L’Urgence de développer nos exportations

L’Urgence de développer nos exportations
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 29 (p. 588-622).
L’URGENCE
DE
DÉVELOPPER NOS EXPORTATIONS


I

La reprise des affaires, dont tout le monde parle et que même l’optimisme officiel annonce de temps en temps comme un fait acquis, restera un vain mot tant que les exportations languiront dans le marasme actuel.

Les statistiques récemment publiées nous font connaître qu’en avril dernier, nous avons eu, sur avril 1914, un déficit d’exportation de 323 millions de francs, à peine inférieur à la moyenne des trois mois précédens (324 millions) et tant qu’il en sera ainsi, tant que nous achèterons au dehors sans vendre, nous nous appauvrirons et les affaires ne reprendront pas.

Or, s’il pouvait s’agir, au début de la guerre, de nous emparer, par nos exportations, d’une partie des débouchés de l’Allemagne, la question est aujourd’hui autrement pressante. Plus nous allons, plus il est clair que la résistance économique est un des facteurs primordiaux de la victoire, et, pour résister économiquement, il faut que nous réalisions notre avoir, il faut que nous développions nos exportations.

Les difficultés d’exporter sont grandes ; la production est entravée ; les transports sont ralentis et très onéreux lorsqu’ils empruntent la voie maritime ; les capitaux manquent, de même les concours bancaires, et rien de cela ne peut être rapidement amélioré. Mais il est au pouvoir du Gouvernement d’accorder au commerce d’exportation et de lui accorder tout de suite, les extensions qu’il sollicite pour le régime des entrepôts et en particulier les zones franches qui ont considérablement aidé les Austro-Allemands par Hambourg, Brome, Trieste et Fiume à conquérir les marchés extérieurs.

La question est déjà ancienne. On peut dire que les facilités fiscales douanières et spécialement les zones franches ont pour but de permettre à notre pays de participer à un commerce international qui se fait aussi bien sans son concours qu’avec sa participation et qui, fait sans lui, est jusqu’à un certain point fait contre lui.

Toute disproportion entre les développemens d’États voisins produit une rupture d’équilibre au détriment du plus faible, et il en est peut-être encore plus ainsi en cas de développemens économiques inégaux, qu’en cas de développemens territoriaux non équivalons.

Nous venions immédiatement après l’Angleterre, en 1860, au point de vue de l’importance du commerce extérieur, et nous occupions alors le deuxième rang. Depuis, nous sommes tombés au quatrième rang, après l’Angleterre, l’Allemagne et les États-Unis, sous le rapport du chiffre total des échanges ; et au quatrième rang, après l’Angleterre, la Belgique et la Hollande, si le chiffre du commerce extérieur est calculé par tête d’habitant.

Or, nous répétons que s’affaiblir dans le mouvement des échanges équivaut à s’affaiblir au point de vue territorial, et se laisser devancer d’un certain chiffre de milliards dans le commerce international peut être, dans une certaine mesure, assimilé à la perte d’un ou de plusieurs départemens, ou du produit de leur richesse.

Si l’on a pu s’endormir dans la quiétude qui, malheureusement, a présidé à cette décroissance et qui seule l’a permise ; la guerre nous a fort brusquement et complètement réveillés. Les mesures prises contre les Austro-Allemands et leurs biens nous ont permis d’apprécier la place prise chez nous par nos voisins de l’Est, en raison des moyens d’action que leur fournissait leur développement économique. Les filiales chez nous de leurs grandes entreprises constituaient une véritable puissance à leur service ; les concessions minières obtenues par eux équivalaient à l’abandon à leur profit d’une de nos anciennes petites provinces : Comtat Venaissin ou Angoumois, et les ententes de leurs industriels avec les nôtres nous soumettaient à leur contrôle. Beaucoup de leurs produits nous manquent, même pour leur faire la guerre, et les moins attentifs de nos concitoyens doivent maintenant reconnaître que du défaut d’équilibre entre les extensions d’affaires allemandes et le développement de nos entreprises françaises, résultait une lente et sûre conquête du marché français par les Allemands.

La réaction s’est faite, peut-être plus rapide et violente qu’efficace, mais enfin elle s’est faite. Allons jusqu’au bout de cette réaction et étudions les moyens de reprendre notre ancien rang, sans quoi, après avoir coupé, nous négligerions de recoudre.

L’importance du commerce intérieur dépend de notre activité et du chiffre de notre population ; il n’en est pas de même de l’importance de notre commerce extérieur, qui est fonction du plus ou moins de facilités que nous donnons aux échanges et dont le mouvement de progression ou de recul est plus géométrique qu’arithmétique. Avec un commerce extérieur prospère, on participe au développement de tous les peuples et on a une marine marchande toujours grandissante ; avec un commerce extérieur en recul, on s’affaiblit peu à peu, et on devient, dans un temps donné, la proie de voisins entreprenans.

Si le développement du commerce extérieur est en tout temps une nécessité aussi pressante que le maintien des frontières, en peut dire qu’en ce moment c’est une nécessité urgente.

Les besoins créés chez nous par la guerre nous ont fait recourir à tous les marchés du monde pour combler les lacunes de nos approvisionnemens en denrées de consommation, en métaux et en produits fabriqués, et le change international se ressent de ces achats sans compensation suffisante. La livre, le dollar gagnent, et la peseta, l’humble peseta, sur laquelle le franc avait toujours fait prime, gagne aussi.

Cette situation constitue un avertissement dont nous aurions tort ne pas tenir grand compte. On dit que la chaîne casse et que, par la rupture de quelques-uns des fils qui le composent, le câble avertit. Les changes nous avertissent, à leur manière, qu’il ne faut pas acheter au dehors plus que nous n’avons les moyens de payer. Or, en ce moment où l’exportation sur place des grands magasins parisiens est réduite à néant, et où les payeurs étrangers de coupons font grève un peu partout, nous n’avons que deux moyens de régler nos achats à l’extérieur : en or, ce qui ne nous mènerait pas loin, ou en produits d’exportation, ce qui, avec des sorties importantes, non seulement équilibrerait les changes, mais les ramènerait aux taux favorables pour nous auxquels ils se maintiennent dans les pays où nous sommes plus vendeurs qu’acheteurs.

Les pouvoirs publics semblent bien s’apercevoir de cette nécessité, et la constitution de la Commission chargée d’étudier les moyens de développer les relations commerciales entre la France et la Russie est une manifestation de leur sollicitude à cet égard. Malheureusement, l’infériorité des pouvoirs publics est bien grande par rapport à l’initiative privée, et la forme sous laquelle se manifeste aujourd’hui la sollicitude du gouvernement en est une preuve de plus. Le poète provençal Méry disait que si le bon Dieu avait nommé une commission pour le créer, le monde serait encore dans le chaos et, sans vouloir médire d’une commission qui parait au contraire devoir donner en résultats de vitesse et d’importance tout ce qu’un pareil effort peut produire, il nous sera bien permis d’affirmer que tous les débouchés mondiaux méritent de l’attention et que, dans la lutte économique, il en est de même que dans la lutte armée. Il faut savoir se fier à l’initiative intelligente du négociant français comme au débrouillardisme du soldat français, et le développement de leur action individuelle est encore la meilleure garantie du succès. Des philosophes de l’école de Molière pensent que le meilleur médecin est celui qui agit le moins, ce qui réduit les chances qu’il a d’entraver le travail de la nature, et nous inclinons à penser de même, que, si l’État laissait notre commerce aussi libre d’agir qu’il l’était il y a cinquante ans, nos exportations auraient vite repris l’importance qu’il est non seulement utile mais urgent de leur assurer.

Le dogmatisme de l’Etat propose généralement à notre exemple l’imitation de celui de nos voisins qui a le mieux réussi, tandis que notre action personnelle nous ramène aux traditions que nous avons eu le tort d’abandonner, qui ont fait notre fortune et qui sont adéquates à la mission-économique de notre pays, résultant plus qu’on ne le croit de sa situation géographique.

Si l’on veut bien jeter les yeux sur une carte d’Europe et même sur une mappemonde, on constatera que la France est un carrefour, le centre d’un X dont les branches se dirigent au Nord-Est vers les Pays-Bas, la Scandinavie et toutes les nations septentrionales de l’Europe ; au Sud-Est vers l’Italie, le Levant, l’Egypte, les Indes, l’Extrême-Orient ; au Nord-Ouest vers l’Angleterre et l’Amérique du Nord ; au Sud-Ouest vers l’Espagne, l’Afrique et l’Amérique du Sud. De tout cela, il résulte que notre pays, baigné par quatre mers, est admirablement placé pour constituer le plus formidable marché de distribution qui se soit vu.

Il en est tellement ainsi que le courant qui fait passer par la France les marchandises étrangères, allant vers les pays étrangers, n’a pas pu être enrayé par la guerre aux échanges que nous faisons plus ou moins ouvertement depuis une quarantaine d’années et, d’une façon très nette et très résolue, depuis environ vingt-cinq ans.

On appelle commerce général la totalité des achats et des ventes au dehors d’un pays déterminé et commerce spécial ses achats destinés à la consommation nationale et ses ventes portant sur des produits de son cru ou nationalisés par le paiement des droits de douane. Il s’ensuit que la différence entre le commerce général et le commerce spécial représente ce qui ne fait que passer dans le pays, ce qui, venant du dehors, et appelé à se consommer au dehors, n’est que tangent au pays.

