L’OUBLI
POÈME

I


Ah ! voici le gazon qui console des pierres,
Et l’arbre fort, debout au tournant du chemin,
Qui, dans un geste large, étend sur nos paupières
La bénédiction de sa puissante main.
La cité monstrueuse au travers des ramures
Confond sa voix lointaine avec les doux murmures
Du vent et les appels d’invisibles oiseaux.
La biche fait un pas sur la mousse craquante,
Et, pour rendre la paix du jour plus convaincante,
Le cygne ajoute encore au calme heureux des eaux.

Comme un liquide noir ruisselle d’une éponge,
La foule alors jaillit de l’enceinte des murs :
Des filles et des hommes mûrs,
Des boas fripés et des mentons durs.
Le défilé sous bois s’allonge...
Une flèche blanche, un seul mot : Longchamp.
L’auto-car bondé vire et prend l’allée.
Sa trompe dans les cœurs résonne comme un chant
D’espérance avant la mêlée ;
Sur tous ses gradins, dans les yeux bouffis,
Même usure ardente et mêmes défis.

Qu’importent a ceux-là les couleurs de l’automne,
Les songes, los parfums montant d’un sol mouillé,
Et ce pâle soleil dont le regard s’étonne
Comme d’un vieux vin dépouillé.

Sourds à ce que chuchote en tournoyant la feuille,
Ils ont peur du silence où l’âme se recueille,
Mais un taxi qu’on frète à six,
Un amer, un vermouth-cassis,
Voilà leur cœur déjà qui s’échauffe et se grise,
Pauvre feuille lui-même au gré d’une autre brise.

Paresseux et malchanceux,
Déclassés de tous les types,
Ceux qui rient encore et ceux,
Boutonnés dans leurs principes,
Qui mâchent de courtes pipes,
Hâtez-vous, melons graisseux,
Vaniteuses vieilles nippes !

Dames veuves qui tenez
Le Jockey dans vos mains rouges,
Enfants des bars et des bouges,
Gamins soufflant par le nez
Deux jets de vapeur bleuâtre,
Sourcils d’encre et fronts de plâtre,
Modiste au bras du bellâtre,
Trottinez et clopinez !

Maintenant rassemblés sur l’immense pelouse,
Les voilà qui font queue aux guichets des paris.
O fortune avare et jalouse,
C’est l’instant où tu leur souris.
La minute où les doigts tremblent
En ouvrant les sacs à main,
Où tous les vieux rêves semblent
Se nourrir du mot demain
Comme des mouches qui pompent
Un morceau de sucre noir ;
La minute ivre d’espoir
Où dans la brume s’estompent
La tristesse et le remord ;
La minute où l’on oublie,
Où le billet qu’on déplie
Masque tout, même la Mort.




Cependant, au-dessus de l’océan des têtes,
Le soleil dans les cieux préside à d’autres fêtes,
Loin, très loin, par delà de fins cirrus d’argent ;
Et, parfois, comme un dieu dont le regard s’incline,
Il laisse du bois jaune à la jaune colline
Errer son sourire indulgent.

Les tribunes, là-bas, avec leur foule claire,
Imitent les frissons des espaliers en fleurs.
Oriflammes et mâts, tout a dessein de plaire.
Le monde, secouant sa chaîne séculaire,
Semble s’être affranchi des pleurs.

On dit que la vie est grise :
Ouvre les yeux, tu verras
Une casaque cerise
Effleurer le gazon ras.

La vie est, dit-on, pesante ?
Vois cette loque citron
Qui, légère, se présente
A l’entraîneur du baron.

Le cœur libre de scrupules,
Vois ces coursiers éclatants,
Vifs comme les libellules
Sur la mousse des étangs.

Qui parle de suicide ?
Mourir, c’est tout perdre au jeu.
Ponte sur ce vert acide
Qui tourne et qui se décide
Comme un pistolet fait feu.




Ils partent. — Un grand cri sort de toutes les bouches,
Jailli du fond de l’être, impudique, animal,
Pareil au soupir de la femme en couches,
Au hurlement du chien qui lutte avec son mal.

