L'Offensive de Broussiloff (juin-septembre 1916)

L'Offensive de Broussiloff (juin-septembre 1916)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 38 (p. 136-181).
L’OFFENSIVE DE BROUSSILOFF
(JUIN-SEPTEMBRE 1916]

Le 15 mai 1916, les Autrichiens avaient pris l’offensive avec dix-huit divisions sur le front du Trentin, entre l’Adige et la Brenta. Le 21 mai, le Corriere della Sera publiait un article, « l’Heure de l’action unique, » qui est un appel à la Russie : « Les Russes ont contribué incontestablement à la victoire de la Marne en se jetant avec les troupes de Rennenkampf sur la Prusse Orientale avant l’heure où ils y étaient attendus. Nous avons puissamment contribué à alléger la terrible pression austro-allemande sur les Russes en entrant en lice à un des momens les plus critiques pour les opérations militaires de l’Entente. Et encore en octobre et en novembre, tandis que l’offensive se déchaînait furieuse contre Riga et Dvinsk, nous n’avons pas hésité à donner tête baissée, sans calculer ni épargner, contre les retranchemens de Goritz et du Carso… Si, maintenant, la Russie décide d’accélérer son action et de se porter en avant, le plan austro-allemand peut être éventé. »

Le 30, les Autrichiens enlevaient Arsiero et Asiago. Le 2 juin, un bulletin italien constatait que l’ennemi n’était plus séparé de la plaine que par une barrière montagneuse, d’ailleurs solide et bien armée. À ce moment-là même, le canon russe commençait à gronder d’une façon menaçante sur le front autrichien. Le 4 juin, le correspondant du Berliner Tageblatt auprès des armées impériales et royales écrivait : « Trois semaines après le commencement de l’offensive austro-hongroise dans le Tyrol méridional, les Russes ont augmenté de jour en jour l’activité de leur artillerie jusqu’à arriver par endroits au Trommel feuer sur le front de Russie méridionale, dans le dessein évident d’entraver ainsi nos opérations dans la haute Italie, et de remporter sur le front Nord-Est des armées impériales et royales, qu’ils pensaient affaibli, des succès à bon marché. Mais, en fait, notre front russe a été puissamment fortifié par un travail de plusieurs mois. L’état des défenseurs est extraordinairement bon, n’ayant pas eu de pertes par les combats ou les maladies, et n’ayant pas été affaibli par le retrait d’unités envoyées à d’autres fronts. On peut donc envisager avec une tranquille confiance les événemens à venir entre la Putilowka et le Pruth. » — Le même jour, l’attaque russe se déclenchait, et les armées du général Rroussiloff, suivant l’expression de Repington, entraient dans les défenses autrichiennes comme dans du papier.


I

Un voyageur qui viendrait du Nord, une fois traversé le Pripiat, se trouverait dans de vastes forêts marécageuses à travers lesquelles de larges fleuves coulent dans le sens du méridien. Après un peu plus de cent kilomètres, il sortirait de cette région couverte et impraticable pour arriver à une région de collines de craie ondulées, à un faite de partage d’où les eaux divergent. Jusqu’ici, elles avaient coulé au Nord, en sens inverse de son chemin ; mais arrivé à cette sorte de plateau, il les verrait descendre vers le Sud, et il n’aurait qu’à suivre leurs cours. Puis, aux collines de la région des sources succèdent de grands plateaux unis ; nous quittons la Volhynie et nous entrons en Galicie. Les rivières, parallèles entre elles, coulent d’abord à fleur du sol ; mais, à mesure que leur cours s’allonge et que leur puissance augmente, elles s’encaissent. Leur vallée qui garde la forme d’une rainure, devient de plus en plus profonde. Toutes ces rivières tombent au pied des Carpathes dans une grande artère transversale, un collecteur qui les reçoit et les emporte, le Dniester.

Ce fleuve dessine une vaste courbe, en épousant la forme des montagnes dont il longe le pied. Et les Carpathes ont en effet la forme d’un grand arc de cercle qui aurait été plissé par une
CARTE GÉNÉRALE DU THÉÂTRE DES OPÉRATIONS
poussée du dedans au dehors, de la Hongrie vers la Galicie, et refoulé contre le plateau galicien. Des montagnes qui se plissent, se comportent comme si, encore plastiques et molles, elles étaient serrées entre deux masses solides, deux voussoirs dont l’un marcherait à la recherche de l’autre. Une fois le mouvement exécuté et le plissement accompli, il se produit généralement une détente, une décompression, et le voussoir marchant s’effondre. Il disparait à nos yeux, et nous ne reconnaissons plus sur le terrain que l’avant-pays immobile, puis la montagne plissée ; à la place de l’arrière-pays nous ne voyons plus qu’un vide, un vaste abime que l’air et les eaux comblent peu à peu de sédimens. Ici l’avant-pays, c’est) le plateau galicien, plus ancien que les Carpathes, et qui a servi d’obstacle à la propagation indéfinie de leurs plis vers le Nord ; — la zone plissée, c’est celle des Carpathes, chaînons parallèles, praticables et boisés ; — enfin la zone effondrée, celle qui, après avoir déterminé les Carpathes, s’est abîmée en profondeur, et que les âges ont voilée

d’une terre légère et féconde, c’est la plaine hongroise.

Ainsi notre voyageur, suivant du Nord au Sud le 23e méridien, aura traversé depuisx le Pripiat jusqu’à la Hongrie quatre zones distinctes. D’abord une zone de forêts marécageuses jusqu’au Nord de Lutzk : il est encore là sur ce manteau de boue glaciaire tour à tour argileuse et sableuse, qui recouvre la Pologne et la Russie centrale. Puis une zone de collines de craie jusqu’aux sources du Styr, jusqu’à ce faîte qui est en même temps la frontière politique entre la Volhyuie et la Galicie. Puis une zone plate, nue, cultivée, le plateau galicien, où il descendra, vers le Sud le long de la Strypa, qui va en s’encaissant, et qui aboutit au Dniester, perpendiculaire sur elle et coulant pareillement en méandres encaissés. Le fossé du Dniester est redoublé au Sud, à 30 kilomètres environ, par celui du Pruth. Mais déjà nous sommes dans la quatrième zone, dans les plis boisés des Carpathes. Voilà l’esquisse sommaire du terrain que notre voyageur aurait à franchir. Du Pîripiat au Pruth il aurait parcouru à vol d’oiseau un peu plus de 400 kilomètres.

Les armées se sont fixées approximativement sur ce front au mois de septembre 1915. La grande retraite russe avait commencé au mois de mai en Galicie. De la ligne de la Duniajec, nos alliés reculaient d’abord vers l’Est, Dans la nuit du 19 au 20 juin 191 ! 5, ils arrivaient à la hauteur de Lemberg. Plus au Nord, en Pologne, leur front établi suivant une corde Nord-Sud dans l’arc de la Vistule, et formant ce qu’on appelle le front des Quatre Rivières, n’avait pas encore bougé. Au Sud de Lemberg, la ligne descendait droit au Dniester, dont les Russes défendaient le passage. Elle se recourbait donc pour suivre ce fleuve et l’interdire ; puis elle passait sur la rive droite et atteignait la frontière roumaine. Dans toute cette zone d’aile gauche, les Russes faisaient, en juin 1916, des offensives de diversion contre l’armée Pflanzer-Baltin.

Qu’était cette armée Pllanzer constituant l’aile droite de tout le dispositif austro-allemand, et comment était-elle venue là ?

A la fin de 1914, au moment où, en Prusse et en Pologne, les opérations cristallisaient et se changeaient en guerre de tranchées, les Russes avaient repris l’offensive par leur gauche, dans les Carpathes orientales. Ils avaient conquis le col d’Uszok le 1er janvier 1915. Plus à l’Est, près de la frontière roumaine, ils avaient à la même époque conquis la Bukowine, et ils menaçaient la Hongrie. Pour les arrêter, l’Autriche et l’Allemagne, ayant unifié le haut commandement, firent un effort considérable. Une armée allemande, dite armée allemande du Sud, sous les ordres du général Linsingen, fut portée dans la région d’Uszok. Une armée autrichienne, sous les ordres du général von Pflanzer-Baltin, fut établie à sa droite, sur la frontière de Bukowine. L’armée Linsingen lutta tout l’hiver dans les Carpathes ; l’armée Pflanzer réussit à ramener les Russes par sa gauche jusqu’au Dniester, par sa droite jusqu’au-delà de Czernowitz, à la frontière de Bessarabie. C’est là que nous la retrouvons, l’été suivant, au moment de la retraite russe. Elle était d’ailleurs constituée très légèrement. Sur un front de plus de 100 kilomètres, depuis l’embouchure de la Zlota Lipa jusqu’à la frontière roumaine, elle ne comprenait qu’une dizaine de divisions d’infanterie, assez disparates. La seule grande unité qui s’y trouvât complètement constituée était le IIIe corps, le corps de Gratz (6e, 22e, 28e divisions). Ajoutez-y une division du Ier corps (18e), une division et demie du XIIIe (42e division et 72e brigade), une brigade du VIe et quelques autres élémens, avec une puissante masse de cavalerie, cinq divisions formant près de 20 000 sabres (3e, 5e, 6e, Se, 10e divisions). A son extrême droite, le long de la frontière roumaine, un groupe particulier, commandé par le colonel Papp, avec du honved, et qui se trouve encore en 1917 dans cette partie du Iront.

Désormais, je veux dire dès le mois de mars 1915, cette armée Pflanzer est fixée sur les positions d’où elle ne bougera sensiblement plus jusqu’à son écroulement en juin 1916. Elle est à l’extrême droite austro-allemande comme un pivot immobile, autour duquel nous allons voir pendant l’été de 1915 les autres armées tourner. A sa gauche immédiate se trouvait l’armée Linsingen qui, à la fin de juin 1915, avait avancé des Carpathes jusqu’au Dniester, et qui essayait de le franchir du Sud au Nord. Le 24 juin 1915, elle avait réussi à pousser sa gauche au Nord du fleuve, vers le confluent du Stryj, à Chodorow ; sa droite, moins heureuse, avait échoué une cinquantaine de kilomètres plus bas, devant Halicz. Elle était là dans un immense marais où le fleuve divague et qui s’étend en aval jusqu’à Nizniow, où commençaient à la fois l’armée Pflanzer et les plateaux du Sud-Est. Cette armée Linsingen était une armée mixte, comprenant alors cinq divisions allemandes : une active, la division de Kœnigsberg, 1re du 1er corps ; une de réserve, la 3e de la Garde ; une venant des premières formations de seconde ligne créées dès l’automne de 1914, la 48e division du XXIVe corps ; et deux enfin d’une série ultérieure créée environ cinq mois plus tard, la 101e et la 105e. Toutes ces divisions, sauf la 48e, ont été ramenées depuis sur le front occidental. A ces élémens allemands, l’armée Linsingen joignait des élémens autrichiens, une division du VIIIe corps, des élémens des Ier, VIe et XIIIe, le corps Hoffmann et la 1re division de cavalerie. A la gauche de Linsingen venait Bœhm-Ermolli qui, après avoir, au début du mouvement, avancé du Sud au Nord à travers les Carpathes, avait conversé et marchait maintenant face à l’Est : c’était lui qui, à la tête de son aile gauche, était entré dans Lemberg le 22 juin 1915, à quatre heures de l’après-midi ; il commandait à près de vingt divisions autrichiennes, formant la IIe armée. Dans la nuit du 22 au 23, sa droite, avançant à son tour, avait franchi le Szezerec, qui fait un fossé Nord-Sud entre Lemberg et le Dniester ; puis toute l’armée avait progressé lentement vers l’Est, s’établissant à une dizaine de kilomètres environ du méridien de Lemberg : le 25, Bœhm-Ermolli poussa sa droite en avant, comme pour aller vers Chodorow donner la main à la gauche Linsingen, et le résultat fut d’obliger les Russes à un recul général d’une vingtaine de kilomètres, leur gauche restant appuyée au Dniester à Halicz, et leur front suivant la Gnila Lipa. Le 27, Bœhm-Ermolli amenait sa gauche à la hauteur de sa droite en la poussant à une trentaine de kilomètres en avant de Lemberg jusqu’à Zadvorze en direction de Brody. Le 28, il poussait sa droite à Przemyslany ; le même jour, Linsingen enlevait Halicz. La prise d’Halicz rendait très difficile aux Russes de tenir la Gnila Lipa sans être débordés par leur gauche. Ils cédèrent cette coupure et, après des combals d’arrière-garde qui durèrent du 28 au 30, Linsingen, qui a maintenant conversé face à l’Est, comme précédemment Bœhm-Ermolli, et qui prolonge celui-ci au Sud, atteint la ligne Rohatyn-Bursztyn. Le 4 juillet, il est devant la coupure suivante, celle de la Zlota Lipa, tandis que Bœhm-Ermolli, ainsi appuyé à droite, serre sur sa gauche et attaque le G sur le haut Bug, entre Kamionka et Gliniaky. Puis ils s’arrêtent sur ces positions, Bug et Zlota Lipa, Bœhm-Ermolli allongeant simplement sa gauche vers le Nord, dans les conditions que nous allons voir.

