là, pour en auoir épouſé l’Heritiere, & que ſes Deſcendans l’ont poſſedé toujours depuis, durant quatre mille jours, ou Lunes, qui font 3077 ans. Cét Empereur s’appelloit Irdonozur, nom que ſes Heritiers ont retenu iuſques aujourd’huy. Ils aſſeurent encore, qu’ayant eu le Sceptre par l’eſpace de 400. Lunes, & procreé pluſieurs enfans, il retourna finalement au lieu de ſon origine, qui eſtoit la terre. Mais ils ne diſent point Comment, & il ne faut pas douter qu’ils n’ayent leurs Fables, auſſi bien que nous auons les noſtres.

Or pource que nos Hiſtoriens, ne font point mention qu’aucun auant moy ait eſté en ce monde là, ny moins encore qu’il en ſoit reuenu ; i’ay quelque raiſon, à mon aduis, de condamner cette tradition, Comme fauſſe & fabuleuſe. Ie ne mentiray pas neantmoins, quand ie vous diray que ces Peuples font tellement ennemis du Menſonge, & de la Fourberie, qu’ils les puniſſent à toute rigueur ; & qu’auec cela les belles lettres, & les vrayes connaiſſances, ſemblent eſtre parmy eux en tres-grande eſtime.

De plus, ce qui fauoriſe beaucoup ces traditions Hiſtoriques, eſt que pluſieurs d’entr’eux viuent fort long-temps ; & ce qui eſt au delà de toute croyance, iuſques à l’aage de 30000. Lunes, c’eſt à dire 1000. ans & plus, comme ils me l’ont aduoüé ; d’où il eſt vérifié, que l’aage de deux ou trois hommes peut atteindre à celuy de leur premier Prince Irdonozur.

C’eſt encore vne obſeruation generale, que tant plus ils font grands, tant plus leur eſprit eſt excellent, & leur vie longue. Car comme leur taille, ainſi que i’ay dit n’aguere, eſt grandement differente, il s’en trouue de meſme pluſieurs parmy eux, qui ſurpaſſent de fort peu la noſtre, & ceux-cy ne viuent gueres plus de 1000. Lunes, qui font 80. de nos années. Auſſi eſt-ce pour cela, qu’ils ne les tiennent que pour de chetiues Creatures, releuées d’vn ſeul degré par deſſus les beſtes ; & que comme telles, ils les employent aux choſes les plus indignes d’vn homme, les appellant d’ordinaire Baſtards, Malencontreux, & faits en deſpit de la Nature. Au contraire, ils eſtiment vrays Lunaires, Compatriotes, & naturels du Pays, ceux dont la grandeur du corps et jointe à la longueur de la vie ; & peut-on bien dire, qu’ils ont de l’vn & de l’autre 30. fois autant que nous : Ce qui ne s’accorde pas mal en proportion à la longueur du iour en tous les deux Mondes, le leur en contenant presque trente des noſtres.

Mais quand ie vous auray raconté la reception qu’on nous fit dans le Palais de Pylonas, vous m’aduouerez aſſeurément de n’auoir iamais ouy rien de ſi eſtrange, ny de ſi peu croyable.

À noſtre arriuée, on nous preſenta deux Eſuentails de plumes, tels que les portent nos Dames en Eſpagne, pour s’attirer la fraiſcheur de l’air dans les chaleurs de l’Eſté. Auant que d’en apprendre l’vſage, il faut que vous ſçachiez, que le Globe de la Lune n’eſt pas entierement deſtitué d’vne puiſſance attractiue ; ny meſme moins foible que celuy de la terre. Que ſi vn homme s’eſleue là de toute ſa force, comme ſont les Baladins, quand ils capriollent, il ſe peut voir par épreuue qu’il peut monter à quelques 50. ou 60. pieds de hauteur ; & alors ſans plus retōber, il eſt au deſſus de l’attraction de cette terre Lunaire ; tellement qu’auec ces Eſuentails, comme ſi c’eſtoient des aiſles, ceux qui en vſent, ſont portez en l’air en peu de temps, par tout où ils veulent, mais non pas auec tant de viſteſſe que les oyſeaux, quand ils ont pris leur volée.

Nous eſtions ſoixante, qui dans deux heures fiſmes les cinq lieues que nous auons dittes, chacun de nous fendant l’air auec vn double eſuentail. Apres que nous fuſmes arriuez au Palais de Pylonas, & que noſtre Conducteur dans l’Audiance qui luy fut donnée, eut declaré quelle ſorte de preſens il portoit, il prit le ſoin de me faire appeller pour ſalüer le Prince. La ſuperbe de ſon Palais, & les hommages qu’on luy rendoit, me firent juger de ſa puiſſance, & employer toute mon induſtrie à m’inſinuer dans ſes bonnes graces. Vous ſçauez que je vous ay parlé d’vne petite Boëte, où ie ſerray ce qui me reſta des precieux ioyaux que i’auois apportez des Indes, & enuoyez en Eſpagne de l’Iſle de Sainte Heleine. I’en choiſis quelques vns des plus beaux de chaque ſorte, & les tins preſts, pour les preſenter à ce grand Prince, quand ie ſerois amené deuant luy.

Ie le trouuay aſſis dans vn magnifique Thrône, ayant en l’vn de ſes coſtez la Reyne ſa femme, & en l’autre ſon fils aiſné, tous attendus d’vne trouppe de belles Dames, & de jeunes Gentilshommes, ſans y comprendre ceux qui eſtoient en grand nombre dans vne ſalle, le moindre deſquels eſtoit auſſi haut que Pylonas, de qui l’aage, à ce que l’on tient, eſt à preſent de 21000 Lunes. La premiere choſe que ie fis entrant dans ſa chambre, fut de me ietter à ſes pieds, auec vne profonde ſoumiſſion. Il ſe montra ſi courtois en mon endroit, qu’il m’ayda luy-meſme à me releuer ; & alors ayāt pris mon temps, ie luy preſentay ſept pierres precieuſes toutes differantes, à ſçauoir vn Diamant, vn Ruby, vne Eſmeraude, vn Saphir, vne Turquoiſe, & vne Opale, qu’il receut toutes enſemble, auec autant d’admiration que de ioye, pour n’en auoir veu iuſques alors que peu de ſemblables.

