L’empereur Guillaume

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L’empereur Guillaume
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 26 (p. 5-30).
L’EMPEREUR GUILLAUME[1]


I

Qui n’a pas eu, dans ces dernières années, l’occasion d’approcher l’empereur Guillaume, d’avoir quelque entretien avec lui, ne peut se rendre compte de la première impression favorable qu’éprouve son auditeur. Causer avec lui, c’est l’écouter, c’est le laisser développer avec chaleur ses idées, en risquant de temps en temps une observation dont la vivacité de son esprit s’empare immédiatement pour passer d’un sujet à un autre. En parlant, il vous regarde bien en face, la main gauche toujours appuyée sur la poignée de son sabre dans une attitude qui lui est familière. La voix très gutturale, presque enrouée, n’est pas agréable, mais la figure, mobile et expressive, est tout animée, tout éclairée par des yeux magnifiques. Ce sont ces yeux qui frappent au premier moment mieux que les paroles, des yeux bleu clair, tantôt gais et rieurs, tantôt durs et sévères, avec des lueurs pareilles à des reflets d’acier. Cependant, au sortir d’un entretien de ce genre, on se prend à douter de la sincérité de ce dangereux causeur. On se demande avec une certaine anxiété si l’on n’a pas eu devant soi, au lieu d’un homme convaincu, l’acteur le plus impressionnant qui ait paru sur la scène politique contemporaine.

Dans sa langue maternelle, Guillaume II a une éloquence naturelle, imagée et pompeuse. A peine était-il sur le trône, que son amour de la parole s’est révélé par des manifestations oratoires de tous genres : toasts, speechs, réponses à des adresses, allocutions militaires à des recrues de l’armée et de la marine, pendant les continuels déplacemens dont il a pris l’habitude en sillonnant son empire dans tous les sens, en parcourant en yacht toutes les mers d’Europe et en prodiguant ses visites aux États monarchiques. Quelques-uns de ses discours sont des modèles du genre impérial, mais son assurance comme orateur lui a fait prononcer plus d’une fois, dans le feu de l’improvisation, des phrases sentencieuses, inopportunes ou maladroites, qui créaient une sensation de malaise ou de révolte aussi bien en Allemagne qu’à l’étranger : pensées audacieuses, présentées sous une forme originale, mais en contradiction avec le sentiment public, fruits hâtifs d’un tempérament trop impulsif. L’âge l’a quelque peu corrigé de ses imprudences de langage. Le texte des allocutions est, d’ailleurs, maintenant revu et expurgé par le cabinet civil de Sa Majesté, avant d’être livré à la publicité. Le besoin de claironner ainsi sa pensée se combine chez lui avec un goût prononcé pour les attitudes théâtrales, lorsqu’il se sait le point de mire de tous les regards, c’est-à-dire dès qu’il paraît en public, quoique dans son intérieur il ne manque ni de bonhomie, ni même de simplicité.

Certes, l’Empereur est un homme bien doué, intelligent, instruit. On a toutefois l’impression, quand on cause avec lui, qu’il n’a qu’une connaissance superficielle de certains sujets sur lesquels il se plaît à discourir.

N’en soyez pas surpris. Malgré sa rare faculté d’assimilation, Guillaume II n’est pas un esprit universel, capable, avec un égal bonheur, de parler politique, industrie, commerce, agriculture, musique, peinture, architecture, que sais-je encore ? de omni re scibili, car il ne craint pas de s’aventurer sur les sentiers escarpés des sciences proprement dites. Peut-être eût-il mieux fait, au lieu de se dépenser dans tant de domaines différens, de concentrer ses études sur la politique étrangère et de chercher à se rendre compte personnellement du véritable état des esprits dans les pays voisins de l’Allemagne. Ses interlocuteurs n’auraient pas eu ainsi l’inquiétude de constater qu’il acceptait comme articles de foi des opinions préconçues et tout à fait erronées, qui avaient cours dans la presse et dans le public allemands.

Sa confiance en soi lui a rendu toujours insupportable pour le gouvernement de l’Empire la collaboration d’un esprit supérieur ou d’une volonté indépendante. Après deux ans de règne, il secoua impatiemment la tutelle, maladroite sans doute, mais nécessaire encore, de l’homme à qui il devait sa couronne impériale. Pour le servir longtemps, il faut que ses ministres adoptent ses idées ou aient l’art de lui présenter les leurs, comme s’il en était l’inspirateur. Ses chanceliers, après le renvoi de Bismarck, n’ont été que les exécuteurs plus ou moins habiles de sa volonté souveraine et les chefs d’une armée de bureaucrates. L’un d’eux s’est acquis la réputation d’un homme de beaucoup de talent, mais obligé, comme les autres, de se plier au métier de courtisan. Gouverner, pour un chancelier de l’Empire, ce n’est pas prévoir, c’est obéir à un maître versatile et volontaire.

Par d’autres côtés de son caractère, l’Empereur a toujours aimé la société des savans et des professeurs de renom. Ayant lui-même des prétentions artistiques, il s’entoure volontiers des artistes qui suivent ses conseils et obéissent à ses suggestions. Bâtir a été de tout temps, en Prusse, un noble passe-temps de prince auquel Frédéric II lui-même s’est livré avec plaisir et avec goût dans les intervalles de ses guerres, Guillaume II est un grand bâtisseur : en vingt-cinq ans, ses architectes ont élevé plus de monumens et de palais à Berlin que leurs confrères n’en ont construit pendant un siècle dans d’autres capitales. Mais il impose trop souvent son goût pour le colossal, le surchargé et le massif. Sous son inspiration, les artistes allemands font de laborieux efforts pour créer un style qui serait le style Guillaume II. Les plus agréables monumens de la résidence impériale n’en restent pas moins ceux qui sont l’œuvre des premiers rois et auxquels un architecte, épris de l’art français du XVIIIe siècle, M. von Ihné, a donné quelques bons pendans. On est tout surpris, d’ailleurs, de constater que le vieux palais du premier roi de Prusse est encore assez vaste pour contenir les premiers empereurs allemands. Le fils fastueux du Grand Electeur, avec l’ambition sans bornes des Hohenzollern, avait-il donc prévu les lointaines destinées de sa maison ?

Aux sculpteurs, Guillaume II, fidèle aux mêmes principes esthétiques, a commandé des statues gigantesques ou figées dans des attitudes compassées, représentant les héros de sa famille et les grands serviteurs de son aïeul, qui ne méritaient pas un traitement aussi barbare. Son engouement pour la peinture officielle l’a empêché d’apprécier les talens originaux, les chefs d’école, tels que Max Libermann, qu’il traite de révolutionnaires. De même pour les gens de lettres. Les romanciers et les dramaturges les plus célèbres de l’Allemagne contemporaine, un Hauptmann, un Sudermann, ne sont nulle part moins compris qu’à la cour de Berlin.

