L’Oeuvre de l’exil - L’Homme qui rit de Victor Hugo

L’Oeuvre de l’exil - L’Homme qui rit de Victor Hugo
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 81 (p. 965-996).
L'OEUVRE DE L'EXIL

1852 - 1869
L’Homme qui rit, par M. Victor Hugo,
4 vol. Librairie Internationale, Paris 1869.

« Exil, tu n’es pas un mal ! » telle est la protestation stoïque, moins convaincante que douloureuse, de bien des philosophes, de plus d’un homme d’état des siècles passés contre la fatalité qui les enchaîna sur la terre étrangère. La Consolation adressée par Sénèque du fond de l’île de Corse à Helvia, sa mère, n’est que le développement de cette pensée. Bolingbroke, chassé par les vicissitudes politiques de cette patrie qui est aujourd’hui l’exil de M. Victor Hugo, ramasse dans un traité toutes les pensées qui peuvent fortifier son âme contre la même douleur. Ces pages, il les écrit précisément dans l’asile hospitalier de la France, d’où le grand poète a été banni par la proscription d’abord, puis par sa propre volonté. Tous les écrits de M. Victor Hugo depuis dix-sept ans, soit qu’ils parlent de son éloignement, ce qui est rare dans un esprit si fièrement trempé, soit qu’ils gardent sur ce point un silence absolu qui est la preuve de sa forte volonté, tous sans exception, à leur manière, dans les pages sérieuses comme dans les jeux de l’imagination, semblent lancer à l’exil un éternel défi. On dirait que la même parole se fait entendre dans les pages datées des séjours successifs de l’écrivain, — de la ville aux pignons flamands et du beffroi de Bruxelles, qu’il paraissait mettre en mouvement pour ébranler l’Europe, de la maison mélancolique de Marine-Terrace dans Jersey, où sa tristesse, retombant sur elle-même, se tournait en indignation éloquente, de la résidence égayée de Hauteville-House dans Guernesey, d’où tant d’œuvres ont pris leur vol du côté de la France. Vers et prose, histoire, romans, témoins irrécusables de l’énergie de l’auteur, ont semblé répéter le cri du stoïcien : « exil, tu n’es pas un mal ! »

Ni Sénèque ni Bolingbroke ne se sont privés volontairement de leur patrie. Auraient-ils écrit leurs deux traités avant leur bannissement ou après leur retour ? Nous ne savons ; mais, s’il est utile de mépriser, de nier au besoin le mal qu’on ne peut empêcher, les stoïciens eux-mêmes conseillent de l’éviter quand cela est permis. L’exil est toujours fatal. Tant qu’il est un supplice, il exalte l’âme et l’agrandit, comme toutes les douleurs ; encore faut-il que cette torture ait une fin. Quand il ne comporte plus le même nom et qu’il devient l’isolement et l’absence, il garde tous ses inconvéniens sans ses douloureux avantages. Oui, l’exil est un mal, et nous le disons avec d’autant plus de conviction que nous en voyons avec plus de chagrin la preuve dans les derniers ouvrages de M. Victor Hugo. De vouloir s’apitoyer plus que lui-même sur des douleurs qu’il cache avec une pudeur digne d’être admirée, nul ne peut avoir cette prétention ; de se constituer juge de ses scrupules politiques, ce serait une inconvenance. Le mal dont nous gémissons et dont gémissent avec nous tous ceux qui prennent au sérieux l’intérêt de notre gloire littéraire ne touche ni aux pensées intimes de l’illustre poète ni à l’honneur de l’homme politique ; il est dans les fautes que l’exil fait tôt ou tard commettre à un écrivain contre sa renommée. M. Victor Hugo est de taille à braver l’adversité, dont les coups ne sont pas d’ailleurs sans compensation, il a seul le droit de mesurer les sacrifices que lui impose sa conscience ; mais comment un poète pourrait-il sans danger se passer si longtemps de l’air natal ? Dante, hors de Florence, trouvait la Toscane ou tout au moins l’Italie. Un célèbre exilé romain a dit :

Rome n’est plus dans Rome, elle est toute où je suis ;

mais Sertorius n’était pas poète, et il prétendait avoir avec lui la république, non la littérature. Oui, l’exil est un mal pour l’écrivain, et ce n’est pas seulement parce que la poésie est une plante qui ne s’acclimate pas sous un ciel étranger. À cette distance, la voix des multitudes est confuse ; les conseils utiles s’arrêtent en chemin ; ceux qui parviennent dépassent la mesure, et ressemblent à des sifflets : ils plaisent comme une note aiguë dans le concert des louanges, ils font partie de la rumeur universelle. Que de motifs pour être trompé I Les événemens, la force des choses, la sympathie du public, sont presque aussi responsables que le poète des erreurs dont celui-ci aura seul le blâme dans la postérité.

Nous croirions trahir le respect et la justice qui sont dus à la grande réputation de M. Victor Hugo, si nous allions prendre l’Homme qui rit pour texte unique et commode à des observations plus ou moins sévères. A quoi bon insister longuement sur des défauts que les lecteurs peuvent aisément remarquer ? Nous servirons mieux l’intérêt du public en montrant à quelle cause il faut attribuer ces taches que tout le monde saura bien voir ; nous servirons celui de la vérité en faisant sur l’œuvre entière de M. Victor Hugo depuis dix-sept ans le discernement des critiques et des éloges que les circonstances obligeaient également de taire ; nous servirons celui de la justice en rappelant à côté du livre qui ne restera sans doute pas les pages qui vivront toujours pour être l’honneur de cet exil. Les lacunes que tous sont contraints de reconnaître dans l’écrivain d’aujourd’hui, nous en montrerons les premiers indices dans le poète d’il y a douze ans. Après avoir constaté dans son talent le renouvellement inattendu qui fut salué par une admiration forcément silencieuse, nous indiquerons une certaine progression dans les défauts sur lesquels, par une juste compensation, la critique dut également garder le silence. Nous ferons avec une respectueuse fermeté cet examen sérieux et purement littéraire, dont le temps est venu, laissant aux lecteurs et au grand écrivain lui-même le soin d’en tirer les conclusions.


I

Le chapitre d’histoire littéraire que nous essayons d’écrire met tout d’abord sous nos yeux un tableau qui ne manque pas de grandeur. Un homme partait pour l’exil, inscrit des premiers sur une liste de proscriptions. Cet homme était un poète célèbre qui avait rempli nos assemblées républicaines du bruit de son nom et de son éloquence ardente. Grand écrivain de l’avis de tous, homme politique contesté jusqu’au jour où il succomba au service de la république vaincue, il avait été par les uns maudit comme un transfuge, par les autres tout à la fois acclamé avec passion et surveillé d’un œil jaloux ; mais en ce moment solennel toutes les âmes indépendantes, amis et ennemis, se confondaient dans un sentiment commun de sympathie à la vue de cette illustre victime qui s’acheminait vers le pays étranger. Que se passa-t-il dans son esprit à l’instant où il parvint à la frontière ? Bien des poètes ont souffert et chanté les douleurs de l’exil ; presque tous, y compris Dante, le plus irrité et le plus amer, en ont parlé avec l’accent accablé de l’élégie. L’auteur des Feuilles d’Automne, qui rappelle quelquefois Corneille, ressemble vaguement à l’un de ses héros quand il souffre. On dirait que les hommes et les choses, l’humanité et la création, sont naturellement convoqués autour de sa douleur.

Il s’arrêta longtemps sur la limite amère ;
Il voyait, de sa course à venir déjà las,
Que dans l’œil des passans il n’était plus, hélas !
Qu’une ombre, et qu’il allait entrer au sourd royaume
Où l’homme qui s’en va flotte et devient fantôme.
Il disait aux ruisseaux : « Retiendrez-vous mon nom,
Ruisseaux ? » Et les ruisseaux coulaient en disant : « Non. »
Il disait aux oiseaux de France : « Je vous quitte,
Doux oiseaux ; je m’en vais aux lieux où l’on meurt vite,
Au noir pays d’exil où le ciel est étroit ;
Vous viendrez, n’est-ce pas, vous nicher dans mon toit ! »
Et les oiseaux fuyaient au fond des brumes grises.
Il disait aux forêts : « M’enverrez-vous vos brises ? »
Les arbres lui faisaient des signes de refus[1].

Ne supposons pas, comme on serait tenté de le faire, que cette souffrance en communication si facile avec la nature puisse être facilement guérie. M. Victor Hugo est tour à tour esclave et maître de son imagination, esclave dans les momens où, simplement artiste, il en est plus possédé qu’il ne la possède, — maître quand elle lui sert à grandir une chose au-dessus de laquelle il ne met rien dans le monde, le rôle du poète. Si cette conjuration idéale de la nature était tout uniment poétique, d’autres ruisseaux, d’autres oiseaux, d’autres forêts, feraient oublier à l’auteur la dureté de cette France, dont les campagnes mêmes, dont les eaux et les bois s’associent à l’inflexible sentence de l’ostracisme. Il n’en est pas ainsi ; croyant sérieusement et en conscience que le poète est pour la nature un interprète inspiré et pour la société un oracle, l’auteur ne berce pas ici sa douleur avec des images, il la tire de la foule des douleurs. Pour nous, la vraie grandeur de ce départ réside dans la souffrance subie pour la cause du droit, dans les pertes de toute sorte dont un grand écrivain était affligé, perte d’objets les plus aimés, parens, amis, tombes arrosées de tant de larmes, chères habitudes de famille, de travail, échos retentissans de tant de triomphes, et par-dessus tout cela cette douce France, à laquelle, malgré ses inconstances, il est si douloureux de s’arracher ! Et le rire de ceux qui triomphent, et la calomnie que peut-être on laisse derrière soi, et les injustices qu’il est impossible de repousser, voilà autant d’épines qui forment une couronne autour du front du proscrit ; voilà pour les honnêtes gens de tous les partis ce qui consacre en quelque sorte la grandeur morale de l’exilé.