I’en offris apres cela quelques autres, tant à la Reyne qu’au Prince, & en voulus donner auſſi à pluſieurs de la Compagnie. Mais Pylonas leur deffendit d’en prendre, ſoit qu’il creut, comme i’ay ſçeu depuis, que c’eſtoit là tout ce que i’en auois, ſoit que ce fut ſon deſſein qu’on les gardaſt pour Irdonozur ſon ſouuerain Seigneur. Ces choſes s’eſtant ainſi paſſées, il m’embraſſa, pour vn teſmoignage de ſon amitié puis il ſe mit à me demander par ſignes, beaucoup de choſes, auſquelles ie reſpondis de meſme.

Mais voyant que ie ne pouuois me faire entendre à luy comme il deſiroit, il me mit ſous la garde de cent Geans, auſquels il commanda premierement que ie ne manquaſſe de quoy que ce fuſt dont i’aurois beſoin ; Secondement, qu’on ne ſouffrit à pas vn de ces Nains Lunaires (ſi ie les puis nommer ainſi) de m’approcher en aucune ſorte ; En troiſieme lieu, qu’on euſt ſoin de m’inſtruire en la langue du Païs ; Et pour concluſion, qu’on ne me donnât en façon quelconque la connoiſſance de certaines choſes quïl nomma particulicrement, ſans que i’eu aye peû iamais découurir le ſecret.

Que ſi vous deſirez ſçauoir maintenant quelles queſtions me fit Pylonas ; Ie vous diray qu’il me demanda d’où ie venais ; comment & par quel moyen i’eſtois arriué en ſon Païs, quel eſtoit mon nom, quel mon commerce, & quantité de choſes ſemblables ; auſquelles ie reſpondis par ſignes, le mieux que ie pûs, ſans rien déguiſer de la verité.

Auant que me renuoyer, l’on me pourueut abondamment de toutes les choſes que mon coeur pût ſouhaitter & ainſi ie m’imaginois déja d’eſtre en ce lieu là, comme en quelque Paradis ; dont le ſouuenir pourtant ne ſçut iamais me faire oublier ma femme ny mes enfans, qu’il me ſembloit auoir touſiours preſens à mes yeux.

Comme ie vis donc reluire ſur moy, touchant mon retour, quelque petit rayon d’eſperāce, ie donnay prōptement ordre qu’on eut à prendre bien garde à mes Ganſas, c’eſt à dire à mes oyſeaux ; & me rendis aſſidu à les eſgayer tous les iours moy-meſme ; n’euſt pas neantmoins beaucoup ſeruy, ſi le ſoin de quelques autres n’euſt acheue ce de quoy tous mes efforts n’euſſent iamais pu venir à bout ; la raiſon eſt, pource que le temps s’approchoit, auquel les perſonnes de ma taille auoient à dormir neceſſairement treize ou quatorze iours tout de ſuitte, & ie deuois par conſequent en faire de meſme. Car il arriue là, par ie ne ſçay quelle puiſſance de la Nature, ineuitable & fatale que quand le iour commence à poindre, & la Lune à luire, eſclairée par les rayōs du Soleil ; tous ceux qui ſe trouuent en ce Païs là n’eſtre gueres plus grands que nous ſommes d’ordinaire en noſtre monde, tombent dans vn ſommeil ſi profond, qu’il n’eſt pas poſſible de les éueiller, que le ſoleil ne ſe ſoit dérobé de leur veuë, pource qu’ils n’en peuuent ſouffrir la clarté ; non plus que les Hibous & les chauue-ſouris, celle du plus lumineux de tous les Aſtres. D’où il aduient, qu’aux premiers rayons du iour, ils ſont ſaiſis d’vn ſoudain aſſoupiſſements qui ſe tourne peu à peu en vn ſi long ſommeil, qu’il ne finit point que cette lumiere ne diſparoiſſe derechef, ce qui ne ſe fait qu’en quatorze ou quinze iours, ou ſi vous voulez qu’au dernier quartier de la Lune.

Or d’autant qu’il me ſemble ouyr déjà quelqu’vn qui me demande quelle eſt donc cette clarté, qui en l’abſence du Soleil, eſclaire ce monde là ; Pour reſpondre à certe queſtion, il faut ſçauoir neceſſairement qu’il y a deux ſortes de lumieres ; l’vne du Soleil, l’autre la Terre, qui eſtoit alors en ſa plus haute-éleuation ; car quand la Lune eſt nouuelle, elle paroiſt à ſes Habitans de meſme qu’à nous, quand elle eſt pleine ; & à meſure que nous la voyons croiſtre, ils voyent auſſi diminuer la lumiere de la Terre. I’ay donc trouué par épreuue, que meſme en l’abſence du Soleil, la clarté ſe trouue là telle à peu prés que celle de noſtre iour, quand l’Aſtre qui le donne, eſt enuirōné de ſombres nuages. Que ſi elle diminuë peu à peu, vers ſon dermier quartier, c’eſt de telle ſorte, qu’en ce déclin elle ne laiſſe pas de donner toûjours aſſez de lumiere ; ce qui eſt admirable à vray dire.

Mais c’eſt vne merueille bien plus eſtrange, qu’en l’autre Hemiſphere de la Lune (i’entends l’oppoſite à celuy où ie me rencontray) durant le cours de la demi-Lune, ils ne voyent ny le Soleil, ny la Terre ; bien que toutes-fois ils ne laiſſent pas d’auoir vne maniere de clarté, preſque pareille, comme ils la dépeignent à celle de noſtre Lune ; ce qui ſemble proceder de la naturelle ſituation des Eſtoilles, & des autres Planetes, plus proches d’eux que de nous.

I’ay maintenant à vous dire, qu’il ya trois differans degrez de vrays Lunaires.

Le premier eſt de ceux dont la hauteur ſurpaſſant la noſtre, eſt d’enuiron dix ou douze pieds ; Et ceux-cy peuuent ſouffrir le iour de la Lune, quand la terre n’eſclaire qu’vn peu ; mais non pas ſupporter les rayons de l’vne & de l’autre ; à cauſe, cōme i’ay dit ailleurs, qu’en ce temps là il faut de neceſſité qu’ils dorment.

