L'Université de Louvain

L'Université de Louvain
Revue des Deux Mondes6e période, tome 47 (p. 5-33).
L’UNIVERSITÉ DE LOUVAIN


I

Le 19 août 1914, les Allemands, envahisseurs de la Belgique, étaient entrés sans résistance à Louvain. Dans la lutte où elle engageait pour le droit sa richesse, sa population, son existence même, la Belgique ne croyait pas risquer son Université. Ce trésor de civilisation n’appartenait pas à elle seule, elle voulait le tenir hors de la guerre au profit du monde entier. Le 25 août, le feu était mis par les Allemands à la bibliothèque : l’incendie détruisit 250 000 volumes, 920 manuscrits, écrasa sous ce poids de feu l’Université elle-même, et anéantit en trois jours ce que cinq siècles de croyance et de savoir avaient élevé.

Une seule fois le feu a déshonoré ainsi l’histoire. Une autre puissance de guerre s’était jetée sur le monde pour lui imposer une civilisation meilleure, quand, au nom de Dieu, l’Islam revendiqua pour butin les terres et les peuples. Cette conquête fut destructive de la dignité humaine par l’esclavage, de la famille par la pluralité des femmes, du travail par la rapine violente et sans limites ; mais le Coran changeait le mal en bien par la doctrine que la force crée son droit. Et les Allemands qui ont recueilli cette morale n’ont su l’étendre ni si loin ni si vite, car l’Islam ceignit de rives musulmanes toute la Méditerranée, et du Levant de l’Asie à l’Occident de l’Europe ne fut pas plus arrêté dans sa marche par les peuples que le faucheur par la moisson.

Ce geste de mort, irrésistible et régulier, lasse par sa monotonie ; les cruautés se font tort dans l’attention où elles se confondent : sur trop de sang la mémoire glisse. Cette horreur confuse n’a qu’une clarté : une lueur d’incendie. Et ceux même qui ignorent l’étendue des contrées assassinées, le nombre des êtres détruits et le nom des bourreaux, savent que la bibliothèque d’Alexandrie fut brûlée par l’ordre d’Omar.

Pourquoi la mort des manuscrits reste-t-elle dans la mémoire qui ne se rappelle plus la mort des cités et des hommes ? Parce que pour l’homme, durant sa courte vie, l’essentiel n’est pas de vivre mais de survivre. Le présent qui passe doit léguer un héritage à l’avenir : le savoir, les œuvres, les rêves de chaque génération, ont leurs interprètes, qui avec les plus fragiles des moyens font de la durée. Un peu d’encre sur un peu de papier leur suffit pour que le cours de leur destinée, le secret de leur génie, le récit de leurs efforts, l’aveu de leurs méprises deviennent l’enseignement de leurs successeurs.

Détruire ces témoignages c’est révoquer le don des morts, appauvrir le patrimoine des vivants, prendre à ceux qui ne sont pas encore. Ce vol de ce qui appartient au passé et à l’avenir par ceux à qui appartiennent seulement les heures et les choses passagères, est comme un viol de tombe, une profanation et un sacrilège. C’est pour cela que le crime d’Omar reste maudit. Les siècles écoulés en ont grandi la honte à mesure que la guerre allait se civilisant. Brûler les bibliothèques, détruire les œuvres d’art étaient des scélératesses stupides que les combattants ne se reconnaissaient plus le droit d’infliger au genre humain. L’Allemagne seule a remonté les âges, pour trouver son exemple dans l’Islam. La barbarie de l’acte commis à Louvain s’accroît de ce que la civilisation avait gagné, et du culte que l’incendiaire rend au Savoir. Allemagne si orgueilleuse d’être docte, d’avoir fourni son arme à l’étude en inventant l’imprimerie, de répandre avec une largesse inégalée les livres dans l’univers, et qui as détruit la bibliothèque de Louvain ; Allemagne si dévote au sacerdoce de tes professeurs et aux dogmes de leurs chaires et qui, avec les chaires des professeurs étrangers, a fait des feux de joie, et avec les maîtres eux-mêmes des morts et des muets ; Allemagne, dupe de ton sophisme qu’il suffit pour étendre l’obéissance, de répandre la terreur, oublieuse qu’en tout une mesure s’impose, même dans l’art des épouvantes, victime de ton inaptitude à pressentir les révoltes de la victime échappée à la peur par l’indignation, tu as réveillé en sursaut la conscience universelle, tu as commis le péché contre l’esprit, le crime dont tu devais savoir, toi lectrice de bible, qu’il ne sera jamais pardonné. Moins qu’Omar tu n’obtiendras grâce, parce que tu n’as pas seulement fait comme lui, tu as fait pis que lui.

Si les bibliothèques sont l’entretien des morts avec les vivants et l’éducation des vivants par les morts, toutes ne sont pas égales, et leur dignité différente se mesure moins au nombre des volumes assemblés par elles qu’à la force de vie entretenue par eux. Comme il y avait dans le monde antique des places privilégiées où l’inspiration mystérieuse prenait une voix et apprenait aux foules les choses cachées, ainsi, dans le monde moderne, il y a des sanctuaires où l’intelligence devient enseignante, et par la réunion des bibliothèques, des disciples et des maîtres qui s’attirent les uns les autres, forme les écoles de la pensée.

Le plus grand crime ne fut pas d’avoir, en 643, avec les manuscrits, testaments de cette pensée, chauffé six mois les quatre mille bains publics d’Alexandrie, ou, en 1914, par un incendie délibérément allumé et attentivement défendu pendant trois jours contre toute extinction, d’avoir anéanti 250 000 volumes et 920 manuscrits. Le crime fut d’anéantir le sanctuaire où communiaient les intelligences, où, sous le contrôle des témoins que sont les livres, sous la conduite des guides que sont les maîtres, les générations s’enrichissaient de vérité. Or, l’Ecole d’Alexandrie avait dirigé contre le christianisme naissant les derniers efforts de la raison païenne. Cette philosophie tenait de son origine sa double faiblesse : elle n’avait jamais tenté de gouverner les événements, trop fière d’être inaccessible au vulgaire ; et cet orgueil d’oligarchie, sollicitant chacun à se croire d’autant plus philosophe qu’il deviendrait plus impénétrable, avait dégénéré vite en une rivalité d’abstractions qui épuisèrent les unes contre les autres leurs subtilités. L’école qui avait mis son honneur à ne pas s’unir aux faits était morte en fille stérile, un siècle avant que la bibliothèque disparût. Dans ce brasier périt, avec le testament, gardé là en complet exemplaire, de ce qui avait paru la vérité aux néo-platoniciens, le principal dépôt de littérature ancienne qui, sauvé, eût fait plus proche la Renaissance. Toutefois ces verbes du passé s’entassaient comme les épitaphes superbes qui racontent la vie disparue et couvrent de mots le vide des tombes. Il ne restait plus de curiosité survivante à satisfaire en tant de livres, sinon se rendre compte pourquoi cette civilisation païenne avait si obstinément repoussé le christianisme et était morte de lui. Au contraire, en 1914, à Louvain, a été frappée la vie dans sa plénitude féconde. Là, outre les livres qu’on peut appeler universels et qui ouvrent à tous les grandes largesses de l’esprit humain, la bibliothèque contenait le complet, l’unique témoignage de la part personnelle que l’Université de Louvain avait prise au travail de l’intelligence séculaire. Or, cette Université, dès son origine, avait été la servante la plus fidèle, la plus sure, la plus efficace des doctrines les plus civilisatrices ; elle les avait enseignées sans une défaillance aux générations successives ; elle avait formé non seulement les consciences individuelles, mais une conscience publique ; elle avait été créatrice d’institutions nationales ; elle demeurait, à l’heure où elle a été frappée, une force éducatrice pour la Belgique et pour le monde.


II

La plus vaste des étendues mises à la disposition de l’homme est l’intelligence, et comme les autres domaines elle reçoit du travail sa richesse. L’inculture est partout la stérilité, et toute stérilité diminue de ce que perd l’ignorance. Mais cette ignorance, répandue sur tout, est aussi multiple que doit devenir le savoir et cette diversité est un premier péril. Car chaque science de détail est assez complexe pour retenir toute l’attention de l’homme, et, s’il se laisse emprisonner en elle, il y vit perdu plus qu’instruit. Toutes les sciences ensemble ne sont utiles à l’homme que si elles l’aident à accomplir sa destinée : elles s’ordonnent et se hiérarchisent toutes en une synthèse, où elles lui sont précieuses à proportion qu’elles lui donnent l’intelligence de la vie.