Le régime protectionniste qui, pour réserver la consommation nationale à la production nationale, charge de gros droits les marchandises étrangères, et qui, hanté de la pensée de leur concurrence aux produits nationaux, multiplie les formalités douanières, pour écarter autant qu’il est en lui les produits étrangers de notre territoire, devrait avoir à peu près supprimé depuis vingt-cinq années cette différence entre le commerce spécial et le commerce général représentant la valeur des produits étrangers qui ne font que traverser notre sol. Eh bien, telle est la résistance qu’opposent les pays aux impulsions qui vont à l’encontre de leur fonction propre, de leur mission, que non seulement cette différence n’a pas été annihilée, mais qu’elle s’est largement maintenue au cours des dernières années.

Alors que l’Allemagne avait la progression ci-après de son commerce général et de son commerce spécial :


Excédent de commerce général sur le commerce spécial «
Commerce général en millions de marks Commerce spécial en millions de marks Millions de marks Pourcentage
1906 15 554, 8 14 380, 9 1 173, 9 7, 55
1907 17 012, 9 15 389, 2 1 423, 7 8, 5 3/4
1908 15 324, 8 14 062, 6 1 262, 2 8 1/4
1909 16 314, 1 15 121, 1 1 193 7, 9
1910 17 614, 8 16 408, 8 1 106 6 1/4
1911 19 153, 9 17 812, 1 1 341, 8 7
1912 21 256, 3 19 648, 2 1 608, 1 7, 6

la France conservait les différences résultant du tableau suivant :


Excédent de commerce général sur le commerce spécial «
Commerce général en millions de marks Commerce spécial en millions de marks ! Millions de marks Pourcentage
1906 13 918, 6 10 892, 7 3 025, 9 21, 85
1907 15 130, 7 11 819, 1 3 311, 6 21, 9
1908 13 800, 7 10 691, 2 3 109, 5 22, 05
1909 15 338, 8 11 962, 2 3 374, 6 22
1910 17 207, 5 13 407, 1 3 800, 4 20, 9
1911 17 822, 1 14 142, 7 3 679, 4 20, 9
1912 19 117, 5 14 943, 4 4 164, 1 21, 8

Qu’est-ce à dire ? sinon que l’Allemagne, par des mesures qui méritent une étude approfondie, s’assimilait tout ce qu’elle recevait, ce qui lui permettait de faire face à son exportation avec des produits nationaux ou nationalisés ; tandis que la France, condamnée par son régime à ne travailler qu’en vue de ses propres besoins, était tout de même amenée à livrer passage sur son sol à une quantité de produits étrangers représentant le 22 pour 100 environ de son commerce total.

Y a-t-il lieu de s’affliger de cette persistance en France du transit international ? Certes non, car le travail seul est un trésor, a dit notre fabuliste, et ce qui traverse la France n’en sort pas sans lui laisser des bénéfices ; mais ces bénéfices pourraient être sensiblement accrus, si, au lieu de livrer simplement passage à cette marchandise provenant de l’étranger à travers notre pays, nous touchions à ces produits ; si, en les manipulant nous les améliorions ; si nous profitions de la manipulation pour y incorporer, à leur avantage et au nôtre, le plus possible de ce que nous produisons nous-mêmes ; et si, travaillant à développer ce mouvement au lieu de nous efforcer de le restreindre, nous nous appliquions à transporter nous-mêmes le plus possible de ces matières premières, à l’importation ; et le plus possible, à l’exportation, des produits transformés et manipulés. Cela ne peut se faire largement qu’en entrepôt de douane ou en zone franche, et voici la question des zones franches posée.


II

Les marchandises étrangères, appelées à être en définitive consommées par l’étranger, ne peuvent séjourner en France qu’à l’entrepôt de douane, c’est-à-dire sous la surveillance de la douane, dans les locaux dont cette administration a une des clefs, si l’entrepôt est réel, ou chez l’entrepositaire assujetti à divers contrôles, si l’entrepôt est fictif. La caractéristique du régime des entrepôts, aussi bien réel que fictif, est le crédit- des droits fait par l’Etat, crédit dont la marchandise reste le gagé, ce qui exige une surveillance constante, des formalités continues et compliquées, le respect du conditionnement de la marchandise et, en définitive, la réexportation de cette marchandise sans qu’on ait pu la toucher, la manipuler, l’améliorer ; c’est-à-dire sans qu’on ait pu profiter des occasions de bénéfices signalées plus haut.

Il y a bien une autre combinaison qui s’appelle l’admission temporaire. L’admission temporaire[1] permet à l’industriel français de prendre chez lui la marchandise étrangère sans en payer les droits, de la manipuler et de la réexporter après qu’elle a subi une certaine mise en œuvre, de sorte qu’il est autorisé à réexpédier non pas la marchandise qu’il a reçue mais ce qu’il a produit avec cette marchandise ; de la farine par exemple avec du blé admis temporairement, ou du sucre raffiné pour du sucre brut ; mais cette combinaison, qui atteint exactement le but proposé plus haut à notre activité pour la marchandise étrangère traversant la France avant d’être consommée à l’étranger, et qui permettrait de n’en rechercher aucune autre si elle était généralisée, est au contraire l’objet des méfiances les plus vives de la part des promoteurs de notre régime économique actuel. Ils l’ont limitée à un nombre très faible d’articles, qui ne peut bénéficier d’aucune adjonction sans une décision du Parlement, et ils n’ont touché depuis vingt-cinq ans à l’admission temporaire, pour les articles qui figurent sur la liste des produits en bénéficiant, que pour réduire l’élasticité de la combinaison et par suite ses avantages.

Il ne faut donc pas penser à l’admission temporaire pour atteindre le but proposé de manipuler et de transformer le plus possible la marchandise étrangère et il faut en arriver à la zone franche, que nous allons maintenant définir un peu plus largement qu’au début.

La zone franche ou port franc est un espace de terrain ou d’eau, ou d’eau et de terrain, exterritorialisé au point de vue douanier, où les marchandises étrangères entrent sans payer les droits et d’où elles sortent sans formalités lorsqu’elles vont à l’étranger. A l’intérieur de la zone franche, les produits peuvent être manipulés et même détruits, leur emploi n’est pas contrôlé par la douane, au point de vue fiscal. Cette administration se borne à veiller à ce que les produits étrangers à destination de la zone franche y entrent bien, c’est-à-dire à empêcher qu’ils ne soient introduits en contrebande sur le territoire douanier. De même à la sortie, la douane se borne à constater que les marchandises provenant de la zone franche ne s’arrêtent pas sur le territoire douanier et qu’elles sont réexpédiées à l’étranger. Elle peut profiter de ce double contrôle pour exercer sa mission de policé économique et empêcher toute infraction à la loi des fraudes de 1905.

La zone n’est pas fermée aux produits du cru, au contraire, puisqu’il s’agit de rendre la manipulation en France des articles étrangers aussi fructueuse que possible et puisque l’incorporation de produits nationaux aux produits étrangers constitue à la fois un débouché pour la production nationale et une amélioration des articles étrangers faite pour en développer la demande au dehors. Mais la liberté la plus entière est laissée aux négocians qui travaillent en zone franche d’employer ou non des produits nationaux et, s’ils en emploient, la proportion n’est fixée que par les convenances de coût et de qualité.

Le but est, on se le rappelle, de profiter du passage de la marchandise étrangère à travers la France pour l’y améliorer le plus possible. Il faut donc l’y arrêter, ce qui ne se fait pas sans frais, et, dès lors, il faut prendre garde de n’ajouter à l’opération aucune surcharge de nature à détourner le courant qui fait passer cette marchandise par la France.

La liberté des manipulations, l’absence de formalités, la rapidité, le bon marché des opérations dû à la réduction et même si possible à la suppression des formalités, sont les traits caractéristiques de la zone franche ; et tout ce qui concerne cette zone doit être décidé conformément au principe directeur qui l’a fait créer.

Faut-il ouvrir beaucoup de zones franches ? Il faut en créer partout où un courant de marchandises étrangères peut, en passant à travers le territoire, donner lieu à des manipulations intéressantes pour le territoire et pour le produit. Nice trouve de l’intérêt à manipuler certains parfums en zone franche. Pourquoi ne le ferait-elle pas ?

L’étendue de la zone franche, son outillage, son emplacement, dépendent de son utilité et les usagers devront être toujours à même d’en payer le coût. Dès lors, quel inconvénient y a-t-il à les multiplier ? Il est parfaitement exact que la pluralité des grands ports n’est pas un avantage, parce qu’un grand port exige un outillage, des voies terrestres et fluviales d’accès et de dégagement, et que la concentration des marchandises, en attirant les navires, produit le bon marché des frets ; mais les considérations électorales peuvent susciter des ports non viables, ce qui doit mettre en garde le législateur, tandis que les zones franches, se créant aux frais des intéressés, par l’intermédiaire des Chambres de commerce d’après le projet de loi gouvernemental résultant de l’accord du rapporteur et du ministre du Commerce en date du 15 janvier 1907, ou à l’aide de n’importe quelle combinaison, il importe peu que les zones franches soient plus ou moins nombreuses. Celles qui n’auront pas assez d’aliment pour vivre1 s’élimineront d’elles-mêmes et l’expérience ne sera pas très coûteuse. La seule condition essentielle est la surveillance douanière aux abords de la zone, et le coût de cette surveillance doit, comme tous les autres frais entraînés par l’établissement et le fonctionnement de cette institution, rester à la charge des intéressés.