Il y en a d’autres hauts de vingt pieds, & vn peu dauantage, qui en des lieux ordinaires endurent quelque clarté que ce ſoit, tant du Soleil que de la Terre. Mais en vne certaine Iſle, dont aucun ne peut ſçauoir les Myſteres, il y a des hommes qui n’ont pas moins de Vingt-ſept pieds de haut, à le prendre, ſuiuant la meſure de l’eſtendart de Caſtille. Que ſi pendant le iour de la lune, d’autres que des Originaires y abordent, ils s’endorment incontinent. Cette Iſle a vn Gouuerneur particulier, dont le nom eſt Hiruch, aagé de 65000. Lunes, qui font 5000. de nos années, & qui ſemble auoir quelque ſorte d’Empire ſur Irdonozur meſme, principalement dans l’eſtendue de l’Iſle, d’où il ne ſort iamais, à Ce qu’ils aſſeurent.

En ce meſme lieu frequente ſouuent vn autre grand Prince, qu’ils diſent auoir la moitié plus de l’aage d’Hiruch, à ſçauoir enuiron 33. mille Lunes, ou deux mille ſix cens de nos années. Son Empire eſt vniuerſel par tout le Globe de la Lune, touchant les affaire de la Religion, & les ceremonies ſacrées. I’auois grand’enuie de voir ce merueilleux Hōme, qu’ils appellent Imazez, mais il ne me fut iamais permis de l’approcher.

Souffrez maintenant que ie me prepare à dormir vne longue nuit : À moy, mes Gens, ayez ſoin de mes oyſeaux, tenez preſt mon logis, & monſtrez moy par ſignes, comment il faudra que ie me gouuerne deſormais. C’eſtoit enuiron la my-Septembre que i’apperceu l’air deuenir vn peu plus clair qu’à l’ordinaire : D’où il s’enſuiuit, qu’auec l’accroiſſement de la clarté, ie me ſentis premierement peſant, puis aſſoupy, & finalement contraint de ceder aux charmes du ſommeil, quoy que iuſques alors rien ne m’euſt empeſché de les gouſter à mō aiſe. Ie dormis donc quinze iours durant ; & a mon reſueil, il n’eſt pas croyable, combien ie me ſentis frais, agile, & robuſte, en toutes les facultez, tant du corps que de l’eſprit.

Cela m’obligea plus particulierement, d’apprendre de bonne heure la langue du Païs, qui eſt vne, & la meſme dans toutes les Regions de la Lune. Ce qui me ſemble d’autant moins eſtrange, que ie ne puis croire que toute la Terre Lunaire ſoit de la quarantieſme partie ſi grande que la noſtre habitable. Que on en cherche la raiſon, l’on trouuera qu’elle procede de ce que le Globe de la Lune eſt beaucoup moindre que celuy de la Terre, & que de ſes quatre parties, leur Ocean, ou leur mer, en couure les trois, comme l’on croit ; la ſurface de la Terre n’eſtant pas moindre que celle de nos Mers, à qui elle eſt comparable.

L’on ne ſçauroit croire combien eſt difficile leur langue, pour deux raiſons principales ; la premiere, pour n’auoir rien de commun auec aucune autre ſorte de langage ; Et la ſeconde, parce qu’elle ne cōſiſte pas tant en mots & en lettres, qu’en ſons eſtranges que les lettres ne peuuent exprimer. Car ils ont peu de mots qui ne ſignifient diuerſes choſes, & c’eſt le ſon ſeulement qui en fait la diſtinction, de la façon qu’ils les prononcent, comme s’ils chantoient. I’obmets qu’ils en ont auſſi pluſieurs autres, qui ne conſiſtent qu’en tons ; par le moyen deſquels ils peuuent, quand il leur plaiſt, donner à connoiſtre leurs penſées, ſans vſer de paroles formées. I’allegueray pour exemple, qu’ils ont parmy eux vne façon de ſe ſaluer, qui ſignifie ADieu ſeul gloire ; laquelle ils declarent, comme ie penſe, quoy que ie ne ſois pas bon Muſicien par cette note, ſans paroles ;

Illustration de L’Homme dans la Lune de Francis Godwin
Illustration de L’Homme dans la Lune de Francis Godwin

Et c’eſt auſſi de la meſme ſorte qu’ils expriment les noms des hōmes, comme ie le pouuois juger, toutes les fois que voulant parler de moy en ma preſence, afin que ie ne m’en apperceuſſe, ils marquoient ainſi mon nom, qui eſt Gonzalez.

Illustration de L’Homme dans la Lune de Francis Godwin
Illustration de L’Homme dans la Lune de Francis Godwin

Cela me fait croire qu’il ſeroit facile d’inuenter vne langue telle que celle-cy, que l’on pourroit apprendre aiſément, & qui ſeroit meſme auſſi aiſée qu’aucune des autres langues du Monde, ne Conſiſtant qu’en tons & en notes. De quoy mes Amis pourront ſçauoir dauantage, s’ils veulent prendre la peine d’y penſer ; & trouueront ie m’aſſeure que c’eſt icy vn myſterieux ſecret, plus digne qu’il ne ſemble de la recherche des Curieux.

Or bien qu’il ne fut pas poſſible que pluſieurs difficultez ne ſe trouuaſſent en cette langue, ie les veinquis toutes neantmoins,& ſis ſi bien par mes ſoins, qu’en deux mois ie m’en acquis la connoiſſance. Tellement que i’entendois la pluſpart des demandes qu’on me faiſoit, & m’expliquois aſſez bien, pour y reſpondre, par paroles, ou par ſignes. À raiſon dequoy Pylomas m’enuoyoit querir ſouuent, &

prenoit plaiſir à m’entretenir de pluſieurs choſes, que mes Gardes n’oſerent pas me declarer.

Il faut que ie diſe ençore, en faueur de ces gens là, qu’en ma conuerſation ordinaire auec eux, ie ne remarquais iamais, ny menſonge, ny fourberie en ce qu’ils me racontoient. Que ſi ie leur propoſois quelque doute, dont ils n’entrent pas enuie de m’eſclaircir, ils me le donnoient à connoiſtre par vn branſlement de teſte ; & auec vn geſte à l’Eſpagnole, ils changeoièt auſſi-toft de diſcours.

I’auois eſté là quelques ſept mois, quand il arriua que le Grand Irdonozur ayant reſolu de faire vn voyage à deux cens lieues du Palais de Pylonas, s’aduiſa de m’enuoyer chercher. L’Hiſtoire de ce voyage, & les diſcours que nous euſmes, ſeront déduits amplemèt dans mon ſecōd liure. Vous ſçaurez cependant qu’il ne voulut iamais parler à moy, ny me ſouffir en ſa preſence, qu’à trauers vne grille où nous pouuions neantmoins nous entreuoir, & nous entretenir à noſtre aiſe. Ie luy fis offre de ce qui me reſtoit de ioyaux, qu’il accepta tres-volontiers, & de bonne grace, me promettant de les recompenſer par des preſens d’vne valeur incomparablement plus grande, & ineſtimable.