À la gauche de Bœhm-Ermolli venait en effet la puissante armée allemande de Mackensen, la IXe armée, celle qui avait décidé la retraite russe au début de mai en perçant le front sur la Dunajec, et qui marchait face à l’Est ; le mouvement de Mackensen était lui-même flanqué à gauche par l’armée de l’archiduc Joseph-Ferdinand, environ une quinzaine de divisions, dont une allemande.

L’armée Mackensen constituait la masse principale et qui donnait la direction de toute la manœuvre. Après la prise de Lemberg, elle ne continua pas le mouvement vers l’Est ; elle s’étendit simplement jusqu’au Bug, à une quarantaine de kilomètres dans le Nord-Est, et, une fois maîtresse de ce fleuve, elle tourna franchement au Nord, marchant sur Lublin et sur Cholm, et décrivant ainsi un immense mouvement tournant autour de Varsovie. Le mouvement vers le Nord, les deux armées Bœhm et Linsingen ne pouvaient plus le suivre. Elles n’avaient plus qu’à se figer et qu’à constituer à la droite du dispositif austro-allemand une sorte de barrage immobile. L’armée Linsingen prit, comme nous venons de le dire, position devant la Zlota Lipa. L’armée Bœhm-Ermolli fit un double mouvement ; elle avança à l’Est jusqu’au Bug, et en même temps elle allongea sa gauche vers le Nord pour rester en liaison avec Mackensen, qui progressait dans cette direction.

L’épaule des armées austro-allemandes était donc sur le Bug, Mackensen étant face au Nord et Bœhm-Ermolli face à l’Est. Mais on n’a pas de sécurité sur un fleuve qui vous couvre, si on n’occupe pas le rivage opposé. Bœhm-Ermolli essaya donc de passer à l’Est du Bug, le 15 juillet, dans la région de Sokal. Après une lutte acharnée, il passa le 18 ; malgré des combats extrêmement violens, les Russes ne réussirent pas à reprendre la ville, que d’ailleurs les Autrichiens ne dépassèrent pas.

Pendant que les armées de droite se constituaient ainsi en verrou, face à l’Est, pour fermer la porte à tout retour offensif qui serait venu de la Russie du Sud, l’armée Mackensen et celle de l’archiduc continuaient à remonter vers le Nord, formant la branche droite de la tenaille qui devait enfermer l’armée russe autour de Varsovie. Cette ville était prise le 6 août, mais l’armée russe échappait ; il fallait, par une nouvelle conversion, se remettre face à l’Est et aller la poursuivre dans l’intérieur du pays. Mackensen reprit donc sa marche en direction de l’Orient, vers Brest-Litowsk ; mais entre Mackensen à Brest et Bœhm-Ermolli à Sokal, il existait un trou de plus de 150 kilomètres ; on le boucha par une nouvelle armée, composée principalement de forces de cavalerie sous les ordres du général Puhallo von Brlog, et qui, avec la IIe armée (Bœhm-Ermolli), avec l’armée allemande du Sud, maintenant commandée par le comte Bothmer, et enfin avec l’armée Pflanzer, fut réunie en un groupe aux ordres du général Linsingen. Ce général commanda à cette époque du Pripet à la frontière roumaine.

La cavalerie de Puhallo, formant l’extrême gauche du nouveau dispositif, s’empare de Wladimir-Volynsk, puis pousse sur Kovel. Son objectif est de continuer au Nord-Est et de venir derrière Brest couper la retraite aux Russes que Mackensen accroche de front et que l’archiduc menace sur leur droite.

Mais ce mouvement échoue. Les Russes, une fois de plus, se dégagent et ont le temps de battre en retraite (26 août). Il se passe alors quelque chose de très curieux. Visiblement l’état-major allemand est désorienté. Il semble bien que, désespérant d’envelopper les armées russes du centre, il soit revenu au projet, déjà préconisé par Bernhardi, d’une double expédition, l’une vers le Nord, l’autre vers le Sud de la Russie, pour aller saisir les voies d’accès à la mer et étouffer le colosse aux poumons trop étroits. En ce qui concerne le Sud de la Russie, l’opération, fut au moins amorcée. On vit l’armée Puhallo, après avoir marché de Wladimir-Volynsk sur Kovel en direction du Nord-Est, faire tout à coup colonne à droite, face au Sud-Est, et se porter sur Lutzk. En même temps, l’armée Bœhm-Ermolli et l’armée Bothmer, celle-ci immobile depuis deux mois sur la Zlota Lipa, se portaient en avant. Le plan était évident. Renonçant à poursuivre le centre russe, les Austro-Allemands manœuvraient contre l’aile gauche. Bothmer et Bœhm-Ermolli l’attaquaient de front, face à l’Est ; Puliallo essayait de l’envelopper sur son extrémité Nord, où elle était appuyée au triangle fortifié des places de Volhynie, Lutzk, Dubno et Rovno.

Bothmer fut d’abord battu sur la Zlota Lipa ; mais Puhallo réussit à emporter Lutzk, où le 59e régiment autrichien pénétra le 31 août ; les Russes se retirèrent à mi-chemin entre Lutzk et Rovno, à Olyka. De son côté, l’armée Bœhm était entrée, le 1er septembre, à Brody. Ainsi refoulés à leur droite, les Russes durent replier toute leur ligne. Ils abandonnèrent à l’armée Bothmer la ligne de la Strypa, et se fixèrent plus à l’Est, sur le Sereth.

Ainsi fut constitué le front depuis les marais du Pripiat jusqu’à la Roumanie. Au Nord, Mackensen a avancé en pointe jusqu’au-delà de Pinsk ; puis, en suivant vers le Sud, Puhallo s’établit d’une manière assez incertaine dans les vastes forêts entre le Styr et le Stochod ; il traverse le coude du Styr en aval de Kolki, et vient couper le triangle de Volhynie, qui reste mi-partie aux Austro-Allemands, mi-partie aux Russes ; au Sud de Puhallo, Bœhm-Ermolli s’établit sur les crêtes de partage entre la Galicie et la Volhynie ; Bothmer s’établit entre le Strypa et le Sereth ; enfin, Pflanzer va du Dniester à la frontière roumaine, en couvrant Czernowitz.

Dans le cours de l’automne et de l’hiver, diverses tentatives d’offensive russe, dont la plus considérable, à la Noël de 1915, a affecté presque toute l’étendue du front, n’ont pas réussi à l’ébranler sensiblement. En mars 1916, au moment de l’offensive allemande sur Verdun, nos alliés exécutèrent une diversion, dont le centre fut au Nord, entre la Dvina et le Niémen, mais qui eut son écho sur la Strypa. Du côté allemand, le départ de l’armée Mackensen pour la Serbie, en octobre 1915, a modifié l’ordre de bataille dans les régions désertes qui vont du Pripet à la Volhynie. Après divers groupemens temporaires, une armée dite du Bug, sous le commandement du général von Linsingen, occupe le vide immense, mais d’ailleurs peu praticable, creusé par le départ de Mackensen. Puis, à droite de Linsingen, nous voyons reparaître l’armée de l’archiduc Joseph-Ferdinand (IVe armée), qui se lie elle-même avec Bœhm-Ermolli.


II

Quelles étaient, au début de juin 1916, les forces en présence ?

La ligne du Pripiat faisait la démarcation entre les troupes allemandes au Nord et les troupes autrichiennes au Sud, le bassin de ce fleuve étant occupé par une armée mixte, commandée, comme nous venons de le dire, par le général von Linsingen. Cette armée, à cheval sur le Pripet, s’étendait à travers forêts et marécages, au Nord jusqu’au canal Oginski, au Sud jusqu’au coude du Styr ; l’aile gauche était allemande, l’aile droite était autrichienne. Au Nord, son extrême gauche était formée par la 81e division de réserve allemande ; puis toute la région de Pinsk où les grandes opérations ne sont guère possibles, et qui ne demande que de la surveillance, était occupée par deux divisions de cavalerie : celle de la Garde, qui, formée en temps de paix à quatre brigades de deux régimens, en garnison à Berlin et à Potsdam, — et la 36 division, soit au total vraisemblablement dix mille sabres. De même que ces forces étaient encadrées à gauche par la 81e division, elles l’étaient à droite par la 82e, établie sur le Pripiat même. Ces deux divisions, constituant le XLIe corps, étaient un héritage de l’armée Mackensen, une fraction demeurée après le départ du gros. Il en est souvent ainsi dans l’ordre de bataille Les chefs, les états-majors, les noms des armées changent et voyagent, mais les troupes restent sur place. On a bien devant soi une nouvelle armée, mais avec les élémens de l’ancienne.

Au Sud du Pripiat commençaient les unités autrichiennes ; dans les régions basses impraticables qui s’étendent jusqu’à Rafalovka, trois divisions de cavalerie pour garder les rares chemins, 9e, 1re et IIe ; puis sur les petites collines nues qui émergent de la verdure dans le coude du Styr, deux importantes unités d’infanterie pour barrer la route de Kovel : la légion polonaise et la 26e division. Celle-ci appartient au IXe corps. Telle était l’armée Linsingen, le type même d’une armée de surveillance sur une vaste surface difficile à éclairer, où on ne peut procéder que par des reconnaissances de patrouilles : une masse de plus de 20 000 cavaliers en grandes unités indépendantes, appuyés par des forces d’infanterie qui ne devaient guère leur être supérieures en nombre. Cette cavalerie ne parait d’ailleurs pas, malgré son nombre, avoir suffi à assurer la police des forêts ; dans l’automne de 1915, les cosaques venaient rôder jusqu’aux environs de Kovel, où l’on prenait de grandes précautions contre un coup de main. — L’armée Linsingen avait devant elle l’armée Lech, formant la gauche du groupe central des armées russes, commandé par le général Evert.

Au Sud de l’armée Linsingen, le front autrichien passait le Styr à la hauteur de Kolki, et de là à Dubno il était tenu par la IVe armée autrichienne, sous les ordres de l’archiduc Joseph-Ferdinand, qui avait son quartier général à Lutzk.

L’armée de l’archiduc comprenait à sa gauche, tenant le secteur de Kolki, la 4e division, puis la 41e, la 37e, la 2e, la 70e, la moitié de la 11e, et enfin la 7e, qui finissait au Nord immédiat de Dubno. Au total, six divisions et demie, sur un front d’environ 70 kilomètres. On peut admettre une baïonnette au mètre courant. Mais de plus, il y avait dans toute la zone d’arrière, depuis Kovel au Nord jusqu’à la frontière de Galicie, la valeur de quatre divisions d’infanterie au repos, ainsi qu’une division de cavalerie. Celle-ci était la 5e. Les divisions d’infanterie étaient la 45e, la 13e et la 10e, avec la seconde moitié de la 11e, et la 36e brigade de Landsturm.

Ces dix divisions appartiennent à des régions extrêmement diverses : La 4e et la 13e sont du IIe corps ; la 41e division est du IVe corps ; la 37e est du Ve ; la 10e est du IXe corps ; la 2e et la 45e sont du Xe corps, le corps de Przemysl ; la 11e est du XIe corps ; la 2e est du XIIIe ; enfin la 70e est une division constituée dans le cours de 1915.

Il y avait eu très peu de mouvemens de troupes pendant l’hiver, et la plupart de ces corps étaient cantonnés là depuis la fin du grand mouvement offensif, dans l’automne de 1915 : c’est à ce moment que les troupes allemandes et autrichiennes avaient cessé de s’entremêler, et que les secondes s’étaient établies presque toutes au Sud de Pripiat. — Les divisions des IVe, Ve, IXe et Xe corps faisaient, dès l’été de 1915, partie de l’armée de l’archiduc, alors que cette armée à la gauche de l’armée Mackensen marchait du Sud au Nord pour tourner Varsovie et livrait la bataille de Lublin. — Les deux divisions du IIe corps (4e et 13e) faisaient alors partie de l’armée Bœhm-Ermolli située plus au Sud ; elles ont été ramenées sur le Styr antérieurement au mois de novembre de 1915, probablement pour faire face à l’offensive russe de septembre ; la 4e division a pris place entre Kolki et Olyka, tandis que la 13e, plus au Nord, se battait dans le coude du fleuve ; au mois de juin 1916, elles étaient encore l’une et l’autre dans la même région, la 13e se trouvant seulement cantonnée à l’arrière vers le Stochod, au Sud-Est de Kovel. — Enfin la 7e division du XIIIe corps avait été agglomérée avec la 36e sous le nom du corps Sourmay et avait formé l’extrême droite de l’armée Bœhm-Ermolli en liaison avec l’armée Linsingen. En juillet 1915, elle se trouvait sur le cours supérieur de la Zlota-Lipa ; mais dès l’automne de la même année elle avait remonté à la gauche, quitté l’armée Bœhm-Ermolli, et occupé ses positions définitives en Volhynie entre Olyka et Dubno.