L’Empereur s’est plu longtemps dans la compagnie d’aimables esthètes, poètes et musiciens, — car il adore la musique et la poésie, — les familiers de la fameuse table ronde. Le procès scandaleux du prince Philippe d’Eulenbourg a coupé cours à ces intimités. On a médit, bien à tort certainement, de son amitié pour ce séduisant, mais triste personnage. On ferait mieux de souligner son faible pour les gens riches, pour les créateurs de grosses fortunes. En cela, il a montré, comme d’autres têtes couronnées, qu’il possède le sens de l’actualité et qu’il apprécie les services rendus à la société moderne par la richesse. Les Américains de passage à Berlin sont assurés de trouver un accueil empressé à la cour impériale, pourvu que la valeur financière de leur nom soit haut cotée aux Etats-Unis. Il est juste d’ajouter que ces cajoleries aux Yankees opulens sont dictées aussi à Guillaume II par des préoccupations qu’on a appelées « sa politique américaine, » à savoir le désir d’une entente étroite avec la Grande République. Son goût pour le pouvoir que confère l’argent s’est montré également dans sa façon d’honorer sa fidèle noblesse. En créant une haute aristocratie de princes et de ducs, très clairsemée en Prusse avant lui, il a parfois tenu moins de compte de l’ancienneté de la race et des titres acquis à la reconnaissance de l’État que des fortunes territoriales des intéressés. Les nobles restés pauvres n’ont pas été très favorisés, même lorsqu’ils portaient les plus beaux noms militaires de la monarchie.

Élevé par un père dont les idées libérales ont été trop vantées, au dire de ceux qui l’ont le mieux connu, l’Empereur, à ses débuts, était animé d’une impatiente ardeur d’améliorer le sort des classes laborieuses de son empire et de continuer, suivant les prescriptions de la morale chrétienne, l’œuvre législative de protection sociale commencée par son grand-père, ainsi qu’il l’annonça à l’ouverture du Reichstag en 1888. Deux ans plus tard, une conférence internationale était convoquée par ses ordres à Berlin pour étudier la législation du travail. Cependant il apportait sur le trône une haine juvénile des socialistes et des libres penseurs, qui n’a fait que s’enraciner plus profondément en lui à mesure qu’il avançait en âge et que les progrès de la sociale démocratie devenaient plus menaçans à chaque élection au Reichstag. La crainte du socialisme et la lutte contre ce Protée insaisissable ont été ses principales préoccupations. Il dénonçait l’ennemi en termes véhémens dans un discours à Kœnigsberg, en 1894 : « Debout ! au combat pour la religion, la morale et l’ordre contre les partis de la subversion ! » En 1907, il est même descendu dans la lice, à telles enseignes qu’il a reçu du haut du balcon du palais de Berlin les félicitations de ses sujets bien pensans, après le verdict électoral qui avait momentanément éclairci les rangs des élus de la sociale démocratie. Souverain d’un grand empire habité par des millions de socialistes, n’eût-il pas mieux fait de rester étranger aux haines de classes et de partis et de planer avec confiance au-dessus d’elles ?

Guillaume II, sans être imbu de toutes les idées réactionnaires des conservateurs prussiens, n’a rien d’un esprit libéral. C’est un monarque de droit divin, qui se croit investi, comme ses prédécesseurs, de la mission de gouverner ses États et de faire le bonheur de ses sujets, fût-ce malgré eux, d’après les principes de la religion et suivant la tradition monarchique ; un champion résolu des privilèges imprescriptibles de la royauté, limités seulement par les barrières constitutionnelles modernes.

Ce serait dépasser le cadre de cette étude que de pousser plus avant l’analyse détaillée d’un caractère aussi compliqué ; il a déjà fourni matière à plus d’un portrait et mettra à une dure épreuve, par sa complexité même, le talent de ses biographes à venir. J’essaierai seulement, à la fin de ce chapitre, de grouper les traits les plus frappans de la physionomie impériale et de fixer l’imago qu’une guerre odieuse doit nous en laisser. Au surplus, dans l’homme qui régit les destinées de l’Allemagne, c’est surtout le politique qui nous intéresse, à cause de la direction nouvelle qu’il a voulu imprimer aux destinées de l’Europe. À ce point de vue, il est impossible de passer sous silence la place que la religion occupe dans sa vie. Il a toujours été un fervent protestant. Pour lui, comme pour Treitschke, l’historien de la Prusse moderne, le protestantisme n’est pas seulement la vraie religion, mais la pierre angulaire de l’unité allemande, le solide rempart à l’abri duquel le langage et les mœurs des Germains se sont maintenus intacts des bords de la Baltique aux confins de la Transylvanie. Mais si la foi de Guillaume II est sincère, elle est vraiment trop verbeuse et trop nationaliste. Elle se répand insupportablement au dehors. Elle abonde en discours, remplis d’invocations choquantes à la Providence, à une Providence qui serait exclusivement allemande, qui n’aimerait que les Teutons et se réjouirait de leurs exploits. A l’imitation des héros bibliques et des champions de la Réforme, ce croyant en est arrivé, au seuil du XXe siècle, à se considérer comme le bras droit et l’épée du Seigneur, l’être prédestiné sur qui l’esprit d’En-haut serait descendu. Comment s’étonner que, sous l’empire d’une telle croyance, il ait entrepris une guerre qui nous a ramenés au temps des luttes sans merci des XVIe et XVIIe siècles, une sorte de croisade conduite contre les ennemis du peuple de Dieu personnifié aujourd’hui par la race germanique ? Cette façon de comprendre et de pratiquer la religion explique que le chef de la pieuse nation allemande, après avoir appelé solennellement sur ses armes les bénédictions du Dieu des chrétiens, — un Dieu de concorde et de paix ! — ait ordonné, la conscience en repos, le bombardement de villes sans défense et la destruction des chefs-d’œuvre de pierre de l’art catholique, les vieilles cathédrales historiques.


II

Pendant les dix dernières années, on a eu trop de confiance à l’étranger dans le pacifisme et dans la sincérité de Guillaume II. On oubliait qu’après tout il est de la race du grand Frédéric et que, sur la politique, il a dû méditer les leçons de ce prédécesseur dénué de scrupules. Lui-même, il s’attribuait, non sans raison, — car, dans sa jeunesse, il aurait pu céder à l’attrait des lauriers militaires, — le mérite d’avoir conservé la paix européenne, en dépit de l’organisation sans cesse perfectionnée de l’armée allemande et à cause même de ses renforcemens qui rendaient une attaque contre elle presque impossible. On avait accepté de bonne foi cette légende, sans réfléchir que la course aux armemens conduit fatalement à la guerre, comme toute fièvre, qui devient aiguë, aboutit à une crise violente. Mais, outre les sentimens pacifiques trop vantés de l’Empereur, n’y avait-il pas, disait-on, pour rassurer les petites nationalités inquiètes, la Triple-Alliance, fondée par Bismarck et renouvelée périodiquement après lui ? Le vieux chancelier et ses continuateurs ont toujours représenté la Triplice comme un contrat d’assurance contre le danger d’une conflagration générale. Retranchées dans cette forteresse inexpugnable, les forces des trois alliés pouvaient défier toutes les coalitions : aussi se gardait-on de les provoquer et de troubler l’ordre public européen. En réalité, tant qu’elle est restée fidèle à la pensée de son fondateur, la Triple-Alliance a pu se considérer comme la gardienne de la paix. Mais, à partir du jour où, pour appuyer les prétentions du Cabinet de Vienne, le Cabinet de Berlin a imposé aux nations slaves et aux autres Puissances déconcertées la reconnaissance de l’annexion de la Bosnie-Herzégovine, la Triple-Alliance a changé de caractère. Le gendarme, travaillé par des convoitises, a failli à son rôle tutélaire. La confiance qu’on avait eue jusque-là dans la pureté de ses intentions en a été considérablement diminuée.