Ie n’eus pas demeuré la plus d’vn quartier de Lune, que ie fus renuoyé à Pylonas ; Et d’autant plus viſte, que ſi nous euſſions encore tardé là deux ou trois iours ſeulemèt, le Soleil nous euſt atteints, auant que nous euſſions gaigné le lieu de noſtre retraitte. Les dons qu’il m’offrit, valoient plus que des Montagnes d’or, & se pouuoient dire n’auoir point de prix. C’eſtoient des pierres à nous inconnues, dont il y en auoit neuf de trois ſortes, par eux communèment appellées, Poleatus, Maocrbus, Elobus, & trois de chaque ſorte.

La première eſt de la groſſeur d'vne noiſette, & ſemblable à du jets. Entre ſes autres vertues, ſont à peine croyables, elle à celle-cy, qu’eſtant vne fois eſchauffée, elle retient touſiours la chaleur, (& cela ſans aucune apparence) iuſques à ce que pour la luy faire perdre, on l’arrouze de quelque liqueur, de qui neantmoins elle ne peut receuoir aucun dechet, quand meſme elle ſeroit eſchauffée, & apres eſteinte dix mille fois.

L’ardeur de cette pierre eſt ſi violente, qu’elle fait rougir toute ſorte de metail, ſi on l’en approche de la diſtance d’vn pied ſeulement. Que ſi on la met dans quelque cheminée, elle s’eſchauffe auſſi-toſt, & rend autant de chaleur dans vne chambre, que ſi on y auoit allumé vn grand feu, La pierre appellée Macrbus, de meſme couleur que la Topaze ; eſt beaucoup plus pretieuſe que les autres ; & ſi reſplandiſſante, qu’encore qu’elle ne ſoit pas plus groſſe qu’vne febue, ſi eſt-ce qu’eſtant poſée de nuit dans quelque grand Temple, elle le rend auſſi clair, que s’il y auoit cent lampes allumées.

Peut-on ſouhaitter en vne pierre de prix des qualitez plus exquiſes que celles-cy ? Nenny ſans doute ; Et i’oſe bien dire que mon Ebolus vous produira des effets ſi rares, qu’ils vous forceront de le preferer à tout ce que noſre terre a de Diamans, de Saphirs, de Rubis, d’Eſmeraudes, & d’autres pierres pretieuſes, quand bien elles ſeroièt deuant vous par monceaux.

Ie ne parle point icy de la Pierre Lunaire, ny de ſa couleur, qui eſt ſi belle, & ſi eſclattante, que le moins curieux feroit volontiers cent lieues pour la voir. Elle eſt d’vne forme vn peu platte, de la largeur d’vne Piſtolle, mais deux fois plus eſpaiſſe, & en l’vn de ſes coſtez d’vne couleur vn peu plus orientale qu’en l’autre. Si vn homme l’applique ſur la peau nue, en quelque endroit du corps que ce ſoit, il ſent par épreuue, qu’elle luy oſte toute forte d’embarras & de peſanteur. Mais quand on la tourne de l’autre coſté, elle augmente la force des rayons attractifs de la terre en l’vn & l’autre Monde, & rend le corps plus peſant de la moitié qu’il n’eſtoit auparauant. Vous ne deuez donc pas vous eſtonner ſi ie priſe tant cette pierre, qui a des proprietez admirables ; & d’autres encore plus grandes, que i’eſpere de vous déduire, quand ie ſeray de retour en noſtre Monde.

Ie m’enquis d’eux, s’ils n’auoièt point encore quelque autre pierre, qui peuſt rendre vn homme inuiſible ; & leur dis que pluſieurs de nos Sçauans auoient eſcrit ſur ce ſujet quantité de choſes aſſez remarquables. À quoy ils me reſpondirent, que ſi cela ſe pouuoit, ils ne penſoient pas que Dieu permiſt iamais qu'vn ſecret de cette importance fuſt reuelé à des creatures imparfaites, comme nous ſommes. Ioint que pluſieurs s’en pourroient ſeruir à executer de tres-mauuais deſſeins, & voila ſommairement tout ce qu’ils me dirent.

Apres qu’on eût ſçeu que le grand Monarque Irdanozur m’auoit enuoyé querir, il n’eſt pas à croire à quel poinct on me conſidera, & combien d’honneur me fit vn chacun. Mes Gardes, qui m’auoient tenu caché iuſques alors l’eſtat du gouuernement de ce Monde là, me le deſcouurirent depuis ; Et ainſi ie peûs apprendre d’eux que de Pylonas, ce que ie Vous diray maintenant, qui ne ſera qu’vne introduction à la ſeconde partie de ces Relations dont vous aurez vn recit plus ample à mon retour en Eſpagne. Car i’en ſçaurois vous le donner pluſtoſt, pour les raiſons cy-deuant alleguées.

La Continence eſt inuiolablement gardée en ce Pays là, où l’on trouue en abōdance tout ce qu’on ſçauroit deſirer pour l’vſage de la vie, principalement des grains, & des fruicts de toutes ſortes, qui viennent d’eux-meſmes ſans qu’il ſoit beſoin d’y employer aucun trauail.

Pour le regard de leur logemèt, de leurs habits,& de toutes les autres choſes qui leur ſont neceſſaires, il y eſt pourueu par l’ordre des Principaux d’entr’eux ; À quoy bien qu’ils n’eſpargnent point leur trauail, c’eſt neantmoins auec plaiſir, & comme en ſe joüant.

Les femmes y ſont douées d’vne excellente beauté; &. ie ne ſçay par quelle conjoncture, ou naturelle, ou fatale, il arriue qu’vn homme ayant vne fois connu vne femme, ne deſire iamais d’en voir aucune autre.

Ils ne ſçauent ce que c’eſt de Meurtre, & malayſément en peuuent-ils commettre, n’y ayant point de playe qu’ils ne gueriſſèt, quelque mortelle qu’elle ſemble eſtre. Ils aſſeurent meſme (& ie ne ſuis pas eſloigné de le croire) que quand on auroit oſté la teſte à vn homme, ſi dans l’eſpace de trois Lunes, on prend le ſoin de la rejoindrea ſon corps, & d’y appliquer le jus d’vne certaine herbe qui croiſt là, elle ſe rejoint de telle ſorte, que la partie bleſſée eſt parfaitement guerie en peu de temps ;

La principale cauſe des grands auantages qu’ils ont, eſt que par vne inclination merueilleuſe, qui ſe tourne en habitude, & jeunes & vieux abhorrent le Vice, autant qu’ils cheriſſent la Vertu, & menent vne vie ſi calme, qu’il n’y a rien qui en puiſſe troubler le repos. Il eſt vray pourtant, que les diſpo^ſitions des vns ſont meilleures que celles des autres, ſelon les influences, ou plus, ou moins fauorables à leur naiſſance.