Alors, en un clin d’œil, comme on voit un navire
Couler sur une mine avec tous ses agrès,
Etages de coteaux, bordures de forêts,
Larges plans gazonnés, vastes cieux, tout chavire.
Fait-il clair ? Fait-il sombre ? Hélas ! le jour peut luire,
Parfois, comme un flambeau dans un temple désert.
Une lueur, une ombre : ou l’on gagne, ou l’on perd.
Il n’est point d’autre nuit, il n’est point d’autre aurore.
Illusions, rancœurs, tout le passé maudit,
Tout ce que le sang roule, à ce moment bondit,
Comme un peuple de rats sur un plancher sonore.
O misère ! voici, masquant soudain l’azur,
D’horribles souvenirs : un chromo sur un mur,
Le lit défait, les cris dans les chambres voisines.
Voici les hôpitaux, les gares, les usines,
Voici l’enfant malade et le meuble boiteux,
Voici les coups et les reproches,
Et voici les soirs fiers après les jours honteux,
Les beaux soirs où l’on a de l’argent dans ses poches.
Et derrière le bois, invisible et dormant,
Paris au bord du ciel gronde très doucement,
Certain d’avoir repris avant la nuit tombée
Les âmes qu’il lui faut pour sa vaste flambée.

O peloton clair
Qui te rapetisses,
Que de sorts tu tisses,
Lorsque tu fends l’air !

Jouet mécanique,
Une peur panique
Plane au ciel muet
Et sur l’herbe grasse…
Pitié ! fais-nous grâce,
Innocent jouet !

Les voilà, miséricorde !
Qui tournent près du moulin !
C’est le vert qui tient la corde,
Mon favori, mon poulain !


Une femme, les mains jointes,
Se soulève sur ses pointes.
Un vieux monsieur tend le cou,
Grave et pâle comme un fou.

Brusquement, dans la ligne droite,
Un bonheur effrayant miroite :
Le vert toujours mène le train.
Frémis, bouillonne, ô vie étroite,
Brise ton couvercle d’airain !
Mais, sans même un coup de cravache,
Sans presser le sort du talon,
Le rouge imprévu se détache,
Gonflé de vent comme un ballon.
Et sa victoire est si facile,
Si gracieuse, qu’on dirait
Le rapide salut scintillant d’un fleuret.
Cependant, sous le choc, la foule entière oscille,
Comme un boxeur hors de combat.
Le volet du destin lourdement se rabat.
L’espoir perdu n’a plus d’asile.




Plus d’asile ? Allons donc ! Tous ceux qu’il a trompés,
Oublieux, dès ce soir, lui rouvriront leur porte.
Lui, cherchera le cœur sous les habits râpés,
Et, l’ayant pris dans sa main forte,
Il vous l’endormira comme on berce un enfant.
Plus d’asile, l’espoir, parce qu’un rêve avorte ?
Hélas ! il est moins cher à l’homme triomphant !

Dans la fraîcheur crépusculaire,
Dans l’accablement du retour,
Plus d’un exhale sa colère
Contre la trahison du jour.

Sous le toit des feuilles obscures,
Entre les tristes noisetiers,
Pas trébuchants, sombres figures,
Ils ont repris les vieux sentiers.


Le soir allume ses lanternes,
Les cabas heurtent les pliants,
Et les taxis vers les tavernes
Emportent leurs nouveaux clients,

Ceux que leur chance un moment dupe,
Et qui, déjà soûls, débraillés,
Rêvent, blottis contre une jupe,
De lendemains ensoleillés.

O Mort, il faut bien qu’on t’oublie,
Puisqu’on t’implorerait en vain !
Chacun son bandeau, sa folie,
Chacun sa morphine ou son vin,

Sa religion vraie ou fausse,
Chacun son vice ou son devoir,
Pourvu que, marchant vers la fosse,
On arrive au bord sans la voir.


II


Rien, ni le sang versé dans les luttes civiles,
Ni l’holocauste immense offert au sol natal,
Rien ne peut nous sauver des lois du Temps, ce mal
Qui plus qu’ailleurs nous ronge entre les murs des villes.

Ah ! déjà, dans le cri de l’enfant nouveau-né,
S’exhale la douleur de l’être condamné.
Déjà, le corps, roulant sur l’effroyable pente,
En lutte avec son propre poids,
Se raidit, se raccroche à l’aube enveloppante,
Mais l’aube glisse entre ses doigts.