Quoi qu’il en soit, Guillaume II a tenu pendant vingt-cinq ans, — longum œvi spatium, — la parole qu’il avait donnée au peuple allemand, sur le conseil de Bismarck, dans son premier discours du trône, d’avoir un règne pacifique. Il ne pensait alors qu’à faire de l’Allemagne le premier pays du monde par le développement de son commerce et de son industrie, à enrichir toutes les classes de la population, à détrôner, au profit de Berlin, Paris et Londres. « Notre avenir est sur les mers ! » disait-il à ses sujets avec une juste perception du but où il devait diriger leur énergie et leurs efforts : la création d’une puissante marine, pour assurer sur tous les marchés de l’univers une place prééminente aux produits du travail allemand. Pendant ce quart de siècle, l’Allemagne a effectué en effet des progrès merveilleux qui faisaient tressaillir d’étonnement les autres nations. Guillaume II, dès cette époque, frayait surtout avec les grands industriels, les grands banquiers et les grands armateurs de l’empire, qu’il n’a jamais cessé de voir et de consulter. Il a été l’ami fidèle de M. Krupp, dont la vie privée ne méritait pas cet honneur. Il a favorisé de tout son pouvoir les entreprises de M. Ballin, le très habile et très audacieux directeur de la Hamburg-Amerika Linie. Il présidait lui-même au lancement des transatlantiques géans de la puissante Compagnie. Le discours qu’il a prononcé à l’occasion de la mise à flot du dernier de ces Léviathans de 50 000 tonnes, baptisé par lui du nom de Bismarck, — tardif hommage rendu au génie du chancelier de fer, — est remarquable par l’orgueil patriotique dont il déborde. C’est un chant de triomphe en l’honneur des chantiers germaniques, qui ont construit le plus grand navire du monde, dépassant de loin ce que l’art naval des Anglais avait jamais osé.

Le pacifisme prolongé de ce chef d’une nation militaire a eu sans doute aussi d’autres causes que le souci d’assurer la prospérité économique de l’Allemagne. Quoiqu’il se soit toujours, depuis sa première jeunesse, passionnément intéressé à son armée, Guillaume II n’a pas l’âme belliqueuse de plusieurs princes de sa maison. Comme le roi Frédéric-Guillaume Ier, il aime la caserne, sans avoir le goût des champs de bataille. Devenu, à vingt-neuf ans, le commandant suprême de l’armée, le « Kriegsherr, » il a accompli scrupuleusement depuis lors tous les rites militaires prescrits à un roi de Prusse, on l’a vu prendre part à chaque occasion aux repas des mess des officiers, apparaître dès l’aube au milieu de ses régimens de cavalerie sur le champ d’exercices de Dœberitz, inspecter l’un après l’autre les corps de troupes de l’empire et présider régulièrement aux manœuvres d’automne, les manœuvres impériales, où sa critique des opérations engagées faisait sourire les hommes du métier. Le long des rues de Berlin, les vitrines des magasins sont remplies de photographies de l’Empereur sous tous les uniformes de l’armée de terre et de mer, dans tous les rôles de son répertoire : la moustache fièrement retroussée, le regard fixe et menaçant, le bâton de feld-maréchal au poing. Ces images exagèrent l’impression qu’elles veulent nous donner d’un souverain très guerrier. Mais est-il vraiment un soldat ?

Les journaux allemands ont annoncé, au début des hostilités, que Sa Majesté Impériale serait suivie sur le théâtre de la guerre d’un train spécial, transportant une maison de bois démontable avec parquet ajusté, pour ne pas souffrir de l’humidité. Nous savons, d’autre part, que ce besoin d’aise et de confort est nécessité par la crainte des refroidissemens et des maux de gorge, car Guillaume II ne peut pas jouer, comme on dit, avec sa santé. Des préoccupations aussi constantes cadrent mal avec l’idée que nous nous faisons d’un vrai soldat.

Le vrai soldat de cette guerre, il ne faut pas le chercher parmi les Allemands couronnés qui n’ont fait que la suivre de loin ; il est à la tête de la petite armée belge qui lutte avec désespoir pour défendre ses foyers. Le vrai soldat, c’est celui qu’on a vu bravant le danger sur la ligne de feu et dans les tranchées, afin de souffler à ses jeunes troupes le sang-froid et l’héroïsme de son âme inaccessible aux menaces comme à la peur. Le vrai soldat, c’est celui qui s’est révélé sur les champs de bataille de Louvain, d’Anvers et de l’Yser comme un grand général et comme un grand roi : c’est Sa Majesté le roi Albert.

Peut-être aussi Guillaume II, s’il est resté aussi longtemps pacifique, se défiait-il des résultats d’une nouvelle lutte, quoiqu’il exaltât dans ses discours les prouesses de ses devanciers et recommandât souvent à ses soldats de tenir leur poudre sèche. Peut-être redoutait-il la fortune changeante des batailles, en se répétant les paroles de Bismarck[2] au sujet des guerres préventives, des guerres qui ne sont inspirées que par l’envie d’écraser un adversaire avant qu’il soit prêt : « Nous ne pouvons pas lire dans les cartes de la Providence. » Peut-être encore appréhendait-il l’inconnu représenté dans les calculs politiques les mieux combinés par ces impondérables dont le même homme d’Etat prisait si fort la valeur. Qu’un jeune souverain, tel que l’Empereur dans ses premières années de règne, n’ait pas voulu compromettre l’héritage de gloire et de conquêtes laissé par son grand-père, rien de plus naturel ni de plus compréhensible. Il aimait à faire cliqueter son sabre, toujours mal à propos, mais sans le tirer hors du fourreau, car il n’avait pas le goût inné de la guerre. Cependant ces sentimens pacifiques ou ces hésitations devant l’incertitude de la fortune des armes ont fini par disparaître, et une détermination toute différente leur a succédé dans l’esprit changeant de Guillaume II. Mais le revirement n’a pas été subit ; la conversion s’est opérée graduellement, en même temps que l’Allemagne se transformait elle-même et que grandissaient sa force et sa richesse, qu’augmentaient sa population, ses besoins et ses appétits. L’influence de Bismarck, — d’un Bismarck satisfait, assagi et prudent, qu’il ne faut pas confondre avec le hardi joueur de la période des guerres, — avait longtemps survécu à sa retraite. Pendant une dizaine d’années encore, dix années de tiraillemens intérieurs où le peuple allemand semblait en vouloir à l’Empereur d’avoir injustement brisé son idole, la politique bismarckienne de consolidation et de défense avait été suivie par les modestes héritiers du solitaire exaspéré de Varzin. Puis d’autres ambitions surgirent, et les recommandations de l’ex-chancelier furent peu à peu oubliées de la nouvelle génération de politiciens, de diplomates, de professeurs, d’écrivains et d’officiers qui prétendirent guider l’Allemagne vers de plus hautes destinées. Leur action victorieuse sur la pensée du souverain devint tout à fait apparente au moment où il parvenait à l’apogée de son règne.

Ce moment coïncide avec l’expiration des vingt-cinq premières années de son gouvernement, qui avaient doté la nation germanique d’une prospérité inouïe. Le jubilé impérial de 1913 a été une date fatale. L’Allemagne, en effet, ne s’est pas contentée de célébrer cette année-là les conquêtes pacifiques réalisées depuis l’avènement de son troisième empereur, elle a fêté en même temps le centenaire de la guerre de l’indépendance, tandis que ses représentans votaient patriotiquement au Reichstag une loi militaire plus lourde, plus écrasante que toutes celles qui l’avaient précédée. L’Allemagne associait ainsi les résultats admirables du travail national pendant un quart de siècle, qu’aucune menace de guerre n’était venue réellement troubler, aux souvenirs enflammés de sa libération du joug napoléonien et à la préparation fiévreuse d’une nouvelle lutte, que l’état de l’Europe ne semblait nullement présager. Cette triple coïncidence suscitait dans l’esprit des observateurs étrangers de graves appréhensions. Les souvenirs patriotiques de 1813 semblaient de sourds roulemens de tonnerre, avant-coureurs d’un orage prochain. L’Empereur, qui ne cessait d’exalter par ses discours publics les sentimens déjà surexcités de la nation, a dû se dire alors que la première partie de sa tâche était terminée, et que la seconde allait commencer. Il avait lancé son peuple dans une voie de prospérité et de progrès où il ne s’arrêterait plus et une nouvelle guerre, bien loin d’enrayer ce superbe essor économique, n’y serait qu’un stimulant de plus. L’Allemagne, ayant triplé le chiffre de son commerce et presque doublé celui de sa population, disposant de millions de travailleurs qui n’allaient plus chercher, par l’émigration, leurs moyens d’existence au dehors, réclamait de nouveaux champs d’expansion et avait soif d’une domination incontestée dans tous les domaines. C’était à lui, encore dans toute la force de l’âge, qu’il appartenait de réaliser ces magnifiques aspirations.