Cette intelligence se dérobe à quiconque borne son regard à la vie présente et à son avantage personnel ; alors les recettes par lesquelles il augmente sa richesse, ses prises sur le monde physique, ou son pouvoir sur les volontés, servant à lui seul, la disproportion et l’anarchie sont les caractères de cet égoïsme qui par sa préférence d’un à tous perpétue la lutte de tous contre tous. L’intelligence de la vie s’accroît dans l’homme à proportion qu’il apprend à s’oublier, et sa science devient plus libératrice et plus tutélaire à mesure qu’il sert par elle une durée supérieure à lui. La famille est la plus restreinte des existences collectives, et c’est par elle que la civilisation commence. Elle s’étend par les sociétés nationales, mais reste encore partielle pour les races dont chacune s’aime comme si elle était seule, borne à soi son estime, sa sollicitude, ses devoirs, et tire de sa culture le goût et le moyen de devenir usurpatrice envers toutes les autres. Cette avarice fut celle des sociétés antiques. Même la Grecque et la Romaine, se considérèrent comme une élite d’essence et de race, et tinrent le reste du genre humain comme une masse inférieure de nature, condamnée à la barbarie à perpétuité, qu’il n’y avait pas à servir, dont il y avait à se servir. C’est pourquoi ces sociétés furent, même à leurs plus grandes heures, et par leurs plus grands hommes, stérilement belles.

L’intelligence de la vie fut un don du christianisme. Par lui, l’homme apprit que la nature fait différents les hommes sans les faire inégaux, que par leurs aptitudes diverses ils se trouvent les collaborateurs d’une œuvre commune, et que toutes les fondations d’inégalité, l’esclavage du vaincu, l’abaissement de la femme, l’oppression du faible, devaient doucement être aplanies dans les demeures de frères. C’est au moment où les frontières rompues de l’Empire laissaient entrer dans l’histoire les barbaries vierges et féroces, que le sacerdoce apparut au milieu des exterminations, portant dans ses mains désarmées le double et indivisible présent de la science humaine et de l’Évangile. Et pour avoir révélé aux races avides un séjour plus beau et plus durable que les terres conquises par l’épée, et, plus noble que les fables des origines rivales, le titre, commun à tous les hommes, de leur filiation divine, il inspira, malgré la dureté de ces jours, à ces ennemis d’hier communiant dans le Christ, le premier dessein d’établir pour tous sur la terre le respect, la justice, la miséricorde, la bonté.

Leur avenir surhumain est devenu essentiel à ces âmes, trop neuves pour le doute : leur ambition de posséder les savoirs de la vie présente s’ajoute comme un complément à leur certitude de connaître le secret de l’existence future. Ils ne veulent, par leur curiosité du temps qui passe, ni oublier, ni contredire leur vocation immortelle, mais parachever les connaissances supplétoires de sorte que chacune prenne sa place de suffragante dans une vérité où les lueurs de la raison humaine se subordonnent toujours à la lumière de la raison divine. Comme l’Église était à ce moment la dispensatrice de l’une et l’autre science, elle se trouva libre de maintenir entre elles cette hiérarchie et par cette discipline la paix.

La communauté de croyances ne supprimait pas la différence de races. En chacune de celles-ci veillait un instinct de conservation et d’accroissement. Le même qui avait d’abord poussé à la conquête sur l’étranger, puis à la garde de frontières infranchissables aux voisins, puis au choix d’institutions favorables aux énergies, voulut, quand il pressentit la puissance du savoir, cette autre épée. Les écoles de monastères et de cathédrales, où les curieux d’études, clercs pour la plupart, étaient au large, ne suffirent plus aux ambitions impatientes d’ouvrir l’enseignement à la nation et par l’enseignement de grandir la nation. L’Eglise, gardienne de l’unité, comprit la légitimité et le risque de ce désir. Par cela même que les races sont diverses, elles ont un génie différent, elles le porteront dans leurs études comme dans leurs œuvres, elles ne verront pas des mêmes yeux les mêmes choses, elles auront une partialité native qui, dans le droit, l’histoire, la morale, risque de les rendre trop indulgentes pour elles-mêmes et trop rigoureuses pour les autres ; leur art même sera l’interprète de leur nature et contribuera à en accentuer les traits, et la rivalité de leurs études avec les études étrangères suffira à éveiller la jalousie et l’orgueil. D’où le danger que l’esprit de division né avec la barbarie ne s’accrût par la science. Ce danger, le christianisme voulut le prévenir par l’organisation de l’enseignement.

C’est au XIIIe siècle que les nations, prenant conscience de leur autonomie, demandent l’autonomie du savoir au Pape gardien de l’unité doctrinale. Le Saint-Siège accède largement à la nouveauté : Paris en 1200, Padoue en 1228, Toulouse en 1233, Montpellier en 1289, Cambridge en 1257, Oxford en 1288, maintes villes, dont une vingtaine en France, obtiennent des Universités. Mais autant il encourage chaque nation à suivre ses voies, autant il sauvegarde l’unité nécessaire du christianisme dans chaque nation. Les Universités où elles s’élèvent édifient l’architecture identique de leurs institutions. Là, toujours présente et partout reine, est la science qui apprend à l’homme les lois à jamais immuables de sa dépendance envers Dieu son créateur et de ses devoirs envers tous les hommes, ses frères. Cette certitude est tenue pour la plus précieuse de toutes ; c’est dans son atmosphère que sont plongées et que respirent les sciences particulières ; elle vivifie le droit, l’histoire, les lettres, les arts même. Sous son inspiration, les sciences humaines s’appliquent chacune à son objet sans entrer, par aucun de leurs constats, en conflit avec la vérité plus sûre et plus nécessaire qu’elles. De ces sciences, les unes, telles la médecine et le droit, conduisent à l’exercice d’une profession ; les autres, telles la philosophie, la rhétorique, l’histoire et ce qu’on possédait alors de calcul et de physique, n’ouvrent accès à aucune carrière, mais, en cultivant tout l’esprit, mettent sa fécondité en équilibre. « Les arts, » c’est-à-dire les savoirs qui ne rapportent à l’homme ni lucre ni places, que tout homme doit posséder sans aucune idée d’avantage à en tirer, sinon le profit inestimable d’avoir un fonds général de philosophie, de littérature et de science sont, dans l’ordre de la dignité, les premiers. Il ne sera pas permis de se consacrer aux sciences qu’on peut exploiter en métiers, le droit, la médecine, avant d’avoir fait ses preuves dans les savoirs qui par eux-mêmes ne menaient à rien.

Comme la nature de l’enseignement, la voix de l’enseignement est partout la même, celle des premiers professeurs, les prêtres, le latin, devenu grossier en passant par trop de bouches barbares, mais moins barbare que les dialectes nationaux encore à leurs bégaiements. Il y a une seule langue du savoir. Cette unité de l’éducation dans la différence des pays aide l’enseignement même. Les titres décernés par une Université sont valables partout ; les chaires de toutes sont ouvertes aux étrangers comme aux nationaux. Les maîtres illustres sont invités à porter de l’une à l’autre leurs leçons, et ce leur est l’occasion de répandre vite et loin leur renom et leurs pensers ; les étudiants aussi changent de contrée par l’attrait d’entendre les voix illustres ; ils vont d’une Université à l’autre recueillir les particularités des génies nationaux au service de la société chrétienne ; le séjour de ces hôtes extérieurs est prévu, leurs demeures préparées d’avance comme un complément naturel des cités où se distribue la richesse qui n’est le monopole de personne, et ils peuvent, grâce à la similitude des méthodes et à l’ordre identique où les travaux se succèdent partout, poursuivre dans ces voyages leurs habitudes scolaires, et, dans le monde qu’ils apprennent à connaître, trouver partout leur chez soi. Il y a une patrie du savoir. Les races s’y rencontrent et s’y pénètrent, s’y mêlent, s’y apaisent. Cette langue qui leur est commune leur fait une première union. Ces maîtres dont l’autorité étend sa plénitude hors leur pays, ces auditoires, où les étrangers forment toujours une part de l’assemblée, sont les moins prêts à répandre et à accueillir les doctrines de préférence exclusive, méprisante, haineuse, que l’orgueil de race crée si aisément dans la solitude, et qui par la solitude prépare la discorde. Prévenir la discorde fut la sollicitude maîtresse et l’art génial de l’Eglise. Pour éviter la mésintelligence entre les sciences, elle ne les laisse par sortir les unes contre les autres de leur domaine ; pour éviter la mésintelligence entre les pays, elle les assemble. La célébrité des uns au lieu d’exciter la jalousie des autres comme un bien qu’ils se volent, les rend fiers d’une richesse qu’ils se communiquent, et nulle nation ne se sent amoindrie par la prépondérance d’Universités étrangères, parce qu’elles accroissent un trésor commun.