Pourtant cette dignité qui entoure la victime n’est pas une auréole qui la transfigure à jamais. Il n’y a d’irrévocable que la mort ; l’exil, et c’est peut-être ce qu’il a de plus cruel, l’exil est placé entre l’oubli, s’il demeure silencieux, et les illusions fatales, s’il est laborieux et actif. L’homme qui vit loin de sa patrie suit son chemin solitaire entre ces deux écueils, n’ayant pour se guider que des voix lointaines qui lui apportent naturellement plus d’encouragemens que de conseils. Tout change en ce monde, la vie et le progrès sont à ce prix ; ni le courage proscrit, ni le pays qui regrette son absence, ne sont affranchis de cette loi. Combien d’occasions de faire fausse route ! Combien peu de chances de se retrouver au même point avec une nation dont on ne partage plus l’existence, dont on ne peut plus connaître les besoins, dont on risque tous les jours de désapprendre le langage !

Il sera malaisé un jour de déterminer dans les œuvres de M. Victor Hugo le moment de la crise, la transition de ses anciennes opinions à ses opinions nouvelles. Comme un canal jeté entre deux cour ans différens a deux pentes opposées dont le point de départ serait facile à saisir sans les écluses, de même les idées sociales et les idées politiques de M. Victor Hugo ont un point de partage que les lecteurs pourraient aisément connaître sans l’intervention de pages demeurées longtemps inédites, dont la date inattendue les trouble et les laisse incertains sur la direction primitive des pensées de l’auteur. Cette difficulté n’existe pas pour l’époque de l’exil, elle se divise assez naturellement en trois périodes. Celle de l’indignation et de la colère, la plus éloquente de beaucoup, remplit l’espace de deux années. À cette fièvre de la vengeance succède une période de sérénité qui touche et intéresse, de fécondité intarissable que l’on admire, tout en regrettant qu’elle soit trop complaisante ; les erreurs et les taches sont couvertes par les victoires de ce vigoureux esprit sur l’énervante solitude. Avec la troisième période commencent les revanches décisives de l’isolement, qui ne pardonne pas dans ces longs duels engagés contre lui, surtout quand le soleil de la vie incline avec la rapidité fatale de la descente vers l’horizon où petits et grands, glorieux et obscurs, nous devons tous disparaître.

L’heure actuelle permet sans doute de parler librement de deux ouvrages que tout le monde a lus, et sur lesquels tous les organes de la publicité ont dû se taire, les Châtimens et Napoléon le Petit. Au moment où ils parurent, il fallait baisser la tête sous la puissance des événemens et garder pour soi les frémissemens généreux auxquels le suffrage universel donnait tort, aussi bien que les consentemens attristés qui auraient paru dictés par la flatterie ou par l’intérêt. Alors les écrits inspirés par une juste colère gardaient toute leur autorité, et il était impossible à la critique de les juger avec impartialité, de séparer le pamphlet de l’œuvre durable. Aujourd’hui nous lisons des histoires du coup d’état, on compte les victimes, on glorifie la mémoire de celles qui sont noblement tombées. Dans les deux camps, les meilleurs esprits ont reçu la leçon des faits. Les uns, obéissant à la fatigue, les autres, mieux inspirés par l’espoir, les plus sages, se rendant à la prudence, ont résolu de se détourner d’un passé sur lequel ceux-ci ne peuvent transiger, ni ceux-là passer ouvertement condamnation. Ils se tournent vers le présent, décidés à ne voir en lui que la France. Dans une telle situation, nous ne saurions prétendre même au mérite de la hardiesse en rendant justice aux belles pages enflammées des deux premières œuvres que le poète envoya de son exil. Ce qu’il nous est permis d’espérer, c’est qu’on verra dans nos appréciations le gage d’un jugement indépendant ; nous ne demandons pas d’autre honneur à l’étude que nous nous sommes proposée.

Ces deux ouvrages marquèrent un progrès dans le talent de l’auteur, sinon dans sa pensée. Depuis quelque temps déjà, ses efforts pour se renouveler étaient visibles. En poésie, beaucoup de bons esprits lui reprochaient d’exagérer sa première manière au lieu de s’en donner une autre. En prose, il semblait délaisser le roman, qui lui avait valu un de ses plus grands succès ; il ambitionnait les triomphes de la tribune. Il voyait là sans doute l’occasion de grandir, de rajeunir sa gloire, toute pleine encore de fraîcheur et de jeunesse ; mais l’épreuve restait douteuse. A la tribune, il n’y a pas d’enfant sublime. « On naît poète, a dit un ancien, on devient orateur. » Les juges désintéressés furent d’avis que le poète n’avait pas assez oublié ses préfaces et ses drames ; d’ailleurs le combat n’avait pas assez duré pour que cet homme politique tout rempli de métaphores et d’effets de style apprît à se servir d’armes nouvelles. Le malheur et l’exil furent plus puissans que le travail et les combats de la parole ; ils firent sortir de l’âme de M. Victor Hugo des flots inattendus de poésie et d’éloquence.

Disons-le sur-le-champ, Napoléon le Petit ne mérite pas d’être mis au rang des Châtimens. Ce n’est pas à cause des invectives et des violences que nous parlons ainsi : de ce côté, les deux ouvrages n’ont rien à s’envier l’un à l’autre, et même il y a plus de furieuses vengeances dans le second ; l’exil, on le sent, y est plus définitif, la défaite plus entière et plus irrémédiable. Le premier est daté du continent, presque de la frontière de France ; il combat pour ainsi dive face à face. En le lisant, on peut croire à un duel, il est même trop visible que c’est un duel. Le second a jailli dans les tortures de la passion vaincue, dans les révoltes du sentiment de la justice violée ; il a pris naissance dans une prison de rochers avec la mer pour éternelle barrière. Cependant les Châtimens, sauf la mesure qu’il est utile partout de conserver, sont ce qu’ils devaient être ; il n’en est pas de même de Napoléon le Petit. Certes l’éloquence n’y fait pas défaut ; les récits y sont rapides, animés ; les réflexions qui les coupent périodiquement ont le rare bonheur de ne pas les faire languir. Il y a de bien beaux traits çà et là, par exemple cette petite lumière obscure sur laquelle l’ouragan tout entier peut souiller sans l’éteindre, cette faible lampe qui malgré tous les vents monte droite et pure vers le ciel : c’est la conscience, et son rayon éclaire dans la nuit de l’exil le papier sur lequel écrit l’auteur. Voilà des beautés ; mais, comme le livre tout entier, elles servent mieux la réputation du poète que la cause de l’homme politique. S’il se fût agi de se poser devant la France et devant l’Europe comme l’ennemi le plus déclaré du prince-président, le livre serait un chef-d’œuvre. Si la question eût été de se mettre à la tête des ennemis du second empire, quoiqu’on eût vanté en toute occasion le premier, le titre serait excellent. Qui n’a pas cité à l’occasion de cette inconséquence au moins apparente le vers si connu,

Napoléon, soleil dont je suis le Memnon ?


On répétait moins souvent, mais elle n’était pas moins significative, la strophe suivante :

Armé d’une lyre,
Plein d’hymnes irrités ardens à s’épancher,
Je garde le trésor des gloires de l’empire ;
Je n’ai jamais souffert qu’on osât y toucher[2].


Enfin, s’il importait de déclarer la guerre pour son propre compte et d’affranchir sa conduite du reproche de contradiction, la conception du livre était à peu près irréprochable. Il y a bien des manières légitimes d’aimer le premier empire et de combattre le second, comme il y en a de ne pas désespérer du second, quoiqu’on maudisse le premier. D’autre part, s’il y avait une cause patriotique, humaine à défendre, M. Victor Hugo avait-il pris le bon moyen, et sa pensée, sa méthode, ses conclusions, tout cela n’était-il pas trop personnel ? Nous tenons à faire observer ici que notre discussion n’est en aucune façon politique : le premier considérant de tout jugement littéraire ne doit-il pas dire si l’auteur a fait ce qu’il s’était proposé ? Nous apprécions Napoléon le Petit comme si c’était une œuvre éloignée de nous par les siècles, une philippique de Démosthène par exemple. Démosthène, à la place de M. Victor Hugo, aurait concentré l’attaque contre Philippe, il n’aurait point déchaîné son éloquence contre la magistrature, l’armée, l’église, les fonctionnaires, la bourgeoisie et tout le monde. Il aurait banni sévèrement de son œuvre la fantaisie ; il eût craint surtout de paraître par momens s’amuser de son sujet, et songer plutôt à son esprit qu’à une question de vie ou de mort pour la patrie. Démosthène était homme d’état. Napoléon le Petit n’en fut pas moins une assez belle revanche pour l’orateur, et M. Victor Hugo banni trouva un auditoire ému et même sympathique dans ces Français qui venaient de répondre au coup d’état par plus de 7 millions de votes affirmatifs, dans ces Français oui oui, que son livre régalait d’une plaisanterie d’un goût douteux à leur adresse.