Au Sud de l’armée de l’archiduc commençait l’armée Bœhm-Ermolli, établie entre Dubno et la frontière de Galicie. Elle comprenait environ huit divisions d’infanterie et deux de cavalerie (4e et 7e). Ce n’était plus que l’ombre de cette puissante IIe armée, forte d’une vingtaine de divisions qui, dans l’été de 1915, avait soutenu la droite du mouvement Mackensen. Ce qui lui restait de ses vieilles divisions, c’était à sa gauche la 46e division du Ier corps, la 25e du IIe corps (on a vu qu’elle avait donné la 4e et la 13e à l’archiduc) ; à sa droite la 27e du VIe corps, la 31e du IVe, la 33e et la 14e, toutes deux du Ve corps. Quant au centre, occupant le secteur au Nord de Kremenetz, il parait avoir été faiblement tenu : il était formé d’un groupe mixte dont je ne connais pas la composition, et d’une brigade de Landsturm, encadrés par deux divisions de cavalerie. Il est vrai que cette région du centre, où serpente l’Ikwa, n’a pas grand intérêt, étant fortement surveillée au Nord par Dubno, au Sud par les collines entre Kremenetz et la frontière. C’est donc sur ces deux môles que les principales forces de l’armée Bœhm-Ermolli étaient établies. Le quartier général était à Brody. En arrière, pour toute réserve stratégique, la moitié de la 29e division (XIXe corps).

Au Sud de l’armée Bœhm-Ermolli, les changemens, depuis un an, avaient été très considérables. D’abord les divisions allemandes de l’armée allemande du Sud, aujourd’hui armée Bothner, avaient été successivement rappelées vers d’autres théâtres. En juin 1916, il n’était resté à cette armée qu’une seule division allemande, la 48e.de réserve, établie sur la haute Strypa, en face de Tarnopol. Les quatre autres qu’elle possédait dans l’été de 191a étaient parties. Comme unités autrichiennes, on ne retrouve de sa constitution primitive que la 19e division du VIIIe corps, ainsi que la 36e (XIIIe corps) et la 15e (VIe corps) qu’elle possédait déjà en partie. La 55e et la 56e division, formées au début de 1915, et qui font également partie de l’armée Bothmer, étaient signalées au printemps de cette année 1915 dans les Carpathes, puis elles disparaissent du théâtre oriental, et ce n’est que depuis l’hiver de 1910 que nous les retrouvons sur la Strypa qu’elles défendent de part et d’autre de Bieniawa. D’autre part, l’armée Bothmer a reçu de l’armée Bœhm-Ermolli la 32e division (IVe corps) qu’elle a mise à son extrême gauche, vers la frontière de Galicie, et la 38e (ancien corps Sourmay). Enfin elle a hérité de l’armée Mackensen, qui n’existe plus sur le front oriental, la 12e et la 39e division, toutes deux du VIe corps, et qui tiennent la Strypa au Nord de Buczacz. Ainsi ont été comblés les vides formés par le départ des Allemands. Au total, l’armée Bothmer avait au début de juin 1916 neuf divisions d’infanterie en première ligne, et une au repos, la 38e. Elle avait de plus la 2e division de cavalerie sur les plateaux à l’Ouest de Buczacz. Avec ces dix divisions, elle tenait tout le front depuis le plateau d’Alexinetz (frontière de Galicie) jusqu’au confluent de la Strypa dans le Dniester, soit une centaine de kilomètres. Nous retrouvons là encore cette densité d’un homme par mètre qui parait avoir été une valeur moyenne pour les armées autrichiennes.

Enfin, de la basse Strypa à la frontière roumaine s’étendait l’armée Pflanzer-Baltin. Elle a elle aussi, comme l’armée Bothmer, changé beaucoup de composition, quoique pour d’autres raisons. Pendant la grande offensive de l’été de 1915, elle était presque en dehors de la zone des opérations. Elle comprenait alors une dizaine de divisions d’infanterie et à divisions de cavalerie pour tenir un front qui dépasse 130 kilomètres. Elle a été encore diminuée à l’automne de 1915. Puis elle a pris une importance nouvelle au moment de l’offensive russe du nouvel an, en Bukowine, contre l’extrême droite autrichienne. Le IIIe corps, le corps de Gratz, qui formait un de ses élémens principaux, après lui avoir été retiré en partie, lui a été définitivement enlevé au moment de l’offensive contre le Trentin. fin juin 1916, l’armée Pflanzer comportait, en dernière analyse, un total assez incertain, mais qui ne devait guère dépasser 8 divisions d’infanterie, et 4 de cavalerie, c’est-à-dire qu’elle avait une densité extrêmement faible. Il est vrai que la zone d’opération qui lui avait été affectée, après s’être étendue jusqu’au Nord de Buczacz, avait été ramenée au confluent de la Strypa et du Dniester, c’est-à-dire diminuée de 25 à 30 kilomètres. On y trouve à la gauche sur le Dniester, dans la région d’Usciezko, un groupe mixte dont la composition ne m’est pas connue, puis la 6e division de cavalerie, et 2 divisions d’infanterie, la 21e, qui a été rattachée, semble-t-il, au XIIIe corps, (le corps d’Agrain), et la 51e, formée depuis la guerre. Ces forces, de même qu’elles étaient encadrées à gauche par de la cavalerie, l’étaient également sur la droite. Toute la ligne du Dniester était tenue par les 3e, 5e et 8e divisions de cette arme. Pour retrouver un noyau d’infanterie, il, faut aller au Sud du Dniester jusqu’à Okna. Là se trouve la 42e division. C’est une troisième division adjointe, semble-t-il, au XIVe corps, le corps d’Innsbruck. Puis vient la 24e, du corps de Przemysl, le Xe corps. Nous sommes, à partir d’Okna, dans la zone de défense de la Bukowine, entre Dniester et Pruth. Elle était tenue, au Sud de la 42e et de la 24e divisions, par la 202e brigade, la 40e division qui est une troisième division du IVe corps (Budapesth), la 5e, qui est recrutée dans la circonscription de Cracovie (Ier corps), enfin, à l’extrême droite, de Czernowitz à la frontière roumaine, par le groupe Papp et le groupe Schultz, sur lequel je n’ai pas de détails.

On comprendra que nous ne puissions pas donner d’indications sur la composition des armées russes. Il suffira de dire qu’elles étaient au nombre de cinq, correspondant à assez peu de chose près aux cinq armées ennemies : en face de l’armée Linsingen, se trouvait la IIIe armée russe, commandée par le général Lech, formant la gauche du groupe du centre, du groupe Evert. Elle ne paraît avoir changé de groupe que dans le cours du mois de juillet. Elle s’étendait au Sud jusqu’au chemin de fer du Kovel à Sarny. — Là seulement commençait le groupe des armées de gauche, commandé par le général Broussiloff. Il comprenait quatre armées : au Nord la VIIIe armée, général Kaledine, de la voie Kovel-Sarny jusqu’à Kremenetz, opposée ainsi à l’armée de l’archiduc et à la gauche de Bœhm-Ermolli ; puis la XIe armée, général Sakharoff, entre Kremenetz et Trembovla, faisant face à la droite Bœhm-Ermolli et à la gauche Bothmer ; la VIIe armée, général Chtcherbatcheff, de Trembovla à l’embouchure de la Strypa, face à la droite de Bothmer ; enfin la IXe armée, général Letchitsky, du confluent de la Strypa à la frontière roumaine, face à l’armée Pflanzer.

Ces quatre armées étaient réunies sous les ordres du général Broussiloff. Ce général commandait un corps dans la guerre de Mandchourie, et il était de ceux, comme Mitchenko et Rennenkampf, dont la renommée avait grandi dans cette guerre malheureuse. Quand le grand-duc Nicolas Nicolaievitch et le ministre Soukhomlinov réorganisèrent l’armée, ils donnèrent à Broussiloff le gouvernement militaire de la Podolie, et le destinèrent à commander une armée. Il eut la gloire, après la première bataille de Lemberg, en septembre 1914, tandis que Russki entrait dans cette ville, de pousser au Sud vers le Dniester et d’arriver à Halicz. Depuis ce moment, il resta toujours en Galicie et sur les Carpathes. Au début de 1915, son armée, la VIIIe, aujourd’hui armée Kaledine, s’étendait du col de Lupkow au col d’Uszok, et c’est elle qui a livré cette prodigieuse suite d’assauts destinés à briser le front autrichien. On a pu voir là l’énergie de sa méthode, et le mordant de son offensive. C’est un homme de taille moyenne, l’air énergique, avec des yeux froids. Il parle peu, se montre peu, et passe pour un chef sévère. Il a reçu le commandement du groupe des armées de gauche au commencement de 1916, après la disgrâce du général Ivanoff.


III

Le 4 juin il passa à l’attaque sur tout le front, depuis le coude du Styr jusqu’à la frontière roumaine. Les Allemands ont cru démêler qu’en les accrochant sur cet immense espace, les Russes avaient eu le dessein de tâter les points faibles, et de lancer l’attaque à fond sur les endroits qui auraient fléchi. Il se peut que les Russes aient simplement voulu empêcher les roquades, les transports de troupes le long de la ligne.

La bataille fut naturellement précédée d’une préparation d’artillerie. L’offensive de mars avait averti les Allemands des progrès de l’armement russe, et de l’emploi que nos alliés savaient faire de leurs nouveaux canons. Le 3 avril, le correspondant de la Gazette de Francfort achevait ainsi le récit des combats du lac Narotch : « Les Russes, dans la mise en œuvre du feu roulant préparatoire, et dans le feu de barrage en avant des lignes contre les retours offensifs des Allemands, se sont instruits. » Cette préparation ne paraît pas d’ailleurs avoir atteint l’intensité qu’on a vue dans les grandes batailles du front occidental. Elle avarié, suivant Repington, entre douze heures et trente heures. Mais il ne faut pas oublier que les Autrichiens tâtaient pour la première fois des canons lourds employés en masse, et des plaisirs du tir de barrage.

Les premiers communiqués russes se contentent de dénombrer les prisonniers, dont le nombre s’accroit rapidement ; dès le 6 juin, on en signale 25 000, avec 480 officiers ; le 7, le nombre est porté à 40 000 et 900 officiers ; le 8, il y faut ajouter 11 000 soldats et 58 officiers. En même temps, arrive la première nouvelle précise. L’armée Katedine, bousculant l’armée de l’archiduc de ses positions d’Olyka, l’a rompue, et elle est entrée le 7 juin dans Lutzk.

La position d’Olyka a été décrite par M. Stanley Washburn, témoin oculaire, dans le Times du 18 juillet. Le village est logé dans un creux, à 10 kilomètres à l’Ouest de la chaussée de Lutzk à Rovno. Les forêts qui couvrent l’Est cessent à cette chaussée, de telle sorte que la région de l’Ouest, la région d’Olyka, est nue et ondulée. Forêt derrière soi, bonne condition d’offensive. Du haut des collines, on voit une grande étendue de pays, et les tranchées courant sur les versans. Les lignes autrichiennes et les lignes russes étaient par endroits très rapprochées ; mais la position russe était de beaucoup la meilleure : en effet, dans leur retraite, dans l’automne de 1915, nos alliés s’étaient arrêtés et établis sur une position préparée, tandis que les Autrichiens avaient dû se mouler sur eux. La position russe avait donc été choisie de façon à présenter les deux avantages essentiels des positions défensives : des communications à l’arrière, et un champ de tir à l’avant. Le front présentait un dessin tenaillé, avec des saillans et des indentations. L’accès de la position était rapide et commode, tandis que du côté autrichien, pour parvenir à la première ligne à travers une région découverte, il fallait parfois suivre des boyaux en zigzag sur une longueur supérieure à 1 700 mètres. Selon M. Stanley Washburn, cette difficulté d’accès explique le nombre considérable de prisonniers faits par les Russes. Imaginez une foule qui cherche à s’échapper par ces conduits sinueux. Elle s’entasse et ne s’écoule pas. Les hommes qui voudraient sortir en terrain découvert, tomberaient sous le feu des mitrailleuses que les Russes montaient immédiatement sur les positions conquises ; ceux qui atteindraient les issues tomberaient sous les barrages d’artillerie. Il ne restait qu’à se rendre.

Il y avait, en général, deux ou trois positions autrichiennes préparées ; mais les dernières étaient si peu tenues qu’il est arrivé aux Russes d’y devancer leurs propres défenseurs. La première position seule était défendue, mais très fortement : tranchées profondes couvertes d’un blindage, interrompues par des abris à mitrailleuses souvent en acier, parfois en béton ; ces tranchées communiquaient par des descentes avec des couloirs coudés qui menaient à des chambres d’officiers, jusqu’à 8 mètres au-dessous du sol de la tranchée. Le journaliste anglais déclare n’avoir rien vu de mieux sur le front occidental.

Les Russes n’essayèrent pas d’enlever toute la ligne : l’artillerie se contenta de creuser des avenues dans les défenses ennemies, par où l’infanterie pût passer.