Comme c’eſt donc parmy eux vne Loy irreuocable, de ne faire iamais aucun Meurtre ; ſi par la taille & la mine, ou par d’autres indices du corps, ils remarquent qu’il en ayt quelques vns naturellement enclins au Vice, ils les enuoyent à la Terre, par vn moyè que ie ne ſçaurois dire, & les changent à d’autres Enfans, auant qu’ils ayent le pouuoir ou l’occaſion de faire du mal. Mais il ne faut pas ſur tout, qu’ils bougent du lieu où l’on les a mis, que l’air de la Terre ne leur ait premierement rendu le tein, d’vne couleur pareille à la noſtre.

Leur retraitte ordinaire, & de leurs ſemblables, eſt en vue haute Montagne, au Nord de l’Amerique, n’eſtant pas hors d’apparence que les Ameriquains ne ſoient décendus d’eux, puis que la cōjecture s’en tire, tant de la couleur qui leur eſt naturelle, que de l’vſage continuel du Tabac, dont ils ne se laſſent iamais, ſoit qu’ils le facent, ou à cauſe de l’humidité du Pays, du pour le plaiſir qu’ils y prennèt, ou pour d’autres conſiderations qu’il ſeroit ennuieux de rapporter en ce lieu. Ils eſſayent auſſi quelquefois d’imiter à peu prés ce qu’ils voyent faire aux Chreſtiens d’Aſie, ou d’Afrique, quand ils ſe rencontrent parmy eux ; ce qui n’aduient neantmoins que fort rarement. Ie me ſouuiens à ce propos d’auoir leu, il y a quelques années, certaines Hiſtoires, qui ſemblent confirmer toutes ces choſes, publiées par les Lunaires, & particulierement vn Chapitre de Guillaume Nembrige, vers la fin de ſon premier liure des ſingularitez d’Angleterre. À quoy ſe rapporte encore ce qu’en diſent Inigo Mondejar, au ſecond liure de la deſcription qu’il a faite de la nouuelle Grenade, & Ioſeph Doſia de Carano, en ſon Hiſtoire de la Mexique.

Ce que i’ay mis en auant, vous eſt prouué par des teſmoignages de ces Autheurs, qu’il me ſuffit de produire, ſans me mettre en peine d’en citer d’autres. Que ſi ie puis eſtre ſi heureux vn iour, que de retourner en mon Pays ne donneray de ſi claires demonſtrations de toutes ces choſes, qu’il n’y aura plus d’obſcurité pour elles, ny point d’apparèce de douter qu’elles ne ſoient tres-veritables.

Mais ſi voſtre curioſité vous porte à me faire encore d’autres demandes, touchant la Police & le Gouuernement de ces Lunaires. Helas ! vous diray-ie, qu’eſt-il beſoin de punition exemplaire, où il n’y a point de crime ? Il ne faut point là de Loix, puis qu’il n’y a iamais ny procez, ny querele ; Eſtant certain que dés l’inſtant meſme qu’on voit germer, quelque ſemence de diuiſion, elle eſt eſtouffée par celuy des Magiſrats, qui en a le ſoin principal, & qui eſt le plus conſiderable d’entr’eux.

Il ne faut ny Medecins, ny Legiſlateurs ence Pays là, où les Habitans ne font iamais d’excès ; & où l’air eſt ſi bien tempéré, qu’en quelque temps que ce ſoit, il ne s’y parle d’aucune ſorte de maladie. Auſſi quand le temps que la Nature a preſcrit à leur vie, eſt finy ; Ils meurent ſans peine, ou ſi vous voulez, ils ceſſent de viure par l’extinction de l’humide radical, comme vne Chandelle, allumée ceſſe de luire, lors que le ſuif en eſt conſumé. Ie me trouuay vne fois à la mort d’vn de leurs Citoyens, dont i’admiray la Confiance. Car bien qu’il ſemblât deuoir eſtre fort affligé de ſortir du Mōde, où il auoit veſcu touſiours contant, & de quitter ſes amis, ſa femme, ſes enfans, & tous ſes plaiſirs, ſi eſt-ce que cette derniere fin ne l’eſtonna nullement. Au contraire, comme il la vit approcher il fit appreſter vn magnifique feſtin, auquel ayant inuite ceux de ſes Compatriotes qu’il cheriſſoit le plus, Courage, leur dit-il, mes Amis, réjouyſſez-vous de mon bon-heur auec moy, puis que voicy venu le temps, où ie dois quitter de faux plaiſirs, pour poſſeder éternellement de vrayes felicitez Ie ne pûs aſſez louer vne ſi conſtante reſolution de cét homme là ; mais celle de ſes Amis ne me ſembla pas encore moins louable. Ils ſe réjouyrent tout de bon, & prirent part au contentement de leur Amy mourant, ſans y apporter ny diſſimulation, ny fauſſes grimaſſes ; Bien au contraire de nous, qui la pluſpart du temps, en pareil cas paroiſſons triſtes ſans l’eſtre ; ou ſi nous le ſommes, c’eſt en effet pour nos intereſts particuliers, pluſtoſt que pour aucun regret que nous ayons à la perte de nos amis.

Leurs Corps ne pourriſſent point apres la mort ; & voila pourquoy ils ne font pas enſeuelis, mais ſoigneuſemèt gardez en des lieux exprés ; ſi bien que pluſieurs d’entr’eux peuuent monſtrer ceux de leurs Anceſtres en leur entier, ſans eſtre nullement corrompus par la longueur des années.

Il n’y a iamais en ce Pays là ny vent, ny pluye, ny aucun changement d’air. Les exceſſiues froideurs de l’Hyuer en ſont bannies, auſſi bien que les trop ardantes chaleurs de l’Eſté. Vn Printemps perpetuel y regne, auec toute ſorte de contentement, & ſans incommodité quelconque.