La fortune du second empire a voulu que la muse de M. Victor Hugo fût outre mesure passionnée et injurieuse. Imaginez en effet quel spectacle et quelle leçon eût offerts à la postérité, à côté du pouvoir rétabli par un coup d’état, une protestation noblement énergique, puissante et calme ! L’âme humaine aime ces contrastes des nécessités fatales qu’elle subit et des revendications de la justice, qu’on n’étouffe jamais entièrement ; mais le langage de la justice ne doit pas ressembler à celui de la violence qu’elle est destinée à combattre. Il y a dans les Châtimens un vers odieux, un vers coupable, qui fait l’effet de la tache de sang de lady Macbeth, et que les deux ou trois contre-parties ajoutées plus tard, tout éloquentes qu’elles soient, ne parviennent point à effacer. Otez ce vers, qu’il faut attribuer à la manière théâtrale, non au caractère de l’auteur ; supprimez les grossièretés, les trivialités qui déparent ce recueil : la satire ne perdra rien de sa force, la vengeance poétique rien de sa sombre beauté, les Châtimens demeureront un des plus admirables recueils qu’ait publiés le poète. Pour cette fois, il s’est rajeuni ; il a conquis un genre nouveau ; aucun de ses écrits antérieurs n’autorisait à attendre une telle œuvre, une œuvre de courroux sortie d’une plume qui n’avait jamais parlé que d’amour et de sympathie exubérante. Idées, expressions, langue, versification, presque tout a marché de front vers un idéal que jusque-là M. Victor Hugo n’avait pas entrevu. Sauf quelques taches peu nombreuses et qui se multiplieront dans les recueils suivans, en écartant, bien entendu, les notes criardes et les détails furieux dont nous avons parlé, ce livre est une date importante dans la vie littéraire de l’auteur. Nous ne disons pas qu’il faut se hâter de lui faire accueil ni le proclamer comme modèle, n’étant ni juge en cette matière, ni intéressé dans la question ; mais nous nous efforçons de parler comme on le fera plus tard, bientôt peut-être, dans la persuasion où nous sommes que nous remuons des cendres refroidies. Décidés à être sincère sur les lacunes des dernières œuvres de l’exil, nous devons rendre un libre et juste témoignage à la supériorité des premières.

On pardonne beaucoup aux vers, et les défauts de l’historien ou de l’orateur deviennent souvent les qualités du poète. Libre à lui de se faire le centre de son livre, si le livre n’est pas un acte public, s’il s’adresse à des lecteurs qui s’intéressent à sa personne et qui partagent son émotion. Que M. Victor Hugo dans les Châtimens soit l’esprit vengeur qui passe sur les plaines, sur les monts, sur les mers, chassant les démons devant lui, qu’il soit le belluaire retroussant sa manche pour dompter les lions et les tigres, qu’il agite la torche qui flamboie dans la nuit des peuples, toute cette personnalité, tout cet orgueil même est permis à la satire compliquée de lyrisme, à Juvénal empruntant les images de Pindare. Ce rare poète enfermé dans son île, surtout dans ces premières années où l’exil n’était pas volontaire, où la blessure était toute saignante et empoisonnée par la perte des espérances d’abord conçues, savez-vous que c’est un tableau unique dans l’histoire des lettres !… Un ennemi politique pourrait seul refuser ses larmes à cette situation d’autant plus poignante que celui qui la souffre menace et ne veut pas pleurer. Une pièce d’une grande originalité, qui a pour titre Floréal, certainement la moins étudiée du recueil, nous le montre oubliant un instant la Fiance, le passé, ses ennemis, au milieu du renouvellement de la nature, quand soudain le souvenir douloureux se réveille ; il crie, il maudit, il ne veut plus rien voir, rien entendre, de cette nature qui lui faisait signe et l’appelait tout à l’heure. On croit voir le lion faire le tour de sa cage, on croit l’entendre rugir.

L’orateur avait tort d’insister sur la distinction d’un grand et d’un petit Napoléon, de ne pas voir à quel point ils sont solidaires. Il s’exposait encore à cette réponse bien simple : « s’il en faut un, nous aimons mieux qu’il ne soit pas trop grand. » On n’exige pas du poète une logique si rigoureuse il peut rapprocher l’oncle du neveu, grandir démesurément le premier afin d’écraser le second, refaire une sombre épopée du premier empire, peindre les grandes déroutes, évoquer les carnages de Waterloo, clouer un autre Prométhée sur le rocher de Sainte-Hélène, et montrer dans ces désastres mêmes la part de la gloire plus forte encore que celle du châtiment, afin que la vraie punition du grand homme ne soit autre que son successeur. C’est ce qu’il a fait dans la remarquable pièce d’Expiation. Les esprits réfléchis ne manqueront pas de réclamer contre le peu de solidité de cette idée, et de faire observer qu’il y a dans ce supplice d’espèce bien nouvelle une compensation qui n’est point à dédaigner pour un oncle, celle de voir le trône occupé par son neveu. Ils reconnaîtront tout ce que la pièce contient de désagréable pour l’empereur ; mais ils demanderont quel tort sérieux cela peut faire à l’empire. Ainsi M. Victor Hugo, tour à tour captif de son imagination ou gêné par ses souvenirs, offre partout cette contradiction d’attaquer violemment la personne et d’adorer secrètement le nom : il ne voit pas que c’est le nom qui fait la force de la personne ; mais qu’importe qu’un poète se contredise ? Des pages resplendissantes de beaux vers ne font-elles pas tout passer ?

Il est douteux que l’historien fût bien persuasif pour ceux qui lisaient vers la fin de Napoléon le Petit le chapitre du « progrès dans le coup d’état. » On lui savait gré de ne pas désespérer de ce siècle, quoiqu’il fût victime de ses révolutions, de le reconnaître pour le plus doux des siècles, quoiqu’il n’eût pas à se louer de sa douceur ; mais la raison des lecteurs avait peine à se convaincre que le coup d’état était une toile peinte, que le plébiscite était une illusion, que la constitution nouvelle, que le pouvoir décennal, que le sénat, que le corps législatif, n’existaient pas. Voyez maintenant toute cette philosophie du côté idéal ; dites-vous que l’homme politique, l’historien, l’orateur qui a mis toutes ces choses en prose brillante n’est pas un homme politique, n’est pas un historien, n’est pas un orateur, mais qu’il est poète partout ; rendez à ses pensées la forme qui leur convient, supposez-les en vers, et vous avez l’une des veines les plus brillantes des Châtimens. Sauf quelques détails dont le goût le moins scrupuleux ne peut que gémir, la pièce de la Force des choses fait le plus grand honneur à M. Victor Hugo. Nous avons beau faire, la nature profonde et calme, quand nous souffrons, nous irrite ; l’insolent sourire de son indifférence met le comble à nos peines : c’est par là que nous commençons à douter de la providence de Dieu. Qu’est-ce donc quand le mal physique ou moral s’étend à un grand nombre, quand ce sont des nations qui sont atteintes par les fléaux divins et des multitudes qui souffrent dans leur conscience ! Alors ce sont non plus des individus, mais des peuples qui lèvent leur front vers le ciel, et demandent à Dieu s’il les abandonne. Jamais les questions de providence et de gouvernement du monde ne sont plus ardemment débattues qu’à la suite des révolutions. Jamais aussi ces formidables problèmes ne reçoivent des solutions plus audacieuses. Tandis que les ans imposent silence à leur cœur en le déchirant, et demandent la paix à je ne sais quel morne stoïcisme qui nie Dieu, les autres, se réfugiant dans un stoïcisme contraire, nient le mal dont ils souffrent, et prétendent lire les desseins de Dieu dans la révolution même qui les a bouleversés. M. Victor Hugo est le Joseph de Maistre de la république exilée, mais un de Maistre plus orageux, reproduisant dans le flux et le reflux de ses vers l’éternelle agitation de l’océan mugissant autour de lui. De Maistre, qui a aussi ses foudres et ses tempêtes, les voit de haut, les domine, comme il dominait des sommets de Lausanne le lac Léman, quelquefois irrité, le plus souvent paisible et limpide. L’idée de la Providence est partout dans les œuvres de M. Victor Hugo depuis son exil. Elle y apparaissait déjà depuis quelques années, mais comme une pensée de la vie intime, à propos du premier coup irrémédiable dont son cœur fut navré, la mort de sa fille, Mme Léopoldine Vacquerie. Il passait ainsi par la première initiation au dogme redoutable et profond, l’initiation de la douleur privée. C’est ce qu’il exprime dans une partie des Contemplations. La seconde initiation par la douleur publique, celle de l’exil, la plus constante, on le sent, sinon la plus pénible, lui a dicté un grand nombre des pages qu’il a écrites depuis dix-sept ans. Le rôle qu’il s’est donné parmi les proscrits sera diversement jugé ; mais les paroles qu’il adresse aux bannis pour soutenir leur foi n’en offrent pas le côté le moins curieux ni le moins intéressant. Les plus éloquentes qu’il ait trouvées sur ce texte sont celles de la Force des choses dans les Châtimens. Tout émues encore et tout enfiévrées par la récente blessure, elles n’affectent pas le ton de l’oracle ; la sincérité de la passion les rend également touchantes pour les simples témoins de cette grande affliction et pour les compagnons d’infortune au-dessus desquels cette fois le poète ne prétend pas s’élever.