Ne s’était-il pas lui-même laissé bercer, sur la foi des historiens de sa maison, par des rêves dont l’origine remonte à un lointain passé ? Héritier d’un empire nouveau tout différent de l’empire germanique des Othon et des Barberousse, il s’était constamment appliqué à rattacher au Moyen Age la création des Bismarck et des Moltke, à renouer la chaîne des traditions historiques, à se poser comme le successeur des anciens Césars électifs. C’est dans cette pensée évidente qu’a été créée au Thiergarten de Berlin l’allée de la Victoire, où se dresse la double rangée de statues de marbre dont nous avons déjà parlé, symétriques et sépulcrales, qui seraient mieux à leur place dans une nécropole royale que dans un jardin public. On y voit presque coude à coude des empereurs d’Allemagne, antiques et récens, des électeurs de Brandebourg et des rois de Prusse, tout un Panthéon suggestif ! A Vienne, des princes de la maison de Habsbourg se vengeaient des défaites de 1866 en traitant les Hohenzollern de parvenus. Mais, à Berlin, le descendant de ces parvenus ne rêvait de rien moins que de ressusciter la monarchie de Charlemagne ; il élevait dans sa capitale un monument au légendaire Roland, comme un symbole de l’union du présent et du passé, et songeait à rétablir sur l’Europe continentale une hégémonie carlovingienne.


III

Je parlerai plus tard des événemens européens et de la situation intérieure de l’Allemagne qui ont agi sur les dispositions de Guillaume II et activé sa transformation morale. Ce qu’il est nécessaire de préciser ici, c’est qu’il s’est flatté d’abord de n’avoir à combattre que la France, la vieille et irréconciliable ennemie. La guerre future lui apparaissait comme un simple duel entre la République et l’Empire.

Il a espéré longtemps diviser ses adversaires et obtenir l’inaction de la Russie. L’alliance franco-russe n’était pas considérée à la cour de Berlin comme un bloc indestructible. L’accord de Potsdam, conclu par M. Kokotzow, et dont la portée était limitée, autant qu’on peut le savoir, à l’Asie occidentale, semblait autoriser d’amples espérances. Des avances répétées étaient faites au tsar Nicolas ; des entrevues avaient lieu où Guillaume II déployait, comme dans la visite à Port-Baltique, toutes les séductions de son intelligence pour enjôler le souverain russe et capter la confiance de ses ministres. L’Empereur m’a dit lui-même, quelques mois seulement avant la guerre, qu’on se faisait des illusions en France sur la solidité de la Double-Alliance : il était bien informé des véritables sentimens de la cour impériale par de hauts personnages russes qui, en passant par Potsdam, ne cachaient pas de quel côté allaient leurs sympathies.

Un des principaux axiomes de la politique de Bismarck était que l’Allemagne devait toujours s’efforcer d’entretenir de bonnes relations avec sa grande voisine du Nord. Ce sage conseil, que le chancelier n’avait pas suivi lui-même au Congrès de Berlin, a été négligé par ses successeurs. En mars 1909, Guillaume II, sur l’avis conforme du prince de Bülow, n’avait pas hésité à faire savoir à Saint-Pétersbourg qu’il se tiendrait résolument à côté de l’Autriche-Hongrie, si la discussion diplomatique engagée au sujet de l’annexion de la Bosnie-Herzégovine dégénérait en un conflit. La démarche comminatoire prescrite au comte de Pourtalès était restée sur le cœur des patriotes russes, qui avaient été contraints de reculer devant cette menace. Mais à la cour de Berlin le souvenir en était effacé, car l’Empereur, — c’est encore un trait de son caractère, — oublie volontiers les mauvais procédés dont il est l’auteur. Il pratique le pardon de ses injures.

La guerre balkanique elle-même n’avait pas détruit complètement ses illusions. Elle avait montré pourtant la Russie et la France indissolublement unies et décidées à courir ensemble les mêmes risques et les mêmes périls. La main experte de M. Delcassé, envoyé comme ambassadeur à Saint-Pétersbourg pendant les événemens de 1912, avait resserré de plus belle le nœud de l’alliance. Depuis lors, il est vrai, l’attention de l’Empereur s’est concentrée sur l’activité militaire déployée de l’autre côté de la frontière russe ; mais il a dû lui en coûter de renoncer à sa chimère de la neutralité ou de l’inaction de la Russie en cas de guerre sur les Vosges. Un avertissement suprême a été donné au gouvernement du Tsar le 2 mars 1914 par l’officieuse Gazette de Cologne, sous la rubrique d’une correspondance de Saint-Pétersbourg ! L’accélération des armemens y était dénoncée en même temps que l’ingratitude dont la Russie payait les services que l’Allemagne lui avait rendus à l’époque de la guerre de Mandchourie. Les journaux russes répliquèrent sur un ton acerbe, laissant entrevoir que le traité de commerce avec l’Allemagne ne serait pas renouvelé. M. de Jagow, dans un exposé sur la situation extérieure lu au Reichstag quelques semaines plus tard, se borna à regretter et à blâmer d’une manière générale ces polémiques de presse dont il rejetait, d’ailleurs, la responsabilité sur les feuilles panslavistes.


IV

La France a toujours été aux yeux de Guillaume II l’adversaire principal. La pensée de se réconcilier avec elle a hanté cependant, à diverses occasions, son cerveau romanesque, mais sans qu’il songeât un seul instant à lui restituer ou à neutraliser l’Alsace-Lorraine, questions résolues définitivement par les victoires de 1870 et le traité de Francfort, sans qu’il admît même de lui complaire en accordant une constitution plus libérale aux provinces conquises. Le vœu de quelques Français, partisans d’un rapprochement franco-allemand, de voir l’Alsace-Lorraine jouir d’une autonomie complète à l’instar d’un État confédéré, de la Bavière ou de la Saxe, était qualifié à Berlin d’ingérence insupportable dans les affaires intérieures de l’Empire.

Mais l’Empereur a cru de bonne foi, à plusieurs reprises, qu’il pourrait améliorer les relations entre les deux pays, diminuer la tension entre Paris et Berlin, frayer même la voie à de bons rapports à venir, en traitant avec une distinction flatteuse des Français et des Françaises, célébrités parlementaires, artistiques et mondaines, qui visitaient l’Allemagne. Ce sont ces attentions individuelles, agrémentées de quelques politesses à l’adresse du gouvernement républicain ou de personnages en évidence, qu’il considérait comme des avances. Ses conversations avec Coquelin et Mlle Granier ont amusé les Parisiens qui le remerciaient par un compte-rendu de journal aimablement troussé et se croyaient quittes envers lui. Les gracieusetés impériales ont-elles été suivies d’une nouvelle orientation de la politique allemande plus favorable à la France ? Il n’en fut jamais question. Des offres de collaboration ou d’association dans des entreprises économiques, intéressant les ressortissans des deux pays au Maroc, furent faites, sans aucun succès d’ailleurs, après l’accord de 1909 ; mais il ne faudrait pas les attribuer au bon vouloir de Guillaume II pour des voisins qu’en réalité il détestait. C’est par sa séduction qu’il prétendait les conquérir ; en quoi sa vanité l’abusait, bien qu’à certains momens et sur sa réputation de pacifiste, sa personne n’ait pas été impopulaire à Paris.