Ô ma femme ! ô mes enfans ! que vous me deſobligez de me priver de la félicité de ce lieu ! Mais ce qui me conſole, d’apprendre par ce voyage ; qu’auant qu’il ſoit long-temps, apres que i’auray finy le cours de cette vie mortelle, i’en iray poſſeder vne autre immortelle.

Ce fût le neufieſme iour de Septembre que ie commençay de quitter El-Pico, & de m’eſleuer touſiours plus haut, Ie fus douze iours en mon voyage, apres leſquels i’arriuay en cette Région de la Lune, que l’on appelle icy Simiri, le Vingt-vnieſme de Septembre ſuiuant.

Vn Vendredy douzieſme de May, nous arriuaſmes à la Cour du grand Irdonozur ; Et le 17 eſtans de retour au Palais de Pylonas, nous y demeuraſmes iuſques au mois

de Mars de l’an 1601. Ie l’auois inſtamment prié pluſieurs fois qu’il me permiſ de m’en retourner ; & ce deſir ſe renouuellant en moy à tout moment, fut cauſe que ie luy en renouuellay auſſi la priere à cette heure, plus ardamment que ie n’auois fait encore.

Il ne tint pas à luy qu’il ne me détournaſt autant qu’il pût de ce deſſein, m’alleguant pour cét effet l’extrême peril de ce voyage, la miſerable ſterilité du lieu d’où i’eſtois venu, & l’heureuſe abondance du Pays où ie me trouuois alors. Mais quelques fortes que fuſſent ces raiſons, le ſouuenir de ma femme & de mes enfans les effaçoit toutes ; car à vray dire, i’eſtois ſi

fort paſſioné de la Gloire, dont ie me propoſois de jouyr à mon retour, & que ie croyais auoir ſi bien meritée, qu’auec raiſon ie m’eſtimois indigne du nom d’Eſpagnol, ſi ie ne hazardois vingt vies, quand i’en aurois autant, pluſtoſt que de perdre l’eſperance de m’en acquerir la poſſeſſion entiere. Ce qui m’obligea de luy reſpondre, qu’il me falloit neceſſairement reuoir mes enfans, ou me reſoudre à mourir ; & alors m’ayāt requis derechef, de vouloir du moins demeurer là vn an ſeulement, il eut de moy pour toute replique, qu’il m’eſtoit impoſſible de tarder dauantage ; & que ſi ie ne partois alors, ie ne m’en irais

iamais ; comme en effet ie le conjecturois ainſi, à caufe que mes oyſeaux, pour auoir diſcontinüé leur vol accouſtumé, s’en alloient eſtre perdus, veu meſme qu’il y en auoir déja trois de morts ; de ſorte qu’apprehendant la perte des autres, j’apprehendois auſſi à bon droit, qu’elle ne me priuât de toute eſperance de m’en pouuoir retourner.

Pylonas enfin ayant communiqué’mon deſſein au grand Irdonozur, ſe reſolut, auec peine de m’accorder ce que ie demandois auec ſupplication : Cependant, mes oyſeaux, qui ne ceſſoient de brailler, me donnant à connoiſtre par là, qu’ils ne demandoient qu’a prendre leur vol, furent cauſe que ie me haſtay d’ajuſter ma Machine pour mon partement ; & qu’en meſme temps, ie pris congé de Pylonas. Pour toute reconnoiſſance de tant de courtoiſies qu’il m’auoit faites, il ne me demanda qu’vne ſeule choſe, qui fut de luy promettre fidellement, que ſi i’en auois iamais le moyen, ie ſaluërois de ſa part ÉLISABETH, Reyne de la Grande Bretagne, qu’il appelloit la plus glorieuſe de toutes les Dames de ſon Siecle. Auſſi la croyait-il telle en effet, & n’eſtoit iamais ſi content, que lors qu’il en parloit, & qu’on luy en diſoit des nouuelles. Il me donna pour elle-meſme vn rare preſent, & qui n’eſtoit pas de petite valeur ; Tellement qu’encore que ie la tienne pour ennemie de l’Eſpagne, ie ne puis toutesfois me dédire de m’acquiter de ma promeſſe, le pluſtoſt qu’il me ſera poſſible.

Vn Ieudy Vingt-neufieſme de Mars, trois iours apres mon réueil de l’aſſoupiſſement que m’auoit cauſé la clarté de la derniere Lune, ie m’attachay fortemèt à ma Machine, ſans oublier de prendre auec moy (outre les joyaux qu’Irdonozur m’auoit donnez, dont ie connoiſſois aſſez les vertus, par les grādes choſes que Pylonas m’en auoit dittes) autant de viures que i’en peûs porter, ſans incommodité ; & ie trouuay depuis qu’ils me ſeruirent extremément, comme il ſe verra bien-toſt.

Apres que i’eus donné à Pylonas le dernier Bazo las manos, en la preſence d’vne prodigieuſe foule de peuple, expreſſement aſſemblé pour me voir partir, ie laſchay les reſnes à mes oyſeaux ; qui prenans leur vol d’vne grande ardeur, m’enleuerent à l’inſtant à perte de veue : Le meſme m’aduint icy, qu’à mon premier Voyage : ie n’eus iamais ny faim ny ſoif, que ie ne fuſſe arriué à la Chine, ſur vne haute Montagne, eſloignée d’enuiron trois lieues de la grande Ville de Pequin.

I’acheuay mō voyage en moins de neuf iours ſans faire depuis aucune rencontre de ces Hommes aériens, que i’auois veus en montant. Comme ie n’eus donc ny cet obſtacle, ny aucun autre embarras, ie fis vne diligence incroyable, dont i’attribuay la cauſe à mes ſeuls oyſeaux ; car il n’eſt pas à croire combien eſtoit grande l’impatience qu’ils auoient, de retourner en terre, en vne ſaiſon où l’attraction de cét Élément, beaucoup plus forte que celle de la Lune, les haſtoit d’aller d’vne façon eſtrange. Dequoy ie m’eſtonnois d’autant plus, qu’en ayant perdu trois, ie ne deuois apparamment eſperer d’aller ſi viſte. Les huit premiers iours ils tinrent ſans ceſſe le deuāt, & m’emporterent agilement auec ma Machine. Mais le neufieſme, quand ie commençay d’approcher des nuës, ie pris garde qu’elle s’en alloit inſenſiblement fondre vers la Terre.