Les mêmes principes d’utilité publique décident si la zone franche doit être commerciale, commerciale et industrielle, ou essentiellement commerciale et accessoirement industrielle. Il s’agit toujours de faire, en zone franche, ce qui ne peut pas être fait en territoire douanier et ce qui, toutefois, peut se faire à l’étranger sans notre concours, c’est-à-dire, nous l’avons vu, partiellement contre nous.

Il est impossible, vu le monopole de l’Etat, de fabriquer des allumettes sur le territoire douanier. Pourquoi faut-il abandonner la fourniture en allumettes des débouchés d’exportation aux pays étrangers, ou à l’Algérie ; et ne pas fabriquer des allumettes en zone franche ? Il est impossible d’en apercevoir la raison. Nous ne sommes pas de ceux qui veulent empêcher nos colonies d’exercer leur activité dans toutes les voies légitimes, mais nous estimons aussi que la même liberté doit être laissée à la Métropole et que les très louables efforts faits par l’Algérie pour acclimater sur son territoire la fabrication des allumettes chimiques ne doivent pas nous empêcher de nous livrer à cette industrie, si nous y trouvons intérêt et si nous pouvons le faire sans porter atteinte au monopole existant, — toutes réserves faites au point de vue de la légitimité et des avantages de ce monopole.

Ce qui est vrai pour les allumettes l’est aussi pour les tabacs, les cigarettes, dont nous avions autrefois un grand débouché à l’exportation, débouché que le monopole nous a fait perdre et que les zones franches seraient à même de nous rendre en partie.

La construction des navires, leurs réparations, peuvent aussi s’interdire ou se faire en zone franche suivant que les navires français peuvent ou ne peuvent pas se construire ou se réparer à l’étranger. Il n’est pas équitable qu’un constructeur en zone franche bénéficie pour les navires construits par lui des avantages qui sont, pour le constructeur en territoire douanier, la rançon et la compensation des charges spéciales qu’il subit ; mais il n’est pas non plus avantageux à notre pays qu’on ne puisse pas faire sur son territoire ce qu’on a toute liberté de faire hors de France, quitte à traiter, à la francisation ou au retour sur le territoire douanier, le navire, construit ou réparé en zone franche, comme on accueillerait le navire construit ou réparé à l’étranger.

Nous lasserions bien inutilement l’attention de nos lecteurs si nous voulions examiner successivement tout ce que nous perdons actuellement et qui pourrait être fait en zone franche : nous nous bornerons à citer trois exemples typiques.

« Jadis, la côte occidentale d’Afrique puisait dans les stocks entreposés à Bordeaux les bois du Nord dont elle avait besoin. C’était d’autant plus naturel que beaucoup de comptoirs établis dans nos colonies africaines sont la propriété de firmes bordelaises.

« Le tarif douanier de 1892 nous enleva ce trafic.

« Théoriquement, il doit sembler que nous aurions pu, grâce au régime de l’entrepôt fictif, éviter les droits de douane sur les bois à réexporter et, par conséquent, nous trouver en face d’une situation non modifiée. Malheureusement, ce palliatif n’est qu’apparent, il ne peut être réalisé dans la pratique.

« Celles de nos colonies que baigne l’Atlantique ne possèdent pas de scieries. On ne peut donc leur envoyer uniquement des bois dans l’état où nous les recevons nous-mêmes ; ce débouché réclame au contraire, en majeure partie des madriers dénaturés, c’est-à-dire refendus en planches, chevrons et liteaux. J’ajoute que ces débitages, variant suivant les besoins du moment, ne peuvent s’effectuer qu’à l’époque de l’embarquement. « Or, les règlemens de l’entrepôt fictif n’admettent pas ces transformations sans l’acquittement des droits.

« Devant cette impossibilité où nous mit le régime protectionniste de soutenir sur des bases normales la concurrence étrangère, nous assistâmes alors à ce lamentable spectacle : des maisons françaises contraintes, pour alimenter des colonies françaises, d’aller s’approvisionner à Hambourg.

« La lutte nous était interdite ; nous dûmes nous incliner.

« Le courant d’affaires ainsi détourné fonctionnait depuis quelques années déjà au profit de nos adversaires, lorsqu’une occasion se présenta pour les importateurs bordelais de se remettre sur les rangs. Il s’agissait cette fois d’exécuter exceptionnellement une fourniture strictement composée de madriers non refendus ; nous paraissions, en conséquence, pouvoir lutter à armes égales avec les Allemands, les droits de douane n’ayant pas en l’espèce à jouer.

« Hélas ! il nous fallut renoncer à cette affaire, et non point pour des motifs inhérens au commerce des bois, mais parce que nous devenions victimes de la situation générale que je vous ai déjà exposée. le déplacement des courans de fret nous avait mis dans un état d’infériorité insurmontable ; qu’on en juge :

« Les Allemands pouvaient expédier leurs bois de Hambourg à Grand-Bassani à raison de 18 fr. 75 le mètre cube par la Woermann Linie. Il nous fallait, pour les mêmes articles et malgré que le trajet de Bordeaux à Grand-Bassam soit plus court, payer à la Compagnie des Chargeurs-Réunis un fret de 33 francs. Nous étions donc handicapés de 14 fr. 25 par mètre cube, ce qui représentait environ 20 pour 100 de la valeur de la marchandise.

« D’où provenait cet obstacle ? Uniquement de la perte d’un courant suivi dans nos exportations et du déclin de notre commerce extérieur[2]. »

Voit-on la progression géométrique du développement des affaires pour Hambourg et du déclin pour la France ? La zone franche eût porté remède à la chinoiserie qui empêche de scier des bois à l’entrepôt fictif, c’est-à-dire de permettre à la marchandise étrangère de payer, à son passage en France, un tribut intéressant à la main-d’œuvre nationale.

Autre exemple : il y a six ou sept ans, une très forte hausse des oléagineux fit offrir en Europe des produits jusqu’alors inconnus. De ce nombre fut la graine de Soja Hispida, sorte de haricot mandchou, que Chinois et Japonais consomment après une première trituration et sous forme de fromage, à des prix fabuleux de bon marché. On s’avisa que ce produit contenait 10 pour 100 d’huile et quelques sacs en furent envoyés pour essai à Marseille, grand marché des oléagineux. A l’arrivée, la douane classa le Soja ou la Soja (le genre est indéterminé) parmi les légumes et exigea un droit de 3 francs par 100 kilogrammes qui, pesant exclusivement sur le 10 pour 100 d’huile contenu par cette marchandise, la grevait de façon à en empêcher l’emploi. On remontra à la douane son erreur : en y mettant le temps voulu et après avoir suivi toute la filière administrative, on obtint la classification du Soja parmi les fruits oléagineux. Seulement, dans l’intervalle, le Parlement avait remis en question la franchise des graines oléagineuses. Le débat était ardent entre les partisans des droits sur les graines oléagineuses et ceux qui soutenaient que les matières premières levaient être exemptes de droits, et les défenseurs de l’huilerie, pour sauver du désastre l’arachide et le sésame, articles très importans, acceptèrent des droits sur certaines graines, parmi lesquelles le soja. Voilà de nouveau ce produit grevé et hors d’emploi.

Il ne s’agissait pourtant que de triturer en France une marchandise dont le rendement en huile et en tourteaux était pris par l’étranger, et on sollicita pour le soja le bénéfice de l’admission temporaire. Cet avantage fut obtenu, mais dans les délais qui s’imposent en France pour qu’une décision administrative de ce genre soit rendue ; et quand le soja put enfin se triturer en France, la chose était devenue complètement impossible parce que l’Angleterre et l’Allemagne avaient profité de notre inaction et que Liverpool et Brème avaient pris le quasi-monopole de ces affaires. Plus de cinq cent mille tonnes de soja nous avaient échappé, et les huiliers marseillais trouvaient auprès des débouchés étrangers de leur industrie un concurrent de plus dans le soja, qu’ils auraient dû être eux-mêmes en état d’offrir à leur clientèle.

Si la zone franche avait existé en France, lors de la première apparition du soja, elle aurait permis de travailler ce produit, et elle aurait conservé à notre pays un courant d’affaires gigantesque que notre formalisme seul en a détourné, puisqu’on a en définitive accordé aux importateurs du soja tout ce qu’ils demandaient. Malheureusement, on y a mis le temps, et c’est un facteur de plus en plus précieux en affaires.

Troisième exemple : notre industrie de la confiserie et de la chocolaterie a fait à la Chambre de commerce de Marseille la déposition suivante :

« La zone franche est, entre tous les systèmes proposés, celui qui rendrait aux industries d’alimentation ayant le sucre, le cacao et les amandes comme matières premières principales, leur ancienne prospérité. Dans ces industries, les déchets de fabrication sont très importans, les inversions sont constantes.

« Pour les amandes et les cacaos, les déchets d’émondage et de décorticage, la perte par évaporation, atteignent jusqu’à 30 pour 100 du poids facturé ; pour les fruits confits, perte également sur les noyaux, pépins, tiges et peaux de fruits, perte aussi par évaporation.