Jusqu’au XVe siècle, les Pays-Bas ne sentirent pas le besoin de posséder sur leur territoire cet enseignement. Leurs élèves allaient où les attirait la réputation des chaires : elles étaient à la fois proches et célèbres à Cologne et surtout à Paris, et c’est là que le gros des étudiants recevait le savoir, et que l’élite des maîtres flamands le donnait. Dans les Pays-Bas d’ailleurs la nationalité se dégageait lentement. Fixée par César dans l’éloge immortel où il appelle les Belges les plus courageux des Gaulois, elle avait été ensuite submergée par les invasions des Francs et des Germains. Les trois races formèrent de leurs multitudes associées l’Empire de Charlemagne, mais il fallait une trop forte main pour tenir jointes ces forces centrifuges. Dès 843, le traité de Verdun séparait la France de l’Allemagne et, pour prévenir leurs conflits en supprimant leur voisinage, constituait un troisième Etat, qui, entre elles, tout le long de leurs frontières, interposât sa masse. Des Alpes à la mer du Nord se glissa la longue étroitesse de la Lotharingie : les Pays-Bas en étaient la partie septentrionale. Mais, plus excitées que contenues, les ambitions de l’Est et de l’Ouest se cherchèrent partout à travers l’obstacle, et ne cessèrent de se disputer surtout ces Pays-Bas où la nature, à la fois bienveillante et hostile, avait ouvert les voies au commerce et à l’invasion. Ils étaient les plus exposés à changer de maître, et à cause de cela devinrent les plus soucieux de n’avoir pour maître qu’eux-mêmes. Au XVe siècle, la France et l’Allemagne, l’une occupée par les Anglais, l’autre tombée en anarchie, cessaient d’être menaçantes, et les Pays-Bas, sous la maison de Bourgogne, puissante, renommée, protectrice des arts et des lettres, sentaient grandir leurs chances de demeurer une nation libre. C’est alors qu’ils désirèrent un centre de culture où la civilisation générale, au lieu d’être enseignée avec l’accent de France ou d’Allemagne, fût interprétée par le génie flamand et en dégageât l’originalité. Et cette Université s’ouvrit en 1425 à Louvain…


III

Établie pour fortifier l’autonomie de race, l’Université dès son origine eut à défendre l’unité de civilisation. C’était l’heure où la Renaissance italienne arrachait à leur sépulcre d’oubli les monuments de l’art antique, l’œuvre des sculpteurs, des architectes, des poètes, des historiens, des lettrés, des jurisconsultes, des philosophes. Ce fut la résurrection de la beauté. Cette beauté resplendissait dans les langues de Rome et d’Athènes, pures comme aux jours de Périclès et d’Auguste, créatrices de précision, d’harmonie, de dignité et de grâce ; elles faisaient honte au latin grossier, où l’indifférence mystique des clercs et l’inaptitude naturelle des barbares avaient amassé tant de vague, de rudesse, et de pauvreté. Mais, tandis que cette indigence de termes soutenait la richesse des pensées sublimes et des espérances immortelles, la perfection des mots antiques avait serti la misère des doctrines. L’ignorance de l’avenir réservé à l’homme, la carence de bonheur offerte aux meilleurs après la mort, avaient concentré les désirs de tous sur les joies de la vie présente, soustrait les plus généreux à la déraison de se sacrifier au profit du genre humain, réduit les plus vastes cœurs à aimer la patrie, c’est-à-dire à haïr en son nom les autres patries, converti les meilleurs logiciens au mépris des crédulités collectives, au culte de l’intérêt individuel, bref, créé une hiérarchie d’inégalités où chacun préférait sa race aux étrangères, lui-même à sa propre race, et, pour n’être pas dupe de ce qui est incertain, attachait son bonheur à ce qui est éphémère. La différence des civilisations trouvait son image dans l’art même. Peintres et sculpteurs des siècles chrétiens avaient voilé et comme ignoré la structure animale du corps, et concentré toute sa vie dans le visage et les mains : le visage de remords, d’extase, de langueur, et les mains de souffrance, d’offrande, de miséricorde ou d’imploration : là, ce qui est périssable même évoque l’immortalité. L’art païen, par la splendeur de la nudité, donne à toutes les parties du corps la même importance dans l’harmonie d’une perfection toute physique, et aux athlètes de la lutte et de l’amour ne cherche pas de caractère surhumain.

La Renaissance apportait donc à la fois une splendeur matérielle et une indigence morale. Elle était utile-par son génie de la forme qui enseignait au monde chrétien à mieux reconnaître la perfection répandue dans l’œuvre matérielle du créateur ; les modèles d’éloquence, de discussion, de sobriété, de goût, de poésie étaient faits pour affiner la lourde logomachie où les idées étaient écrasées plus que contenues, et pour donner aux langues modernes, alors en formation, la propriété, l’harmonie et le nombre. Mais, parmi les admirateurs, beaucoup ne surent pas diviser leur jugement, et la beauté de la forme les gagna aux idées qu’elle paraît. Des vices semblaient purifiés parce qu’il n’y avait pas de faute dans le talent de les décrire. Leur retour tentateur donna à l’austère sagesse dont on se nourrissait depuis des siècles, l’apparence d’un trop long carême, la conception voluptueuse de la vie éleva dans le secret des instincts un démenti continu à toute la doctrine chrétienne, car le plaisir est un plus sûr dissolvant des vérités que le sophisme, et les émancipations de la chair poussaient aux révoltes de l’intelligence.

Le christianisme, pour s’imposer au double égoïsme des individus et des races, invoquait la formelle volonté de Dieu. Or, le témoignage des anciens ébranlait cette doctrine que Dieu eût directement réglé l’ordre de la société humaine. Même les moins irréligieux étaient d’accord que Dieu a marqué à l’homme sa sollicitude, non en lui imposant des lois toutes faites, mais en lui accordant, avec l’intelligence, le moyen de les choisir lui-même : la pensée antique avait eu pour dieu véritable la raison. Enivrée d’antiquité, la raison de chaque homme pencha de nouveau à se soumettre Dieu lui-même. Luther vint et la Renaissance engendra la Réforme, revanche de la raison sur l’autorité, victoire de ce qui semble vrai à un penseur solitaire, à un instant de la durée, à un point de l’espace, sur ce qui était consenti par la soumission des peuples et par la persévérance des siècles. La Réforme était l’évasion du sens individuel que le christianisme avait tenu jusque-là sous bonne garde.

Luther et ses émules n’auraient pas suffi à rompre la concorde qui faisait des peuples une seule société, si les protecteurs naturels de cette communion, les chefs d’Etats, l’eussent défendue. Mais à plusieurs de ces chefs aussi la Renaissance avait révélé un autre concept de leur mission. Au lieu que leur unique devoir leur parût de maintenir l’ordre établi par Dieu même et pour tous les hommes, ils se reconnaissaient le droit de juger, donc de modifier cet ordre, et cette raison, qui bornait son empire au domaine, où chacun d’eux commandait, fut la raison d’Etat. A rompre leurs dépendances envers la loi religieuse, ils assuraient à leur avarices les richesses de l’Eglise, à leurs adultères la quiétude, aux vices qu’ils voudraient une légitimité, à leurs ambitions l’espace et le choix des moyens. Voilà les raisons décisives pour lesquelles les princes d’Allemagne et Henri VIII voulurent s’émanciper de la papauté, et devenir leurs propres papes, si papes que les nouveautés religieuses où ils s’engageaient durent être crues par leurs sujets : car ils continuaient, après avoir rompu l’unité des esprits, à tenir cette unité pour la forme nécessaire de l’ordre. Mais la suprématie d’un seul pape était la garantie de l’unité morale entre les peuples ; la reprise de cette souveraineté par des princes multiples, rompait cette unité morale. Quand, au lieu de prêter main-forte à des vérités universelles qu’ils n’avaient pas faites, ils choisirent les vérités qu’ils allaient accepter, la vérité se trouvait rompue en fragments divers comme les États. Faute d’une loi et d’un interprète uniques, elle devait se déformer dans chaque région, selon les intérêts, les instincts particuliers à chaque race ; et entre ces peuples devaient se réveiller les unes contre les autres les cupidités, les jalousies, les haines endormies, mais non détruites par la charité chrétienne. La Réforme était donc la fin de l’alliance que le catholicisme perpétuait entre les peuples : chaque race revenait par son autonomie à la solitude où elle s’enfermerait pour se défendre et d’où elle sortirait pour conquérir.