Rompus devant Olyka, les Autrichiens se trouvaient rejetés dans la direction du Styr, qui coule à 25 kilomètres environ dans l’Ouest de la ville. Une grand’route, partie de Rovno, va traverser cette rivière à Lutzk, puis la côtoie quelque temps en direction du Nord et reprend devant Rojichtche son chemin au Nord-Ouest vers Kovel. Le chemin de fer qui a succédé à la route ne fait pas ce coude par Lutzk ; il coupe au court sur Rojichtche à travers les forêts. Lutzk, ainsi placé hors de la grande ligue, est en temps de paix une cité tranquille et isolée. Le Styr coule paresseusement dans une prairie, en faisant une grande courbe autour d’une colline ; sur cette colline, il y a un château du Moyen Age, qui commande le passage ; — une petite ville russe, fondée il y a quelque cinq cents ans, s’est établie autour. Les Russes y pénétrèrent le 7. Le chemin de fer a, comme nous venons de dire, choisi un autre point de passage

BATAILLES DE LUTZK ET DE BRODY

à une quinzaine de kilomètres à droite, Rojiclitche. Les Russes enlevèrent le 8 la tête du pont en face du bourg et le 9 le bourg même, situé au-delà du fleuve sur une colline de 220 mètres qui émerge des forêts. A gauche de Lutzk, le Styr est précédé, en amont de Torgovitsa, par une avant-ligne, celle de son affluent, l’Ikvva. Une chaussée, qui part de Rovno dans la direction de l’Ouest, coupe l’Ikvva à Mlynov ; dès le 8, cette rivière était franchie entre Torgovitsa et Mlynov, à mi-chemin entre ces deux villes, à Dobriatin, les Russes s’emparaient d’un obusier de 104. Mlynov était tourné et sa garnison se rendait le 10.

Pendant que l’aile droite du général Kaledine, avançant par la voie de Rovno à Kovel, arrivait à Lutzk, son aile gauche, avançant par la voie de Rovno à Brody, marchait sur Dubno. Cette ville, située sur un coude que l’Ikwa fait vers l’Est, devenait très difficile à défendre, les Russes étant maîtres du cours d’aval et la débordant ainsi du Nord, en même temps qu’ils l’attaquaient de l’Est. Les Russes y sont entrés le 9. Le 10, par conséquent, les Russes étaient maîtres de toute la ligne Styr-Ikwa, depuis Rojichtche au Nord jusqu’à Dubno au Sud, sur une longueur de plus de 70 kilomètres ; l’ennemi ne restait accroché qu’en un seul point, au confluent des deux fleuves, à Torgovitsa.

Pendant que l’armée Kaledine remportait ces brillans succès, l’armée Chtcherbatcheff refoulait l’armée Bothmer sur la Strypa inférieure, Le 7 juin, le front ennemi était enfoncé entre Trybuchowa et Jaslovetz, sur deux lieues environ, là où la Strypa est précédée par l’Olokhovetz. Cette rivière était forcée, et les Russes arrivaient à la Strypa. Puis le succès s’étendait à la gauche et à la droite. A la gauche, les Russes, passant la basse Strypa, arrivaient le 8 à la coupure suivante, celle du Zolot. A la droite, les Russes enfonçaient les positions ennemies au Nord de Buczacz et entraient dans cette ville le 10. Ils avaient pénétré assez profondément dans la ligne ennemie pour aller enlever près d’Ossovtsa, à deux lieues au Nord de Buczacz, une batterie de quatre obusiers autrichiens.

Ainsi, du 4 au 10, l’offensive a surtout l’aspect d’une poussée énergique de l’armée Kaledine contre l’armée de l’archiduc sur le Styr et de l’armée Chtcherbatcheff contre la droite Bothmer sur la basse Strypa. La gauche de Bothmer, attaquée à la hauteur de Gliadki et de Tsebrov, résiste. Il en est de même de l’armée Bœhm-Ermolli. Sur les points qui avaient fléchi, les Autrichiens, renforcés par des Allemands immédiatement envoyés du front du Nord, accourent à la parade. Nous verrons tout à l’heure comment ils arrêtèrent l’armée Kaledine. — Sur la Strypa, l’important était d’empêcher l’armée Chtcherbatcheff de faire la tache d’huile et de s’étendre derrière l’armée Bothmer. Une série de contre-attaques austro-allemandes est signalée le 11 à Bobulince (10 kilomètres Nord de Buczacz) et oblige les Russes à se replier.

Mais, juste à ce moment, un nouvel événement, d’une importance très considérable, se passait au Sud du Dniester. L’armée Letchitzky infligeait à l’armée Pflanzer-Baltin une des défaites les plus mémorables de la guerre. Cette armée couvrait le Dniester par sa rive gauche (Nord), depuis le confluent de la Strypa environ jusqu’à une quinzaine de kilomètres en aval de Zaleszczyki. Là elle passait le fleuve et se dirigeait au Sud, faisant barrage entre le Dniester et le Pruth, couvrant Okna, Czernowitz et Bojan. Militairement, celle position en équerre, coupée par un fleuve, une branche adossée à ce fleuve, était fort mauvaise. Depuis six mois, l’armée Pflanzer avait subi de rudes assauts. Sur la partie adossée au Dniester, les Russes avaient poussé jusqu’à la tête de pont d’Uscieczko et interrompu les communications par la rive gauche ; dans la partie qui couvrait Czernowitz, ils avaient, au moment du nouvel an, attaqué, dans des conditions d’ailleurs très défavorables, de Toporoutz à Bojan.

Cette fois, le général Letchitsky attaqua au Sud du Dniester, à la droite du champ de bataille précédent, à Dobronovtse. C’est un petit bourg de 160 feux, juste au Nord des forêts au Sud desquelles est Toporoutz. Le front d’attaque paraît s’être étendu sur les plateaux nus qui règnent de là au Dniester. La rupture de la ligne ennemie fut complète ; le 10 juin, dans la seule région de Dobronovtse, 18 000 prisonniers furent pris. L’ennemi se rejetait à l’Ouest de la route d’Okna à Czernowitz, en faisant sauter la gare d’Iourkoutz. En même temps, au Nord du Dniester, une attaque presque perpendiculaire se développait ; le village de Sinkov, sur la rive gauche, à l’endroit où le front passait le fleuve, était pris, et l’ennemi rejeté en désordre au Sud-Est de Zaleszczyki. La cavalerie turkmène achevait la débâcle.

Le 11, les Russes, poursuivant à outrance, arrivaient par la rive Sud en face de Zaleszczyki, à 20 kilomètres de leur point de départ, passaient le fleuve du Sud au Nord, enlevaient la ville. Au Sud du fleuve, ils poussaient jusqu’à Horodenka, à plus de 40 kilomètres des positions de la veille, et saisissaient ce nœud de routes. Au centre, ils marchaient de Dobronovtse sur Sadagora, où ils trouvaient un énorme matériel, puis sur Czernowitz et arrivaient au voisinage de la ville. Enfin, à la gauche, près de Bojan, ils attaquaient la ligne du Pruth, pour franchir ce fleuve et prendre Czernowitz à revers par le Sud-Est.

Les habitans de Czernowitz avaient vu se multiplier, depuis le début de juin, les vols d’avions au-dessus d’eux. Le 6, pour la première fois, trois obus russes éclatèrent dans la ville. Puis arrivèrent les familles de paysans et de juifs, qui venaient de l’angle Nord-Est de la Bukowine, traînant leurs meubles, poussant un cochon ou une vache, et parlant de combats meurtriers vers Okna et Dobronovtse. Enfin l’horizon s’alluma ; les villages flambaient entre Okna et Zastavna. Une affiche avertit les habitans que la ville se trouverait sous le feu des Russes à partir du 11 juin. L’exode commença. Le dimanche avant la Pentecôte, les professeurs de l’Université reçurent l’ordre de partir. L’un d’eux, Léon Kellner, a fait à la Neue Freie Presse le récit de ces journées. Il y avait dans le même train que lui des soldats qui arrivaient d’Okna. Ils faisaient des récits unanimes de la supériorité des Russes, qu’ils croyaient vingt fois plus nombreux que les Autrichiens.

Dans la nuit du 17 au 18, les Russes, après avoir passé le Pruth en aval de la ville, arrivaient par le Sud-Est en même temps que par le Nord et entraient à Czernowitz. Les Autrichiens se repliaient, les uns au Sud de la ville, sur les Carpathes, les autres à l’Ouest, sur Sniatyn.


IV

Ainsi, vers la mi-juin, sur cinq armées autrichiennes, deux étaient en pleine déroute. Les armées du centre Bœhm et Bothmer tenaient encore leurs positions initiales ; elles avaient seulement été obligées de replier et d’étendre leurs ailes extérieures : ainsi nous avons vu la droite de l’armée Bothmer refoulée à l’Ouest de la Strypa sur le Zolot. De son côté, l’armée Bœhm-Ermolli qui, au début de l’offensive, avait sa gauche à Dubno, sur l’Ikwa, devait la replier jusque sur le Styr, dans la région de Verben. Seule, l’armée Linsingen à l’extrême Nord n’avait pas été sérieusement engagée.

Deux énormes poches se trouvaient donc creusées dans la ligne autrichienne. L’Etat-major allemand essaya de parer au danger par un double procédé. Dans le trou ouvert entre le Dniester et le Pruth, il plaça un nouveau groupe de divisions qui forma une armée sous les ordres du général Kœvess. Dans le trou ouvert devant Lutzk, il forma avec des divisions principalement allemandes un groupe qui s’ajouta au commandement du général Linsingen, lequel fut chargé de conduire seul une contre-offensive de grand style. Voyons d’abord comment cette contre-offensive avait été montée.

Le 4 juin, les Autrichiens disposaient, du Pripet à la Bukowine, de 38 divisions d’infanterie et de 11 divisions de cavalerie, plus la 49e division allemande. Après quelques jours de combat, non seulement ces divisions avaient été dépensées, mais les quatre divisions tenues en réserve avaient été jetées dans la fournaise. Toutes les disponibilités autrichiennes étaient épuisées ; 17 divisions étaient retenues dans le Trentin, d’où elles ne pouvaient être retirées que par une seule ligne de chemin de fer. Il fallait donc que l’Allemagne vînt au secours de son alliée. Elle le fit avec beaucoup d’énergie et de décision.

Avec les réserves de trois divisions du front au Nord du Pripet (81e et 82e de réserve et 18e de Landwehr), elle constitua une division nouvelle. Elle en fit venir quatre de France (19e et 20e actives, 43e de réserve et 11e bavaroise) ; elle en appela trois du front de Russie septentrionale (10"7e, 108e et 22e). Voilà donc un renfort de 8 divisions ; deux divisions autrichiennes, la 51e et la 48e, purent être rappelées du Trentin. Au total, dix divisions fraîches constituèrent une masse de manœuvre, et furent mises sous le commandement du général von Linsingen.

Celui-ci forgea avec ces renforts une sorte de pince qu’il appliqua aux deux flancs du saillant que formait l’armée Kaledine en avant de Lutzk. Cette armée marchait maintenant de Lutzk sur Kovel, qui paraît avoir été son principal objectif. Elle avançait par deux routes : l’une, orientée vers le Nord-Ouest, est la chaussée directe Lutzk-Kovel ; l’autre, plus à gauche et orientée vers l’Ouest, est la chaussée Lutzk-Vladimir-Volynsk. Les Russes s’y avancèrent jusqu’à la région de Zaturtsy, puis, au lieu de continuer sur Vladimir-Volynsk, ils tirent colonne à droite, face au Nord-Ouest, par la rive droite de la Turia, et atteignirent le front Lejakkov-Makovitchi. Ils avaient ainsi leur gauche à la Turia, leur droite à la route Kiselin-Kovel. En continuant dans la même direction, ils débouchaient entre Vladimir-Volynsk qu’ils masquaient et Kovel qu’ils débordaient par le Sud. Ainsi Kovel allait être attaqué de deux côtés : du Sud-Est par la colonne qui suivait la chaussée de Lutzk, et du Sud par la colonne qui descendait la Turia. La tâche de Linsingen était : premièrement d’arrêter ces deux colonnes ; secondement de serrer les Russes aux deux flancs, au flanc droit sur le Styr, au flanc gauche sur la Lipa. Nous allons donc voir se développer quatre séries de combats : 1° sur le coude du Styr a Kolki ; 2° sur la chaussée de Lutzk a Kovel ; 3° sur la Turia ; 4° sur la Lipa.

1° Sur le flanc droit (Nord) des Russes. Dès le 10 juin, dit un bulletin russe, l’ennemi, cherchant à parer à la situation qui lui est faite, a lancé une contre-attaque furieuse dans la région de Semki, à l’Est de Kolki (face Sud du coude du Styr), « où des forces ennemies numériquement supérieures ont attaqué nos élémens avancés et, sous le couvert d’une concentration de leurs feux, les ont refoulés sur la rive droite du Styr ; mais, le même jour, nous avons arrêté tout développement ultérieur de cette offensive. » En fait, le général Kaledine forma sur sa droite le long du Styr un flanc défensif.