Il était revenu depuis quelque temps de ces accès de bienveillance, après en avoir constaté l’inutilité, et il accentuait au contraire, à l’égard des voyageurs français qui lui étaient présentés, ses manières hautaines et cassantes dans les derniers mois avant la guerre. Il a dit alors devant moi, en février 1914, un soir de bal à la Cour, dans une conversation à laquelle prit part mon compatriote et ami, le baron Lambert, cette phrase plus pittoresque que conforme à la vérité, qu’il aimait à répéter, car il s’en était déjà servi avec d’autres diplomates : « Souvent j’ai tendu la main à la France : elle ne m’a répondu que par des coups de pied ! » Son amertume se répandit ensuite contre la presse parisienne, qui attaquait l’Allemagne journellement et sans mesure. Il finit sur un ton grave par déclarer avec cette mimique expressive qui donnait tant de poids à ses paroles « qu’on devrait prendre garde, à Paris, parce qu’il ne serait pas toujours là ! » Or, lorsqu’il discourait ainsi, la guerre était déjà résolue dans son esprit, comme on le verra plus loin. Que signifiait donc ce langage ? Etait-ce, de sa part, comédie, duplicité ? Fallait-il y voir plutôt le souci d’accumuler des griefs, pour justifier ses actes futurs ?

Puisqu’il se faisait remettre régulièrement les coupures des organes français nationalistes où son gouvernement était malmené, que n’en lisait-il la contre-partie : les diatribes quotidiennes des journaux de son pays contre la France et le président Poincaré, visé particulièrement par la presse pangermaniste ? Certainement, cette guerre de plume était dangereuse autant que déplorable dans l’intérêt de la paix, mais elle était menée des deux côtés dans le ton et le style propres à chacune des deux races. Il suffirait, pour se faire une idée de la mauvaise foi, de la morgue et de l’insolence de certains publicistes allemands, de relire quelques-uns des articles dont le Dr Th. Schiemann, qui eut son heure de popularité et de faveur à la cour de Berlin, régalait chaque mercredi matin, dans sa revue politique de la semaine, les lecteurs francophobes et russophobes de la Gazette de la Croix.

Au lendemain d’Agadir, la guerre avec la France avait pris tout à fait dans l’esprit de Guillaume II l’aspect d’une nécessité inéluctable. Le 5 et le 6 novembre 1913, le roi des Belges fut son hôte à Potsdam, en revenant de Lunebourg où il avait fait une visite de courtoisie et d’usage au régiment de dragons dont il était le chef honoraire. Pendant ce séjour, l’Empereur annonça au roi Albert que la guerre avec la France était à ses yeux « inévitable et prochaine. » Quelle raison donnait-il de cette conviction pessimiste qui impressionna d’autant plus son royal visiteur que la croyance aux sentimens pacifiques de l’Empereur allemand n’était pas encore altérée en Belgique ? C’est que la France voulait elle-même la guerre et qu’elle s’armait rapidement dans cette intention, comme l’indiquait le vote de la loi sur le service militaire de trois ans. Guillaume II se disait en même temps assuré de la victoire. Le souverain belge, qui connaissait mieux les véritables dispositions du public et du gouvernement français, essaya vainement de l’éclairer et d’éloigner de son esprit la fausse image qu’il se faisait d’une France belliqueuse, d’après le langage d’une minorité de patriotes exaltés.

Le général de Moltke, chef de l’état-major, eut le 6 novembre, après le dîner auquel l’Empereur avait convié, en l’honneur de son hôte, les personnages officiels allemands présens à Berlin, un entretien avec le roi Albert. Il s’exprima dans les mêmes termes que son souverain à l’égard de la France et au sujet de la nécessité d’une guerre prochaine, insistant encore plus vivement sur la certitude du succès, en raison de l’enthousiasme avec lequel la nation germanique tout entière se lèverait pour repousser l’ennemi traditionnel. Le général de Moltke tint les mêmes propos menaçans à l’attaché militaire belge qu’il avait, comme voisin de table, le même soir. Il ne se montra pas plus réservé dans la suite, m’a-t-on dit, avec d’autres attachés militaires qu’il honorait de sa confiance ou qu’il voulait impressionner.

Quel était le but de ces confidences ? Il n’est pas difficile de l’entrevoir. Elles étaient une invitation à se jeter, en présence du danger suspendu sur l’occident de l’Europe, dans les bras du plus fort, des bras prêts à s’ouvrir pour étreindre la Belgique, — quitte ensuite à l’étouffer ! — Quand on songe à l’ultimatum notifié le 2 août suivant au gouvernement belge, on voit à quel acte de complaisance et de lâcheté l’empereur Guillaume aurait voulu, par l’entretien de Potsdam, disposer déjà le roi Albert.

La conversation des deux souverains a été rapportée à l’ambassadeur de France, ainsi que le constate une dépêche de M. Cambon, insérée au Livre jaune de 1914. Cela fut fait dans le seul espoir que la catastrophe d’une guerre entre la France et l’Allemagne pourrait être encore écartée. L’intérêt supérieur de l’humanité exigeait que le gouvernement français fût averti que l’Empereur avait cessé d’être partisan de la paix et qu’il envisageait une nouvelle guerre d’un œil calme, comme une nécessité fatale. Au gouvernement français, dont les sentimens étaient restés pacifiques, quoi qu’en pût penser Guillaume II, de veiller à ce que des incidens ne se produisissent pas, qui n’auraient plus été susceptibles d’être aplanis, parce qu’on les aurait considérés à Berlin comme des provocations.

L’état mental de l’Empereur, devenu très nerveux et très irritable, le rendait-il aveugle à l’évidence et sourd à la persuasion ? Que la France, condamnée à un voisinage où des forces militaires écrasantes constituaient pour elle une menace toujours en suspens, se soit armée principalement pour conserver sa sécurité nationale, pour n’être pas à la merci d’événemens inattendus ou de calculs impitoyables, cette vérité dont la clarté éclate aux yeux des observateurs impartiaux, Guillaume II ne voulait pas l’admettre. Une guerre de revanche était, — il s’en disait certain, — l’obsession de tous les Français. La reprise de l’Alsace-Lorraine, reléguée par la plupart d’entre eux à l’arrière-plan de leurs rêves patriotiques et entrevue seulement comme un lointain mirage, formait, au contraire, dans sa conviction obstinée, le but secret des efforts de leurs hommes d’État. Le pacifisme crédule et confiant des radicaux et des socialistes français, qui s’était étalé au grand jour dans leur résistance au rétablissement du service militaire de trois ans, restait pour lui lettre morte.

Une opinion enracinée, si contraire à la vérité, fait douter de sa sincérité. Le Kaiser était-il faussement renseigné sur les véritables intentions de la France, ou cherchait-il, dans les projets hostiles qu’il lui prêtait, un prétexte pour motiver une agression ? Voilà ce qu’on est en droit de se demander aujourd’hui.