De toutes les veines poétiques dont il a été question, M. Victor Hugo a tiré des pages éclatantes ; mais cette politique et cette philosophie demandent des cadres ambitieux : nous avouons notre préférence pour les pièces plus courtes et d’un seul jet, telles que Ultima verba, la chanson qui a pour refrain : « on ne peut pas vivre sans pain, » les strophes qui commencent par ces mots : « puisque le juste est dans l’abîme, » et, comme nous n’avons rien cité de ce recueil capital de la seconde époque de M. Victor Hugo, terminons par quelques vers de cette dernière pièce.

Puisque toute âme est affaiblie,
Puisqu’on rampe, puisqu’on oublie
Le vrai, le pur, le grand, le beau,
Les yeux indignés de l’histoire,
L’honneur, la loi, le droit, la gloire,
Et ceux qui sont dans le tombeau ;

Je t’aime, exil ! douleur, je t’aime !
Tristesse, sois mon diadème.

Je t’aime, altière pauvreté !
J’aime ma porte aux vents battue ;
J’aime le deuil, grave statue,
Qui vient s’asseoir à mon côté.

J’aime le malheur qui m’éprouve,
Et cette ombre où je vous retrouve,
O vous à qui mon cœur sourit,
Dignité, foi, vertu voilée,
Toi, liberté, flore exilée,
Et toi, dévoûment, grand proscrit !

J’aime cette lie solitaire,
Jersey, que la libre Angleterre
Couvre de son vieux pavillon.
L’eau noire, par momens accrue,
Le navire, errante charrue,
Le flot, mystérieux sillon.

J’aime ta mouette, ô mer profonde,
Qui secoue en perles ton onde
Sur son aile aux fauves couleurs,
Plonge dans les lames géantes,
Et sort de ces gueules béantes
Comme l’âme sort des douleurs !

J’aime la roche solennelle
D’où j’entends la plainte éternelle,
Sans trêve comme le remords,
Toujours renaissant dans les ombres
Des vagues sur les écueils sombres,
Des mères sur leurs enfans morts !

Ne remarquez-vous pas ici la part toute nouvelle que le poète fait à la nature ? La mouette sortant du flot lui parle de son âme secouant ses douleurs ; les plaintes de la vague sur recueil et de la mère sur son fils font partie du même concert de gémissemens. Désormais il va engager avec la nature un dialogue continu ; observons du moins que le point de départ est sobre, et que la douleur vraie sait s’arrêter sur cette pente glissante de l’imagination.

Personnalité puissante dont une juste colère est l’excuse, souvenirs du premier empire mêlés à l’anathème sur le second, révoltes momentanées, retours confians vers la Providence, correspondance intime entre l’âme du poète et celle de la nature, voilà les sources d’où les Châtimens ont jailli. Nous croyons que depuis ce temps M. Victor Hugo les a fouillées de plus en plus, et qu’il n’en a pas découvert une nouvelle. Là sont les origines de toutes les beautés qui enrichissent et parfois aussi de tous les défauts qui déparent ses écrits subséquens. C’est donc par là que devait commencer notre étude des œuvres de l’exil, et il eût été pénible qu’après dix-sept ans, et pour des scrupules exagérés, le moment ne parût pas encore venu d’examiner les deux premières et de porter sur toutes un jugement littéraire.


II

L’amour, entendu au sens le plus général et le plus élevé, est l’idée dominante de toutes les poésies de M. Victor Hugo avant l’exil.

Cette loi sainte, il faut s’y conformer,
Et la voici, toute âme y peut atteindre :
Ne rien haïr, mon enfant, tout aimer,
Ou tout plaindre[3] !

D’autres ont pu remplir leurs écrits de ce sentiment sans en faire un précepte et une loi qu’ils proclamaient. L’auteur des Feuilles d’Automne s’était d’avance imposé le devoir d’une charité universelle qui s’est trouvée au-dessus des forces humaines. C’est le cri de la nature qui s’est fait passage sans réserve, avec fureur, dans ses écrits de 1852 et de 1853. Il y avait désormais solution de continuité entre les deux moitiés de sa vie. Dante, qui de même avant son exil n’a probablement chanté que l’amour, a montré ensuite ce que dans un cœur qui ne demande qu’à aimer il peut y avoir de trésors de colère. Dante, cependant a fait une grande œuvre dans laquelle ses haines ne sont que l’épisode, et c’est peut-être pour cela que l’exil n’a pas nui au développement successif de son génie. M. Victor Hugo a répandu en une fois sa généreuse bile de poète et de citoyen : que pouvait-il faire ensuite ? Reprendre la lutte où il l’avait laissée et continuer la série des malédictions dithyrambiques, il n’y fallait pas songer ; outre qu’il se privait ainsi des communications avec sa patrie, toute fièvre finit par l’effet même de sa violence, et le paroxysme ne peut durer. Revenir sur ses pas, faire succéder la douce pastorale à l’ïambe meurtrier, et après avoir été lion redevenir agneau, recommencer la célèbre Prière pour tous, rapprendre le secret perdu de ne haïr personne, plaindre comme autrefois les peuples à cause des rois et les rois à cause des peuples, c’était renoncer à être pris au sérieux et faire révoquer en doute sa mansuétude comme sa colère. Il fallait désormais ou dire moins, ou se contredire, ou ne plus rien dire. A moins que notre jugement ne nous trompe, la situation était fatale, et l’exil commençait déjà d’exercer sa sinistre influence. M. Victor Hugo dut la subir, et, si nous sommes étonné de quelque chose, ce n’est pas d’une popularité chèrement acquise, c’est plutôt qu’il ait mérité à ce point de la conserver. Durant les huit ou dix années qui forment ce que nous, appelons-la deuxième période de l’exil, M. Victor Hugo a repris quelques-uns de ses thèmes favoris d’autrefois : il a surtout développé les élémens nouveaux de ses Châtimens, adoucissant son amertume, ou bien étendant parfois outre mesure sa pensée. En d’autres termes, il a vécu sur le fonds que lui apporta pour ainsi dire l’année climatérique de sa fortune. Ses deux recueils de poésies, les Contemplations et la Légende des siècles, qui continuent sa philosophie, le roman des Misérables, qui renoue non sans effort la chaîne de ses idées d’avant et d’après. 1848 sur la société, voilà l’œuvre de cette période.

Dans les Contemplations, les anathèmes sur le second empire ont disparu pour faire place à la détresse de l’homme qui a va sa tâche brusquement terminée, du poète dont les belles heures ont fui.

Ne verrai-je plus rien de tout ce que j’aimais ?
Au dedans de moi, le soir tombe.
O terre dont la brume efface les sommets,
Suis-je le spectre, et toi la tombe ?
Ai-je donc vidé tout, vie, amour, joie, espoir ?
J’attends, je demande, j’implore ;
Je penche tour à tour mes urnes pour avoir
De chacune une goutte encore[4].


Voilà des strophes qu’il écrivait le jour anniversaire de son arrivée à Jersey. Comme cette dernière image si juste s’applique tristement et à l’homme qui est contraint de se nourrir des restes de ses anciennes joies et au poète que l’exil réduit à revenir sur ses anciennes traces ! La personnalité du poète luttant avec un dictateur et un chef d’empire était plus brillante, mais combien elle est plus touchante celle du père pleurant toujours, après dix ans et malgré l’éloignement qui le sépare de la tombe de son enfant ! Une douleur vraie est plus puissante pour rendre une page immortelle que tout l’orgueil de la grandeur humaine, et qui sait ? peut-être les éloquentes protestations de l’écrivain auront-elles plus tard des lecteurs, peut-être parviendront-elles à la postérité, grâce aux pathétiques sanglots qu’il adresse de l’autre côté de la mer à « la douce endormie. » Il n’y a pas dans tout ce recueil une pièce qui puisse entrer en comparaison avec la dédicace à celle qui est restée en France. La pièce est trop longue, je le sais ; mais ce défaut même est racheté jusqu’à un certain point par un mérite. La philosophie étrange et visionnaire qui vers la fui en obscurcit le pur éclat, comme elle gâte tant d’écrits récens de M. Hugo, se trouve, par le voisinage d’un sentiment si profond, défendue contre le reproche d’affectation. Au moment même où l’on verse des larmes brûlantes, on ne songe pas à se plaire à soi-même par des grimaces. Ramassez toutes les tristesses des Contemplations et toutes les colères des Châtimens ; elles ne valent peut-être pas ces simples vers :

Oui, jadis, quand cette heure en deuil qui me réclame
Tintait dans le ciel triste et dans mon cœur saignant,
Rieuse me retenait, et j’allais. Maintenant,
Hélas !… O fleuve ! ô bois ! vallons dont je suis l’hôte,
Elle sait, n’est-ce pas ? que ce n’est pas ma faute
Si depuis ces quatre ans, pauvre cœur sans flambeau,
Je ne suis pas allé prier sur son tombeau !…
Ainsi ce noir chemin que je faisais, ce marbre
Que je contemplais, pâle, adossé contre un arbre,
Ce tombeau sur lequel mes pieds pouvaient marcher,
La nuit que je voyais lentement approcher,
Ces ifs, ce crépuscule avec ce cimetière,
Ces sanglots qui du moins tombaient sur cette pierre,
O mon Dieu, tout cela c’était donc du bonheur[5] !