2° Sur la chaussée Lutzk-Kovel. — Cette chaussée traverse le Styr à Rojichtche. Les Russes ont forcé le passage. Cette gare importante a été évacuée sous le feu. Les Autrichiens, qui en amont tiennent encore Sokul, ont dû pivoter sur ce point, en y accrochant leur gauche et en y refusant leur droite. Après avoir perdu Rojitchtche, ils se sont retirés du Styr sur le Stochod, en suivant comme axe de marche la chaussée de Rovno à Kovel. Les autos blindées russo-belges suivent les Autrichiens sur cette chaussée large de quinze mètres. A Perespa, aux deux tiers de la route d’un fleuve à l’autre, les élémens d’un régiment saxon couvrent la retraite, tandis que le gros se retire derrière le Stochod. Là, les Austro-Allemands essaient d’interdire le passage en construisant une tête de pont, toujours sur la chaussée de Kovel, devant Svidniki. Mais le 14 et le 15, les Russes attaquent sur le front Svidniki-Boguszowka, et enlèvent la tête de pont. C’est à ce moment que Linsingen dessine sa contre-attaque. Le 16 juin, un régiment westphalien attaque Boguszowka, s’établit sur la rive Sud du Stochod, dans les marais, dans les roseaux, sous la pluie. A Svidniki, les Saxons sont moins heureux. Pris par des feux de flanc de mitrailleuses, non seulement ils ne peuvent pas déboucher, mais ils doivent évacuer la partie Sud du village. Il est repris au soir, mais une nouvelle attaque russe le reprend et repousse en même temps les Westphaliens. Les deux régiments allemands luttent épuisés, contre tout un corps russe, sous un orage dont les éclairs se mêlent aux éclatemens. Cependant, il faut reprendre Svidniki à tout prix. De nouveaux régimens, allemands et autrichiens, sont amenés de Kovel, et le 18 le village est reconquis : opéra-lion difficile dans cette région où les marais empêchent l’infanterie de se déployer, diminuent l’efficacité de l’artillerie, et où aucun couvert ne favorise les approches. Cependant, les Westphaliens, débouchant de Novi Mosor, reprennent aussi Boguszowka. Les Russes, ainsi refoulés sur la chaussée et à gauche, essaient une contre-offensive à la droite, par Emelin. Puis la bataille se dissout lentement en combats isolés, en engagemens de patrouilles.

Le 21 juin, des troupes composées cette fois d’Allemands du Sud recommencent la bataille en attaquant la droite russe, à 5 kilomètres environ à droite de la chaussée, vers Mylsk et poussant vers Sokul à travers le marais, ayant de l’eau jusqu’à la poitrine. Mais plus près du centre, à mi-chemin de Mylsk et de la chaussée, le village de Linievka, fortifié par les Russes, reste en saillant et résiste, entouré de trois côtés et pourtant inabordable. Ce n’est que le 27 juin que les Westphaliens du colonel Hœfer arrivent à s’en emparer, au prix de lourds sacrifices. Les pertes sont lourdes de part et d’autre. Du côté russe, le 22e régiment sibérien a souffert au point qu’il doit être fondu avec le 23e. De leur côté, les Allemands doivent arrêter le combat pour laisser reposer leurs troupes. Ils ne reprennent l’offensive que le 2 juillet, toujours par leur gauche contre la droite russe, en partant de la ligne Linievka-Mylsk en marchant au Sud, sur Emelin, puis sur Perespa.

3° Sur la Turia. Les Russes après avoir dépassé Kiselin sont arrivés, comme nous avons vu, à une dizaine de kilomètres dans le Nord-Ouest de ce bourg, sur le front Lejakhow-Makovitchi. Là ils ont été arrêtés par les renforts allemands. Les témoignages ennemis nous disent que ces renforts étaient principalement composés de troupes de la Basse-Saxe. Il n’a pas été publié, à ma connaissance, de comptes rendus de ces combats. Les Russes furent refoulés jusqu’à Kiselin, leur gauche (route de Vladimir à Lutzk) à Kholopetchi, leur droite à Voroutchin et à Babie. Puis dans une nouvelle série de combats, ils reculèrent encore d’environ 5 kilomètres jusqu’aux sources voisines de la Turia vers Zaturtsy et du Stochod vers Zubilno. Ce front Zaturlzy-Zubilno est celui qu’ils occupent encore aujourd’hui sur la route de Lutzk à Vladimir-Volynsk. De là, vers la mi-juillet, ils s’étendaient à droite vers Soldinki, et à gauche vers Vatin (20 kilomètres dans le Sud-Est de Lokatchi) et vers Zviniatche.

4° Sur la Lipa. Tandis que les deux mouvemens précédens ne représentent dans l’effort de Linsingen qu’une résistance frontale, le mouvement sur la Lipa représente un mouvement offensif sur le flanc gauche des Russes, en direction du Nord-Est, et avec Lutzk comme objectif. Cette attaque de flanc, suivant l’axe du haut Styr, parait avoir d’abord surpris les Russes. On s’explique ainsi qu’ils aient perdu 7 000 prisonniers au Nord de Beresteczko. D’après un récit allemand, ils se seraient trouvés si pressés qu’ils auraient, pour dégager leur infanterie, fait charger deux divisions de cavalerie (la division transamourienne et une division combinée), venant de la direction de Goubin (20 kilomètres dans le Sud-Est de Svinioukhi). La charge, quoiqu’elle ait été très énergiquement menée, et que, de l’aveu même de l’ennemi, elle ait présenté un magnifique spectacle, fut prise sous une grêle de balles et de shrapnells. L’attaque allemande arrive jusqu’à la hauteur de Boremel, sur le Styr, un peu au Nord du confluent de la Lipa. L’opération avait été exécutée par des corps allemands, appuyés d’une division tchèque et hongroise.

Cette descente d’une colonne austro-allemande le long du Styr, en présentant le flanc droit à la direction de Dubno et des réserves russes, ne se conçoit que si ce flanc avait été protégé par une marche en avant des corps situés immédiatement au Sud, c’est-à-dire l’aile droite de Bœhm-Ermolli. Mais loin de pouvoir avancer, cette armée paraît elle-même attaquée par les Russes. Dans le cours de juin, ceux-ci avaient avancé de Dubno vers Rrody, enlevant Kozin le 13, puis Radziviloff le 16. Le 18, à une dizaine de kilomètres plus au Sud, ils attaquaient vers Lopuczno, à deux heures au Nord de Kovo-Alexinetz. Le 44e régiment d’infanterie autrichienne les repoussa. Mais la colonne qui descendait le Styr restait ainsi très dangereusement découverte à sa droite. Nous verrons tout à l’heure les Russes, au milieu de juillet, exploiter cette situation.


V

Ainsi la riposte de Linsingen, dans la seconde moitié de juin, consiste à serrer dans une tenaille l’énorme saillant que les Russes ont creusé à l’Ouest de Lutzk. Broussiloff répondit à son tour en brisant la pince gauche de la tenaille, la plus septentrionale, celle qui devait serrer dans le coude du Styr.

On se rappelle que l’ennemi menaçait là de déborder la droite du général Kaledine, qui était obligé de se couvrir face au Nord par un flanc défensif, entre Sokul et Kolki. Mais par le fait même qu’il débordait les Russes, l’ennemi se trouvait lui-même en pointe, et risquait d’être serré entre l’armée Kaledine d’un côté et de l’autre l’armée Lech, dont nous avons vu qu’elle tenait le front depuis le coude du Styr jusqu’au Pripiat.) Contre ce danger, les Austro-Allemands comptaient sur la solidité de leurs positions, qui défiaient depuis un an les efforts de l’adversaire.

C’est sur cette forte position que le général Broussiloff lança une attaque convergente par l’Est et par le Sud. Sur la face Sud, le 4 et le 5 juillet, les troupes du Turkestan et une partie du XXXe corps russe faisaient irruption à l’Ouest de Kolki. Des troupes de l’Allemagne du Sud sont immédiatement envoyées du champ de bataille du Stokhod, par Grusiatyn, pour boucher le vide ainsi formé. Mais tandis qu’elles contiennent l’adversaire, la face Est est rompue à son tour, au Nord de Tchartoriisk à Kostuchnowka et à Wolezek. Le commandement allemand se décide à la retraite.

Le 7 juillet, Berlin annonce que la boucle qui s’avance vers Tchartoriisk a été évacuée, à la suite de la pression exercée par l’ennemi supérieur en nombre sur son flanc vers Kostuchnowka et à l’Ouest de Kolki. — Vienne annonce le même événement en couvrant de fleurs les vaincus. « Les troupes austro-hongroises qui combattent dans le coude du Styr, au Nord de Kolki et qui tinrent bon pendant quatre semaines devant des forces ennemies de trois à cinq fois supérieures en nombre, reçurent l’ordre de se retirer de leur première ligne qui formait une double enceinte. Grâce à l’appui des troupes allemandes à l’Ouest de Kolki, et grâce au dévouement de la légion

BATAILLES DU STYR ET DU STOKHOD

polonaise vers Kolomia, ce mouvement s’effectue sans être troublé par l’ennemi. » Il faut entendre cette dernière phrase de la façon suivante : les ailes de l’armée, Allemands au Sud, Polonais au Nord, tinrent bon, et le gros des Austro-Hongrois put s’écouler dans l’intervalle. Dès le 6, la cavalerie russe arrivait à Manevitchi, sur la corde de l’arc dessiné par le Styr, à 30 kilomètres en avant de Tchartoriisk. Désormais la manœuvre concentrique était terminée et les Russes se portaient en ligne face à l’Ouest, en direction du Stokhod.

Mais par le fait même la position de l’armée Linsingen plus au Sud dans l’isthme entre Styr et Stokhod, devant Svidniki, se trouvait débordée sur sa gauche. Ce général se décida à la retraite. Dans la nuit du 8 au 9 juillet, ses troupes évacuèrent ces villages de Linievka et d’Emalia, qui avaient été payés si cher. Elles se retiraient derrière le Stokhod, où, le 10 et le 11, elles livraient de violens combats à Svidniki.

De leur côté, les Russes complétaient leur victoire du Styr par une poursuite qui portait toute leur aile droite en avant.

C’est une étrange région que celle où ils avançaient entre le Pripiat au Nord et Rafalovka au Sud, marchant vers le Stokhod. Imaginez un pays plat comme un radeau, sans une crête, tout composé de forêts et de marais, impraticables en dehors des quelques routes qui le traversent, et ces routes elles-mêmes impraticables aux automobiles. Une chaleur terrible, un ciel bleu, un soleil cuisant, l’éclatement continu des obus, la fumée des villages qui brûlent. A l’extrémité Nord, au voisinage du Pripet, les Russes avaient délogé le 7 l’ennemi de ses positions au Sud de Nobel, un petit bourg de vingt-deux feux, et l’avaient rejeté vers le Stokhod, qui n’est éloigné que de deux lieues.

Plus au Sud, sur la route qui se détache à Manevitchi de la voie Sarny-Kovel, les Russes étaient arrivés à Leznieska ; puis au Stokhod à Tchervichtche. Sur la voie ferrée Sarny-Kovel ils étaient le 8 par leur droite à la hauteur du Troianovka, tandis que, par leur gauche, ils enlevaient ce jour-là Gulevitchi, sur le Stokhod, à une lieue environ au Sud de la voie. A une dizaine de kilomètres plus au Sud, le Stokhod fait un saillant vers les lignes russes ; nos alliés avaient passé le fleuve, le 7, à la pointe de ce saillant à Ugly. Du 4 au 7 ils avaient fait 12 000 prisonniers.

Une fois sur le Stokhod, les Austro-Allemands se ressaisirent. Le 10, les Russes étaient repoussés sur toute la ligne du fleuve, à ’Tchervichtche, à Gulevitchi qu’ils reperdaient, sur la face Sud du saillant d’Ugly à Koroyna, et à Ianovka, enfin sur la voie Rovno-Kovel à Svidniki.


VI

Tandis que l’aile droite de Broussiloff remportait la victoire du Styr, l’aile gauche frappait pareillement un coup sévère sur l’armée Pflanzer-Baltin. Celle-ci comptait au début de l’action 9 divisions d’infanterie et 4 de cavalerie. Après sa rupture entre le Dniester et le Pruth, elle s’était repliée à l’Ouest sur le front Horodenka-Sniatyn. Elle y est signalée le 17 juin par les correspondans allemands. Mais ce jour-là même, Czernowilz tombait. Trois divisions autrichiennes s’enfuient vers les Carpathes. L’extrême gauche russe sur leurs talons passait le Sereth le 20 juin, occupait Radautz le 21, Gora-IIumora le 22, Kimpo-lung, le 24 au soir. La Bukovvine entière était conquise en six jours. Pour parer aux conséquences du désastre, Pflanzer-Baltin reçut deux divisions allemandes, l’une la 105e, rappelée des Balkans, l’autre la 119e, détachée du front de Smorgoni ; on lui donna également trois divisions autrichiennes du Trentin, la 44e, la 57e et la 59e.