La Renaissance ne modifiait guère moins les rapports de l’Église avec les pouvoirs demeurés catholiques. Pour ceux-ci également l’antiquité avait été l’école de l’indépendance. A leur imagination elle présentait, comme les représentants les plus complets de la grandeur humaine, ceux qui avaient su dominer tout par leur volonté ; elle enseignait, par la gloire de ses héros les plus fameux, que la condition première des actions mémorables est une audace, une promptitude et une sécurité permises seulement aux maîtres absolus. Et en même temps que l’histoire enchantait ces princes par le spectacle des prodiges accomplis avec la grâce de la force et la sûreté de la dictature, ils voyaient dans l’immense recueil des lois romaines le mécanisme irrésistible de la puissance sans limites. Ils constataient qu’elles remettaient aux empereurs non seulement la politique, l’armée, les provinces, les impôts, le commerce, mais la fortune, mais la pensée, mais la religion, mais la vie de tous. Ils comparaient la simplicité d’un tel régime et l’économie de ses ressorts aux complications qu’entraînait, dans la société féodale, le scrupule de marchander avec les droits de chacun. Ils se tenaient pour dépouillés de leur patrimoine par ces respects que leur imposait la tradition catholique. Plus encore, quand ils virent une partie des souverains se soustraire à ce joug par la Réforme, la soumission qu’ils gardaient à l’Eglise se trouva diminuée par le voisinage de cette révolte. Autant que dans les États protestants, la science grave des légistes, et plus que dans les États protestants la flatterie adulatrice des cours offrait sa tentation continue au secret désir des princes catholiques. Ainsi tendait à s’élever toujours plus solitaire et toujours plus dominatrice la prérogative des souverains. Et ceux qui voulaient être les seuls guides de leurs peuples, fût-ce seulement sur les routes humaines, couraient le risque d’y épuiser en rencontres ennemies les multitudes confiées à leur garde. Le plan d’unité que le catholicisme avait conçu se trouvait donc menacé à la fois par une crise religieuse et par une crise politique, toutes deux filles illégitimes, mais authentiques de la Renaissance.


IV

La plus jeune des universités commença d’enseigner quand ces changements se préparaient. Comme si elle eût été suscitée pour les combattre, elle formula dès ses premières leçons la doctrine qui devait rester la sienne : certaine que l’essentiel intérêt du génie humain est de maintenir les chances de sa concorde par l’unité de ses croyances, elle fut pour le pouvoir gardien de cette unité, contre toutes les forces de séparation. Elle prononça la première de ses paroles doctrinales quand siégeait le concile de Bâle. Le grand schisme, en mettant l’incertitude au siège même de l’unité, avait amoindri le Saint-Siège et contraint les Églises nationales à fixer, par un choix qui était de la souveraineté, leur obéissance réclamée par trois papes rivaux. Elles se trouvaient enclines à poursuivre en déclarant, par le suffrage des Églises nationales, l’Église supérieure au Pape, et l’Université de Paris soutenait cette opinion par la voix de ses plus illustres maîtres. Louvain eut la claire vue que si la souveraineté était reconnue à l’Église universelle comme à l’ensemble des Églises nationales, la souveraineté appartiendrait en réalité à la majorité de ces Églises contre la minorité ; que la minorité à son tour aurait prétexte à défendre sa part du pouvoir constituant, chaque Église sa part virile de la souveraineté totale, et que le principe contenait l’autonomie, donc la séparation des Églises. Louvain, avec l’assentiment de la Belgique, fut pour la primauté du Pape, c’est-à-dire de la puissance dans laquelle les Églises particulières ne sont plus distinctes et divisibles et qui éteint leurs divergences locales par l’identité du dogme et de la morale. Fidèle à l’unité contre les indépendances nationales des Églises, Louvain est plus sévère encore aux indisciplines religieuses de la raison individuelle. Dès que Luther parut, l’Université l’eut pour suspect : elle précéda par ses censures celles de Rome et Rome inséra dans sa sentence de 1521 contre l’hérésiarque une partie des condamnations portées par Louvain.

Non moins ferme est la défense de l’ordre chrétien contre les usurpations du pouvoir civil, fût-ce le pouvoir des plus catholiques parmi les princes. Ici, Louvain est unique. Des autres universités les plus inflexibles contre la révolte religieuse des hérétiques avaient été, devant l’omnipotence politique des princes, passives ou complices. Louvain ne laissa jamais envahir le droit chrétien par l’arbitraire des pouvoirs civils, et à Louvain parlait la volonté commune des Flandres. Cette différence entre ces pays et les autres avait été préparée par l’histoire. Les autres races, plus anciennement homogènes, se reconnaissaient dans des chefs nationaux, la plupart s’incarnaient en des dynasties traditionnelles, s’admiraient dans l’éclat puissant ou délicat des cours. Plus cette grandeur imposait, plus chacun se sentait petit devant elle, las de se mesurer avec elle, dissuadé de desservir par de vaines résistances l’œuvre dont il était fier : l’amour autant que la crainte désapprenait de rien refuser à ces pouvoirs qui étaient la sûreté et la parure. Les Pays-Bas ne formaient point une de ces vastes régions qui délient la conquête ; longtemps pris et repris par l’envahisseur étranger, ils avaient eu pour premier sentiment la haine du maître, et c’est contre lui que s’était unie la nation. Les Pays-Bas étaient prospères par l’industrie qui avait multiplié et étendu leurs villes, et dans chaque ville assuré l’influence aux corps de métiers ; la rivalité de ces corps les uns contre les autres, et dans chacun les luttes des ouvriers contre les patrons, livraient ces républiques municipales à des gouvernements de combat et de revanche, qui, dans leur victoire, continuaient la guerre où ils frappaient des coups proches et durs, et qui, précaires comme la violence et l’opinion, rendaient tour à tour odieux à toutes les parties du peuple l’arbitraire du gouvernement. Dans cette fédération de villes à peu près souveraines, la Réforme ne fut pas comme ailleurs tout à fait victorieuse ou tout à fait vaincue : c’est par cités qu’elle obtint un succès balancé par l’échec dans des cités voisines : et comme dans chacune d’elles la majorité, pour établir la communion des croyances qui semblait toujours à tous le premier des biens, persécutait les dissidents, l’abus du pouvoir atteignit partout au plus intime de l’âme les minorités. Il n’y eut pas de contrée où l’excès de la puissance publique se fût fait sentir avec tant de durée et sous autant de formes à ses victimes. Les vicissitudes de sa jeunesse, le temps où se forme le caractère des peuples comme des individus, avaient préparé à la Flandre une âme indépendante, et dans laquelle les menaces à la liberté devaient accroître, au lieu de la peur, l’héroïsme.