Cette offrande de larmes qu’il envoyait de loin à une chère sépulture le grandissait plus que bien des pages vengeresses. La patrie elle-même s’associait à son deuil. Cependant, nous l’avons dit, la personnalité du poète avait fait en avant des pas qui permettent difficilement de reculer. Après avoir été l’ange exterminateur, il a voulu tout au moins, et pour ne pas trop déroger, prendre l’accent d’un saint Jean nouveau, tantôt le précurseur, tantôt l’évangéliste. M. Hugo a-t-il pensé qu’il restait assez de foi dans le cœur des hommes de notre temps pour en avoir au service de révélations nouvelles ? La réflexion ne permet pas de juger si mal le bon sens d’un grand poète. N’étant pas de ceux qui triomphent des occasions de saisir un ridicule, nous sommes persuadé que le pontificat poétique de M. Victor Hugo est une métaphore, et sa prophétie une fantaisie de lyrisme. Ce qui nous confirme dans cette opinion, c’est qu’il a toujours entendu l’essor lyrique comme un accès de ferveur dans une religion de convention.

Peuples, écoutez le poète !
Écoutez le rêveur sacré !
Dans votre nuit sans lui complète,
Lui seul a le front éclairé !

Ainsi commençait son recueil les Rayons et les Ombres en 1839. Il peut bien dire aujourd’hui : « Écoutez, je suis Jean ! » comme autrefois on disait : « J’ai pratiqué de nouveaux sentiers sur le Parnasse, » ou bien : « Phébus vous parle par ma voix ! » Ces allégories ne tirent point à conséquence ; il y aurait trop de candeur à les prendre au sérieux. Cependant il faut une limite même à la métaphore, et l’exaltation d’un culte dont on est l’oracle peut ressembler à la glorification de soi-même. Le bruit n’est pas toujours une acclamation, et de loin il est facile de s’y tromper. Celui qui a écrit ces deux vers :

J’ai recueilli souvent, passant dans les nuées,
L’applaudissement fauve et sombre des huées,

trahit un mépris exagéré de la raillerie. C’est manquer d’un vrai respect ou d’une sympathie réelle pour sa personne que de ne pas l’en avertir. La dérision peut avoir tort ; cependant il n’y a pas de sublime qui tienne à la longue contre le rire.


Après une exagération plus ou moins sérieuse de la personnalité, ce qui est le plus notable dans les Contemplations, c’est la philosophie du poète, et cet élément était aussi dans les Châtimens. Jusqu’à ce dernier recueil, la poésie lyrique de M. Victor Hugo était (l’observation en a été faite avec beaucoup de justesse) toute pleine de soleil et de rayons. Cela n’est plus vrai depuis les Châtimens. Les pièces mêmes qu’il a consacrées avant son exil au souvenir de sa fille sont empreintes déjà de cette philosophie sombre qu’il s’est faite dans sa solitude. C’est toute une doctrine de poète sur la nature et sur la vie. On l’a prise en plaisanterie ; on s’est égayé sur les rimes perpétuelles d’ombre et de sombre, et l’on s’est occupé davantage de l’excès de personnalité comme d’une chose plus réelle. Par un procédé contraire, nous prendrions plus légèrement un peu d’orgueil dont on peut n’être pas dupe, et plus sérieusement une philosophie dont la douleur paternelle atteste la sincérité. Un mot la contient tout entière, c’est l’ombre. L’ombre est misérable, elle est abhorrée ; les morts s’en vont dans l’ombre ; elle enveloppe les malheureux ; l’auteur, en son exil, habite dans l’ombre. Cependant elle n’est pas purement mauvaise ; les penseurs boivent de l’ombre, les poètes inspirés sont ivres d’ombre. Comment expliquer cette énigme ? est-ce tout simplement une rime, moins qu’une rime, une cheville ? Qu’est-ce donc que l’ombre ? Après avoir lu les centaines, les milliers de vers où il en est question, il n’est guère permis de douter qu’elle soit tantôt le mal, tantôt le mélange du bien et du mal, d’autres fois la vie future dans laquelle se fera le discernement du bien et du mal. Ceux qui s’en vont dans l’ombre passent de ce monde dans l’autre ; ceux qui habitent en elle sont les hommes qui souffrent ; ceux qui s’enivrent d’elle sont les philosophes absorbés dans le problème des deux principes du bien et du mal. Cette philosophie est comme le manichéisme d’un poète que les ténèbres obsèdent pour le punir en quelque sorte d’avoir trop aimé le soleil. On dirait que M. Victor Hugo, reculant à son insu jusqu’à Zoroastre, s’est fait une doctrine à son usage. Elle a un caractère tout primitif, et il ne faut pas s’en étonner : le génie de l’écrivain a toujours eu quelque chose d’inculte et de fauve ; un goût secret de barbarie s’est trahi de bonne heure dans ses raffinemens. Cette philosophie de l’ombre rappelle les terreurs de ces hommes des premiers temps du monde qui, voyant tomber la nuit, appelaient à grands cris le soleil, et le cherchaient effarés par les campagnes, errans et désespérés au sein des ténèbres. Il voit le combat du bien et du mal sous la forme d’une lutte éternelle entre la lumière et l’obscurité. Il se débat entre l’une et l’autre comme son Gilliatt des Travailleurs de la mer entre la nuit, qui conspire avec les élémens pour le perdre, et le soleil levant, qui le retrouve épuisé, anéanti sur son rocher, et lui rend le courage. Cette ombre métaphysique apparaît pour la première fois dans les Châtimens :

Femme, qui pleures-tu ? — L’absent.
— Où s’en est-il allé ? — Dans l’ombre.


Nous venons de relire les Rayons et les Ombres pour nous assurer qu’il n’y en a pas même une trace. Voilà sa théorie sur la part de la fatalité et de la Providence dans ce monde. Ce système, qui n’est qu’une image, s’est emparé de son esprit du jour où il a mis le pied hors de France. Que l’on mesure maintenant la distance entre le simple mot des Châtimens et la longue apocalypse qui dans les Contemplations a pour titre : Ce que dit la bouche d’ombre, et l’on verra le chemin qu’a pu faire une idée dans les ténèbres compliquées de l’exil et de la solitude sur un rocher de l’Océan.

Ce que nous avons dit de la personnalité et de la philosophie répandues dans les Contemplations, n’avons-nous pas lieu de le dire de la mystérieuse intimité du poète avec la nature ? Elle semble dater encore des Châtimens et du jour où a commencé la solitude. Cependant on pourrait penser le contraire, si l’on s’en rapportait à certaines pièces comme celle qui commence par ces vers :

Oui, je suis le rêveur ; je suis le camarade
Des petites fleurs d’or du mur qui se dégrade,
Et l’interlocuteur des arbres et du vent.
Tout cela me connaît, voyez-vous. J’ai souvent,
En mai, quand de parfums les branches sont gonflées,
Des conversations avec les giroflées.


Parlant à la fin du papillon folâtre, elle se termine par ces mots :

Et si la fleur se veut cacher dans le gazon,
Il lui dit : « Es-tu bête ! il est de la maison[6]. »


De ce morceau et de ceux du même genre auxquels il attribue une date antérieure à 1840, où parurent les Rayons et les Ombres, il semblerait résulter que M. Victor Hugo n’a pas attendu ses derniers recueils pour nouer des relations intimes et confidentielles avec la nature. Soit, il est entendu que dès 1835, par exemple, les papillons ne se gênaient en rien pour lui, et que ses mouvemens ne faisaient pas envoler une mouche. Ne chicanons pas un grand poète pour de petits caprices : nous voulons bien que dès cette époque il ait cru à la métempsycose, qu’il ait été un peu Sylvain et charmeur d’oiseaux sans en faire part à personne. Les songes pythagoriciens d’Ennius ne l’ont pas empêché d’être le poète par excellence des vieux Romains. Celui-ci croyait être Homère ressuscité ; sur la pente où il s’est placé, nous ne voyons pas ce qui empêcherait l’auteur des Contemplations de se prendre pour Orphée revenu sur la terre afin de se faire entendre des rochers et des arbres. On ne peut plus distinguer en effet ce qu’il croit de ce qu’il imagine. Ces pierres dont il plaint le triste sort sont-elles bien Tibère ou Borgia[7] ? Il invoque pour elles la miséricorde divine. Est-ce un dérèglement d’imagination, est-ce un mysticisme nouveau ? Ces excès d’une simple figure poétique, l’allégorie, nous sembleraient avoir la même source douloureuse que la philosophie de l’ombre, l’isolement ; mais, puisque M. Victor Hugo leur donne une date bien antérieure, l’auteur, en les gardant de longues années en portefeuille, avait mieux entendu les intérêts de sa gloire.