V

Jusqu’au dernier moment, l’Empereur a compté sur la neutralité de l’Angleterre, quelle que fût la cause du conflit qui éclaterait entre la Triplice et la Duplice. C’était oublier trop légèrement tous les griefs nourris contre lui dans le Royaume-Uni, alors qu’ils n’étaient sortis ni des mémoires ni des cœurs britanniques : le fameux télégramme au président Kruger lors du raid Jameson en 1895, manifestation intempestive qui abusa complètement le vieux patriote de Johannesburg sur l’appui éventuel du Kaiser ; la campagne de dénigrement contre l’Angleterre, menée quatre ans plus tard en Allemagne, dès l’ouverture des hostilités contre les Boers ; enfin et surtout l’énorme accroissement de la marine allemande, annoncé par le prince de Bülow et l’amiral de Tirpitz immédiatement après les premiers revers des Anglais.

Guillaume II ne se souvenait-il pas non plus de l’attitude résolument hostile du Cabinet britannique pendant la Conférence d’Algésiras et, plus récemment, au cours des négociations franco-allemandes qui suivirent le coup d’Agadir ? Il s’imaginait sans doute, comme beaucoup d’Allemands, que l’appui prêté par l’Angleterre à la France ne dépasserait pas certaines limites morales et géographiques : il devait se borner à faciliter la solution du problème marocain, puisque à Londres on s’était engagé à aider à l’établissement du protectorat français au Maroc, et aux questions méditerranéennes où les vues des deux pays étaient connexes. L’opinion régnait en Allemagne que le Cabinet de Saint-James, conscient des préférences nettement pacifiques de sa majorité libérale, resterait spectateur patient de toute guerre où aucun intérêt britannique vital ne serait en jeu. Combien de fois la presse berlinoise n’a-t-elle pas développé ce thème, en l’accompagnant, pendant la courte durée de la crise austro-serbe, de basses flatteries à l’adresse de la Grande-Bretagne ! Cette conviction était accréditée dans le public allemand par la haute finance, dont les intrigues n’ont pas cessé d’être actives à Londres, non seulement auprès du monde des affaires, mais aussi des hommes politiques. Des démarches à l’effet d’empêcher éventuellement toute participation de l’Angleterre à une lutte continentale, furent poursuivies jusque dans les couloirs du Parlement de Westminster par des financiers d’origine allemande. Peu de temps avant les hostilités, dans le courant du mois de juillet, M. Ballin, l’homme de confiance du Kaiser, arrivait à Londres, chargé de prendre des dispositions en vue de la guerre et d’abuser ses amis anglais sur les dispositions pacifiques de l’Allemagne, alors que tout était déjà prêt pour une entrée en campagne foudroyante.

Les fautes politiques de Guillaume II sont provenues souvent de la trop grande confiance qu’il avait dans son habileté et son jugement personnels. Après 1911, il a désiré ardemment opérer un rapprochement entre les deux nations, l’anglo-saxonne et la germanique, parentes par le sang et rattachées l’une à l’autre par de multiples souvenirs historiques. Des symptômes de détente ont été visibles dès l’année suivante, mais l’Empereur s’est trompé sur le degré de chaleur auquel étaient remontées les relations entre les deux gouvernemens et les deux pays. Il a cru trop tôt avoir partie gagnée et a démasqué brusquement ses cartes, ce qui a décidé le Cabinet britannique à abandonner le jeu.

Dans un meeting tenu à Cardiff, le 2 octobre 1914, à l’occasion de la guerre, le premier ministre, ayant pris la parole, a fait une révélation très intéressante sur la tentative de rapprochement de 1912. « Nous avons adressé alors, a-t-il dit, au gouvernement allemand la communication suivante, dent les termes avaient été soigneusement pesés par le Cabinet et qui indiquait quelles devaient être, à notre avis, nos relations avec l’Allemagne : « La Grande-Bretagne déclare qu’elle n’attaquera jamais sans provocation l’Allemagne ni ne se joindra à une attaque de ce genre. Une agression contre l’Allemagne ne forme ni le sujet ni une clause d’aucun traité, entente ou arrangement, dont la Grande-Bretagne est partie contractante et elle ne prendra part à aucun acte diplomatique ayant un pareil objet. » Cette déclaration ne parut pas suffisante aux hommes d’Etat allemands, poursuivit M. Asquith, Ils voulaient de nous davantage. Ils nous demandèrent de promettre de rester neutres, dans le cas où l’Allemagne serait engagée dans une guerre, et cela, figurez-vous, à une époque où elle augmentait énormément ses moyens agressifs et défensifs, particulièrement sur mer. Ils nous demandèrent de déclarer très clairement qu’en ce qui nous concernait, nous leur laisserions les mains libres pour soumettre, pour dominer le continent européen. A pareille demande une seule réponse était possible, et c’est celle que nous avons faite. »

Les brutales prétentions de sa diplomatie firent perdre ainsi à Guillaume II une occasion favorable de dissiper les défiances du Cabinet de Londres et de renouer avec l’Angleterre des relations plus cordiales. Malgré cet échec, il ne se découragea pas, et, deux ans après, il se croyait de nouveau parfaitement sûr de la neutralité britannique. Cette fois encore, les apparences le trompèrent. Il avait trop escompté le savoir-faire de son nouvel ambassadeur, le prince Lichnowski, bien vu de la haute société londonienne, ainsi que l’influence des amis qu’avait l’Allemagne au sein même du Cabinet Asquith, les Haldane, les Burns, les Harcourt. Le langage des organes germanophiles de la presse anglaise a contribué aussi à le tromper sur les vrais sentimens du peuple anglais à l’égard de son principal concurrent maritime et commercial. La presse berlinoise citait volontiers les articles du Daily News, de la Westminster Gazette, du Daily Graphic, de la Nation et du Manchester Guardian, très favorables à une entente avec l’Allemagne ; mais ces journaux, que l’ambassade impériale fournissait d’informations « made in Germany, » n’étaient pas, comme l’Empereur le pensait, les véritables voix de l’Angleterre.

Il raillait volontiers les Français, dans ses conversations avec des étrangers, de croire à la réalité de la Triple-Entente et de leurs vaines tentatives pour la transformer en une alliance effective. Le voyage à Paris du roi George et de la reine Mary n’a dû lui causer de ce chef aucun souci. Mais l’erreur la plus grave qu’il ait commise semble avoir été de s’imaginer, sur la foi de rapports qui ne peuvent être que ceux de son ambassadeur, que les Anglais, au début de l’été de 1914, étaient irrémédiablement désunis par leurs querelles irlandaises, à la veille même d’une guerre civile, et réduits par là à une complète impuissance pour une intervention armée sur le continent. C’était donc le moment de tout oser, de tout risquer en Europe. S’il n’en avait pas eu la certitude, l’Empereur aurait-il exposé le commerce allemand si florissant et la flotte allemande inachevée, qui lui était chère comme l’enfant de ses œuvres, à l’effroyable épreuve d’une guerre navale avec l’Angleterre ? Aurait-il compromis aussi légèrement la prospérité économique de son pays, dont la marine marchande était un facteur indispensable ?