Ce caractère était trempé quand la Flandre connut à son tour et d’un seul coup toutes les plénitudes et tous les prestiges de l’autorité humaine, quand la plus vaste des monarchies s’ajouta à la Belgique sous l’empire de Charles V, un Belge, élève de Louvain, et quand le catholicisme eut à Rome pour Pontife un Belge, un professeur de Louvain, Adrien VI. La petite province n’avait-elle pas alors de quoi se consoler si elle eût acheté par sa soumission à des maîtres absolus sa prééminence sur le monde ? Mais ces maîtres avaient eux-mêmes respiré avec l’air natal le sentiment que le pouvoir a un maître, qu’il est un serviteur. Adrien VI, dans un règne trop court pour donner autre chose que des projets, scandalisait la Rome fille de Léon X en parlant de sanctifier « la tête et les membres, » de purifier le pontificat. Sous Charles-Quint, les Flandres et les Bourgognes gouvernèrent le monde, puisque d’elles sortaient les titulaires des plus grandes charges : ils portèrent dans l’administration de l’Empire la patience, le scrupule, le goût de transaction et de mesure que leurs petites provinces avaient su imposer au pouvoir. Après eux, l’Espagne envoie jusque dans les Flandres les ambassadeurs de son génie absolu. Le duc d’Albe, en même temps qu’il met au service de la foi l’inquisition espagnole, oppose aux libertés publiques le droit divin de la Monarchie et mande à Philippe II : « Supprimer des coutumes enracinées chez un peuple aussi libre que l’a toujours été celui-ci, est chose difficile. J’y travaillerai de toutes mes forces. » L’Université de Louvain donne une voix à toute la Belgique, résolue à maintenir à la fois la religion catholique et la liberté publique, et certaine que sacrifier celle-ci à celle-là est, sous prétexte de rétablir l’ordre chrétien, le mutiler. Louvain ose réclamer le rappel du duc d’Albe et le respect des franchises nationales.

Ce n’est pas que sa doctrine sur l’inégale dignité des connaissances fit cette Université exclusivement attentive à l’intérêt religieux et public et dédaigneuse des autres savoirs. Formatrice des consciences, elle n’était pas moins polisseuse des esprits. Autant elle opposait les principes d’une société intacte à toutes les déformations contemporaines de la Renaissance, autant elle s’ouvrait hospitalière aux présents sains de la richesse antique. L’humanisme n’eut pas de foyer plus illustre, et il suffira de rappeler deux des hôtes qui, pour s’asseoir là, se refusèrent aux appels d’autres et célèbres écoles. C’est à Louvain qu’Erasme édifia le « collège des trois langues » à l’étude comparée du latin, du grec et de l’hébreu. Sur Louvain se reflétait la primauté acquise à l’homme le plus universel de cette époque, universel par la curiosité, la compréhension, la finesse, et qui, grand consulteur en toutes incertitudes, écrivait dans ses lettres les sentences du goût. C’est de Louvain que partit la docte jeunesse et à Louvain que retourna la maturité lasse de Juste Lipse. Tenu alors pour moins inégal à Erasme qu’il ne nous semble aujourd’hui, ce précurseur de la philologie s’imposa à tous par son érudition et par la fluide abondance d’un latin classique où les amis du beau langage reconnaissaient Cicéron. Erasme et Lipse accrurent Louvain par leur humanisme ; il les compléta par la philosophie. L’un et l’autre, trop épris de beauté, étaient en risque de ne pas distinguer plus entre ses charmes et ses pièges que ne se séparent le poison et le parfum des fleurs respirées pendant la nuit. Érasme avait la concupiscence de l’autonomie intellectuelle, au point que se délivrer du respect, de tout respect, était le mouvement premier et joyeux de sa pensée : à cause de cela il parut naturellement porté vers la Réforme, et soutint plus de controverses avec ses compagnons de Louvain qu’avec Luther.

Avec celui-ci, il se sentait quelque complicité de nature, autant qu’une puissance toute de goût peut s’accommoder avec une force toute d’instinct. A Adrien VI, qu’il avait connu et aimé à Louvain et qui lui demandait de voler contre l’hérétique au secours de Dieu, il s’excusait de n’avoir plus les ailes de la jeunesse. Entre le catholicisme trop faillible en ses membres et l’hérésie trop brutale en ses coups, sa neutralité lui donnait le plaisir de critiquer partout. Voilà dans un esprit bien des indices que le plus essentiel des changements est fait, faite la dispersion des esprits. Pourtant, même sur Érasme, la discipline de Louvain a opéré, et lorsque Luther passe de la critique à la révolte, Érasme en 1524 se prononce contre Luther, et entre la révolte et l’ordre, il ne comprend plus la neutralité. La neutralité même ne suffit pas à Lipse quand le pouvoir religieux et politique a pour représentant le duc d’Albe : il passe à Luther, le juge trop proche encore, passe à Calvin, et enseigne en 1572 à Iéna, en 1578 à Leyde ; mais là il constate que dans les pays protestants, des haines inconnues naguère et tenues pour devoir ont rompu les solidarités d’autrefois. La croyance qui travaillait à établir une société entre les nations se représente à lui, il revient à elle, il revient à la place où il l’avait reçue, il ne veut plus enseigner qu’où elle l’enseigne. Il a traversé les hérésies comme ces régions qui font plus doux le retour à la maison paternelle, et, comme la maison paternelle aime l’enfant prodigue, il y retrouve une chaire en 1592. Et il y remonte pour enseigner, outre les puretés de la langue romaine, l’indépendance qui est le savoir le plus ancien de cette Université. En 1599, le régime de sang est fini ; en gage de réconciliation, la Belgique a été confiée par Philippe II à l’archiduc Albert et à l’infante Isabelle. Ces jeunes époux ont, depuis quelques mois de gouvernement, montré leur désir d’assurer la paix par l’équité, mais pas par la clémence ; trois cents Brabançons condamnés ou suspects demeurent les victimes du passé quand le duc et l’infante visitent Louvain et veulent assister au cours du professeur le plus célèbre, Juste Lipse.

Quand ils entrent, Lipse avait sur sa chaire une tulipe, car il aimait les fleurs, et le récit de Xénophon sur la retraite des Dix-Mille. Le professeur change de livre, et prend le traité de Sénèque sur la Clémence. Un passage du philosophe sert de sujet au professeur pour rappeler le privilège des princes, qui seuls ont le pouvoir de suspendre les lois par la loi du pardon. Il dit ce que la morale de l’Evangile ajoute de contrainte divine aux conseils du sage ; il termine par ces mots : « Des souverains ceux-là seuls seront grands devant les hommes et seront grands devant Dieu qui auront mesuré leur clémence à l’étendue de leur pouvoir. » Le soir même, l’archiduc signait aux trois cents Brabançons leurs lettres de grâce et nommait Lipse membre de son conseil privé.

Un temps est noble où se rencontrent des penseurs capables d’offrir cet enseignement aux princes et des princes capables de le recevoir. Une éducation ne forme tout l’homme si elle le soumet à la clôture des technicités, l’enferme dans les compartiments étanches des études auxquelles il se consacre, le fait étranger à tout ce qui n’est pas elles, mais si elle lui rend familiers aussi les problèmes de la vie générale, et ne le laisse inattentif à rien de ce qui est d’importance pour son pays et son temps. Telle fut la singularité constante de Louvain. L’enseignement ne cessa pas d’y appartenir à des maîtres qui étaient à la fois des savants, des catholiques et des Belges, et savaient être tout cela dans leurs leçons.

Cette ampleur d’enseignement fut inspirée à la Belgique par l’intelligence du savoir et par l’instinct de la conservation. A aucun pays la concorde chrétienne et la vigueur politique n’étaient aussi nécessaires. La Flandre se sentait depuis des siècles une : dans les Provinces du Nord, quand le protestantisme devint la foi et la passion dominante, il répugne à la vie commune avec les Provinces du Sud, catholiques, bien qu’elles fussent ses alliées dans leur guerre pour la liberté. L’antipathie des croyances l’emporte sur la solidarité des armes, et la Hollande s’isole. La Belgique se trouva réduite à la moitié de la force qu’assemblaient jusque-là les Provinces-Unies, et menacée dans cet amoindrissement même, puisque la Réforme a destitué le gardien de la paix générale et permis aux gouvernements les ambitions sans limites. Et, dès lors, dans les rencontres chroniques où l’Europe vide et renouvelle ses conflits, où l’Allemagne et la France se complètent tour à tour de prélèvements sur la vieille Lotharingie qui les devait séparer, la Belgique, séparée par trop d’espace de l’Espagne et de l’Autriche, est la rançon avec laquelle ses protecteurs historiques préfèrent payer leurs mauvaises fortunes, et elle ira sans cesse diminuant de territoire.