Et l’enfant grandit, l’enfant joue...
D’où vient que dans ses jeux sa voix tombe soudain ?
Comme une brusque averse assombrit un jardin,
Quel invisible doigt touche et fane sa joue ?
Il cesse de courir, il regarde un tison
Flamber, fumer, s’éteindre, et pleure sans raison :
Première vague horreur de la Mort pressentie.

Mais l’enfant, malgré tout, veut faire sa partie ;
Il nous prend dans les mains les vieux dés usagés :
Vieux sentiments, vieux préjugés,
Et, lançant des défis au sort irrémédiable,
Où nous avons perdu, lui, croit piper le diable.


III


Non, l’enfer, ce n’est point, dans l’ombre d’un pilier,
Quelque démon qui tire une langue fourchue,
Grimaçant et naïf comme un pauvre écolier :
Le véritable enfer est là, dans la cohue.

Les souffles moisis d’un tunnel,
Les signaux, les sifflets dans la brume poisseuse,
Et, dès le trottoir, la triste berceuse
De ce tournoiement éternel.

L’escalier au ras du sol boit la foule ;
Le feu sans pitié qui luit dans l’ampoule
Ricoche durement sur la rampe de fer ;
Du plafond qui tremble il sort un long râle.
Je te dis : voilà la spirale
Des damnés, c’est ici l’enfer !




Tu remontes. Sur les places
Tu goûtes le vent amer,
Et les pavés sont des glaces,
La rue est un fond de mer.

Encore un fond, jamais d’air libre,
Jamais, quel que soit l’escalier,
Tu n’atteindras en haut le ciel pur, le palier
Où notre sort avec nos rêves s’équilibre.




Le remorqueur écrase au pont
Son panache roussâtre,
Le train siffle, l’écho répond,
Et le ciel est d’un gris douceâtre.


Et je songe, écoutant ces voix :
La minute fait semblant d’être
Une minute d’autrefois.
Que le masque du monde est traître !

Une cité d’Europe est un miroir qui ment :
Ses jardins, ses palais antiques,
Jusqu’aux enseignes des boutiques,
Tout y change si lentement !

Sauf que sur ces pavés jadis battus du fiacre,
Le taxi répand son odeur dans l’air,
J’ai sous les yeux le simulacre
De quelque soir d’un autre hiver.

Mais, soudain, le sol manque et l’abime se creuse.
J’appelle par leurs noms mes amis qui sont morts.
N’est-il donc point de vie heureuse
Qui soit pure de tout remords ?

Chaque heure est un tissu de fausses ressemblances,
Et l’on parle ici-bas du retour des saisons !
Non, ce sont d’autres bruits, ce sont d’autres silences !
Tout vieillit : cœur de l’homme et plâtre des maisons.

Amis disparus dans les flammes,
Amis fauchés par un grand vent,
Vous, c’est d’un sombre vin que s’enivraient vos âmes :
Vous avez oublié la tombe en la bravant.


IV


Autour des globes roux le brouillard met des franges
Qui les font ressembler à des bourdons velus ;
Il construit des palais étranges
Où le fracas du soir ne s’entend presque plus.

Entre les murs de fumée
De ce corridor trompeur,
Ta souffrance accoutumée
N’est aussi qu’une vapeur.


Les pylônes et les arches,
Tout, jusqu’au sol où tu marches,
N’est qu’apparence, tu peux
Douter si tu dors ou veilles.
A chaque pas, des merveilles,
Des péristyles pompeux !




Quand tous les monuments sont d’énormes éponges,
Des algues, des coraux,
Tu peux bien briser tes barreaux,
Pauvre cœur, et croire à tes songes.

Quand le granit se mue en un flocon léger,
Le destin le plus dur peut bien paraître tendre.
Passant, sous ton scaphandre,
Continue à plonger,
Continue à descendre.

Si tes jours sont des combats,
Evade-toi par en bas,
Explore en toi des prairies
Plus vertes que le vert gazon,
Car la perle est au fond des longues rêveries,
Et pour qui sait rêver il n’est point de prison.




L’enfer te ressaisit dans l’autobus qui gronde.
Des lueurs frappent des lorgnons,
Les épingles de strass brillent dans les chignons.
Toi qui voulais t’enfuir, te voilà dans la ronde.
Qu’ils sont pâles, tes compagnons !

Tous ont reçu du sort une si grave injure
Qu’ils trouvent quelque joie à s’en enorgueillir.
Tiendront-ils longtemps la gageure
D’être assis la sans défaillir ?