La perte de la Bukowine rendait sur la rive Nord du Pruth la ligne Horodenka-Sniatyn très dangereuse à tenir. En effet les Russes, au Sud de ce fleuve, faisaient maintenant un changement de direction et marchaient face à l’Ouest, en remontant les rivières. Sur la haute Suczawa, ils étaient le 22 à Straza. Par le haut cours du Sereth, ils avançaient vers Kuty, qui était enlevé le 23. Dans ces conditions, les troupes austro-allemandes qui tenaient l’intervalle entre Pruth et Dniester durent se replier une seconde fois sur le barrage formé entre ces fleuves par la ligne de la Czerniava et du Czertoviec. Le 21, les Russes sur le Pruth enlevaient les deux villages de Kilikhov et de Touloukov ; puis le 26 celui de Doubovetz, c’est-à-dire l’ensemble des avant-positions. Sur le Dniester, les Cosaques franchissant le fleuve à la nage vers Snovidov, entre la Strypa et le Koropiec, occupaient sur la rive Sud les deux petits villages de Petrov et de Sieverse (26 juin). Enfin le 28, toute la ligne ennemie était rompue, trois lignes de tranchées étaient emportées, 10 000 prisonniers restaient aux mains des Russes. L’ennemi était si bien battu que, le lendemain 29, les Russes entraient à Kolomea, à quatre lieues en arrière du champ de bataille.

Ainsi à la fin de juin, l’aile droite de l’armée Letchitzky avançait face à l’Ouest sur le front Obertyn-Kolomea, Pistym. Le 1er juillet, le centre poussait jusqu’à Peczenigyn, à 10 kilomètres à l’Ouest de Kolomea. Le 2, l’ennemi essayait une


L’OFFENSIVE DE L’ARMEE LETCHITZKY (10 JUIN 1916)


contre-attaque sur l’extrême droite près du Dniester à Ivanov ; le combat dura jusqu’au 4, et se termina par sa défaite. Cependant le centre russe avançait jusqu’à Potok-Czarny ; et, le 4, il allait couper la voie ferrée qui conduit de Stanislau en Hongrie, à la hauteur de Mikuliczyn, à une quinzaine de kilomètres au Sud-de Delatvn. Les Austro-Allemands réussissaient bien à arrêter ce mouvement débordant autour de Delatyn ; mais les Russes reprenaient l’attaque frontale par le Pruth, enlevaient Sadzavka et enfin, le 8 juillet, Delatyn même.

Enfin, en même temps qu’ils opéraient sur Delatyn, les Russes prenaient l’offensive des deux côtés du Dniester, contre l’ennemi établi devant le Koropice et Soukhodolek. Le 7, le ! village de Gregorev, qui couvre a l’Est la ville de Monasterzyska, principal passage du Koropiec, était emporté. Mais les combats se stabilisaient et après de violens engagemens le 12 et le 13, le calme se rétablissait. D’autre part, les Austro-Allemands contre-attaquaient depuis le 6 sur l’extrême gauche de Letchitzky, dans la région de Kimpolung. Le 9, les Russes annonçaient qu’ils avaient repoussé l’adversaire sur le front Foundoul-Moldava-Valeputna. Le combat continuait le 10, sur le front Briaza-Foundoul-Moldava. Puis les communiqués deviennent muets. Là comme partout, la situation s’est stabilisée du 10 au 15 juillet.

Une nouvelle phase de l’offensive russe était terminée. Le butin de ces cinq premières semaines était formidable. Plus de 200 000 prisonniers étaient tombés aux mains des Russes. Les pertes autrichiennes dépassaient 600 000 hommes.


VII

L’interruption ne fut pas de longue durée. La seconde phase de l’offensive russe avait été marquée par des succès aux deux ailes. La troisième, qui commença presque aussitôt, fut marquée par une énergique action au centre, sur le front de l’armée Sakharoff.

Vers la mi-juillet, la situation entre les sources du Stokhod au Nord et la frontière de Galicie au Sud, c’est-à-dire à l’aile droite de Linsingen et à l’aile gauche de Bœhm-Ermolli, était la suivante. Le front austro-allemand faisait au Sud-Ouest de Lutzk une équerre, dont la pointe était un peu au Nord du confluent de la Lipa et du Styr, en avant de Mikailovka (ou Boremel) vers Zlotcheska. De là la branche droite se repliait vers le Sud pour aller couper la voie ferrée du Dubus à Brody dans l’Ouest de Radziviloff. La branche-gauche s’étendait vers le Nord-Ouest par Ugrinoff, Chklin et Bludoff, et allait rejoindre, en se coudant sur lui, le front Svinioukli-Lokalchi.

C’est sur cet angle d’équerre que le général Sakharoff méditait de se jeter. Mais au même moment, le commandement austro-allemand méditait lui-même un mouvement offensif en partant de ce saillant, et en avançant en direction de Lutzk, le dessein étant toujours de rompre le flanc gauche des forces russes engagées vers Vladimir-Volynsk et Kovel. Une masse de manœuvre avait donc été formée, qui comprenait le 15 juillet sept divisions d’infanterie et une masse de cavalerie, de quatre divisions, destinée à exploiter le succès. — Parmi les divisions d’infanterie se trouvaient les 7e, 48e et 61e divisions autrichiennes, ces deux dernières ramenées du Trentin ; les 22e, 43e et 108e divisions allemandes, la première venant du front de Dvinsk, la seconde du front de Verdun.

L’attaque allemande était projetée pour le 18 ; mais les Russes devancèrent l’ennemi et commencèrent le bombardement le 15, à quatre heures de l’après-midi depuis Bludoff à l’Ouest jusqu’à Zlotcheska à l’Est, c’est-à-dire sur la branche gauche de l’équerre austro-allemande, celle qui couvrait la Lipa. Le feu continua pendant la nuit, d’abord distribué sur toute la ligne, pour ne pas laisser reconnaître les points d’attaque, puis concentré sur les points des réseaux que l’on voulait détruire. A minuit devant le front d’un corps sibérien, les obus russes avaient ainsi ouvert dans les fils de fer ennemis dix avenues, chacune large de vingt pas. L’assaut eut lieu à trois heures du matin, l’attaque principale se faisant sur le front Chklin-Ugrinoff (un peu au Nord-Ouest de Gubin).

Les Autrichiens, enfoncés, se replièrent vers le Sud-Ouest, sur une ligne Pustomyli-Sviniatche-Krasov, où ils furent de nouveau battus le 16. Cette fois la défaite fut particulièrement grave. 13 000 prisonniers restaient aux mains des Russes avec 30 canons dont 17 lourds, et la rive gauche de la Lipa, en aval de Krasov, se trouvait complètement débarrassée d’ennemis.

Le général Sakharoff exécuta alors la manœuvre classique après rupture du front ennemi. L’ennemi s’était retiré vers l’Ouest en direction de Gorokhow. Au lieu de poursuivre dans cette direction, le commandant russe se borna à s’y établir sur le front~Sviniatche-Elizarov où il repoussa le 19 un retour offensif de l’ennemi ; — et avec le gros de ses troupes, il fit une conversion face au Sud, de façon à venir prendre en flanc le tronçon voisin, que son avance avait débordé. Dès le 17 les canons lourds conquis sur les Autrichiens au Nord de la Lipa étaient tournés contre eux, et tiraient sur eux à travers la rivière. La Lipa et le Styr forment un angle droit sur les deux faces duquel les Autrichiens se trouvaient attaqués en potence, dans une condition très dangereuse. Le 20 juillet, sur le Styr, c’est-à-dire sur la face Est de l’équerre, ils furent délogés de Verben qu’ils occupaient sur la rive orientale. Les Russes saisirent les passages du fleuve, tandis que les Autrichiens se repliaient vers l’amont sur Berestetchko. Le 13e régiment de landwehr autrichien, qui ne réussissait pas à repasser le Styr, était cerné dans la région de Verben et de Pliachevo, et se rendait en entier. Le 21, les Russes entraient à Berestetchko. — En même temps, sur la face Nord de l’équerre, les Russes franchissaient la Lipa, le 20, et refoulaient les colonnes ennemies qui se repliaient sous le feu des rafales d’artillerie. Dans ces deux journées du 20 et du 21, l’ennemi rompu et pressé aux deux flancs laissait aux Russes, comme prisonniers, 12 000 soldats et 300 officiers.

La retraite des Autrichiens continua vers le Sud, avec des perles terribles qui paraissent attester un grand désordre. Le 25, ils étaient arrivés sur la Slonovka, à une douzaine de verstes au Sud de Berestetchko. Le 26, les Russes étaient sur la Boldurka, petite rivière qui coule immédiatement au Nord-Ouest de Brody, et qui va rejoindre le Styr. En onze jours, du 15 au 26 juillet, le général Sakharoff avait fait 34 000 prisonniers. Enfin le 28 juillet, il couronnait cette belle manœuvre en entrant à Brody.

Ainsi l’opération de Sakharoff avait essentiellement consisté en une rupture du front ennemi au Nord de la Lipa, suivie d’une conversion face à gauche qui l’avait amené jusqu’à Brody, effondrant la ligne ennemie sur une longueur de 60 kilomètres. Il avait fait plus de 40 000 prisonniers, dont 940 officiers et pris 49 canons, dont 17 lourds, avec 100 mitrailleuses et un très abondant matériel. C’est une des plus belles victoires de toute la guerre. Les Russes essayèrent de l’exploiter en prenant l’offensive sur tout le front. L’aile droite se porta en, avant depuis Obzyz sur le Stokhod, au Nord, jusqu’à Zaturce au Sud, sur la route Lutzk-Vladimir-Volynsk. 20 divisions, d’après la Frankfurter Zeitung du 1er août, auraient pris part à cette attaque., Les renseignemens russes ne parlent pas des actions aux extrémités qui, suivant les Allemands, auraient été les plus violentes, et ils situent la lutte entre les deux voies Kovel-Rovno. Dans la région de Hulewicz, sur la voie Kovel-Sarny, les Russes se portèrent le 28 en avant du Stokhod ; sur la voie Kovel-Rovno, la Garde russe refoule également l’ennemi au-delà du même fleuve ; à mi-chemin entre ces deux voies, dans la boucle du Stokhod, ils atteignaient le 31 le front Seletzk-Velitzk-Koukhary, c’est-à-dire la corde de l’arc que fait le fleuve.

Dans le secteur de Buczacz, sur la basse Strypa, à l’aile droite de l’armée Bothmer, nous avons vu qu’une attaque russe avait eu lieu le 12 juillet ; d’après les récits autrichiens, après deux assauts repoussés, les troupes de l’armée Chtcherbatcheff auraient réussi à pénétrer dans un secteur des positions autrichiennes, d’où elles auraient été chassées par une contre-attaque. Le 13, d’après le communiqué allemand, les Russes auraient de nouveau pénétré dans la position allemande ; mais le 15, les correspondans allemands annoncent que le calme est rétabli sur ce front. Il paraît y avoir régné jusqu’à la fin de juillet. C’est seulement le bulletin russe du 1er août qui signale une offensive des troupes de Chtcherbatcheff, sur le Koropiec, un peu en aval de Monasterjiska, vers Tchekhoz et Dubenka. Les régimens russes, passant à gué avec de l’eau jusqu’au cou, s’établirent sur la rive Ouest en faisant un millier de prisonniers. En fait, l’armée Bothmer était la seule qui eût réussi à maintenir l’ensemble de sa ligne. Les journaux allemands la célèbrent, comme l’armature de tout le front : des eiserne Ruckgrat der Südfront, dit la Gazette de Cologne du 1er août. Et la Gazette de Francfort, le 6, montre, en face de la défense énergique et active de Bothmer, ChtcherbatchelT impuissant, disposé lui-même en arc convexe peu favorable à l’attaque, et cherchant en vain à abattre les deux angles extérieurs de Bothmer par des attaques divergentes, l’une vers l’Ouest dans le secteur de Buczacz, l’autre vers le Nord-Ouest, dans le secteur de Koropiec.

A la gauche, au Sud du Dniester, l’armée Letchitzky reprit pareillement l’offensive à la fin de juillet, refoulant l’ennemi en direction de Stanislau. Le 28, une division du Caucase enlevait Jezernena, sur la route de Tlumacz.


VIII

Cette fois encore, l’ennemi put amener à temps des renforts. On le voit très nettement, à l’extrême fin de juillet et au commencement d’août, se ressaisir et passer à la contre-attaque.

En juin, l’Allemagne avait envoyé sur le front de l’offensive russe 4 divisions prises au Nord du Pripiat, une division venant des Balkans, et 4 divisions ramenées du front occidental, soit au total 9 divisions. L’Autriche-Hongrie ne put ajouter aux troupes en ligne, dans ce mois, que 2 divisions retirées du front italien. En juillet, l’effort des deux alliés fut à peu près égal. L’Autriche-Hongrie rappela d’Italie 4 divisions, l’Allemagne en préleva une sur le front occidental, et 2 et demie au Nord du Pripiat, soit au total 3 et demie. A la fin de juillet, les Empires du Centre avaient donc amené contre le général Broussiloff près de 19 divisions empruntées aux autres théâtres. Il va falloir continuel’ au mois d’août, et amener de nouvelles forces ; mais l’Autriche est épuisée, et ne pourra rien faire. C’est donc à l’Allemagne qu’incombera tout l’effort. Elle amena contre Broussiloff dans le cours de ce mois la valeur de 11 divisions, en contingens expédiés parfois par régimens isolés et qui étaient engagés à mesure qu’ils arrivaient. Ces renforts venaient soit du Nord du Pripiat, soit du front occidental, soit de l’intérieur de l’Allemagne. Enfin on eut recours aux renforts turcs. Le XVe corps turc apparaît au milieu d’août en Galicie, où il est encore.