Sa liberté intérieure ne sera pas plus garantie. La Réforme avait émancipé de l’Eglise tous les princes ; le jour où tous n’acceptaient plus le commun arbitre, aucun ne consentit à demeurer dans une discipline qui l’eût fait l’inférieur de ses égaux, et chacun devenant l’unique juge de sa puissance la voulut accroître. Cet arbitraire qui laissait à tous pour garantie la conscience et les intérêts d’un seul suscita par ses fautes et par sa seule insolence la philosophie du XVIIIe siècle. Protectrice du sens individuel contre les autorités collectives, elle s’éleva à la fois contre l’Eglise, législatrice universelle qui avait échoué à faire des États une société, et contre les États, qui, ayant chacun pour loi nationale son caprice, multipliaient par le caprice les pires espèces de gouvernements. La ruine de la foi religieuse entraînait tout dans sa chute : si le monde moral n’avait pas comme l’univers physique des lois permanentes, immuables, supérieures au consentement de ceux qui leur sont soumis, et dont la sauvegarde s’impose à ceux qui commandent, si l’ordre de la société humaine était l’œuvre d’une raison tout humaine, cette raison même, présente dans tous les hommes, se révoltait contre l’illogisme qu’un seul, semblable aux autres, usât de la sienne sans eux, contre eux. Et si des êtres éphémères dans leur durée et plus encore dans leurs désirs obtenaient licence de fixer, ou plutôt de changer sans cesse, par leur souveraineté solitaire, les règles des devoirs personnels, et par leurs suffrages collectifs les règles de la vie publique, la raison était le plus grand commun diviseur qui put réduire en poussière les institutions et en anarchie les hommes. Nos philosophes français n’ébranlèrent sans ménagement que l’Eglise, certains qu’elle entraînerait dans une chute accessoire les princes ; les princes, plus aveugles, prirent le sursis d’exécution pour une alliance. Eux aussi invoquèrent leur intelligence humaine pour la préférer à celle de l’Eglise, en même temps qu’ils opposaient leur droit divin au droit humain de leurs sujets : par les souverains fut porté à son comble l’illogisme de la raison. Les plus philosophes ne furent pas Catherine et Frédéric, mais le catholique empereur d’Autriche Joseph II : lui, au lieu de négliger l’Eglise comme une puissance vieillissante, s’occupa obstinément d’elle, pour s’en servir en lui rendant la vigueur, prétendit en réformer la discipline, en régler l’activité, en rajeunir la doctrine, et s’y appliqua par l’intervention l’a plus continue, la plus minutieuse, la plus tracassière. Par-là s’achevait le renversement des rôles entre la morale et la politique : c’est le pouvoir humain qui enseignait l’Eglise pour lui donner la sagesse et lui rendre la force.

En Belgique le « Joséphisme » rencontra la résistance qui fléchissait ailleurs. Louvain est la forteresse de doctrines autour de laquelle il creuse des tranchées : le siège dura plus de trente ans, et l’Université ne capitula pas. L’indépendance est, lambeau par lambeau, confisquée aux hommes de la science par les hommes de l’arbitraire ; la vieille tradition résiste aux entreprises tentées contre elle. Les règles tenaient leur autorité de l’inscription faite sur les registres de l’Université et par ses chefs ; les chefs refusent d’y signer sous la dictée du monarque les nouveautés ; elles y sont transcrites d’ordre du prince : les chefs de l’Université mettent en marge leur dissidence. Ils sont destitués, et des professeurs choisis par Vienne pour répandre l’esprit nouveau ; les étudiants désertent les chaires, et avec eux se répand au dehors l’impopularité des mesures. Joseph II tient pour fomentateurs du mécontentement les prêtres instruits par Louvain à la plus corruptrice des perversités, l’indépendance. Pour sauver l’avenir, il décide de soustraire le sacerdoce à cette insoumission, de former seul le futur clergé dans un « séminaire général ; » il choisit lui-même les professeurs, les matières de l’enseignement et les doctrines à admettre : c’est dans le séminaire, par les élèves mêmes, qu’elles sont déclarées contraires au catholicisme. Ils se mutinent : pour les soumettre, voici des arguments de prince, d’autres canons que ceux de l’Eglise. A la contrainte militaire, les séminaristes échappent par la fuite et portent leur résistance dans tout le pays. C’est lui-même que l’Université prend à témoin lorsqu’elle adresse aux États de Brabant une protestation solennelle contre la tyrannie qui attaque ensemble le catholicisme et les franchises. Joseph II ferme l’Université, en transporte à Bruxelles les débris domestiqués. Cet acte d’impénitence finale par lequel sont bravées à la fois les deux religions de la Belgique achève de rompre les liens entre la nation et le prince. L’époque vient où les révoltes mûrissent vile, et en 1789, peu de mois après la Révolution française, éclate et triomphe la révolution brabançonne. L’Université de Louvain, rouverte aux acclamations universelles, survit au pouvoir dont elle avait souffert, et le bref retour de fortune qui restitue en 1793 la Belgique à Joseph II laisse au souverain rétabli tout juste le temps de reconnaître lui-même la défaite de sa politique. Une déclaration impériale du 24 juin 1793 restitue à l’Université comme à la Belgique leurs antiques privilèges. L’obstination du prince cède à la constance de la race, et l’Université a été l’âme de cette constance qui fait triompher en Belgique contre la résurrection païenne du pouvoir supérieur au droit, la doctrine civilisatrice du droit supérieur au pouvoir.


V

Le droit a un adversaire plus redoutable que les princes, c’est la démagogie : eux cèdent parfois aux expériences, la démagogie renverse les uns sur les autres ses chefs avant qu’ils aient pu s’instruire. La Révolution française, que l’attaque de l’Autriche avait conduite en Belgique, était gouvernée par une démagogie résolue à faire le bonheur de tous les peuples, mais selon son goût et pas selon le leur. Son orgueil était d’avoir émancipé la raison. Sa plus grande œuvre de raison était l’anéantissement de Dieu, et son instinct avait découvert le symbole même des progrès accomplis quand elle consacra les Eglises au culte de la Raison. Ce culte fut ouvert à Louvain en 1795, et l’Université conviée. L’injure de l’invitation fut châtiée par la hauteur de la réponse : « Nous ne reconnaissons d’autre culte légitime, juste et salutaire, que celui que Notre-Seigneur Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme, a daigné nous révéler, et que son Eglise, église catholique, apostolique et romaine reconnaît. Et par conséquent, notre conscience ne nous permet aucune participation ou influence, directe ou indirecte, dans le culte à établir. » En France où l’omnipotence du prince trop subie, même par l’Eglise, avait préparé les voies à l’omnipotence de la plèbe, le courage de la foi avait eu ses confesseurs intrépides, mais nulle part il n’avait prononcé cette parole collective. Plus de deux ans, les envoyés de Paris essayèrent d’user la résistance qui, tantôt discrète contre les mutilations des privilèges universitaires, tantôt ouverte contre la violation du dimanche et le respect du Décadi, demeurait toujours intacte. On désespéra d’un entêtement trop peu « conforme aux principes de la République. » Le 27 octobre 1797, l’Université est supprimée, les professeurs dispersés ou mis en prison, et envoyé à Cayenne, où il devait mourir, le recteur qui avait dit : « Puisqu’il faut périr, tombons en défendant notre sainte foi, nos mœurs antiques, honnêtes et chrétiennes. L’Université aura pour dernière gloire en descendant dans la tombe son refus de fléchir devant le despotisme. » Un corps d’enseignement a en effet toutes les gloires, quand, après avoir gardé intacte une doctrine, il reste si inséparable d’elle que pour en finir avec elle il faille en finir avec lui.