Et le roulis penche leurs nuques
Toutes ensemble d’un côté.
Glissez, fronts chauves et perruques,
Poil grison et jeune beauté !


Cœur qui gémis, cœur qui divagues,
Cœur sans amour au soir tombant,
Rameurs, escaladez les vagues,
Tous enchaînés à votre banc.





Timbres, cornes, sifflets, tout hurle : « Pas de trêve ! »
Pauvre antidote que le rêve,
Quand chaque heure du jour est un âcre poison.

Foule pareille aux mers qu’un mal obscur tourmente,
Est-ce donc des sursauts d’une course démente
Que le progrès du siècle attend ta guérison ?

Partout la machine halète.
Le monstre, comme un fauve échappant au dompteur,
Aussitôt inventé, domine l’inventeur.
Partout le vent qui vous soufflette,
La pédale au pied, le volant en main,
Et les regards tendus sur le pâle chemin.

Le flot humilié blanchit les hautes proues,
Le rail enfonce au loin son double ruban clair.
A force de tourner, ivres d’oubli, les roues,
Un jour, ont obliqué dans l’air.

Ah ! le mercure baisse au creux du baromètre,
Ton oreille a saigné sous ton casque de cuir !
Qu’est-ce que le nuage a donc pu te promettre ?
Qu’espérais-tu ? t’enfuir ?

Redescends, redescends ! les routes des étoiles
Ne font point de crochet dans les cieux d’ici-bas.
Reviens, l’aile rompue, à ton hangar de toiles,
Et sur le plat gazon reprends ton triste pas.


V


Toi qui maudis ton téléphone,
Ingrat, que tu te connais peu !
Garde-toi du repos, griffonne
Un chiffre encore au crayon bleu.


Câble à New-York et câble à Londres.
Pourvu que l’ordre arrive à temps !
Tu t’élèves ou tu t’effrondres...
Bénis ces terribles instants !

Déjà, sur les degrés du temple,
Bourdonne la voix du changeur.
Crie à ton tour, crie et contemple
Les naufragés, toi naufrageur.




O paix des ateliers et des laboratoires,
Paix dont tous les instants, d’un long effort remplis,
Sont de calmes victoires !
Régions des sereins oublis !

L’œil, enchâssé dans l’oculaire
Du microscope, voit, là-bas,
Sur le champ d’une lame claire,
D’autres amours, d’autres combats.

Dans le four, la flamme obstinée
Chantonne : « En avant ! en avant ! »
Ah ! le mois, la saison, l’année,
La vie, une courte journée
Pour l’artiste et pour le savant !




O Mort, dit l’amoureux, éloigne-toi, remporte
Ta cire et tes flambeaux d’argent,
Je ne veux pas qu’on cloue un drap noir à ma porte,
Le sort qui m’a comblé n’est point un sort changeant.

Les menaces de la pendule
Laissent mon cœur incrédule.
Non, non, ce tic-tac enchanté
Ne peut être la voix d’un comptable économe,
C’est le doux bruit d’un métronome
Rythmant les pas, les jeux d’un éternel été.


Le temps n’existe plus, la Ville aussi s’efface,
Car les lits du bonheur en tous lieux sont pareils :
Partout ce glissement des cheveux sur ta face,
Ces souffles chauds et ces sommeils.

Cependant que la foule aux lumières se rue,
Quêtant un plaisir incertain,
J’ai pour compagnon dans la rue
Caresses de la veille et baisers du matin.

Je porte dans cette ombre une invisible armure,
Faite du souvenir de nos instants profonds.
Tu parais, et mon sang murmure,
Comme un orchestre au loin sous de vastes plafonds.

Dans la beauté des paysages
Autrefois je cherchais un triste réconfort.
Maintenant un visage entre tous les visages
Suffit à me voiler la Mort.

Ce même carrefour dont jadis le vacarme
Me paraissait l’écho de mon propre tourment,
Voilà qu’il chante un hymne au destin qui désarme ;
Voilà que, dans mon œil, le prisme d’une larme
Change en miroirs de fête un noir ruissellement.




Mais nous, les fronts vides,
Nous, les lâches cœurs,
Nous sommes avides
De fortes liqueurs.

Notre âme est esclave
Du café de nuit
Où l’éponge lave
Le zinc qui reluit.