Est-ce à dire que les Contemplations ne soient autre chose que les Châtimens tantôt amoindris, tantôt exagérés et délayés ? Telle n’est pas notre pensée. Outre les nombreuses poésies sur la mort de Mme Léopoldine Vacquerie, dont l’écrivain aurait pu faire un recueil à part, une couronne de précieuses immortelles, un pieux in memoriam consacré par une éloquence de douleur incomparable, outre certaines pièces charmantes comme le Revenant, admirables comme Melancholia, qui sont de l’époque précédente, il a des élans de l’âme, des cris du cœur où passion, rôle convenu, il a tout oublié. Ses soixante-dix vers ayant pour titre, Croyons, mais pas en nous, sont dignes des plus beaux temps du poète.

Insister longuement sur la Légende des siècles serait inutile. En mettant ce recueil au-dessous du précédent, le public a bien jugé. Avec moins de variété, il a plus de défauts, plus de marques évidentes de la nouvelle manière. Le fond des idées n’a pas changé, même philosophie, même naturalisme mystique. La personnalité, il est vrai, est absente, à moins qu’elle ne perce dans quelques figures de barons justiciers, de chevaliers errans des « petites épopées. » Point de haine ni de colère, si ce n’est contre des rois, des empereurs, des seigneurs et des cardinaux qui n’en peuvent mais, la plupart d’invention et d’époques très, reculées. La réalité n’y gagne pas : le moyen de se passionner pour ou contre un roi Ratbert, un sultan Zim-Zizimi, un baron Madruce ? Ces épopées détachées pouvaient être une heureuse tentative et ouvrir au poète une veine nouvelle ; celle d’Aymerillot, par exemple, en fournit la preuve. Le résultat obtenu par M. Victor Hugo, s’il n’a pas tourné entièrement à son bénéfice, ne conclut pas contre l’essai qu’il a voulu faire. Il fallait bien raconter, c’est-à-dire ne pas s’arrêter en chemin, ne pas décrire, ne pas énumérer, ne pas disserter. L’écrivain est si riche de souvenirs, si rempli de lectures, qu’il ne choisit pas, il accumule ; il ne s’arrête pas à ce qui est bon, il aime le rare ; il néglige ce que les autres lisent, il fait ses délices de ce que personne n’a lu ; il ne veut pas plaire, il veut étonner ; Son savoir étouffe son talent. Ah ! si l’esprit comme le cœur de l’homme pouvait oublier quelque chose, quel admirable poète nous aurions encore dans M. Victor Hugo ! Est-il nécessaire de montrer que la philosophie de la légende des siècles est encore au-dessous de celle des Contemplations ? La doctrine de l’ombre n’a pas moins de place dans ce volume que dans les précédens, mais l’auteur y a superposé le panthéisme bizarre du Satyre, qui pour un esprit plus philosophique serait une inconséquence flagrante. D’après cette pièce étrange, l’ombre ne serait plus le mal, ce serait Dieu.

Place au rayonnement de l’âme universelle !
Un roi, c’est de la guerre ; un dieu, c’est de la nuit.

Ainsi la pensée blessée de l’auteur ne se reposerait plus dans l’idée d’une Providence à laquelle il croyait tout à l’heure, à laquelle il va croire peut-être dans la page suivante. N’est-ce point, après tout, un peu de candeur de chercher tant de logique dans une poésie tout en images ? Il vaut mieux mettre à part, à côté d’Aymerillot, de quelques pages d’Eviradnus et de dix-sept bons vers dans les Chevaliers errans, deux pièces excellentes, la Conscience et les Pauvres gens. Ces quatre ou cinq morceaux suffisent pour maintenir le volume à égale distance d’un naufrage et du succès, des Contemplations, qui déjà n’était pas hors de discussion, comme, celui des Châtimens. Si, après ces rapprochemens, il fallait d’autres preuves pour établir l’action fatale de l’exil sur la poésie de M. Victor Hugo, la forme même des vers en fournirait d’irrécusables. Voici quelques exemples que nous prenons au hasard dans la Légende des siècles :

Ils venaient de si loin qu’ils en étaient terribles…..
Tous se taisent ; pas un ne bouge ; c’est terrible…..
Cid, vous étiez vraiment un Bivar très superbe…
Ce vin que l’abbé m’a fait boire
Va bientôt m’endormir d’une façon très noire…
Le regard qui sortait des choses et des êtres,
Des flots bénits, des bois sacrés, des arbres prêtres…
Affirmant qu’il irait, au son de ses tambours,
Pardieu ! chercher leurs bœufs chez eux, sous des arcades
Faites de pieds d’anciens et de jambes d’alcades.

Autrefois le vers de M. Victor Hugo était souvent étrange ou martelé ; il n’était jamais plat, jamais malingre et appauvri. Aurait-il oublié dans son pays la baguette magique avec laquelle il éveillait les puissances endormies de la langue ? Double malheur ! car je ne sache personne qui l’ait retrouvée. Ce que nous allons dire paraîtra petit à quelques lecteurs ; il n’y a rien de petit quand il s’agit de la langue nationale. On a remarqué, et comment ne pas voir une chose qui se rencontre partout dans ses deux derniers recueils ? les mots doubles, les substantifs servant d’épithètes, comme dans « vautour aquilon, chevaux mensonges, antre liberté. » On n’a pas observé que cette façon tout anglaise de s’exprimer a commencé avec le séjour du poète dans l’île de Jersey ; elle se montre deux ou trois fois dans les Châtimens : il n’y en a pas un exemple dans les Rayons et les Ombres.

Afin d’achever cette seconde période, féconde encore pour les conceptions, heureuse en somme pour les résultats, il faut ajouter quelques réflexions sur les Misérables. Après la philosophie, c’était la personnalité qui prenait le plus de place dans le poète : point de personnalité et fort peu de philosophie dans le prosateur ; en revanche, l’esprit socialiste anime l’œuvre de ce dernier. Ce roman, qui devait primitivement s’appeler les Misères, remontait en partie au temps où M. Victor Hugo était sollicité en ce sens par un double courant, la vogue des romans de Balzac et d’Eugène Sue et la faveur des doctrines nouvelles sur la société, la propriété, le capital. Si les Misérables avaient pris naissance dans la période qui nous occupe, il est douteux que l’auteur eût soulevé des questions sociales qui n’étaient plus en possession d’affriander la curiosité du public. C’est malgré ce genre de discussions, non à cause d’elles, que les Misérables réussirent. D’ailleurs le succès du livre ne faisait pas l’ombre d’un doute : c’était de la prose ; le terrain choisi par l’auteur était à peu près nouveau pour lui, il n’avait pas donné de roman depuis trente-un ans. Les romans sont populaires, et les vers ne le sont guère ; de plus les longueurs de la prose paraissent moins longues que celles de la poésie. Les épisodes étaient nombreux, mais intéressans ; beaucoup de digressions, mais pas une, pour ainsi dire, qui ne parlât à nos passions ou à nos souvenirs ; enfin il y avait dans l’ouvrage ce que la mode ni les circonstances ne peuvent faire jaillir, la source bouillonnante du talent.

La plupart des beautés comme des défauts des Misérables découlent de la même idée, la fatalité, la lutte colossale d’un homme extraordinaire (tous les héros de M. Victor Hugo le sont) contre une force occulte et souveraine. Jean Valjean est un forçat, ignorant, persécuté, sacrifié jusqu’à la fin : voilà la fatalité. Il s’élève peu à peu jusqu’à l’héroïsme, jusqu’à la sainteté, jusqu’au martyre : voilà l’histoire de sa lutte. Nous voulons nous borner à l’analyse de cette conception. — Admettons pour le moment qu’un pain volé afin de nourrir les enfans de sa sœur l’ait fait condamner aux galères : ses tentatives d’évasion prolongent sa captivité ; en voilà pour vingt ans. Certes c’est bien une fatalité terrible, celle des lois humaines : il est jeté dans un enfer créé par les hommes ; la société ne pouvait faire davantage pour qu’il devînt un démon. Nous assistons aux efforts de toute une vie pour se tirer non-seulement de ces maux physiques, mais de cet abîme de mal moral. Les beautés du combat qui la remplit sont incontestables.

On ne peut décrire en termes plus saisissans le moment de la chute. A tous ceux qui ont lu les Misérables, il est impossible d’oublier le chapitre de « l’onde et l’ombre, » que le public connaît mieux sous le titre de « l’homme à la mer. » L’auteur n’a demandé qu’à son imagination puissante les couleurs nécessaires pour rendre l’horreur de cette situation ; nous ne voyons en quelque sorte que la comparaison, l’homme qui est tombé du navire dans la mer immense ; le rapprochement du naufragé moral, de l’engloutissement dans le crime et dans le mal n’est qu’indiqué. Le public, en changeant le titre, ne s’est pas trompé : pour parler le langage de l’auteur, nous avons la chute dans l’onde, non pas dans l’ombre ; mais la description matérielle suffisait, et elle est d’une merveilleuse énergie.