Cette mort fut défendue contre les chances de résurrection. L’Université laissait de grands biens. Ils s’étaient accrus par la libéralité des siècles et l’Etat lui avait concédé même le droit de recueillir des impôts, parce qu’il la considérait comme chargée d’un intérêt public. Tant que cette fortune demeurerait, fût-ce sous séquestre, il suffirait d’une signature pour rendre à l’Université avec la parole, la liberté de cette parole. Cela était contraire au principe le plus essentiel de la Révolution. Son culte de la raison individuelle aboutissait en politique à l’omnipotence d’un gouvernement élu par la volonté de tous, mais devant lequel, par respect pour cette volonté de tous, la volonté de chacun ne fût plus rien. L’individu devait rester seul devant l’immensité de l’Etat. Entre eux pas de corps où la faiblesse de l’individu trouverait à se grouper, surtout pas de corps riches, car sur eux l’Etat aurait moins de prise. Si certains services, tel l’enseignement, exigeaient la collaboration de plusieurs, le seul maître de leur subsistance devait être l’Etat. Il fallait qu’ils existassent par lui seul pour être tout à lui et ne le pas gêner par quelque autonomie de doctrine, attentat des consciences individuelles contre la conscience nationale. Voilà pourquoi toute la fortune de Louvain fut confisquée et s’évanouit dans une dispersion systématique. Le plan révolutionnaire ne fut pas amendé mais complété par Napoléon : lui, sur la mouvante coulée d’innovations encore provisoires, imprima le sceau du définitif. Rien ne fut aussi refusé aux hommes que de se réunir, aux individus que de s’associer, aux associations que d’acquérir : comme ce sont là des formes de la puissance, elles appartiennent à l’Etat seul. Les prohibitions édictées et codifiées par cet incomparable faiseur de silence se répandirent partout où il étendait la France, et, portées de plus en plus loin par ses armes et son prestige, conquirent l’Europe. Et elles ne reculèrent pas quand ses armes reculèrent. Les souverains même qu’il avait détrônés et devant qui de nouveau s’étendaient leurs royaumes comme les plages quand la mer se retire, avaient hâte de s’y rétablir à jamais, d’y connaître toutes les joies du pouvoir ! Les princes des plus vieilles races se piquèrent de n’avoir pas moins d’autorité que le grand parvenu. Il avait convaincu ceux même qu’il avait chassés, et la France, quand elle fut vaincue par leurs armes, continua à régner par ses doctrines de gouvernement.

Dans la Belgique donnée à la Hollande par les traités de 1815, ce droit régalien de l’enseignement s’imposa donc. Si l’Université se rouvrit à Louvain, ce fut dépouillée de toute son indépendance, sans autres ressources qu’un budget annuel, sans autre autorité que celle du prince. Autorité d’autant plus lourde aux catholiques belges que leur souverain protestant avait contre eux plus de préjugés. L’inconscience des limites égare les pouvoirs civils quand ils pénètrent dans le domaine religieux ; elle porta le roi Guillaume, imitateur de Joseph II, à dépasser son modèle. Le prince calviniste emprunte à l’empereur d’Autriche le dessein d’enlever aux évêques la formation de leurs prêtres, de détacher d’eux et de rattacher à lui ce clergé pour lequel renaît à Louvain le séminaire général, sous le nom pire de « Séminaire philosophique. » L’issue n’est pas meilleure pour le nouvel envahisseur des consciences au nom de la souveraineté politique. Le silence de Louvain depuis une génération n’a pas fait la Belgique oublieuse de la foi que tant de générations ont tenue pour la force la plus essentielle à leur vie nationale. Ce sont les griefs de cette foi qui, aggravant les mésintelligences de race, provoquent la révolution belge de 1830.

Cette révolution faite par les catholiques leur proposait à résoudre des difficultés inconnues sous l’ancien régime, et contraignait leur attachement toujours le même au catholicisme et à la liberté inséparables, à trouver de nouvelles garanties. Le problème était d’assurer à l’ordre chrétien, dont la sagesse et l’opportunité étaient rendues plus évidentes par tant d’épreuves, ses garanties dans la société transformée par la Révolution. Poser le problème et le résoudre est le dernier et le plus important des services que l’Université de Louvain et les catholiques de Belgique aient rendus à l’avenir.


VI

Dans l’ancienne société, l’ordre chrétien dont l’Eglise était la seule interprète avait pour pouvoir sanctionnateur l’autorité du prince. Cette autorité qui, presque nulle part, ne dépendait des sujets, s’acquittait de sa charge en maintenant, par ses répressions contre les vices, la morale publique et, par le silence imposé aux doutes, la paix des esprits. La fidélité du prince garantissait toutes les autres, mais son infidélité les paralysait : c’est pourquoi la défection de quelques princes suffit à établir en Europe la Réforme, et l’arbitraire des autres princes à fausser l’ordre social qu’ils prétendaient servir. L’expérience avait trop prouvé le risque de remettre le trésor universel à quelques personnes interposées. Puisqu’elles le pillaient grâce à leur prérogative de veiller sur lui, il serait plus en sûreté peut-être si sa sauvegarde appartenait à ceux à qui il appartient. De là les gouvernements créés par le suffrage des peuples. Ils ne font plus l’opinion, mais la représentent, et c’est assez pour changer la base même de l’ordre. A des sujets suffit l’obéissance ; des citoyens ont besoin de volonté. L’une se perpétue par le silence, l’autre s’institue par la discussion. Les catholiques belges, même sous l’ancien régime, avaient éprouvé combien le pouvoir devient facilement, de protecteur, tyrannique ; pour l’avenir des doctrines nécessaires à tous, ils ne voyaient pas d’asile plus inviolable que la conscience de tous. Sans doute, où chacun devient le juge de ce qui est bon à la société, la société elle-même risque de se dissoudre dans la dispersion des inconstances individuelles. Mais c’est le bienfait de ce péril qu’il sollicite les serviteurs de la vérité à la défendre dans plus d’intelligences, à rassembler la multitude elle-même autour des principes sauveurs. Et combien l’ordre général deviendrait-il plus solide s’il reposait non sur la volonté de quelques chefs, mais des peuples !… Les catholiques belges, conduits par la faillite des anciennes méthodes à cette épreuve, conclurent que leur effort devait être la conquête de l’opinion par la liberté.

Le plus sûr moyen de créer l’opinion est l’enseignement. Les catholiques belges ne connurent pas la tentation de se le réserver par un monopole, ou, sous l’apparence d’une liberté artificieuse, par les privilèges discrets mais efficaces dont le pouvoir est le dispensateur. Ils sentaient assez de foi dans leurs croyances pour ne rien craindre d’une lutte égale, et ils ont voulu une vraie liberté d’enseignement. Mais quand il s’agit de l’établir, ils se heurtèrent à l’obstacle, à l’idolâtrie de la Révolution française pour l’Etat. Que l’Etat fût le grand maître de l’enseignement) que, même où il consentait à en partager l’exercice, il dût s’en réserver la direction, qu’il lui appartint de fixer la matière et l’ordre de cet enseignement, comme de soumettre à ses examens les professeurs et les clercs, et de constater par ses diplômes leurs aptitudes, étaient autant de postulats devenus axiomes. Même en Belgique ils avaient envahi les esprits et nombre de gens se croyaient libres et avaient renom de « libéraux » qui n’admettaient pas de retenir sur ces droits régaliens d’Etat.

Les catholiques belges ne reconnaissaient ici de droits régaliens qu’à la science. La science est trop vaste pour être donnée toute par aucun maître, ni contenue entière dans aucun programme. Enseigner est choisir. Choisir est le seul embarras de savoir. Son bienfait général est de créer dans l’homme l’équilibre des hauteurs, par une ascension synthétique dans l’ensemble des connaissances ; son bienfait particulier est de conduire le plus loin qu’il se peut au fond des multiples mystères qui chacun portent le nom d’une science. Que le génie des ensembles et celui des détails fassent effort pour se compléter, les méthodes les plus diverses vont surgir, s’opposer, s’éprouver, et c’est de leur rivalité heureuse que les meilleures ont chance de se dégager. Dans l’opération toujours hasardeuse d’opter entre le nécessaire et le superflu de chaque savoir, qui a les moindres risques de se tromper, les hommes de la politique ou les hommes de la science ? A ceux-ci donc de dire comment sera offert aux bonnes volontés d’apprendre le mystère de l’inconnu. A eux seuls de juger si le disciple instruit par eux est familier avec la région de la science où ils l’ont guidé. Au public de décider par l’estime où il tient les programmes et les diplômes, ce qu’ils valent. Abandonner à l’État les programmes de l’enseignement et la collation des grades est faire une unité arbitraire où l’indépendance seule est la vie, mettre obstacle à la fécondité des initiatives scientifiques, contraindre tous les foyers d’enseignement à répandre la même température dans toutes les intelligences, appauvrir à la fois l’étendue et la profondeur des connaissances en destituant de tout avantage celles qui ne seront pas officielles. Si le choix est fait par l’Etat, il tiendra pour les plus importantes les études les plus utiles aux carrières dont les diplômes ouvrent l’entrée ; mais le recrutement des carrières n’est qu’un des services à attendre du savoir. Si l’Etat, maitre des programmes, réduit les écoles dites libres à répéter partout le même cours, leur indépendance est découronnée. Si l’Etat, juge des examens, impose son propre esprit à l’enseignement, et par sa malveillance contre les élèves de certaines écoles y fait le vide, leur indépendance est détruite. C’est pourquoi les catholiques belges réservèrent à chaque Université le droit de décider son programme et de conférer ses grades, en bornant le droit de l’Etat à un contrôle sur les diplômes qui ouvrent les carrières publiques. Et ils refusèrent à l’Etat toute chaire. Fait par l’opinion, il ne fallait pas qu’il fût tenté de la faire : c’eût été fausser le ressort du gouvernement représentatif. Les forces religieuses, philosophiques, traditionnelles, novatrices, qui existaient dans le pays, suffisaient à se défendre, à s’accroître, à se perpétuer.