Lourde ivresse, assène
Ton poing sur nos yeux,
Sonne, rire obscène,
Dans les mauvais lieux.



VI


C’est là-bas, hors des murs, que se trouvent les fosses.
En ville, dans le bruit, on n’entend point les glas.
Donc, viveurs, vivez ! en avant, les sauces,
Par les tubes des monte-plats !

En avant, autos, fleurs, livrées,
Vieux vins couchés sur matelas !
Paix à nos femmes enivrées !
Regain de jouvence aux corps las !




Pressons-nous, la rampe s’allume,
Nous grimperons au paradis.

Seigneur, si tu savais quelle horrible amertume
Dépose dans les cœurs le brouillard du bitume !
Si tu savais ma rage au long des jours maudits !
Ramonez cette suie, apaisez cette flamme,
Desserrez mes dents, endormez mon âme,
Illusions des samedis !

O rais de lune, ô banc de mousse,
O salon doré, jardin bleu,
Et, tantôt âpre et tantôt douce,
Une voix qui parle en chantant un peu !

Ah ! le menton entre les paumes,
Les deux coudes sur le velours,
Surprendre les secrets que disent ces fantômes,
Et palpiter à leurs amours !




Laisse Pierrot et Colombine,
Viens, nous avons mieux, nous avons plus neuf !
Fais un tour de manège aux cochons, casse un œuf
A coups de carabine.


Mais ces jeux aussi sont usés
Comme un exercice au trapèze,
L’escamoteur, le clown, la fille aux chimpanzés,
Tout nous ennuie et tout nous pèse.




Cependant, te voici devant un gouffre noir.
Guidé par des lampes de poche,
Tu plonges sans rien voir.
C’est ici que la trame du Temps s’effiloche.
Ici, l’on dort les yeux ouverts.
Dormir ! n’est-ce point là ta plus profonde envie,
Cœur charnel, amoureux, malgré tout, de la vie,
Et pourtant inquiet de quelque autre univers ?
Mais le sommeil, les soirs de grande lassitude,
C’est encore un travail, c’est encore une étude ;
Et, lorsqu’enfin tu dors, ton cerveau harassé
Ne peut plus, le vieux saltimbanque,
Soulever les poids du passé.
L’ardeur lui fait défaut et le souffle lui manque
Pour dresser les décors d’un monde rajeuni.
Ton sommeil, c’est ta vie, hélas ! qui se prolonge :
Tu revois dans un mauvais songe
Jusqu’au papier de ton garni.

Dans ces ténèbres accueillantes,
Viens, tu goûteras le repos.
Point de tréteaux, point d’oripeaux,
Rien que des images fuyantes.

Une humanité sans couleurs,
Mais si lumineuse, si nette !
Des arbres noirs, de blanches fleurs,
Le ciel gris d’une autre planète.

De musique, entre bas et haut,
Juste, tout juste ce qu’il faut
Pour accompagner un prodige.
Ne bouge plus, tu dors, te dis-je !


Des mots sans voix, des trous soudains...
Un rêve, un conte se déroule.
Tu dors avec toute une foule
Immobile sur les gradins.




Non, pour venir à bout du mal qui me dévore,
Renonce à l’assoupir comme on charme un serpent.
Il faut l’emprisonner dans un enfer sonore,
Il faut le vaincre en le frappant.

Abrutis-le d’abord avec de la lumière,
Tâche que sous les coups des réflecteurs brutaux
Il soit comme un lapin qu’assomme une fermière,
Comme un bétail sous les couteaux !

Livre-le pantelant à ces trompettes aigres,
Aux banjos, aux grelots, à la fureur des nègres.
Mais surtout ne le lâche pas,
Car, souvent, quand je crois que sa force est brisée,
Se faisant de ma joie un sujet de risée,
Il ressuscite sous mes pas.




Encore une fois, Eve folle,
Appuie au bras d’Adam, ton compagnon de joug,
Ta petite main molle
Où l’ongle luit comme un bijou.

Des parfums de ta nuque enivrant sa narine,
Tes cheveux courts cernés d’un bandeau d’or ténu,
Appuie, appuie à sa poitrine
Ton sein d’éphèbe à demi nu.

L’air sur vos fronts éclate et flambe
Comme l’éclair qui fend la coupole des cieux.
Enlacez la jambe à la jambe,
Tournez, tournez, fermez les yeux !


FRANÇOIS PORCHÉ.