Il n’est pas douteux que l’Allemagne a porté sa lourde part de l’offensive russe. Au 1er juin, elle avait sur l’ensemble du front oriental, de Riga à la frontière roumaine, 48 divisions, ou 548 bataillons. A la fin d’août, elle avait sur le même front 60 divisions ou 695 bataillons. Elle avait donc engagé 13 divisions de plus, ou 147 bataillons. De plus, elle a fait glisser 9 divisions du Nord du Pripiat au Sud de ce fleuve, de telle sorte qu’il n’est resté, au Nord du Pripiat, que 38 divisions au lieu de 47, avec un dispositif distendu à l’extrême, chaque division occupant un front de 15 kilomètres. Au contraire au Sud du Pripiat, où elle n’avait qu’une division le 1er juin, l’Allemagne en avait 23 le 1er septembre.

Le début d’août marque encore un remaniement dans le commandement. Dès le mois de juin, après la défaite de Lutzk, les armées entre le Pripiat et la Lipa avaient été réunies, comme nous l’avons vu, en un seul groupe placé sous le commandement du général prussien von Linsingen ; en même temps, les chefs des armées particulières dans cette région avaient été remplacés ; le général Puhallo, à la tête de la IIIe armée, par le général von Fath ; et l’archiduc Joseph-Ferdinand, à la tête de la IVe armée, par le général Teroztyansky. Au Sud du groupe Linsingen, l’armée Bœhm-Ermolli et l’armée Bothmer étaient restées sous le commandement de leurs chefs respectifs. Seulement, l’armée Bothmer s’était étendue vers le Sud. Puis entre le Dniester et le Pruth, pour boucher le trou creusé par les Russes, une armée de renfort, sous les ordres du général Kœvess, était venue s’intercaler entre Bothmer et Pflanzer-Baltin. — Le 2 août, tout le front oriental fut mis sous les ordres du feld-maréchal von Hindenburg. C’était la mainmise complète de l’Allemagne sur la direction de la guerre. Il semble que Vienne ait protesté, car, quelques jours plus tard, le commandement d’Hindenburg reçut pour limite Sud la voie ferrée Tarnopol-Lemberg. De ce point à la frontière roumaine, un commandement plus ou moins nominal fut donné à l’archiduc héritier d’Autriche, l’archiduc Charles.

Renforcés et réorganisés, les Austro-Allemands passèrent donc à la contre-attaque au commencement d’août. Sur le Stokhod, c’est le communiqué russe du 1er août au soir qui annonce un retour offensif furieux de l’ennemi sur le front des villages Stobychva et Smoliary, c’est-à-dire sur un front de 8 verstes au Nord de la voie Kovel-Sarny. Le communiqué du 3 annonce d’autres attaques au Sud de la voie, sur le front Galevitchi-Dubniaki. Les Russes ripostèrent par leur gauche (Sud) en attaquant à o kilomètres environ au Sud de Dubniaki le village de Rudka-Mirinskaia. Un combat acharné se livra dans la journée du 3 et la nuit suivante. Le village, pris par les Russes, fut reperdu par eux à trois heures du matin. Ils s’établirent à 5 ou 600 pas dans l’Est, et la situation se stabilisa.

Dans la région de Brody, après la prise de la ville, le général Sakharoff, manœuvrant par sa gauche, essaya d’étendre son succès vers le Sud, et de forcer la résistance de l’ennemi à peu près à mi-chemin entre Brody et Ezcrna, sur le plateau boisé qui fait ligne de partage, et d’où descendent le Bug vers le Nord-Ouest, le Sereth vers le Sud-Est. L’ennemi défendait la ligne formée par un des affluens de tête du Sereth, la Grabeska. Des combats acharnés commencèrent le 4 août, l’ennemi opposant une résistance furieuse. Enfin le 5, les Russes passant sur la rive droite, depuis Peniaki au Nord jusqu’à Zalojtse au Sud, sur un front de 16 verstes, enlevèrent une série de villages, Zvigen. Gnidava, Ratichtche, Tchistopady, Zalojtse. Le 6, le succès fut encore étendu à la droite de Zvigen, à la gauche vers Reniouv. Dans ces trois jours (4-6 août), les Russes avaient pris 166 officiers et 8 415 soldats. Puis la situation se stabilisa sur ce front.

Mais à peine l’offensive de Sakharoff était-elle arrêtée, que Letchitzky, au Sud du Dniester, attaquait à son tour, le 7 août, sur un front de 25 verstes, depuis le Dniester à droite jusqu’au chemin de fer Kolomea-Stanislau, en direction générale de Tysmenitsa, contre Kœvess. La ligne ennemie fut totalement rompue. Par leur droite, les Russes occupèrent Tlumacz ; puis se portant en avant par tout le front, ils arrivèrent à la ligne Nijniov-Bratychov-Nalakhitche-Nadorozna-Krjwotaly-Ottynia. Leur centre était donc sur la Vorona. Poussant en avant, ils atteignirent le 8 à 6 heures du soir, sur la même rivière, la ville, de Tysmenitsa. Talonnant l’ennemi en déroute, ils arrivaient le 9 à 8 verstes dans l’Ouest de Tysmenitsa, à l’importante bifurcation du Khriplin, coupant ainsi toutes les voies ferrées au Sud de Stanislau, et bordant la rive droite de la Bystritsa. Enfin le 10, à 7 h. 45 du soir, l’armée Letchitzky rentrait dans Stanislau. L’ennemi se repliait sous le feu au Nord vers Halicz, à l’Ouest au-delà de la Bystritsa. A l’extrême gauche des Russes, la ville de Nadvorna, complètement débordée, était occupée le 12 août.

Mais en même temps, les autres armées russes passaient à leur tour à l’offensive. Tandis qu’au Sud du Dniester, l’armée Kœvess reculait devant Letchitzky, elle découvrait par le fait même le flanc droit de l’armée Bothmer, qui la prolongeait au Nord du Dniester. Le danger auquel le recul d’une des deux armées exposait l’autre n’avait pas échappé aux critiques allemandes. « C’est une circonstance précieuse dans le combat héroïque que l’armée Bothmer livre pour gagner du temps, écrivait le 6 août le collaborateur militaire de la Gazette de Francfort, que le front austro-hongrois au Sud du Dniester sur la ligne général Est de Tlumacz-Est d’Ottyriia-Molodylow résiste aux tentatives de rupture russes. » Le lendemain cette rupture était faite. Aussitôt, au Nord du Dniester, l’armée Chtcherbatcheff prenait l’offensive contre la droite de Bothmer. Le 8 août,


OFFENSIVE D’AOÛT 1916



elle passait le Koropiec à la hauteur de Velesniov, et occupait les collines entre cette rivière et la Zlota-Lipa, Le 10, l’aile droite, attaquant par Dubenka, arrivait à Monasterjiska, dont la partie Sud était occupée. Le centre poussant jusqu’à la Zlota-Lipa enlevait le village de Lazarovka et arrêtait un retour offensif de l’ennemi un peu plus au Nord, à Zadarov. Enfin, l’aile gauche, traversant la Zlota-Lipa près de son embouchure, atteignait le Dniester au confluent de l’Horojanka, au Sud d’Uscie-Zelenie, où elle entrait le 12. Le même jour, à l’extrême droite, Monasterjiska, déjà attaquée par le Sud, était également débordée par le Nord, et complètement occupée.

La situation, le 11, était donc la suivante : L’aile gauche de l’armée Chtcherbatcheff faisait un front Est-Ouest, face au Nord, long d’environ 15 verstes, depuis Uscie-Zelenie sur l’Horojanka jusqu’à Monasterjiska sur le Koropiec ; ce front coupait la Zlota-Lipa à Kraseiov. — Au Nord de Monasterjiska, des élémens, franchissant le cours moyen du Koropiec, avaient enlevé le 11 les villages de Slobodka-Gorna et de Folvarki. — Plus au Nord, le centre et la droite étaient toujours contenus par la gauche de l’armée Bothmer, demeurée immobile dans la débâcle universelle et tenant toujours sur la Strypa une ligne Burkanow-Kozlov-Pokropvina-Ezerna.

Enfin, l’armée Sakharoff avait elle aussi attaqué aux premières nouvelles de la victoire de Letchitzky. Elle s’engageait par sa gauche, sur le Sereth, arrivant le 10 à la ligne Trostianetz-Nesterovce. — Or l’avance sur Nesterovce débordait complètement par le Nord les positions ennemies de Gliadki, Vorobievka, Cebrov, c’est-à-dire les positions avancées qui couvraient Ezerna. Le communiqué russe du 11 au soir annonçait l’évacuation de ces positions.

Ainsi les onze premiers jours d’août avaient été marqués par de nouveaux et magnifiques succès des trois armées Sakharoff, Chtcherbatcheff et Letchitzky, coordonnant leurs efforts en vue d’une marche générale sur Lemberg, C’est vraiment le point culminant de la campagne. L’armée Sakharoff, maîtresse de Brody, le 28 juillet, avait du 4 au 6 août forcé la ligne de la Graberka, et du 9 au 11 la ligne du Sereth. Elle avait pris, du 4 au 11, 304 officiers, et 16 594 soldats. L’armée Chtcherbatcheff avait forcé successivement le Koropiec et la Zlota-Lipa, et conversant face à droite avait atteint une ligne Monasterjiska-Uscie-Zelenie. Elle avait pris 1 263 officiers et 55 158 soldats. L’armée Letchitzky, au Sud du Dniesler, s’était portée d’Ezernany jusqu’à Stanislau, avançant de plus de 30 verstes, et ayant porté ses avant-postes au-delà de la grande dépression où court tout un réseau de rivières constituant la Bystritsa. Elle avait pris, du 1er au 10 août, 141 officiers et 10 440 soldats.

Jamais les affaires austro-allemandes n’avaient été plus bas. Seule l’armée Bothmer, quoiqu’elle ait dû replier sa droite, restait toujours accrochée par sa gauche à son front primitif. Mais l’avance des Russes la débordait complètement au Nord et au Sud, et le moment était venu où il fallait qu’elle reculât à son tour.

Cette aile gauche, au commencement d’août, commençait au Sereth vers Gliadki, à 16 kilomètres dans le Nord-Nord-Ouest de Tarnopol. Elle s’orientait vers le Sud-Ouest, barrant la Nesterovka à Vorobievka, et le chemin de fer de Lemberg à la hauteur de Tsebrov. Elle atteignait Pokrovina, où elle rencontrait une branche supérieure de la Strypa. La ligne de combat, s’infléchissant alors vers le Sud, suivait la Strypa par Kozlov, et descendait le cours de cette rivière, en utilisant comme points d’appui les villages et les boqueteaux des rives, jusqu’au Nord de Buczacz.

On peut penser que le mouvement de recul de l’armée Bothmer a commencé au plus tard le 11 août ; car la ligne qu’on vient de décrire a été abandonnée par les arrière-gardes le 12. Gliadki, Vorobievka, Tsebrov avec la ville d’Ezerna située à 5 kilomètres en arrière, Pokrovina, Kozlov et toute la ligne de la Strypa avec le bois puissamment organisé de Burkanow tombaient aux mains des Russes. — Un récit daté du 12 octobre, et publié par la Frankfurter Zeitung du 19, confirme que l’ordre de retraite est du 11 août. Les positions de repli sur la Zlota-Lipa auraient été atteintes le 14.

Suivons ce recul de Bothmer, abandonnant le dernier secteur jusqu’alors conservé des positions de l’hiver précédent. L’armée Chtcherbatcheff marche sur ses talons. Le 12, elle atteint par sa droite la ligne Plancza-Plotycza. Là elle passe la Strypa, elle forme le front Slodobe-Uvce. Plus au Sud encore, elle approche par son centre de Podhajce et de Holchocze. — Le 13, Podhajce est enlevé, et dans le Sud-Ouest de cette ville la Zlota-Lipa est atteinte dans la région de Zavalov et de Korjov ; le 14, elle est franchie dans le même secteur, et Tustobaby, à l’Ouest de la rivière, est pris. — A l’extrême gauche de l’armée Chtcherbatcheff, la cavalerie est entrée le 13 à Mariampol.