Le réveil a été cruel et grand le courroux du monarque désabusé. Nous en avons la preuve dans le message dont il chargea un de ses aides de camp pour sir Ed. Goschen, après la manifestation honteuse à laquelle s’était livrée la population de Berlin contre l’ambassade britannique, à la nouvelle de la déclaration de guerre de l’Angleterre : « L’aide de camp, écrit l’ambassadeur, dans son rapport à sir Ed. Grey, me dit que l’Empereur lui avait prescrit de m’exprimer ses regrets pour les scènes de la nuit précédente, mais d’ajouter que je me ferais par là une idée des sentimens dont ce peuple est animé en ce qui regarde la conduite de la Grande-Bretagne, se joignant à d’autres nations contre ses vieux alliés de Waterloo. » En même temps, Guillaume II annonçait qu’il se démettait de ses titres de maréchal et d’amiral britannique, dont il était fier auparavant. Pour qui sait l’importance et le prix attachés en Allemagne à ces distinctions honorifiques, — que nous serions tentés de traiter de puérilités, — le geste de l’Empereur en dit bien plus que des paroles de colère et d’indignation.


VI

On est étonné qu’il se soit mépris à ce point sur l’état de l’opinion publique et sur les dispositions réelles des gouvernemens dans les pays de la Triple-Entente. Il ne connaissait pas mieux la mentalité des hommes d’État italiens, car la résolution du Cabinet du Quirinal de rester à l’écart du conflit européen, au lieu de marcher sous les drapeaux unis de la Triplice, n’a pas laissé certainement de le surprendre et de l’irriter. Cette ignorance provient du mauvais choix de ses représentans à l’étranger et de sa prétention d’être son propre ministre des Affaires étrangères, comme il est son propre chancelier. Les ambassadeurs sont désignés par l’Empereur lui-même, quelquefois suivant l’engouement dont il se prend pour telle ou telle personne. Des postes très importans ont été confiés ainsi à des mains très inexpérimentées. Les ambassadeurs, dépendant de son bon plaisir, s’efforçaient avant tout de lui plaire, d’entrer dans ses idées, et lui rapportaient des impressions qui correspondaient à son propre jugement. D’où il est résulté que, par suite de l’insuffisance de ses informations de source diplomatique, le gouvernement impérial n’a pas su exactement ce que feraient la Russie, la France, l’Angleterre, le Japon et l’Italie, dans le cas d’une guerre entre la Serbie et l’Autriche, destinée fatalement à ne pas rester localisée. Même incertitude ou mêmes illusions en ce qui concernait le loyalisme des dominions britanniques, le dévouement des princes indiens, l’obéissance de l’Egypte, la fidélité des musulmans dans les colonies françaises. Il n’est pas à supposer, d’ailleurs, que les attachés militaires allemands, espions officiels accrédités auprès des gouvernemens étrangers, se soient montrés plus clairvoyans que les chefs de mission. L’infériorité du personnel diplomatique n’a nulle part été mise plus crûment en lumière qu’à Berlin même, soit dans les discussions du budget des Affaires étrangères, soit dans les articles de la presse libérale, pour ne point parler des journaux socialistes. La presse libérale se plaisait à opposer aux échecs des diplomates de son pays les succès remportés par leurs collègues de France et d’Angleterre ; mais elle se trompait, lorsqu’elle attribuait l’insuffisance de ses compatriotes à leur qualité de nobles de vieille souche ou de bourgeois récemment anoblis. C’est aux choix capricieux de l’Empereur qu’elle aurait dû s’en prendre.

L’Empereur dirigeait lui-même la politique extérieure de l’Empire. Dès les premiers temps, il aimait à causer avec les ambassadeurs et les ministres étrangers et à exprimer librement sa pensée sur les questions les plus délicates, sachant bien qu’aucune de ses paroles ne serait perdue. Ses redoutables plaisanteries, comme ses brusques accès de franchise, soit qu’ils fussent prémédités, soit qu’ils échappassent à son humeur impatiente, ont plus d’une fois décontenancé ses auditeurs. Il ne s’en est pas tenu là ; il a pris aussi la plume pour exposer ses idées à des correspondans étrangers, tels que lord Tweedmouth : inspirations presque toujours malencontreuses ! Survint l’aventure bien connue de l’interview impériale publiée par le Daily Telegraph en novembre 1908, après avoir été soumise au prince de Bülow, qui ne se donna pas la peine d’en prendre lui-même connaissance. Elle provoqua une crise qui aurait dû être salutaire, en rendant le souverain moins sûr de soi et plus circonspect dans ses incursions sur le terrain mouvant de la politique étrangère : émotion du public allemand, intervention du chancelier et engagement arraché à l’Empereur, pour apaiser le Reichstag de se tenir dorénavant plus tranquille. « La sensation profonde et la douloureuse impression produite par ces confidences, déclara le chancelier au Parlement impérial, conduiront Sa Majesté l’Empereur à observer à l’avenir, dans ses entretiens privés, cette réserve qui est aussi indispensable pour une politique suivie que pour l’autorité de la couronne. »

Guillaume II avait promis de se taire et il tint parole pendant plusieurs années, mais il ne pardonna pas au prince de Bülow de ne l’avoir pas défendu devant le Reichstag et devant l’opinion publique. Jusqu’à la mort de M. de Kiderlen, survenue à la fin de 1912, il s’abstint de toute ingérence ostensible dans les affaires étrangères. Plus de speechs sensationnels, plus de longs entretiens avec les ambassadeurs sur les questions du jour. Il est vrai que M. de Kiderlen, la plus forte personnalité qui ait paru à la Wilhelmstrasse depuis le départ du prince de Bülow, moins habile que lui dans l’art de déguiser sa pensée, mais plus jaloux de son autorité, à tel point qu’il ne pouvait pas souffrir l’immixtion du chancelier dans son domaine, aurait préféré résigner ses fonctions, plutôt que d’être mené en laisse par l’Empereur comme un bouledogue obéissant. À tort ou à raison, il était considéré comme l’homme indispensable pour appliquer le traité qu’il avait conclu avec la France dans des vues pacifiques, car ce brutal n’était pas un belliqueux. Sa connaissance particulière de l’Orient européen l’aurait fait probablement conserver par son maître, tout au moins pendant la durée des conflits balkaniques. Kiderlen disparu, l’Empereur recommença à diriger la politique extérieure et reprit ses libertés de langage avec les diplomates étrangers. L’ambassadeur ottoman, Osman Nizami pacha, très en faveur auparavant, eut particulièrement à souffrir des cruelles vérités du grand ami de la Turquie, après les premiers désastres de la campagne de Thrace.


VII

Il y a souvent, dans un roi ou dans un homme d’État, plusieurs hommes différens qui apparaissent successivement aux divers âges de sa vie. Bien rares sont ceux qui, taillés dans un bloc immuable, ne varient jamais de la jeunesse à la tombe. Les années, en s’accumulant sur leurs têtes, calment ou endiguent, chez les chefs consciens de leurs responsabilités, les passions de leur printemps. La maturité et l’expérience leur font jeter un regard plus défiant sur les entreprises où ils voudraient employer leurs ressources et leurs efforts. Un phénomène contraire s’est produit chez Guillaume II. En lui l’homme sage et prudent, d’une sagesse et d’une prudence très relatives, il est vrai, n’a pas été l’homme mûr, mais le jeune homme.