Ie me vis alors en vne eſtrange peine, & hors de moy-meſme, de crainte que i’eus que mes oyſeaux, n’ayant pas la force de me porter, pour eſtre diminüez de nōbre, ne fuſſent contraints de ſe precipiter en terre, & de m’entrainer par conſequent auec eux. Cela me fit juger qu’il eſtoit temps, ou iamais, de me ſeruir à ce beſoin de mon Ebolus ; C’eſtoit, comme i’ay dit cy-deuant, vne des pierres qu’Irdonozur m’auoit donnees, laquelle i’appliquay contre ma chair nuë, & à l’inſtant meſme ie reconnus que mes oyſeaux (comme ſoulagez d’vn grand fardeau) alloient incōparablement plus viſte qu’auparauant : ce qui me fût, ſans mentir, vn ſecours ſi fauorable au beſoin, que ſans luy ie n’aurois iamais peû tomber ſeurement à terre.

La Chine eſt vn Pays ſi peuplé, qu’aux endroits meſme les plus ſteriles, il eſt difficile de trouuer la moindre piece de terre en friche, & qui ne ſoit cultiuée. Ie n’y eus pas pluſtoſt mis le pied, que quelques-vns du Pays, qui m’auoient veu fendre l’air, accoururent à moy, & me ſaiſirent en meſme temps, auec deſſein de me conduire deuāt vn Officier de Iuſtice.


Ie me rendis à eux, ne leur pouuāt reſiſter : Mais quand ie voulus marcher, ie me trouuay ſi diſpos, qu’apres auoir mis vn pied à terre, i’auois peine d’y poſer l’autre, à cauſe de la ſecrette vertu de mon Ebolus, qui pour eſtre appliqué, comme i’ay dit, ſur mon corps, luy oſtoit toute forte de peſanteur & d’obſtacle. Me voulant donc ſéuir de cét auantage, ie m’aduiſay de faire ſemblāt d’aller à quelque preſſante neceſſité de Nature ; Ce que ie leur donnay à connaiſtre par ſignes, pource qu’ils n’en n’entendoient pas vn ſeul mot de toutes les langues que ie ſçauois parler. Ils me permirent donc de me tirer à l’eſcart, à la faueur de quelques buiſſons, ſur la créance qu’ils eurent, qu’il me feroit impoſſible de m’eſchapper d’eux, quelque fin que ie fuſſe. Tout le contraire arriua pourtant ; car alors me ſouuenant des aduis de Pylonas, touchant l’vſage de mes pierres, ie les mis premierement enſemble, auec ce peu de ioyaux qui m’eſtoient reſtez de ceux que i’auois apportez des Indes, & les noüay toutes dans mon mouchoir, à la reſerue du plus petit de mes Ebolus.

Ie trouuay moyen d’appliquer celuy-cy à mon corps, de telle ſorte qu’il n’y auoit que la moitié de l’vn des coſtez de la pierre, qui me touchât à la peau, d’où il aduint que ie me ſentis auſſi moins peſant de la moitié qu’à l’accouſtumée. Alors voyant que mes Gens, qui m’obſeruoient auec ſoin, s’en venoient à moy ſerrez enſemble, & qu’ils ne pouuoient croiſer, ny empeſcher mon chemin, ie tiray de longue, & leur monſtray pour m’échapper d’eux, vne belle paire de talons. À quoy m’obligea particulierement encore le grand deſir que i’auois de mettre mes ioyaux à couuert, me doutant bien qu’ils me les oſteroient, ſi ie n’y donnois ordre.

Ainſi deuenu plus diſpos qu’on ne ſçauroit croire, ie diſparus d’eux ſi promptement, qu’ils n’auraient iamais ſçeu m’atteindre, euſſent-ils eſté montez ſur des cheuaux Zebras. I’addreſſay ma courſe vers vn petit bois-taillis extremement touffu, où ie fis vn quart de lieue de chemin ; & y trouuant vne belle Fontaine, que ie pris pour marque, afin de reconnoiſtre le lieu, ie fourray mes joyaux tout contre, dans vn petit trou, qu’vne taupe, ou quelque autre beſte y auoit fait.

Tout à meſme temps ie tiray de mes pochettes, les viures dont i’ay parlé cy-deuant, auſquels ie n’auois pas encore eu enuie de toucher, & fus tout eſtonné, qu’en prenant ma refection, ie me vis pris derechef, & entre les mains de mes Gens, qui m’auoient ſuiuy à la piſte.

La premiere choſe qu’ils firent, fut de me conduire deuant vn des principaux Magiſtrats ; auquel ils dirent d’abord, comme ie m’eſtois déja eſchappé d’eux vne fois. Pour empeſcher donc que le meſme ne m’aduint on fit faire exprés vne chaire de bois, où i’eſtois cōme enchaſſé, n’ayant de tout le Corps que la teſte libre. Quatre eſclaues me chargerent ſur leurs eſpaules, comme quelque inſigne Criminel, pour me mener, à ce que i’appris, pardeuant vn de leurs Mandarins, ( ils appellent ainſi en leur langue les principaux Gouuerneurs, & Intendans de Iuſtice) qui ſe tenait à deux iournées de là en vn de ſes Palais, eſloigné ſeulement d’vun lieuë de la fameuſe Ville de Paquin, que les Chinois nomment communément Suntin.

Bien que ie ne peuſſe aucunement entendre leur langue, ie ne

laiſſois pas pourtant de juger par leur action, qu’ils ne diſoient rien qu’à mō deſauantage. Leurs principaux griefs me ſembloient eſtre, qu’il falloit aſſeurement que ie fuſſe Magicien, puis qu’on m’auoit veu porté en l’air, contre toute apparence humaine ; Qu’eſtant Eſtranger, comme il ſe voyoit aſſez, & à ma langue, & à mon habit, j’auois violé les Loix du Royaume, en oſant y entrer ſans paſſeport, & que cela ne ſe pouuoit, à moins que d’auoir quelque mauuais deſſein, au préjudice de l’Eſtat.

Le Mandarin les eſcouta tout du long, auec vne grauité telle que ſa charge la requeroit ; Et comme il n’auoit pas moins de jugement, que de curioſité pour les choſes nouuelles, il reſpondit qu’il ſçauroit bien donner ordre à cette affaire là, & qu’vne ſi audacieuſe entrepriſe ne manqueroit pas de punition. Mais les ayāt renuoyez, il voulut que quelques-vns de ſes seruiteurs me logeaſſent à l’eſcart de ſon Palais, en lieu où ils reſpondiſſent de moy, & où toutesfois ils me traittaſſent ciuilement. Auſſi n’y manquerent-ils pas ; & ie connus par épreuue, qu’ils firent ma condition beaucoup meilleure, qu’apparamment ie ne deuois eſperer, Car ie ne fus pas moins bien traitté, que bien logé, ſans que ie peûſſe me plaindre de rien, que de n’auoir pas la liberté de ſortir ; Que ſi quelque

choſe m’affligea, durant pluſieure mois que ie paſſay de cette ſorte, ce fut le regret que i’eus à mes Ganſas, que ie creus eſtre perdues, cōme en effet elles le furent.