Le 14 août, la droite Chtcherbatcheff arrive sur la Ceniavka la rivière qui couvre Brzejany, tandis que plus au Nord, la gauche de Sakharoff, qui la prolonge, franchit le Loukh à gué, ayant de l’eau jusqu’à la poitrine. Au Sud de Brzejany, la Zlola-Lipa est franchie par endroits. Mais ce sont les derniers succès. En réalité, Bothmer s’est affermi sur la ligne Ceniavka-Zlota-Lipa. Il a reçu des renforts. Le bulletin russe du 16 annonce que l’ennemi, par ses contre-attaques, fait obstacle au mouvement en avant. Il n’y a plus de progrès qu’à la gauche de l’armée, entre la Zlota-Lipa et le Dniester. Encore l’ennemi oppose-t-il une résistance énergique. Enfin, le 18, - l’état-major russe annonce que « sur la Zlota-Lipa, à l’Ouest de Podhajce, l’ennemi a repris l’offensive avec des forces considérables. » Cette contre-offensive a d’ailleurs échoué. Mais la retraite de Bothmer est finie. Elle a consisté essentiellement en un recul de toute sa ligne de la Strypa sur la Zlota-Lipa (11-16 août). Une fois cette rivière atteinte, la situation se stabilise.


IX

Ainsi, vers le milieu d’août, une fois de plus, les Allemands passaient à la contre-attaque. Et, cette fois, ils la cherchaient en plein centre de la ligne, devant le front de l’armée Bothmer. La situation devenait alors la suivante : Ce général, renforcé, comme on vient de le voir (c’est à l’occasion de l’affaire du 17 août que les contingens turcs sont signalés pour la première fois dans le bulletin allemand), faisait un retour offensif sur la Zlota-Lipa. Pendant ce temps, les Russes faisaient encore des progrès aux deux ailes, d’une part à la droite sur le Stokhod, d’autre part à la gauche dans les Carpathes. Sur le Slokhod, les combats avaient recommencé le 13, au Nord de la voie Kovel-Sarny, vers Stobychva, où l’ennemi avait attaqué les avant-postes de l’armée Kaledine, à l’Ouest du fleuve. Le 18, les Russes avaient à leur tour pris l’offensive à une vingtaine de verstes plus en aval, vers Tchervichtche. Cette ferme, ainsi que le village de Topoly, située un peu en arrière, avait éle enlevée. Enfin, beaucoup plus en aval encore, à 3a verstes environ dans le Nord-Est, vers le cours tout à fait inférieur du Stokhod, une partie des positions ennemies avait été enlevée. Le lendemain 19, les Allemands contre-attaquèrent sur l’un et l’autre point. Les combats durèrent encore le 20. La ferme de Tchervichlche, le village de Topoly, celui-ci plusieurs fois pris et repris, resta aux mains des Russes, avec 1 300 prisonniers, faits dans les journées du 18 et du 19. Puis le combat dégénéra en duel d’artillerie et en escarmouches d’avant-postes.

Les critiques russes n’attachaient pas grande importance à ces combats dans les marécages et les forêts du bas Stokhod. A l’autre aile, les progrès de l’armée Letchitzky dans les Car-pathes avaient au contraire un caractère plus sérieux, puisqu’ils menaçaient directement la Hongrie.

Les avant-gardes de Letchitzky avaient, du 10 au 12 août, atteint la ligne Stanislau-Nadvorna et occupé face au Nord-Ouest la ligne de la Bystritsa, qu’elles ne devaient pas dépasser. Aussitôt, sous la protection de cette ligne de la Bystritsa constituée en flanc-garde, une partie des forces russes fit face à gauche et commença à attaquer, en direction du Sud-Ouest, les passages des Carpathes. Le communiqué du 13 août annonce un progrès sur le haut Pruth, sur le front Jablonica-mont Mogura-Worochta. Le 15 août, Jablonica et Worochta étaient occupés. Les Russes enlevaient même une série de hauteurs en avant du front Worochta-Ardjeluza. En même temps, les Austro-Allemands essayaient en vain de reprendre l’offensive à l’autre extrémité du front des Carpathes, à l’extrémité Sud-Est, au Nord-Ouest de Kirlibaba, dans la région du mont Kapul.

La bataille était ainsi engagée aux deux extrémités du front des Carpathes, les Russes attaquant dans la zone Nord-Ouest, tandis que les Austro-Allemands attaquaient dans la zone Sud-Est. Le 17, les Russes progressent en avant de Jablonica, dans la direction de Korosmezo et en avant d’Ardjeluza. Le 19, en avant de Jablonica, ils sont signalés sur le mont Woronienka, qui borde du côté Sud de la passe, à la hauteur de la frontière. En même temps, une autre colonne russe prend l’offensive, cette fois en plein centre du front, sur le Czeremosz blanc, à la hauteur de Dolkopol. Elle avance en refoulant l’ennemi sur Fereskul, qui est pris le 20, ainsi qu’un autre village de Jablonica, qui est situé à 2 kilomètres environ en avant de Fereskul. Enfin, à l’extrême Ouest, une dernière colonne, avançant de Nadvorna le long de la Bystritsa, arrive le 25 dans la région de Rafailova, dessinant ainsi un mouvement tournant par l’extrême droite.

Ainsi quatre colonnes sont maintenant engagées dans les Carpathes, face au Sud-Ouest, entre la Bystritsa et le Czeremosz blanc, sur un front d’environ 70 kilomètres, et menacent la frontière hongroise. La colonne de droite, quittant la Bystritsa à Rafailova, qui est pris le 29 août, atteint le même jour le mont Pantyr, sur la frontière, et l’occupe. La colonne suivante avance par la grand’route de Jablonica à Korosmezo ; comme la précédente, elle est arrivée à la frontière sur le mont Woronienka. La troisième colonne, avançant d’Ardjeluza, remonte vers les sources du Pruth, en direction du mont Koverla, qui forme la frontière. Une quatrième colonne débouche par la grand’route de la Suczawa et se porte vers la frontière en direction du Tomnatik, où, le 31, les Russes enlevaient toute une série de hauteurs. Enfin, un dernier groupe de forces, à l’extrême gauche, essaie d’atteindre la Bystritsa sur le front Kirlibaba-Dorna-Vatra.


X

Cependant, le 27 août, un nouvel élément était entré en cause. La Roumanie avait déclaré la guerre à l’Autriche-Hongrie et envahi la Transylvanie, où elle ne trouvait devant elle que deux divisions et quelques bataillons de Landsturm. Cette intervention déterminait une reprise d’activité sur toute la ligne russe. Le 31, des combats éclataient en Volhynie sur le front Lokatchi-Svinioukhi ; à la frontière de Galicie, sur le Haut Sereth ; enfin, au voisinage du Dniester, sur le front de l’armée Chtcherbatcheff, en direction de Halicz. Dans ces trois régions et dans les Carpathes, les Russes faisaient prisonniers, dans cette seule journée, 15 501 soldats et 289 officiers.

Les combats continuèrent pendant plusieurs jours avec acharnement. Dans les secteurs de Volhynie et du Haut Sereth, ils n’amenèrent pas de changement, quoique les Russes aient pu annoncer, après les trois premiers jours d’offensive, 4 516 prisonniers, avec 115 officiers. Dans le secteur de Volhynie en particulier, des combats indécis durèrent tout septembre et une partie d’octobre, les Russes ayant en ligne le XLe corps, le IVe Sibérien, la Garde et une division de cosaques d’Oremburg, contre les troupes d’Allemagne de Nord des généraux Marwitz et Litzmann et les régimens hongrois et viennois, du général von Szurmay. — Mais plus au Sud, l’armée Chtcherbatcheff progressa par ses deux ailes dans deux directions très importantes, la droite sur la route de Tarnopol à Lemberg par Brzezany, la gauche dans le secteur de Dniester, devant Halicz.

C’est ce duel de l’armée Chtcherbatcheff contre Bothmer qui forme le dernier épisode de la bataille. Au début de juin, l’armée Bothmer comprenait, comme nous avons dit, une division allemande (la 48e de réserve) et six divisions autrichiennes. Puis elle avait reçu en juillet la 105e division allemande, venue des Balkans, et la 119e venue du front de Riga ; en août la 95e et la 199e, puis la 19e et la 20e divisions turques ; elle reçut encore au milieu de septembre, la 123e division venue du front de l’Aisne, et la 208e, venue de la Somme ; enfin, des élémens de la 1re division de réserve et de la 3e division de la Garde qui, après avoir combattu sur le front oriental, avait fait Verdun au mois de mars. Quant aux divisions autrichiennes de l’armée Bothmer, trois avaient été complètement détruites ; deux avaient été retirées, dont l’une, hongroise, avait été expédiée sur le front de Roumanie ; deux divisions et demie de troupes fraîches avaient remplacé ces pertes ; de telle sorte qu’au milieu de septembre 1916, c’étaient 7 divisions allemandes avec des élémens de deux autres, 3 divisions et demie autrichiennes et 2 divisions turques, qui, sous les ordres du général bavarois, allaient défendre les deux avenues de Lemberg, Brzezany et Halicz.

Entre ces deux points, le front allemand faisait un saillant, qui était tenu par un groupement aux ordres du général von Gerok, vers Zavaloff. C’est sur ce saillant que le général Chtcherbatcheff attaqua le 29 août, contraignant von Gerok à la retraite ; puis la bataille s’étendit à l’aile gauche, en direction d’Halicz. Le 6 septembre, les Russes occupaient le chemin de fer qui court du Nord au Sud à l’Est d’Halicz, reliant cette ville à Iczupol, par Semikovce et Vodniki. Le nombre des prisonniers, autrichiens, allemands et turcs s’élevait à 5 600 et 45 officiers. Halicz était bombardée. Dans la nuit du 7, d’après un récit du Russkoe Slovo, l’ennemi commençait à faire sauter les forts ; le 7, le grand pont du Dniester. Des trains chargés de troupes quittaient la ville sous les obus. Les défenseurs se retranchaient derrière la Gnila-Lipa, entre le cours inférieur de cette rivière et le Dniester, et opposaient là une résistance désespérée. Cependant les renforts arrivèrent, et, le 8, la contre-attaque commença sur la droite des [tusses, dans le secteur de la Naraiovka, le but évident de la manœuvre étant de déborder cette droite et de rejeter les Russes sur le Dniester. Le mouvement réussit du moins à dégager Halicz. Les combats continuèrent avec acharnement sur la Naraiovka. Ils sont encore signalés du 16 au 18, puis le silence se fait.

En direction de Brzezany, l’aile droite de l’armée Chtcherbatcheff franchit le 3 l’affluent de la Zlota-Lipa qui, redoublant ce fleuve, couvre les approches de la ville du côté de l’Est, la Ceniava. Mais c’est seulement le 30 que la grande attaque eut lieu sur la Ceniava et en aval du confluent, sur la Zlota-Lipa que les Russes réussirent à franchir. Après les trois premiers jours, ils annonçaient 4 000 prisonniers. Mais l’ennemi avait eu le temps d’amener des renforts, et là aussi, la bataille se stabilisait. Sur tout le front, les lignes étaient fixées sur les points où elles sont encore maintenant.

Au surplus, les événemens de Roumanie amenaient dans la direction générale de la guerre un changement, qui marque la fin de la grande offensive russe. Après un brillant début, les troupes roumaines subissaient à la fin de septembre la défaite d’Hermannstadt, et les Russes allaient avoir à se préoccuper, non plus de soulager leurs voisins par des opérations en Galicie, mais de les soutenir directement. Au début d’octobre, l’État-major russe publia le compte de ses trophées : 420 000 prisonniers, 2 500 mitrailleuses et engins de tranchée, 600 canons.


La campagne, singulièrement glorieuse pour les armes russes, avait duré quatre mois. Elle a été, on peut l’affirmer, une immense surprise pour l’Allemagne. Celle-ci croyait avoir, un an plus tôt, mis la Russie hors de cause jusqu’à la décision. Après l’offensive de mars 1916, elle avait sans doute été étonné des progrès de nos alliés, mais elle croyait que l’insuccès de cette offensive les dégoûterait d’attaquer de nouveau. Et voici que deux mois plus tard la Russie faisait sur les champs de bataille sa réapparition avec une singulière énergie. Presque tout le fruit de l’immense et coûteux effort de l’été 1915 était perdu. Sans doute, des trois objectifs géographiques de nos alliés, Kovel, Leniberg et Stanislau, le dernier seul avait été atteint. Mais le but de la guerre n’est pas d’occuper des territoires ; il est de détruire la force vive de l’ennemi. Le premier effet de l’offensive de Broussiloff a été sans aucun doute de dégager l’Italie, qui se trouvait depuis le 15 mai dans une situation difficile. Le second a été de bouleverser profondément l’ordre de bataille ennemi. Un coup irrémédiable a été porté aux armées autrichiennes, et pour en effacer l’effet, l’Allemagne qui, au printemps de 1916, n’avait plus qu’une division au Sud du Pripiat, a été contrainte d’y engager des forces considérables. Pour suffire à cette tâche, aggravée encore par l’offensive anglo-française sur la Somme, elle a dû recourir à sa suprême ressource, la formation de divisions nouvelles, au nombre de près d’une trentaine, les unes constituant vraiment une force neuve, les autres n’étant que des dédoublemens de divisions anciennes. Chaque fois qu’on voit l’Allemagne procéder ainsi, on peut tenir pour certain qu’elle fait un grand effort ou pare à un grand danger. Chaque fois, c’est un peu de son capital qu’elle dévore. La campagne de Galicie, à ce compte, a fait une large brèche dans les ressources de l’ennemi, et hâté la conclusion.


HENRY BIDOU.