Son état de santé fut peut-être, — je l’ai entendu dire, — le facteur d’une dégénérescence morale. En dépit de l’exercice au grand air qu’il prenait assidûment ou à cause même de ses trop fréquens déplacemens et du surmenage qui en résultait, ses nerfs tendus à l’excès s’étaient affaiblis. Le repos quotidien auquel il s’astreignait, en se mettant au lit pendant une heure au moins dans le courant de l’après-midi, ne suffisait plus à rétablir l’équilibre physique nécessaire. Son visage plissé, son teint gris, trahissaient l’usure de sa constitution. Les Allemands, qui ne le voyaient pas fréquemment, étaient frappés du vieillissement prématuré de leur Kaiser. Qui sait, s’est-on demandé, si la diminution de ses forces de résistance n’a pas agi sur sa mentalité ? C’est dans l’affirmative que se prononceraient des physiologistes et des médecins, habitués à calculer les rapports du physique et du moral. Je ne crois pas, quant à moi, à la répercussion que la fatigue et le surmenage auraient pu avoir sur les actes de Guillaume II. Que sa nervosité ait augmenté dans les derniers temps, que son irritabilité croissante l’ait rendu plus difficile à servir, plus impatient d’une obéissance sans réplique, cela paraît incontestable, d’après tous les témoignages concordans. Mais ses desseins ont été arrêtés avec une parfaite tranquillité d’esprit, et non dans l’état de surexcitation maladive qu’on est trop enclin à lui prêter.

Quel homme est-ce donc que Guillaume II ? Est-ce un ambitieux de l’école de Charles-Quint, de Louis XIV et de Napoléon, — de ce Napoléon populaire aujourd’hui à Berlin, où son image est exposée dans les vitrines des magasins plus souvent que celles des rois de Prusse, le vieux Fritz excepté ? Est-ce un prince qui a tenté de réaliser les antiques ambitions de son peuple, car il avait médité les leçons de ses professeurs d’histoire ? « Les Hohenzollern, lui ont-ils dit, sont destinés, après des siècles d’attente, à édifier le grand Empire d’Occident, ébauché par les Ottonides et échafaudé par les Hohenstaufen, et l’Allemagne, unie enfin sous leur sceptre, supérieure en forces, en population, en intelligence, en puissance de production et d’expansion, aux nations dégénérées qui l’entourent, doit marcher résolument à la conquête de l’Europe et de là à la domination du monde. » Tel sera, j’imagine, le jugement porté sur Guillaume II par la complaisance des historiens allemands de l’avenir. Mais, parmi les étrangers, les Belges, à coup sûr, penseront différemment. Ils ne souscriront pas à l’exactitude de ce portrait idéalisé, où sont laissés dans l’ombre des traits jusqu’à présent insoupçonnés d’un caractère que la guerre leur a appris à connaître. Tel qu’il se montrait dans les années qui ont précédé les hostilités à un témoin intéressé à l’observer, l’Empereur causait une sensation d’inquiétude et de crainte, comme une énigme redoutable et impossible à déchiffrer. Aujourd’hui, on ne peut pas séparer l’étude de son caractère des faits qui l’éclairent d’une lumière effrayante. Son image théâtrale apparaît à ses victimes à la lueur de l’incendie de Louvain et de tant d’autres malheureuses cités, sous un jour implacable qui leur montre leur patrie agonisante des coups que sa fureur lui a portés.

Qu’on se figure, se diront les Belges, un souverain, grand par le rang et la puissance, d’une cordialité démonstrative pour les étrangers qu’il voulait éblouir et charmer, mais dont la bienveillance était décevante, si l’on avait l’imprudence de s’y fier ; doué de toutes les apparences de la franchise et qui s’en servait comme d’un moyen de séduction ; ne respectant au fond que la force et prêt à abuser de la sienne ; plein de dédain pour les petits États et les petits princes et cependant n’hésitant pas, à l’occasion, à les cajoler ; courtisan de l’opinion publique, surtout de celle du dehors, mais décidé, pour satisfaire ses ambitions, à la braver ; un chef d’Etat qu’on se plaisait à croire chevaleresque, tandis qu’il s’est révélé implacable dans ses rancunes ; d’une religion sincère autant qu’extérieure, qui ne l’empêchait pas de mettre son intérêt au-dessus des engagemens les plus sacrés et de fouler aux pieds sans remords les traités devenus gênans ; toujours préoccupé de jouer son rôle et habile à ménager ses effets ; habitué malheureusement à voir tout plier devant sa volonté ; tellement gâté par la fortune qu’il se considérait comme un être infaillible ; Nietzsche aurait pensé : comme un surhomme, et les Romains auraient dit : comme un demi-dieu.

On a prétendu que ce demi-dieu était plutôt un déséquilibré ou un dégénéré supérieur. Quelle erreur ! Il jouissait de toutes ses facultés, lorsqu’il a ordonné la mobilisation hâtive de ses troupes qui a rendu la catastrophe inévitable. On a soutenu qu’il avait été, sans s’en douter, l’instrument d’une caste et d’un parti pour qui la guerre était l’unique moyen d’affermir leur pouvoir. Il les a écoutés en effet, mais parce que leurs vues concordaient avec les siennes. Dans le jugement de l’histoire, c’est sur lui principalement que pèsera la responsabilité des malheurs dont l’Europe a été accablée. La lecture attentive, la comparaison minutieuse des documens relatifs aux courtes négociations poursuivies pendant la crise austro-serbe, prouvent à l’évidence qu’il aurait suffi à Guillaume II, jusqu’au dernier moment, de prononcer un mot pour empêcher la guerre. Par son ultimatum à la Russie, il l’a au contraire déchaînée à l’heure même qu’il s’était fixée.

On aimerait à croire qu’il a hésité, prêt à s’engager sur la route fatale qui s’ouvrait devant lui. On voudrait se figurer que sa conscience s’est révoltée un instant à la vision des flots de sang et des deuils déchirans que coûterait la mêlée prochaine, mais qu’il a été entraîné, malgré lui, par son destin. Fausses suppositions ! L’attaque avait été préméditée plusieurs années à l’avance, le coup préparé jusque dans ses plus petits détails, et c’est délibérément que l’Empereur a hâte le signal des hostilités, coupant court par son impatience aux pourparlers que les gouvernemens de la Triple-Entente s’acharnaient désespérément à continuer. Il a poursuivi avec obstination l’exécution d’un plan mûri à loisir. Cette préméditation paraîtra avérée à la postérité, qui écartera en même temps l’accusation de provocation intentée contre ses adversaires, par lui, par son chancelier et par sa presse, pour se justifier devant l’opinion allemande et étrangère.

Au surplus, ce que l’histoire ne pardonnera sûrement pas à Guillaume de Hohenzollern, c’est d’avoir autorisé la guerre atroce, faite en son nom. Pourquoi ces effroyables dévastations, ces destructions systématiques de villes, de villages et de châteaux, ce vandalisme méthodique exercé contre des monumens civils et religieux, ces fusillades en masse de citoyens innocens, ces meurtres inexpiables de prêtres, de femmes et d’enfans, ces tortures infligées à des blessés, ces mutilations, ces viols, ces pillages, toute cette barbarie savante mille fois plus horrible que la barbarie naturelle des premiers ancêtres germaniques des envahisseurs ? Pour de pareils crimes, la postérité, comme la génération actuelle, n’admettra aucune excuse. Elle dira que la campagne de 1914 en Belgique et dans le Nord de la France, où ces affreuses scènes se sont répétées, a déshonoré à la fois l’armée allemande et son Empereur.


BEYENS.

  1. M. le baron Beyens, qui était depuis plusieurs années ministre de Belgique à Berlin au moment de la déclaration de guerre, a entrepris un travail sur les hommes et les choses d’Allemagne qu’il a été bien à même de voir et de juger. Il débute par les portraits de l’Empereur, de l’Impératrice, du Kronprinz, du chancelier de Bethmann-Hollweg, etc. Nous donnerons à nos lecteurs les principales parties de cette étude où le baron Beyens, se dégageant des impressions du jour autant qu’il est possible de le faire à un Belge ou à un Français, s’élève dans ses jugemens à la hauteur de l’histoire.
  2. Bismarck, Gedanken and Erinnerungen, Vol. II, page 93.