Triste épave rejetée par l’enfer du bagne, Valjean arrive chez l’évêque Myriel. Il fallait à une âme tombée si bas la révélation du bien, la manifestation de la vertu, afin qu’elle apprît à se racheter par les épreuves. Nous devons à cette nécessité le bel épisode de cet évêque des temps primitifs. Rien n’en déparerait la beauté sans le trait de la bénédiction de cet évêque par le vieux conventionnel. Que voulez-vous ? l’artiste a manqué de courage, et il a craint que cette peinture idéale ne fît du tort à sa popularité, qu’il voulait universelle. Il s’est surpassé dans la scène nocturne entre le vieillard qui dort paisiblement et le forçat qui le vole, qui pourrait bien le tuer au premier mouvement.

« Quel admirable conflit que celui qui est raconté dans le chapitre trop grossièrement intitulé pour les nobles pensées qui en font le sujet « une tempête sous un crâne ! » C’est la première victoire de la vertu dans Valjean : riche, considéré, distribuant sa fortune en bienfaits, il reprend volontairement sa place au bagne, afin de réparer une erreur de la justice. Y a-t-il beaucoup de scènes plus touchantes que la rencontre du vieux Valjean et de la pauvre Cosette dans la forêt de Montfermeil ? Elle se déduit également de l’idée fondamentale du livre, Cette âme solitaire dans ses combats avait besoin d’un amour pour entretenir la flamme de vertu que le souvenir du vieil évêque ne suffirait pas à nourrir. Le forçat de cinquante-cinq ans se met à aimer une enfant trouvée de neuf ans, et cette tendresse, la première qu’il ait connue, est le véritable charme de tout l’ouvrage. Jamais M. Victor Hugo n’a mieux exprimé l’amour des enfans, cette vertu qui suffirait presque à la vie morale, cette religion de l’avenir qui permet de ne pas désespérer d’un homme ni d’une société.

Que dire de plus ? La beauté calme de la fin de Valjean tient elle-même à la fatalité des lois sociales qui lui font vider jusqu’à la lie son calice d’amertume. Avec la conscience, on n’a jamais fini, et le sacrifice ne s’arrête qu’avec la vie. Lorsque Cosette est mariée, Valjean ne peut mettre son hideux passé au milieu de ce jeune ménage, et à ces enfans qu’il a rendus heureux imposer son bagne. De là le chapitre éloquent Immortale jecur ; de là aussi cette fin pathétique, la mort attendue dans la solitude, et la tombe cachée par l’herbe, effacée par la pluie.

Si cette analyse des beautés paraît bien méthodique, c’est que personne ne l’est plus que M. Victor Hugo. Les défauts des Misérables ne sont pas des conséquences moins rigoureuses de sa conception sur la fatalité des lois humaines. L’écart entre la vérité et la grandeur idéale du sujet commence avec la première donnée du livre et se perpétue durant tout l’ouvrage ; d’un côté, plus il ennoblit Valjean par l’héroïsme, plus il s’éloigne du vrai, de l’autre, plus il se rapproche du réel, plus les tons héroïques semblent jurer avec les trivialités où ils sont mêlés. On ne peut mettre dans le même livre Notre-Dame de Paris et Vautrin. Il se peut qu’il y ait des forçats capables d’héroïsme comme Valjean, des filles publiques qui se sacrifient avec joie pour leur enfant comme Fantine, Accordons tout, que les lois humaines créent des fatalités aveugles, des enfers inévitables où tombent des victimes innocentes. Accordons encore qu’un forçat ne connaisse aucune des satisfactions grossières où s’endort la conscience, et qu’un malheureux sur lequel s’est disposée une couche si épaisse de corruption extérieure recèle dans son cœur les virginités d’un ange. Voilà des vertus célestes sous la plus hideuse enveloppe ; qu’allez-vous en faire, dans quel monde allez-vous les faire vivre ? Vous n’avez pas le choix, et, puisque vous les avez rendus poétiques en les livrant en proie à la fatalité du bagne et d’autres lieux qu’il vaut mieux ne pas nommer, lancez vos héros dans la boue à laquelle ils sont condamnés. C’est ici que les défauts du roman nous semblent sauter aux yeux. Le dîner drolatique d’étudians où Fantine est abandonnée de son amant n’est-il pas une heureuse préparation à la vie d’angoisses et de dévoûment à laquelle elle se condamne ? Et l’opprobre de ses nuits errantes sur les trottoirs, le scandale de la salle de police où elle est arrêtée, quelle introduction à la scène admirable de sa mort ! Valjean tantôt communique à ce qui l’entoure un peu de son idéalité, témoin Javert, qui devient un symbole respectable de l’autorité ; tantôt il est ravalé par le monde et les circonstances où il est mêlé. Tous les lecteurs ont été choqués de ces histoires triviales d’évasion, de ces aventures de prison, de ces cachettes dans les couvens, dans les masures. Que dire du stratagème du cercueil et du danger d’être enseveli vivant ? Et je ne parle pas des bouges, des chapitres sur les bas-fonds de la société, sur Patron-Minette, enfin de la promenade pestilentielle le long des égouts de Paris avec le fardeau de Marius blessé, que Valjean veut sauver pour le conserver à sa chère Cosette. Je sais que la poésie transfigure bien des laideurs ; mais, quelle que soit la magie éblouissante du talent, combien ces laideurs donnent de démentis à cette poésie ! Des oppositions si violentes ne peuvent se soutenir dans une époque contemporaine. Quand l’auteur des Misérables veut être grand, il fait perdre le sentiment du réel ; quand il veut être vrai, il tue en nous le sentiment du beau. Dans ce mélange du réalisme et de l’imagination, il nous semble voir un rapprochement artificiel du goût de l’écrivain et de la mode littéraire du moment, un ambigu de M. Victor Hugo et de Balzac, un compromis qui n’est pas sans maladresse, comme il arrive toutes les fois qu’on suit la mode de loin.


III

En tête du volume de William Shakspeare, M. Victor Hugo, après une description mélancolique de la maison qu’il occupa deux ans à Jersey, rapporte ce dialogue entre lui et son fils : « Que penses-tu de cet exil ? — Qu’il sera long. — Comment comptes-tu le remplir ? — Je regarderai l’Océan. » Ces paroles contiennent un peu toute l’histoire de la solitude du poète depuis dix-sept ans, mais surtout de la dernière période. A partir des Misérables, il semble se renfermer dans le cercle infranchissable de son exil, demander à la nature dont il est entouré l’aliment dont sa pensée a besoin, ou se replier sur lui-même, sur ses livres, sur ses souvenirs personnels. William Shakspeare (1864), les Chansons des rues et des bois (1865), les Travailleurs de la mer (1866), l’Homme qui rit (1869), tels sont les fruits de ses nouvelles méditations. Sur les deux premiers ouvrages, nous serons court dans l’intérêt de la gloire de l’écrivain et à notre grand plaisir ; sur le troisième, nous le serons dans l’intérêt de nos lecteurs et à notre grand regret. William Shakspeare, que l’auteur aurait pu, suivant un mot de lui-même, intituler : « A propos de Shakspeare, » n’ajoutera pas beaucoup à l’autorité de son jugement littéraire. Il sera peut-être curieux plus tard d’y recueillir les confidences de l’écrivain sur son esthétique, si c’en est une de nier la critique, de soutenir que les défauts n’existent pas, étant tout simplement l’envers des qualités, que le génie a des défauts comme la clarté a de l’ombre, comme la flamme a de la fumée, comme la hauteur a pour condition le précipice, et une foule d’autres comparaisons qui prouvent, ce qui n’est pas nécessaire, que M. Victor Hugo est un poète très riche, et qu’en cette qualité, quand il parle de Shakspeare, il ne peut sortir de son point de vue, ni faire abstraction de lui-même. Les Chansons des rues et des bois, la dernière cargaison poétique envoyée de Guernesey, ont été accueillies par une bourrasque, et pourtant plusieurs pièces originales ou ingénieuses et nombre de strophes détachées méritaient une plus heureuse traversée. Tout a été gâté par un fâcheux caprice qui déjà s’annonçait dans les recueils précédens, le mélange du grotesque et du lyrique. Les grands poètes sont de grands seigneurs ; libres de déroger quelquefois, ils peuvent passer de Pindare à Rabelais, mais non dans la même chanson. L’enthousiasme et la gaudriole ne doivent pas, à notre avis, s’asseoir à la même table ; la voix entrecoupée par les hoquets met les chastes muses en fuite. Qui doute que M. Victor Hugo, s’il eût été parmi nous, n’eût pas risqué cette fantaisie ?