« Dans la zone franche, les déchets ne sont plus une perte aussi forte, d’où réduction du prix de revient et, comme conséquence, notre industrie de confiserie et de chocolaterie, qui a été la première du monde et s’est laissé distancer de plusieurs points par l’Italie, l’Autriche, l’Angleterre et même la Suisse, pourrait reprendre sa place. »

A un moment donné, cette industrie avait obtenu de créer un entrepôt de fabrication à l’entrepôt réel à Marseille ; mais ce fut encore une des exigences de l’entrepôt qui compromit le résultat obtenu ; les manipulations étaient permises, les déchets contrôlés, et les sous-produits ressortis étaient exonérés des droits ; les pertes de sucre par inversion étaient prévues, mais l’entrepôt ajoutait à tout cela une condition ressemblant au veto de la vieille fée oubliée au baptême du Prince Charmant, elle interdisait formellement de faire du feu dans les locaux affectés à ces opérations, et, comme il est impossible de cuire des fruits sans feu, tout le travail administratif qu’on avait fait fut perdu : l’industrie de la confiserie et de la chocolaterie continua à voir la clientèle étrangère et même la clientèle française consommer des bonbons anglais et des chocolats suisses !

La zone franche remédie aux maux occasionnés par notre formalisme administratif : elle est aussi l’autel préparé pour le Dieu inconnu, c’est-à-dire, en matière économique, la combinaison mécanique, chimique de demain, et le produit à découvrir. A notre époque, chaque jour voir éclore une combinaison nouvelle, et c’est vraiment trop pede claudo que notre réglementation suit le progrès commercial. La zone franche offre aux innovations un moyen d’application immédiat.

Il suffit, semble-t-il, des exemples cités pour commenter les principes en vertu desquels l’intérêt général de notre pays, supérieur aux intérêts particuliers, commande qu’on puisse faire en zone franche ce qu’on peut faire à l’étranger, quitte à prendre toutes les précautions voulues pour que rien de ce qui se fait en zone franche ne puisse usurper la place spéciale réservée au produit national. En un mot, il faut que tout ce qui s’y fait reste dans la marge du commerce général sur le commerce spécial, en ne profitant d’aucun des traitemens de faveur réservés aux produits du commerce spécial, à raison des charges qui sont imposées à ce dernier.


III

On sait que la zone franche (ou le port franc) n’est pas une combinaison théorique, qu’elle a existé et qu’elle existe. Un rapide coup d’œil sur la franchise dans le passé et le présent est nécessaire à l’étude complète de cette institution[3].

A toute époque, le commerce a eu besoin de liberté et les franchises spéciales dont jouissaient les foires ont. beaucoup aidé au succès de ces rendez-vous commerciaux et à l’activité des transactions qui s’y faisaient. Encore aujourd’hui, l’achat d’un cheval en foire exonère le vendeur des responsabilités pour certains vices rédhibitoires qu’il encourait pendant un délai déterminé si la vente était faite hors foire. Le mot forain veut plutôt dire hors des règlemens que hors du territoire ou qu’étranger ; car les foires se tenaient dans le royaume et non pas seulement sur ses frontières et étaient fréquentées par des nationaux et des étrangers, tandis que toutes les transactions qui s’y faisaient échappaient à l’étreinte rigoureuse des règlemens.

L’histoire économique du port de Marseille est le récit des réactions de la liberté des. transactions contre les difficultés administratives et surtout contre les obligations fiscales et leur cortège de formalités.

La plus célèbre des réactions est due à l’initiative de Colbert, qui fit rendre par Louis XIV en 1669 l’édit de franchise du port de Marseille. Le territoire de la ville bénéficiait de la franchise comme le port et, à sept kilomètres du centre de la cité marseillaise, s’élève une petite chapelle encore appelée Notre-Dame de la douane parce que le poste où se dédouanaient les marchandises marseillaises entrant sur le territoire douanier était aux environs de cette chapelle. La franchise du port et du territoire de Marseille a peut-être un peu nui au développement administratif de la ville qu’elle maintint en quelque sorte à l’étranger ; mais, tout compte fait, elle a grandement aidé à la prospérité de notre premier port méditerranéen et, qui le croirait ? elle a surtout favorisé la création à Marseille de nombreuses industries[4].

La Révolution supprima la franchise que Napoléon fut fort enclin à rétablir, limitée au port ou à une zone. La Chambre de commerce de Marseille définissait, en l’an XIII, l’institution à rétablir en ces termes :

« Un port franc est une ville hors la ligne des douanes ; c’est un port ouvert à tous les bâti mens de commerce sans distinction, quel que soit leur pavillon ou la nature de leur chargement.

« C’est un point commun où vient aboutir, par une sorte de fiction, le territoire de toutes les nations. Il reçoit et verse de l’un à l’autre toutes les productions respectives, sans gêne et sans droits. »

Et le ministre d’Etat Chaptal, serrant de plus près le sujet, écrivait à cette époque :

« Si l’on ménage, dans une ville maritime et à côté de son port, une enceinte entourée de fossés ou de murs, isolée comme un lazaret, remplie de magasins comme l’enclos d’une foire, que les négocians puissent fréquenter librement, mais où personne ne sera admis à habiter ; que l’embarquement ou le débarquement puissent se faire directement ; que, du côté de la ville, il n’y ait qu’une issue avec un bureau de perception pour le passage des marchandises entrant dans la consommation et une poterne pour l’aller et la venue des commerçans et des gens de service ; si ces issues, qui s’ouvriront au jour et se fermeront à la nuit, sont gardées avec soin, on pourra laisser le négociant recevoir, emmagasiner, manipuler ses marchandises, les expédier par mer en franchise, le tout sans formalités ni registres.

« Hors de cette enceinte et à la sortie de l’enclos par la porte de l’intérieur, tout suivra l’usage ordinaire. On paiera les droits et l’on se conformera aux lois et règlemens, comme si les marchandises arrivaient pour être consommées.

« Tout semble concilié par ce plan. L’intérêt du commerce est rempli, le négociant n’est plus contrarié dans aucune de ses opérations ; l’étranger ne peut demander ni plus d’aisance ni plus de liberté : il trouve les magasins ouverts tous les jours, il peut y acheter, vendre, débarquer, recharger, former à son gré ses assortimens.

« L’Etat ne sacrifie aucune partie de l’impôt, la perception en devient plus facile ; il profite même de l’accroissement des recettes que produit un commerce animé, l’affluence des étrangers et la prospérité de la ville.

« L’administration des douanes n’a qu’une enceinte à garder ; la police ordinaire suffit dans ce système ; elle n’est plus chargée d’ouvrir un compte pour chacun des nombreux entrepôts, ni de salarier une nuée de commis pour vérifier et recenser les marchandises dans les magasins ou pour en ouvrir les portes sur la demande des négocians. Les objets déposés dans le quartier franc sont pour elle comme s’ils n’existaient pas : elle n’est tenue qu’à garder soigneusement deux portes ; elle n’a à craindre qu’une contrebande de poche, facile à réprimer. »

On ne saurait mieux préciser. Le ministre plaidait ainsi auprès de la Chambre de commerce la cause du bon sens, et il ajoutait de nombreux exemples du succès de ces institutions à l’étranger et en France : à Gênes et à Dunkerque, dont la Ville haute jouissait de la franchise ; à Malte, Jersey. Guernesey et Héligoland. Le programme était défini dans ses grandes lignes et arrêté dans ses détails. Il est vraiment fâcheux que la Chambre de commerce de l’époque, tout à ses rêves de rétablis sèment de la franchise intégrale, telle qu’elle était jadis ressortie de l’édit de Colbert, ait refusé l’inappréciable présent que voulait lui faire le clair génie de Napoléon, dont nous sommes aujourd’hui réduits à envier à ce point de vue le libéralisme économique.

Un essai du rétablissement de la franchise eut lieu à la Restauration (loi du 16 décembre 1814), mais il s’agissait toujours de la franchise intégrale, et, à un moment où Marseille, épuisée par la guerre maritime, avait besoin de s’orienter vers le trafic national, il ne réussit pas. On le remplaça, en vertu de l’ordonnance du 10 septembre 1817, par des facilités exceptionnelles d’entrepôt, qui donnèrent les meilleurs résultats tant que la concurrence internationale fut plus ou moins somnolente et auxquelles, même pendant un certain temps, la politique libre-échangiste de l’Empire permit de n’avoir que faiblement recours.

Au dehors, les villes libres allemandes jouissaient jadis de la liberté commerciale autant que de la liberté politique. Quand elles entrèrent dans le Zollverein, elles stipulèrent le maintien de leurs franchises commerciales pour une partie de leur port et ainsi naquirent les ports francs de Hambourg et de Brème en 1888. Copenhague trouva intérêt à ouvrir une zone franche en 1891, Trieste et Fiume, comme les villes d’Allemagne, obtinrent en 1891 également des dépôts francs ou des points francs, en remplacement de leur port franc. Gênes, qui avait pour ainsi dire toujours plus ou moins joui de la franchise, a acquis, par application de la loi du 6 août 1876, un « dépôt franc. »

En France, la substitution du régime protectionniste au régime libre-échangiste devait remettre en honneur les zones franches, sans lesquelles l’exportation est entravée au-delà de toute mesure par les formalités inhérentes à l’application d’un tarif élevé et portant sur de nombreux articles, et ce sont les promoteurs mêmes de la loi de douane de 1892 qui apprécièrent les premiers que le nouveau régime ne pouvait pas se passer des zones franches.

La Société pour la défense du commerce de Marseille, organisme actif et puissant, a affirmé en toutes circonstances que son président de 1896, M. Henry Estier, avait été engagé par M. Henry Boucher, ministre du Commerce dans le Cabinet Méline, à chercher du côté des zones franches les apaisemens dont avait besoin l’exportation.