Cependant, ie fus tout eſtonné, que partie par mes ſoins, partie par l’inſtruction de mes Gardes, i’appris peu à peu la langue de cette Prouince là, n’y ayant preſque point de contrée en toute la Chine, qui n’ayt ſon langage particulier. Ce qui m’eſtoit d’autant plus facile, que ceux qui me la monſtroient, y prenoient vn ſingulier plaiſir. Il me fut permis enfin de prendre l’air, & d’entrer au grand Iardin du Palais, lieu des plus delicieux qu’on ſçauroit voir, ſoit pour la rareté de ſes Plantes, & de ſes fleurs, ſoit pour la diuerſité ces preſque infinie des plus beaux fruits qui ſe trouuent en Europe, & dans les autres contrées les plus fertiles du monde. À quoy l’artifice des Iardiniers auoit ſi bien trauaillé, pour ayder les productions de la Nature, que mes yeux eſtoièt comme enchantez par la contemplation de ces objets ſi charmans.

Comme ie m’entretenois de ces merueilles, ie vis de bonne fontune, venir à moy le Mandarin, du meſme coſté où ie me diuertiſſois en me promenant. Mes Gardes m’en aduertirent auſſitoſt, & me dirent que i’euſſe à me mettre à genoux deuant luy, couſtume obſeruée parmy les Chinois, qui tiennent cela pour vn hommage public, qu’ils doiuent aux principaux Officiers de la Couronne. M’eſtant profterne à ſes pieds, ie le ſuppliay tres-humblement de prèdre pitié de moy, comme d’vn pauure Eſtranger, arriuer là par vne ſecrete ordonnance des Cieux, & non pas de ſon mouuement propre. Il me reſpondiſt en vne autre langue que la commune, pource que les Mandarins, comme ie l’appris depuis, en ont vne particuliere, à peu prés ſemblable à celle des Lunaires, & preſque toute compoſee de tons differans, dont vn de ſes Seruiteurs me dōna l’expiication ; ſa reſponce fut, que ie priſſe courage, puis qu’il ne penſoit à rien moins qu’à me nuire, & ce diſant il paſſa outre I’eus ordre le lendemain de m’aller preſenter deuant luy ; & pour cét effet ie fus conduit en vne ſale magnifique, embellie de toutes parts de rares peintures. À mon arriuée, ayant commandé que la Compagnie euſt à ſortir, il s’entretint long-temps auec moy en langue vulgaire. Il s’enquit premierement de mon Pays, & de ſes forces, puis des Mœurs & de la Religion des Peuples qui l’habitoient. Apres cela il voulut ſçauoir les particularitez de mon éducation, la profeſſion que ie faiſois, & le ſujet principal qui m’auoit conduit dans vn Pays ſi eſloigné du mien.

Cela m’obligea de luy raconter au long mes Aduentures, à la reſerue de quelques-vnes que ie paſſay ſous ſilence, ſur tout à l’égard des pierres pretieuſes que le grand Irdonazur m’auoit données. Il fut rauy des choſes que ie luy dis, où ne trouuant rien qui ſentiſt la Magie, dont il s’attendoit que ie luy deuſſe parler, il me diſt qu’il admiroit l’excellence de mon Eſprit, & que i’eſtois le plus heureux homme du Monde. En ſuitte d’vn ſi long diſcours, il me pria de me repoſer, & trouua bon que ie me retiraſſe, iuſques à ce qu’il me mandaſt derechef. En effet il prit depuis tant de plaiſir à me voir, qu’il ne ſe paſſa preſque point de iour auquel il ne m’enuoyaſt querir. Il voulut de plus que ie m’habillaſſe à la mode du Pays ; ce que ie fis volontier ; & que ie fuſſe en pleine liberté dans ſa maifon, & dehors ; iuſques là meſme, qu’allant à Paquin, il me menoit auec luy, & me donnoit moyen cependant de m’inſtruire des Mœurs, du Gouuernement, & de la Police de ces Peuples dont ie me reſerue à parler plus au long dans mon ſecond liure.

Ainſi par mes bons ſeruices, ie m’acquis non ſeulement la connoiſſance de toutes ces choſes ; mais encore le moyen d’aller reuoir ma Patrie ; & par conſequent ma femme & mes enfans, gages que i’eſtime ſi pretieux, qu’ils me ſont incomparablemèt plus chers que tous les treſors du Mōde. Car comme i’allois ſouuent à Paquin, i’appris enfin qu’il y auoit là

quelques Peres Ieſuites, deuenus fameux dans tout le Pays, pour la faueur extraordinaire que le Roy leur auoit faite, de receuoir d’eux quelques ſingularitez d’Europe, comme des Horloges, des Monſtres, des Compas, & ſemblables choſes, qui paſſerent toutes dans ſon Eſprit pour des raretez exquiſes. Ie les fus donc viſiter, par la permiſion du Mandarin, & ils me receurent auec autant de ioye que d’eſtonnement, de voir vn Eſpagnol en vn lieu ſi eſloigné d’Eſpagne, & où ils auoient eu tant de peine d’entrer. Ie racontay au Pere Pantoja, & aux autres de ſa Compagnie, les Aduantures ſuſdittes, dont ie fis la relation par leur ordre, & i’enuoyay depuis à Macao, pour eſtre de là renduë en Eſpagne, comme Auant-courriere de mon retour.

Cependant, le Mandarin continüant de m’eſtre fauorable, eſtoit cauſe que i’allois voir tous les iours ces bons Peres, auec qui ie m’entretenois de pluſieurs rares ſecrets ; Et ce fut là que ie poſay le fondement de mon retour, dont i’attends l’occaſion auec patience, afin que ſemant vn iour par tout mon Pays le bruit veritable de tāt de merueilles, cy-deuāt cachées & que i’ay nouuellement découuertes, ie puiſſe enfin moiſſonner la gloire, que ie me promets de mes heureuſes diſgraces.

FIN.