Ils ne respectèrent pas davantage l’obstacle que la défiance révolutionnaire opposait à la vie matérielle des Universités. Le patrimoine de Louvain avait disparu et contre le rétablissement d’une propriété au profit des Universités libres, le mot de « mainmorte » exerçait un préjugé despotique. Pourtant livrer des corps enseignants, qui ont besoin de certitude et de durée, aux chances aléatoires de quêtes et de dons, était refuser la vie à la liberté d’enseignement. Sans propriété, elles ne peuvent tirer leurs ressources que de subventions accordées par la providence universelle, l’Etat. Allait-il partager sous cette forme sa bienveillance entre les Universités comme entre les gérantes volontaires d’un service public ? Les catholiques ne se laissèrent pas séduire par ce compromis où d’autres auraient préparé la quiétude du lendemain. A eux apparut qu’elle était incompatible avec l’intérêt de l’avenir. Que l’Etat accordât à certaines Universités plus qu’à d’autres, il exercerait une préférence exclusive de l’égalité ; qu’il assignât d’égales ressources aux écoles les plus inégales de vitalité, il tiendrait les unes au large jusqu’au superflu, les autres à l’étroit jusqu’à la misère. Surtout il étoufferait en leurs partisans le zèle des sacrifices par lesquels les idées s’ensemencent, mûrissent et se récoltent ; il ne permettrait pas aux universités de paraître chacune avec sa véritable importance et d’atteindre sa croissance normale. Seul, le droit de propriété les ferait maîtresses de leurs projets, de leurs réformes, de leur avenir. Ils ne se sentirent séparés d’un progrès essentiel que par un mot, « la mainmorte, » et ils avaient la plus rare des bravoures, ils n’avaient pas peur des mots. Interdire à la richesse la destination qui la consacre à perpétuité à la science, à la misère, à la maladie, c’est proscrire la forme la plus utile, la plus noble de la propriété. Cette mainmorte devrait avoir pour défenseurs les plus ardents les amis du peuple : c’est lui qui, plus dénué, a le plus d’intérêt à ce que de mieux pourvus s’appauvrissent pour satisfaire à ses détresses. Et c’est une contradiction déconcertante que les plus intraitables adversaires de la mainmorte travaillent à la rendre universelle en proposant le collectivisme comme le remède nécessaire aux maux de la société. Les catholiques belges complétèrent leur œuvre universitaire en établissant le droit d’association avec son complément naturel, le droit de propriété.

La liberté de l’enseignement ainsi comprise se confondait, part indivisible, avec la liberté de la nation. La nation, comme l’enseignement, allait chercher sa force non dans l’omnipotence de l’Etat, mais dans l’énergie des volontés individuelles, dans la constance, la libéralité, le prestige des groupements volontaires ; un régime se constituait où l’inertie et la malveillance même du pouvoir ne suffiraient pas à avoir raison d’une idée, tant qu’elle garderait pour elle des défenseurs dans la nation.

C’est sous cette armure moderne du droit ancien que l’Université de Louvain reparut dans la société moderne. Elle reparut telle qu’elle avait été, gardée dans la plénitude de ses traditions par la plénitude de son indépendance, et dans la plénitude de son indépendance par la plénitude des générosités volontaires qui assuraient et étendaient sa vie. Assurer le recrutement certain des carrières, objet à peu près unique de certaines Universités même célèbres, ne fut, comme dans l’ancien Louvain, que sa sollicitude accessoire. Elle a continué de tenir pour son principal devoir d’assurer la préférence aux études « qui ne paient pas, » de seconder l’impatience toute scientifique de connaissances « qui deviennent » et peuvent être hâtées par l’abnégation et la minutie des recherches, et surtout d’accroître la culture générale, la familiarité désintéressée des sciences sacrées, de la philosophie, des lettres, de l’éloquence et du droit public. C’est par-là qu’elle est devenue une source puissante de la vie nationale, qu’elle a répandu sur ses disciples son esprit conservé sous des formes nouvelles, qu’elle a uni aux anciennes générations les générations contemporaines, dans la volonté intrépide de ne pas séparer la foi religieuse et la liberté politique, et de les défendre l’une par l’autre.


VII

Rien de plus contraire qu’une telle tradition à celle qui régnait de l’autre côté du Rhin. C’est en Allemagne que l’unité de l’Europe chrétienne avait été troublée, au moment où Louvain commençait la défense de cette unité. C’est en Allemagne que les princes avaient commencé de tout se soumettre, les peuples, le sacerdoce et la morale même. C’est à Louvain que les prétentions des pouvoirs politiques sur l’indépendance de l’Eglise avaient trouvé la plus ferme résistance. Et tandis que Louvain instruisait ses élèves à confier les plus précieux espoirs non à l’omnipotence du gouvernement, mais aux libertés des citoyens, en Allemagne l’hégémonie de la Prusse avait fait sans limites l’influence de l’État, et l’empire des Hohenzollern avait si bien confondu les domaines que, même aux catholiques, la volonté de l’Empereur paraissait celle de Dieu.

Quand l’État qui se tenait pour supérieur à tout envahit le pays où l’autorité comptait le plus de limites, quand l’armée de la force parvint à la ville où retentissait avec le plus de plénitude la foi qui assure la première place aux humbles, aux simples, et prédit l’abaissement aux superbes, la violence trouva dans la rencontre l’offense d’une leçon. Une doctrine était contredite, menacée par une doctrine. La représaille de la force, si soudaine qu’en ait été le forfait, avait été lentement amenée par les siècles. Il était naturel que pour mieux vaincre, la force voulut détruire, et dans la cendre d’une bibliothèque devenue un bûcher, trouver le néant des doctrines désarmées.

Ce jour-là, c’est la force qui atteignit à son néant. Réduire en cendres les livres, corps des idées, n’est rien faire, quand l’urne des idées, sortie des livres, habite la conscience des hommes. De ces livres s’était déjà échappée leur vie pour trouver un asile en chacun des disciples que Louvain avait formés. Ceux-là peuvent lire en eux-mêmes les leçons condamnées au feu. Pour eux, la destruction a été efficace, autrement que ne comptaient les bourreaux. La majorité des Belges n’avait aucune antipathie contre l’Allemagne : la lumière de l’incendie leur a éclairé le fond de la « culture. » Par des liens d’origine et de langage, des Belges flamingants se croyaient plus proches de l’Allemagne que de la Belgique : l’incendie de Louvain a fondu dans son foyer toutes ces divergences et contre le destructeur germanique refait du patriotisme belge un bloc indivisible. Dans l’univers nombre de peuples désiraient rester hors d’une querelle qui, pensaient-ils, n’était pas la leur, et où se débattait seulement une lutte de primauté : la flamme de Louvain leur a dénoncé le crime, et le crime n’a pas de neutres. L’univers divisé la veille s’est trouvé unanime contre ceux qui s’étaient mis hors la loi, et cette unanimité durera tant qu’il se trouvera des hommes pour rappeler la Passion de Louvain.

Plus de vingt siècles après celle du Christ, une race d’adorateurs restait au vieux Dieu, des scribes et des pharisiens continuaient à se croire le peuple élu et fait pour dominer, toute la terre. Près d’eux une autre nation proclamait que les peuples égaux de nature n’ont pas pour destinée la guerre conquérante mais la justice et la paix. Les héritiers de l’Ancien Testament, pour imposer silence au Testament Nouveau, envahirent la demeure du Juste, lui en firent un sépulcre, et leurs soldats veillent encore sur la tombe. Mais leur garde sera relevée. Et, après leur retraite, d’autres viendront en foules réparatrices pour transformer le sépulcre en sanctuaire et tous les peuples effaceront le mal commis par un seul. A celui-ci ne restera, que la honte d’un crime inutile : où il aura cru sceller la mort, il n’aura préparé que la gloire de la résurrection.


ETIENNE LAMY.