« Abandonnez l’espoir de faire revenir la Nation au libre-échange, » disait alors le ministre, « et recherchez les palliatifs qui peuvent vous permettre de conserver votre exportation malgré le régime actuel qui est définitif. Au premier rang de ces palliatifs, figurent les ports francs et, si vous les demandez, nous sommes disposés à tout faire pour vous aider à les obtenir. »

M. Charles-Roux, alors député de Marseille, indiqua dans ses rapports de 1896 et 1897 sur le budget du Commerce, quels services pouvait rendre le rétablissement des ports ou zones franches et, dès 1898, trois propositions de loi, dues à l’initiative de MM. Louis Brunet, Joseph Thierry et Antide Boyer, furent déposées sur le bureau de la Chambre des députés, qui en renvoya l’étude à la Commission du commerce et de l’industrie. M. Alexis Muzet, député de la Seine, président de cette Commission, obtint qu’une délégation allât visiter les ports francs septentrionaux et ceux de la Méditerranée et il fit, au retour de ce voyage d’enquête, un rapport magistral, encore utile à consulter aujourd’hui. Malheureusement, ce rapport, qui figure aux annexes du procès-verbal de la séance du 6 juillet 1901, avait été déposé après la fin de la législature, et les propositions de loi rapportées étaient caduques.

Marseille, d’où partait surtout l’agitation relative aux zones franches, ne put admettre ce guillotinage sec, et une délégation de toutes les assemblées départementales et locales et de la totalité des syndicats commerciaux et industriels du grand port, vint présenter ses revendications à cet égard à M. Loubet, président de la République, à M. Combes, président du Conseil et aux ministres intéressés du Commerce, des Travaux publics, de la Marine et des Finances. La délégation, reçue par le président de la République le 15 novembre 1902, obtint le succès le plus complet qu’elle pouvait souhaiter, puisqu’un projet de loi, signé par les ministres compétens, fut déposé sur le bureau de la Chambre des députés, le 5 avril 1903.

Les zones franches, qui paraissaient à ce moment très près de leur réalisation, n’en furent jamais plus loin.

Une savante tactique parlementaire, déployée par les adversaires de cette institution, réussit, malgré deux rapports aussi favorables et aussi complets que possible de M. Ch. Chaumet, député de la Gironde, à écarter le projet de loi de la discussion publique de 1904 à 1910 et à le faire mettre définitivement de côté à cette dernière date, à l’aide d’une résolution favorable à l’extension du régime des entrepôts, sans que partisans et adversaires aient pu s’affronter et échanger leurs vues à la tribune.

Le projet de loi gouvernemental étant refusé, il existe une proposition de loi tendant à l’établissement de zones franches ; elle a été déposée, le 10 juillet 1914, par M. Bergeon, député des Bouches-du-Rhône, et ses collègues, MM. Lenoir, Candace, Emile Favre, Lefol, Diagne, Auguste Girard et enfin Frédéric Chevillon, député des Bouches-du-Rhône, tué glorieusement depuis à l’ennemi. Cette proposition de loi reproduit textuellement le projet de loi présenté au nom du gouvernement le 4 avril 1903, amendé par deux fois à la suite des rapports de M. Chaumet et dont le texte définitif arrêté à la suite du dernier rapport de M. Chaumet, en date du 15 janvier, a été formellement accepté au nom du gouvernement par M. Dubief, alors ministre du Commerce.

Rien de plus facile pour le gouvernement que de faire sien ce texte déjà accepté par lui autrefois et de le présenter aux votes du Parlement. Aucune difficulté matérielle ne s’y oppose, toutes les enquêtes sont faites.

Nous croyons savoir que les oppositions possibles arrêtent seules l’administration supérieure et le gouvernement. Si les opposans éventuels voulaient bien faire à l’intérêt général le sacrifice de leurs préventions et seulement consentir à une tentative de réacclimitation en France d’une institution qui y a existé et réussi avant d’aller profiter à nos rivaux d’hier, nos ennemis d’aujourd’hui, cette abnégation de leur part entraînerait l’adhésion du gouvernement qui pourrait en quarante-huit heures, s’il le voulait bien, soumettre au Parlement un texte définitif pour l’établissement des zones franches.


IV

Le plus ou moins de valeur des oppositions à la zone franche doit être examiné en toute impartialité, bien que ces oppositions soient surtout caractérisées par la force d’inertie, par le vide fait devant l’action des promoteurs de celle institution et qu’il soit très difficile de discuter avec le silence.

Ces adversaires silencieux, ces étrangleurs muets des zones franches sont exclusivement protectionnistes et cela ne s’explique pas. Ce sont les protagonistes de la loi de douane de 1892 qui ont désigné cette question à l’attention d’une société qui n’avait pas perdu l’espoir, en 1896-1897, de revenir à un régime général plus favorable aux échanges ; et on se demande comment les partisans d’un système qui admet a priori que les articles nationaux, aux prises avec la concurrence chez eux des produits similaires étrangers, ont besoin d’être protégés, ne se considèrent pas comme contraints, par la logique, à conclure que ces mêmes articles ont besoin de bénéficier pour l’exportation de l’égalité avec leurs concurrens ; et qu’à défaut de protection contre des concurrens pourvus de zones franches, les vendeurs de ces articles ont droit à la simple égalité que leur conférerait l’établissement en France de cette institution.

On se demande comment un système qui tient a. réserver aux produits nationaux le marché national et qui le fait à l’aide de droits élevant le coût de toutes choses, ne comprend pas qu’il doit vivifier le commerce national par les bénéfices recueillis dans le commerce international.

Le commerce national n’est que la répartition en un nombre de parts indéfiniment variables comme grosseur proportionnelle, d’un gâteau dont le volume total et la valeur globale ne sont pas modifiés par la répartition ; tandis qu’en prenant part au commerce international, nous pouvons augmenter notre patrimoine et, en subissant, comme nous l’avons fait, l’emprise allemande, nous pouvons le diminuer.

On ne comprend pas comment des hommes d’Etat peuvent être indifférens aux progrès ou à la décadence de notre marine marchande et comment ils peuvent désirer la maintenir ou la faire progresser, sans lui assurer du fret par l’activité des échanges avec le dehors.

Il s’ensuit que si les zones franches n’étaient pas demandées par les intéressés, elles devraient, comme à l’origine, être suggérées par les protectionnistes, dont l’œuvre ne peut être viable que si le commerce extérieur français est sauvegardé, et elles ne devraient pas avoir de plus fermes et plus actifs défenseurs. Or, c’est le contraire qui se produit et, après avoir fait une opposition de principe irréductible, tout à fait injustifiée » aux zones franches, les protectionnistes se rabattent sur des questions de détail.

La zone franche, disent-ils, n’est pas une panacée, elle n’a eu qu’une influence très secondaire sur le développement du port de Hambourg, et l’Angleterre, la Belgique, la Hollande, n’ont pas de zones franches…

Il est évident que les pays, à régime libéral, qui sont tout entiers des zones franches, n’ont pas besoin de ces institutions ; et nous verrons plus loin que toutes les forces allemandes étant orientées vers l’expansion économique, la suppression des formalités dans quelques espaces restreints allemands ne donnait qu’un bien petit appoint à la force de propulsion germanique. Toute l’administration de ce pays tendant à faciliter le commerce d’exportation, à le pousser même aux affaires, on n’y avait pas les mêmes raisons qu’en France de chercher à se mettre à l’abri de l’onéreuse ingérence d’une organisation douanière formaliste et tracassière ; mais ce motif d’opposition se retourne contre ceux qui le mettaient en avant, car si, dans celle situation, l’Allemagne a jugé tout de même utile de maintenir les zones franches, on doit penser combien elles nous sont utiles à nous qui, de tout le vaste système protectionniste allemand, n’avons retenu que la combinaison malthusienne de l’élévation des droits et de l’augmentation des précautions contre l’importation, sans nous arrêter devant la conséquence fatale de la réduction de la consommation et par suite de l’élévation proportionnelle des frais généraux qui augmentent les prix de revient et diminuent les bénéfices.

Ce malthusianisme sacrifiant à la quiétude de la production les intérêts nationaux de l’exportation est la caractéristique de l’opposition faite aux zones franches. Les industries à établir en zone franche ne pourraient-elles pas nuire à celles qui sont établies en territoire douanier ? Voilà la grande objection.

Conseiller à l’industriel établi en territoire douanier, pour y produire des articles demandés par la consommation intérieure, de doubler sa première usine d’une autre manufacture, établie en zone franche pour y produire des articles à exporter, parait exorbitant à l’adversaire des zones franches, qui s’arrête plutôt à la pensée d’empêcher l’industrie en zone franche de naître, pour que l’acheteur d’exportation n’ait pas de fournisseur en zone franche et soit obligé de s’adresser à l’industriel travaillant en territoire douanier.

C’est appliquer à l’étranger le raisonnement dur, mais logique, dont les conséquences s’imposent au consommateur national ; mais c’est aussi oublier que le consommateur étranger n’est pas un prisonnier et qu’il a toute faculté de prendre sur un point étranger, pourvu de zones franches, ce que la France se refuse à lui offrir. Cette conception nous a fait peu à peu devancer par quatre peuples de plus dans la voie du développement des affaires extérieures et nous a rendu la proie de ceux que nous nous étions déshabitués à affronter, en nous mettant à l’écart des combinaisons de concurrences.

Cette négation de parti pris des facteurs du commerce général, ou plutôt de la partie du commerce général représentée par les affaires d’exportation, éclate dans les oppositions aux zones franches, à l’appui desquelles aucun motif n’est donné. Dieu sait si elles sont nombreuses !

Nous sommes amenés, à notre grand regret, à constater que plusieurs Chambres de commerce sont tombées dans cette erreur.

La Chambre de commerce d’Angoulême dit :

« Cette assemblée, considérant que la création dont il s’agit lui parait devoir être nuisible aux intérêts généraux du commerce et de l’industrie du pays, a émis un avis défavorable à l’adoption dudit projet par le Parlement. »

C’est une opinion, mais les motifs sur lesquels elle se fonde ne sont pas donnés.

De même pour la Chambre de commerce de Péronne, « qui a émis à l’unanimité des membres présens un avis absolument défavorable. »

Sans dire pourquoi.

La Chambre de commerce d’Amiens a donné une raison ; mais cette raison ne tient pas. Elle a considéré que :

« Des établissemens industriels seraient certainement fondés par des étrangers dans les zones franches, et que cette concurrence produirait les effets les plus désastreux pour les industries similaires, » ce qui l’amenait à « protester énergiquement contre la proposition de loi. »

On se demande pourquoi les établissemens en zone franche seraient fondés par des étrangers plutôt que par des Français et pourquoi les lois qui s’opposent à l’établissement des Sociétés étrangères en France ne s’appliqueraient pas en zone franche, On se le demande avec d’autant plus de raison que le projet de loi gouvernemental, resté sur le bureau de la Chambre de 1905 à 1910, prévoyait expressément, par son article 5, que les concessions industrielles en zone franche « ne peuvent être faites qu’à des Français, à des Sociétés ayant dans leur Conseil d’administration et de surveillance une majorité de citoyens français, ou à des étrangers admis à fixer leur domicile en France. »

C’est tout ce qu’on pouvait attendre sous ce rapport d’une loi rédigée en 1903[5].

Certes, le développement en France des intérêts allemands et la colonisation d’exploitation allemande qui en a été la conséquence, sont faits pour donner à cet argument une terrible force d’actualité ; mais il faudrait encore que cet argument portât, et, avant de se demander si les zones franches françaises auraient été surtout exploitées par des étrangers, — supposition qui n’est guère flatteuse pour notre initiative, — et si cela n’aurait point donné un appoint à la pénétration allemande en France, il conviendrait de se demander si le manque d’institutions libérales douanières en France n’a pas tout autrement contribué à nous rendre tributaires économiquement de l’Allemagne et, par suite, à augmenter le nombre des Allemands établis en France. Dans ce cas, ce serait le nationalisme économique, qui s’est toujours opposé à l’institution des zones franches, qui nous aurait valu l’invasion économique allemande et nous aurions un peu suivi la politique de Gribouille, en nous jetant à l’eau dans la crainte d’être mouillés. Sans aller jusque-là, on peut penser que les tenans d’un régime qui, après vingt années de pleine application, a engendré une situation où l’on trouve partout l’Allemand, n’ont pas le droit de faire à cet égard un procès de tendances à une institution qui, par sa nature, ne justifie en rien ces suspicions.

La même tactique a été employée pour la contrebande et les sophistications.

Les zones franches seront des foyers de contrebande et de sophistication, ont dit les Chambres de commerce d’Amiens, de Béthune, de Cholet et de Clermont-Ferrand sans donner aucune preuve de cette allégation.

Examinons séparément ces deux griefs, dont on ne s’explique pas la liaison. La contrebande est l’entrée en fraude sur le territoire douanier de la marchandise étrangère, sans la reconnaissance de la marchandise et sans le paiement des droits. Quelle idée se fait-on de la vigilance et de la dignité de nos douaniers, pour penser qu’ils ne parviendraient pas à surveiller quelques kilomètres de grilles ou de fossés formant les limites des zones franches : eux qui défendent les abords de la totalité de nos frontières, autrement propices à la contrebande, par suite du voisinage de l’étranger, et en raison de la configuration des lieux ? Nous croyons que l’honneur du corps de nos douaniers est plus mis en cause qu’un intérêt économique par cet argument, et nous laissons à nos vaillans agens du fisc, qui ont montré partout, et quelquefois au péril de leur vie, combien ils avaient à cœur de défendre les intérêts de l’Etat, le soin de prouver l’inanité de cet argument.

Venons-en aux sophistications. La zone franche de Hambourg est un centre de sophistications, disent les adversaires des zones franches. Nous ne demanderions pas mieux que de prendre une fois de plus les Allemands en flagrant délit d’une tactique dégradante ; mais, hélas ! il faut déchantera cet égard et n’admettre que sous beaucoup de réserves la matérialité des faits de sophistication de la zone franche de Hambourg.

Nous citerons, sans aller plus loin, ce paragraphe d’un rapport aussi exact que documenté, auquel nous avons déjà eu l’occasion de nous référer, que M. Camentron, secrétaire du Comité d’Etudes du port franc de Bordeaux, a rédigé pour ce Comité, et que ce groupement a adopté le 26 février 1915 :

« Voulez-vous me permettre, messieurs, de vous rappeler le fait que nous citait, il y a une quinzaine de jours, notre président ? Un Danois à qui il est apparenté disait : « En Danemark, nous aimons bien vos vins de Bordeaux, mais à la condition qu’ils soient passés par Hambourg, où on sait très bien, en les alcoolisant, les arranger selon nos goûts. »

Ceci a été dit à Bordeaux, dans la capitale des vins, à des gens a même de contrôler le fait ; et non seulement le fait a été cité, mais l’ensemble des faits dont cet exemple marquait le caractère, car le rapporteur concluait :

« Cela nous parait évidemment une hérésie ; mais, en matière d’affaires surtout, on doit forcément s’habituer à voir les choses non point comme elles devraient être, mais, hélas 1 comme elles sont. »

Il n’y a aucun intérêt à déprécier quand même nos adversaires et leurs méthodes, et bien des débouchés se seraient définitivement fermés aux vins bordelais et à tous les vins, si la zone franche de Hambourg n’avait pas fait à cet article une propagande dont nous avons eu le plus grand tort de nous désintéresser nous-mêmes.

Toutes réserves faites sur l’exagération des imputations de sophistications reprochées à Hambourg, on doit constater en outre que ces sophistications, quand elles avaient lieu, n’étaient pas spéciales à la zone franche de Hambourg, et M. Chaumet, député.de la Gironde, dans son rapport sur le projet de loi gouvernemental relatif aux zones franches, cite un article de M. René Dollet, paru dans la Revue politique et parlementaire, dont il extrait cette phrase :

« Ces falsifications ne sont nullement le résultat de la franchise du port ; on les ferait, on les fait aussi bien, lorsqu’il y a quelque avantage, sur le territoire douanier. »

Et les faits nous obligent bien à constater que notre territoire douanier n’a, sous ce rapport, rien à envier aux Allemands.

La loi de 1905, dite de la répression des fraudes, n’a pas, que nous sachions, été faite pour réprimer les fraudes de la zone franche qui n’existait pas ! Nous nous garderions bien, dans l’intérêt de la bonne réputation au dehors des produits français, de reproduire les objurgations des promoteurs de cette loi, objurgations qui ont bien souvent retenti d’une façon très fâcheuse à l’Extérieur. Quand nous déclarions à la tribune parlementaire qu’on était, en France, saturé de vins et de spiritueux frelatés, l’Etranger ne retenait qu’une chose de ces affirmations : la condamnation en bloc de tous les vins et spiritueux français. Nous ne nous étendrons donc pas sur ce triste sujet, mais il nous suffit de citer la loi, les règlemens d’administration publique qui l’ont rendue applicable, et l’organisme puissant créé au ministère de l’Agriculture, afin d’assurer sa mise en pratique, pour montrer que sophistications et zones franches font deux ; que le territoire douanier a, hélas ! fait tout ce qu’on pouvait faire en matière de fraude, et qu’il est dès lors mal venu à imputer à une institution inexistante ce qu’il a pratiqué jusqu’à l’épuisement des combinaisons de sophistications. Il y a lieu, en outre, de penser que l’organisme qui a su venir à bout de la fraude sur le territoire douanier saura bien la prévenir dans des espaces restreints où n’auraient accès et d’où ne sortiraient que des marchandises dont la douane et les agens de la répression des fraudes pourraient contrôler la légitimité.


V

Nous avons constaté que des marchandises d’une valeur totale de quatre milliards environ traversant annuellement notre territoire, nous aurions intérêt à les faire séjourner un peu en France, à les y manipuler en vue de les améliorer, et d’y incorporer le plus possible de produits français ; en un mot de mettre à profit notre situation géographique tout à fait exceptionnelle, pour nous réserver certains avantages économiques.

Mais il est admis en matière de lutte que celui qui se contente de parer, de profiter des faiblesses de l’adversaire, n’est pas en aussi bonne posture et n’a pas autant de chances de succès que celui qui joint à la défensive la plus serrée les avantages de l’offensive ; et nous voudrions, après avoir fait ressortir les bénéfices de la zone franche au point de vue de ce qui passe sur notre territoire, montrer les services qu’elle peut nous rendre pour aller prendre au loin notre part des transactions mondiales. M. Daniel Bellet constatait dernièrement ici même[6] que, sur un mouvement d’importation de soixante millions de marks à Tsing-Tao, dont une vingtaine de millions revenait aux Japonais et une dizaine de millions chacun à l’Allemagne, aux Etats-Unis et à l’Angleterre métropolitaine et coloniale, la France ne figurait, au titre de ses importations directes, que pour un chiffre de moins de quarante mille francs.

Ceci est tout à fait caractéristique ; la France exporte ce qu’elle a en trop, ce dont ses voisins ont besoin, ce que son domaine colonial exige et enfin au loin ce qu’on lui demande, et un pays nouveau, qui ne lui demande rien, est un pays ignoré par elle.

Il ne faudrait pas à cette occasion répéter une fois de plus que notre commerce est trop timide, qu’il ne voyage pas, qu’il ne se conforme pas au goût de la clientèle, qu’il ne fait pas de crédit ; car c’est à l’aide de l’erreur qui fait prendre ces effets pour des causes que nous ne réagissons pas depuis quarante années comme il le faudrait pour reprendre notre rang.

Le peuple qui, de 1880 à 1910, a acquis sur toute la surface du globe un domaine colonial immense, ne mérite pas le reproche d’être casanier.

La nation qui a élevé en peu de temps à trois milliards de francs le chiffre annuel du commerce extérieur de ces pays hier encore inexistans, et qui a obtenu ce résultat malgré des difficultés économiques françaises, plus pénibles à vaincre que les difficultés matérielles de colonisation et de mise en valeur, ne manque ni de souplesse ni d’ardeur.

Le pays qui a prodigué son épargne à tous ceux qui la lui ont demandée, même sans garanties, peut affirmer que le crédit à faire au dehors ne l’effraie pas, s’il a des chances de récupérer ce qu’il avance,

Nous répétons : il s’agit d’effets et non de causes ; si nous ne nous déplaçons pas, c’est que nous avons constaté par des voyages que nous n’avions rien à offrir d’une façon permanente ; si nous ne faisons pas de crédit, c’est que nous ne pouvons, pour nos marchandises soumises à des fluctuations de cours purement nationales et souvent hors de prix, nous adresser au dehors qu’à une clientèle de second et même de troisième ordre, qui ne nous inspire qu’une confiance limitée ; nous ne nous conformons pas aux goûts de la clientèle, parce que la rigidité de nos combinaisons douanières nous l’interdit, quand il s’agit de marchandises étrangères à offrir aux mêmes prix et dans les mêmes conditions que l’Étranger. Il n’y a qu’une cause à tous ces effets : notre régime économique tout à fait hostile à l’exportation.

Nos lois de douane ont pour but avoué d’élever le prix des objets en France et elles ont pour conséquence de réduire pour nos industriels le stimulant de la concurrence, ce qui a son effet sur la qualité ; dès lors, nos marchandises ne peuvent pas lutter au dehors contre les produits dont la concurrence nous effraie au dedans ! De cette inaptitude à la concurrence, découle peu à peu le manque de relations directes avec les anciens débouchés et la suppression des services nationaux de navigation. Les quelques affaires qui nous restent en produits de luxe nous permettent seulement de donner du fret aux navires étrangers faisant escale chez nous, et déjà cette situation nous rend tributaires de l’Etranger ; mais, comme il ne s’agit que de produits de luxe, à la moindre crise dans les débouchés lointains (et elles y sont fréquentes), les relations s’espacent, et bientôt il nous faut, pour les reprendre, aller au dehors : à Liverpool, à Anvers, à Hambourg, chercher les navires qui ne trouvent plus intérêt à venir chez nous. Ce jour-là, nos produits se dénationalisent et peu à peu le contact se supprime tout à fait entre les marchés anciens d’exportation et les nôtres ; pour les marchés nouveaux, cette situation empêche les relations de naître, et tout est dit.

Il n’y a qu’un moyen de prendre ou plutôt de reprendre notre part de l’exportation sans toucher à notre régime économique ; il n’y a qu’une façon pour nous de joindre, en matière d’exportation, l’offensive à la défensive : c’est de nous mettre en mesure d’exporter les produits étrangers, en y incorporant peu à peu la quantité de nos produits que les circonstances, les cours et les goûts de la clientèle permettent d’y ajouter.

Les articles à l’aide desquels nous alimentons actuellement notre exportation (mais qui ne l’arrêtent pas sur la pente menant à la dénationalisation, puis à la paralysie, parce qu’ils ne conviennent à nos débouchés que pendant leur période de prospérité) : la soierie, les modes, les articles de Paris, la librairie, reprendront leur place dans notre exportation, dès que nous aurons pu rétablir cette exportation en la faisant porter sur un article véhicule des autres, sur un article de trouée, de pénétration, susceptible de réserver du fret à nos armateurs et pour lequel nous ayons une réputation universelle. une renommée séculaire, fortement appuyée sur une production nationale considérable, et dès lors à l’abri des imitations et des concurrences déloyales.

Le vin est ce produit. On veut bien reconnaître au dehors que le vin est le produit français par excellence, et cependant aucune exportation n’a plus souffert de notre régime économique que l’exportation des vins. Nous exportions 3 981 000 hectolitres de vin en 1873, époque à laquelle nous faisions les vins français avec tous les vins du monde, et nous avons exporté en 1913, dernière année normale, 1 316 671 hectolitres au commerce spécial.

En plein phylloxéra, de 1881 à 1890, nous exportions une moyenne de 2 488 500 hectolitres par an, et, depuis 1894, malgré des prix extrêmement réduits qu’aucun pays producteur n’a connus, nous n’avons pas pu reprendre notre ancien rang. Les entrepôts spéciaux où se faisaient les coupages de vin dans certains ports ont été supprimés en 1899 et la moyenne annuelle, de 1900 à 1914 toujours décroissante, n’a été que de 1 727 595 hectolitres.

Et pendant ce temps-là, Hambourg, qui appliquait résolument notre ancienne pratique du coupage, devenait une provenance de vins d’exportation ! Il n’est que temps de profiter de la situation actuelle pour lui enlever cette spécialité jusqu’à un certain point contre nature en ces parages et qui, en nos mains, donnerait des résultats autrement considérables, nous faisant largement dépasser les chiffres d’exportation de 1873.

La nécessité absolue pour prendre sur tous les marchés du monde une place définitive et destinée à toujours grandir est de disposer constamment de la meilleure qualité d’un produit déterminé au meilleur marché. En pouvant recevoir en franchise tous les vins et en les manipulant en zone franche, avec notre incontestable maîtrise dans cette industrie, nous sommes en mesure de toujours offrir la meilleure qualité de l’année, au meilleur prix, et il nous faut cela d’une façon permanente, car l’exportation demande de longs délais pour s’implanter et se développer.

Le marché français exerce sur tous les pays vinicoles une telle attraction qu’ils délaisseront sans hésiter, pour venir vers nous, leur clientèle d’exportation. L’Italie a encore très nettement marqué ce mouvement, il y a deux ans. Les vins italiens, espagnols, grecs, turcs, commencent toujours par se tourner vers nous, les années de grande production, et ils ne s’exportent directement au loin que lorsque nous ne les accueillons pas. Nous avons tout intérêt à favoriser cette tendance, qui nous rend les arbitres du prix du vin dans le monde et qui nous réserve un bénéfice sur une fourniture qui se fait actuellement sans nous.

Nous avons eu cette année une forte récolte et des prix bas, et l’exportation était pour nous une nécessité urgente. Que de raisons de commencer tout de suite ! mais il n’est possible de faire les frais de voyages lointains et les efforts de tout genre exigés par la propagande au dehors qu’à la condition d’être assuré contre un revirement des cours à bref délai, c’est-à-dire d’être mis par la zone franche en communication avec tous les pays producteurs et, par suite, à l’abri des fluctuations purement locales.

Nous nous sommes un peu étendus sur le vin en zone franche parce que cet article est bien à nous, parce qu’il chiffre comme tonnage, parce qu’il peut constituer tout de suite pour notre pays l’article de trouée, le produit véhicule dont disposent les pays exportateurs et qu’il serait pour la France ce que le charbon est pour l’Angleterre, le coton et le pétrole pour les États Unis, le café pour le Brésil et le nitrate pour le Chili, c’est-à-dire un moyen d’emprise mondiale dont il est impossible de se passer lorsqu’on veut exporter.


VI

L’extension du régime des entrepôts et l’institution des zones franches peuvent se réaliser du jour au lendemain, car ce sont des réformes mûres, au sujet desquelles on a procédé à toutes les études et à toutes les consultations voulues. Si le Parlement éludait encore cette question, malgré son urgence, ce serait une preuve que la crise actuelle ne lui aurait rien appris, et il faudrait en pareil cas en appeler au pays en lui montrant, par les résultats du passé, ce qu’il a à craindre de l’avenir.

Nos voisins de l’Est ont compris le protectionnisme dans le sens du développement de tous leurs moyens d’action, pour arriver à la domination économique, puis politique ; et nous l’avons involontairement appliqué, nous, dans le sens le plus propre à faciliter leurs succès. Ce système consistait pour eux à perfectionner leurs transports à l’intérieur, tant terrestres que fluviaux, de façon à permettre aux marchandises lourdes d’aller sans grands frais d’un bout à l’autre de l’Allemagne et même, dans certains cas, pour faciliter l’exportation sans frais aucun, car ils étaient remboursés ; à créer un armement national qui a obligé tous les peuples du monde à compter avec la marine marchande allemande ; à organiser chez eux le crédit de la façon la plus remarquable et à jalonner le monde des succursales de leurs banques ; à faire précéder partout l’exportateur allemand par l’armateur et le banquier allemands, qui ouvrent les voies à l’exportateur, facilitant sa besogne et diminuant ses risques ; à spécialiser chez eux toutes les industries, de façon que chacune arrivât au maximum de perfectionnement technique et de bon rendement ; à grouper les producteurs en syndicats ou en cartels et à leur permettre d’obtenir ainsi, par une légère majoration des prix de vente à un groupe de soixante-dix millions de consommateurs, des primes d’exportation permettant d’aborder les marchés à conquérir et d’y vendre à perte tout le temps nécessaire à l’annihilation des concurrences ; tout cela servi par une diplomatie profondément convaincue de la nécessité de seconder les intérêts commerciaux et industriels allemands. Avec un pareil luxe de concours gouvernemental utile, nos voisins auraient pu se passer de facilités d’entrepôt et de zones franches, mais ils étaient bien trop avisés pour laisser de côté un seul moyen de prépondérance sur les marchés d’exportation, et l’Allemagne jouissait de six sortes d’entrepôt et des zones franches les plus libérales du monde, à l’aide desquelles Hambourg était devenu un point de production de vins !

Pendant ce temps, comment se traduisait notre protection à nous pour les marchandises ? S’est-elle jamais autrement exercée que par des élévations de droits qui réduisaient la consommation et, par suite, élevaient la proportion des frais généraux de nos fabricans ? Les répercussions les plus avantageuses de ce système, dans les compartimens de la métallurgie et de la filature, ont été le groupement des intéressés, mais toujours en vue du marché français et pour lui vendre leurs produits de plus en plus cher. Un seul mot résume ce système, le malthusianisme, et une seule conséquence, l’élévation des prix jusqu’au point où l’obstacle des droits de douane cesse de jouer. Cela seul suffisait à nous livrer économiquement à nos voisins, car, en pareil cas, pourquoi produire, avec des frais généraux élevés, ce que le fabricant allemand était toujours disposé à nous vendre à un taux relativement bas, surtout si l’on voulait prêter l’oreille à ses suggestions d’entente permettant de revendre à prix élevés ? Et ceci nous menait au dernier stade de l’emprise économique définitive, industrielle, commerciale et même territoriale, qui n’a été que dessinée, mais qui l’a été assez fermement pour nous éclairer.

Faut-il rappeler que, dans son discours à la séance de la Chambre des députés du 11 mars 1915, M. le garde des Sceaux a déclaré qu’il y avait à cette date environ 8 000 maisons austro-allemandes sous séquestre en France, et n’a-t-on pas constaté que les mises sous séquestre ont continué depuis, faisant tous les jours découvrir de nouveaux enchevêtremens d’intérêts où domine l’Allemagne ? Est-il nécessaire de citer toutes les acquisitions territoriales faites, les concessions obtenues, les détentions de titres ou les productions réservées allemandes, pour les bassins miniers de Meurthe-et-Moselle et du Calvados ? Devons-nous, à titre d’exemple, indiquer que, pour les colorans, c’était le 90 pour 100 de la consommation mondiale qu’avait réussi à accaparer l’Allemagne, en faisant converger tous ses efforts vers le bon marché et la perfection de la production, la conquête des débouchés et l’annihilation des concurrences ? Pour cet article, l’emprise sur le marché français, à l’aide de dix filiales allemandes signalées en France, est typique. Voilà où nous étions appelés à en venir pour tous les produits et pour tous les modes d’activité, parce que nous ne réagissions pas et que nous nous enlizions tous les jours davantage dans le malthusianisme.

Les grandes banques déclaraient, par l’organe de leurs plus éminens représentans, que l’industrie française ne leur inspirait aucune confiance et ne devait pas compter sur leur concours. La marine marchande nationale, anémiée par notre guerre aux échanges et par la protection onéreuse de l’Etat, était d’autant plus faible qu’elle participait de plus près à l’œuvre de son protecteur, qu’elle lui était plus intimement associée (tandis que, malgré des conditions législatives et administratives défavorables, elle arrivait à prospérer dans les services où l’Etat n’avait pour ainsi dire aucune part). Les campagnes, appliquant le malthusianisme à la production du blé, ensemençaient de façon à se tenir un peu au-dessous de la consommation nationale, pour s’assurer le plein avantage du droit de sept francs. Tous les argumens étaient bons pour empêcher l’importation du bétail étranger soit sur pied, soit congelé ou réfrigéré ; les travaux publics étaient partout menés à petite allure, quand ils n’étaient pas arrêtés, comme dans nos colonies : les chemins de fer continuaient à partir exclusivement de Paris ou à y aboutir ; et le miracle de nos facultés de résistance économique, au cours de la guerre actuelle, est égal à celui de notre mobilisation parfaitement opérée, malgré les divagations antérieures antimilitaristes.

Celui qui, par ses fonctions, est amené à jeter un coup d’œil général sur la situation des affaires est frappé des conséquences stérilisantes du malthusianisme français dans tous les compartimens du travail national que le protectionnisme devait vivifier. Les banques paralysées par suite de leurs préférences exclusives pour les placemens étrangers ; la production industrielle française, resserrée sur quelques points et d’ailleurs quantitativement inférieure, même sans l’invasion, pour les tissus, les vêtemens de laine et de coton, les sacs et emballages, etc., aux besoins de la nation armée ; une marine insuffisante, de façon qu’en réquisitionnant le 60 pour 100 de la flotte française, l’Etat n’a tout de même pas ce qu’il lui faudrait pour ses mouvemens maritimes ; dans les ports, aucune installation suffisante pour recevoir les marchandises qui s’importent et qui sont pourtant inférieures aux nécessités ; pas d’usines de réfrigération, pas même d’entrepôts de viande réfrigérée si ce n’est en vue du transit, et encore ? Une consommation nationale non accoutumée à ces adjuvans de l’alimentation et à qui on les offre dans les plus mauvaises conditions ; un manque d’expansion et par suite d’organisation au dehors qui rend les achats à l’extérieur plus difficiles et plus onéreux ! Le protectionnisme a fait de nos forces économiques ce que l’anti-militarisme avait fait de nos forces militaires et a encouru l’apostrophe célèbre à Varus. Il n’est que temps de réagir !

Il faut le faire comme on l’a accompli sur le terrain militaire, par l’action, par le travail, et on reconnaîtra notre souci de ménager les intérêts nationaux engagés dans les combinaisons protectionnistes lorsque nous demandons simplement que le protectionnisme se complète et se démalthusianise à la fois par le correctif des zones franches qui l’accompagne partout, sauf en France.

Mais nous demandons que ce correctif nécessaire intervienne immédiatement, en raison de deux considérations maîtresses.

La première est que si les négociations économiques qui termineront la guerre trouvent les zones franches instituées et en cours de fonctionnement, elles en tiendront compte et la partie de la production française dont les zones franches sont appelées à permettre l’écoulement, en bénéficiera ; tandis que si leur établissement est renvoyé à la paix, il faudra faire pour leurs produits de nouveaux accords qu’on ne voit pas très bien venir se surajouter après coup aux grands traités économiques de la fin de la guerre.

La deuxième et dernière considération est l’absolue nécessité d’exporter tout de suite, pour rétablir un certain équilibre entre nos importations et nos exportations. Au mois d’août 1914, nous avions un déficit d’importation de 53 pour 100 et un déficit d’exportation de 49 pour 100 sur le même mois de 1913 ; c’est-à-dire que les unes et les autres s’équilibraient à peu près. Depuis, le mouvement s’est poursuivi ainsi :


Déficit d’importation p. 100 Déficit d’exportation p. 100
Septembre 75 75
Octobre 70 71
Novembre 65 70
Décembre 53 65
Janvier et février 43 61
Mars 20 53
Avril 5 55

Avec les importations d’État, nous sommes certainement arrivés à des excédens d’importation sur les mois, correspondans des exercices antérieurs et il est urgent de développer nos exportations.

L’homme d’Etat émérite qui préside actuellement à la gestion de nos finances, M. Ribot, travaille à atténuer la défaveur des changes par des émissions au dehors de Bons du Trésor, mais ces émissions sont limitées et ne font que retarder le paiement de la dette. Il faudra toujours en arriver au paiement en or ou en marchandises, et y arriver à un terme relativement court.

Faisons donc ce qui peut, tout de suite, faciliter les exportations, et en bon rang figure, à cet égard, comme efficacité et possibilité de réalisation immédiate, l’institution des zones franches.


ADRIEN ARTAUD.

  1. Le lecteur voudra bien pardonner les détails techniques dans lesquels nous sommes obligés d’entrer et que nous réduisons au strict nécessaire, non sans crainte qu’on ne nous accuse d’être incomplet, parce que nous négligeons de parti pris toutes les particularités trop arides.
  2. E. Caraentron, Comité d’études du Port franc, 2, rue Guillaume-Brochon, Bordeaux. Rapport sur les zones franches. 26 février 1915. Cet excellent rapport, que nous aurons d’ailleurs encore l’occasion de citer, fourmille d’exemples aussi probants, et nous engageons vivement nos lecteurs à s’y reporter.
  3. Voyez Ports francs d’autrefois et d’aujourd’hui, par Paul Masson. Hachette et Cie, Paris, 1904.
  4. Nous croyons utile cette remarque, car on considère généralement la protection comme avantageuse à l’industrie, et l’histoire économique marseillaise à toute époque prouve, que c’est la liberté des transactions qui a provoqué la création du plus grand nombre des industries ou développé leur prospérité.
  5. Les oppositions citées des Chambres de commerce d’Angoulême, Péronne et Amiens remontent à cette époque.
  6. Tsing-Tao et la ruine de la culture allemande. Daniel Bellet, Revue du 1er mars 1915.