La vraie poésie de cette période est dans les Travailleurs de la mer. C’est une idylle maritime qui a fleuri dans Guernesey. Gilliatt en est le Polyphème, moins laid, mais aussi sauvage, Déruchette la Galatée gracieuse, Ebenezer le bel Acis, mais un peu pâle. Seulement ce Polyphème, au lieu d’écraser Acis, lui sauve la vie et le marie à Galatée. L’analyse du roman faite ici même avec talent nous avertit de passer rapidement sur cet ouvrage qui a marqué seul un temps d’arrêt dans les représailles fatales de la solitude. D’ailleurs ce que nous avons dit des Misérables s’applique en partie aux Travailleurs de la mer. Avec des épisodes moins riches (le sujet ne les comportait pas), avec des digressions plus longues encore, l’action de ce roman présente des beautés et des défauts qui pour la plupart ont pris naissance dans le développement exagéré de la fatalité. Si ce nouveau Quasimodo, Gilliatt, avait reçu l’éducation commune et vécu dans la société, s’il n’était pas taciturne et visionnaire, si sa robuste volonté ne lui tenait pas lieu de foi, s’il n’était presque muet pour les hommes et en perpétuelle communication avec les élémens, nous perdrions la charmante et originale introduction du roman, — Déruchette écrivant sur la neige le nom de cet être bourru et donnant lieu à la méprise d’un amour qui devient pour lui sa perte ; nous perdrions la peinture du sauvetage de la Durande, qu’il opère tout seul, et qui est son Iliade contre la mer et les vents furieux ; nous perdrions ce tableau bien moderne de l’homme remportant la victoire sur la matière révoltée, ce drame des mécaniciens qui peut faire sourire par momens, mais qui a sa grandeur, et cet échantillon d’épopée romanesque comme il en faut peut-être pour les imaginations de notre temps, la pieuvre. Si le héros n’est pas le jouet de la fatalité, c’en est fait de la tempête, trop longue, mais admirable, de sa défaite momentanée, quand il succombe en demandant grâce ; c’en est fait de la mort lentement attendue par lui sous la marée montante, en vue du navire qui emporte ses dernières espérances, et qu’il accepte sans songer à maudire, sans savoir en quelque sorte que finir par le suicide est mal. Cette méprise est aussi poétique, aussi touchante que celle du premier chapitre, à ce point qu’il faut quelque réflexion pour songer à blâmer Gilliatt.

Il n’est pas moins visible que plus d’une trivialité, qu’un certain matériel du drame commun, cet élément qui autrefois faisait horreur à M. Victor Hugo, que le traître Rantaine, que la maison des contrebandiers, que le bouge de Saint-Malo, sont la rançon inévitable des conceptions poétiques dont l’art de l’écrivain a su revêtir son héros. Non, la fatalité, ce revenant qui hante l’imagination, n’est à sa place que dans la nuit des siècles passés, et encore faut-il l’encadrer dans la pourpre ou dans le mystère des existences au-dessus du vulgaire. Shakspeare n’aurait pas voulu d’un Hamlet Sorti la veille de quelque échoppe. On ne s’étonnera pas, malgré les beautés que nous admirons dans les Travailleurs de la mer, si nous pensons que cet ouvrage est au-dessous des Misérables. Ajoutons que les digressions, devenues plus longues, y sont plus étrangères aux lecteurs français, et que la métaphysique, presque absente dans les Misérables, a passé maintenant des vers dans la prose de M. Victor Hugo. Une physique mystérieuse et la philosophie « de l’ombre » envahissant le roman vérifient trop cette parole découragée, qu’il « allait passer son exil à regarder l’Océan. » Nous voici enfin parvenus à la dernière œuvre de l’exil, l’Homme qui rit. Pourquoi ne pas imiter la bonne foi de l’auteur, qui nous annonce dans sa préface, deux autres publications faisant suite à celle-ci, et l’avertir en toute franchise que le commencement de sa trilogie n’est pas un progrès ? Nous sommes tout au moins désintéressé dans la question lorsque nous disons au poète qu’en publiant l’Homme qui rit ce n’est pas à ses ennemis qu’il a fait le moins de plaisir. Ce roman est inférieur aux Travailleurs de la mer autant que celui-ci l’était aux Misérables. Dans l’épopée étrange et touffue de Valjean, l’écrivain racontait souvent et avec succès ; dans celle-de Gilliatt, il peint beaucoup plus qu’il ne raconte ; dans l’Homme qui rit, il disserte. De plus en plus, il se concentre dans sa pensée ; la réflexion, l’étude sans le commerce avec les hommes, la vie méditative et presque cellulaire, ont çà et là glacé l’imagination de l’artiste, le froid semble le gagner. Avec un écrivain qui demande le succès aux effets de détail beaucoup plus qu’à l’enchaînement des pensées, nous pouvions craindre d’obéir à l’impression du moment et d’aboutir à un jugement précipité ; nous avons voulu l’examiner d’après ses propres règles et nous en tenir à peu près à la critique des beautés, comme il l’a toujours, entendue, depuis la préface de Cromwell jusqu’à William Shakspeare. C’est le résultat de ce travail qui nous a donné confiance dans notre appréciation.

Un bateleur défiguré dès son enfance par quelques bohémiens se trouve rapproché par la destinée d’une fille aveugle, enfant trouvée elle-même, qui l’aime en dépit de sa monstrueuse laideur qu’elle ne voit pas, telle est la première donnée du roman : c’est la part du cœur et la source de l’intérêt. Ce malheureux qui, en parcourant les foires, gagne sa vie, celle de sa bien-aimée et du vieillard qui l’a recueilli tout enfant, est le fils d’un lord d’Angleterre mort dans l’exil ; il devient lord lui-même, au moins un jour, prononce un discours menaçant, est accueilli par des huées, retourne à sa famille d’adoption, à sa pauvre aveugle, dont il reçoit le dernier soupir, et se noie pour la rejoindre dans la tombe. Telle est l’action. À ces élémens du drame s’ajoute une donnée philosophique. Une figure mutilée, au rire artificiel, cachant une nature sérieuse et pleine de tendresse, toutes les vertus, toutes les chastetés natives d’une âme d’élite sous la garantie de la laideur et enfouies dans une baraque de charlatans, la destinée prenant au berceau l’homme dont elle veut faire son jouet pour le plonger tout d’abord dans l’opprobre, l’entourer un instant de toutes les splendeurs du rang et de la richesse, enfin le rendre à la misère et à la mort, ayant à peine entrevu le bonheur : voilà des conceptions qui ne sortent pas du cercle des antithèses morales auxquelles se plaît l’auteur ; il dépendait pourtant de la mise en œuvre qu’elles fussent poétiques et intéressantes. Voyons les effets qu’il en a tirés.

Malgré les longueurs, dont nous ne parlons ici que pour mémoire, puisque c’est désormais le grand, l’irréparable défaut de M. Victor Hugo, les préliminaires de l’ouvrage en sont la partie la plus attachante. Ce roman est touchant avant qu’il ne commence. Gwynplaine le saltimbanque et Déa la petite aveugle sont charmans tant que le premier a onze ans, et la seconde quelques mois. Du moment qu’ils ont grandi, comme si le poète me trouvait plus le moyen de s’attendrir sur eux, il cesse de nous attendrir nous-mêmes. Déjà il en était ainsi de Cosette. M. Victor Hugo a pour ses figures enfantines de tels secrets de séduction qu’il fait partager à ses lecteurs quelque chose de la faiblesse de ces parens qui voudraient voir toujours leur progéniture dans l’âge des gentillesses et du bégaiement. Le petit Gwynplaine, abandonné par les comprachicos ou acheteurs d’enfans, traverse dans sa longueur le promontoire de Portland, à la pointe duquel les bohémiens se sont embarqués. Ne nous arrêtons pas à la description d’un pendu qu’il aperçoit sur sa route : il ne nous appartient pas d’en tenir compte ; inutile et froidement horrible, nous ne pouvons la ranger au nombre des beautés. La nuit est profonde ; à travers les ténèbres et l’orage, sous la neige qui tombe, le garçon abandonné trouve une enfant engourdie de froid ; elle va expirer sur le sein de sa mère morte, une pauvre mendiante qui, cherchant un gîte, s’était égarée dans cette nuit et sur cette côte déserte. Otant sa vareuse, Gwynplaine enveloppe la petite fille, et, la prenant dans ses bras, se remet en route, quoique épuisé déjà de fatigue et de faim ; il marche avec un nouveau courage, quoiqu’il ait les pieds endoloris et saignans. Un enfant de onze ans en sauve un autre à la mamelle. Il presse contre lui ce petit être avec la tendresse, avec le dévoûment d’une mère. La petite fille, que la chaleur a ramenée à la vie, s’endort attachant ses lèvres à la joue du petit garçon comme au sein maternel. Ils sont enfin recueillis, l’enfant sauveur et l’enfant sauvée, par un vieux charlatan philosophe aussi bon qu’il est bourru. Si l’on pouvait faire abstraction de toutes les fantaisies encombrantes qui viennent à la traverse du récit, jamais la plume de l’écrivain n’aurait tracé une peinture plus ravissante que celle de Gwynplaine retirant de la neige la petite Déa et reçu avec elle dans la cahute roulante du vieil Ursus. On dirait des pages du meilleur temps de M. Victor Hugo coupées et dispersées par je ne sais quel démon malfaisant de la solitude, mais, au milieu de ce désordre, tout éclatantes encore de leur fraîcheur primitive. Malgré nous, en les lisant, nous songions à un grand artiste qui s’était condamné à une retraite morose et altérait à plaisir ses meilleures toiles. Relisez ces pages, goûtez-les à votre aise avant de poursuivre : dans tout le reste en effet, vous ne trouverez rien qui en approche. L’action, une fois engagée, ne présente plus que des commencemens de situations, d’idées. Où se prendre, à quoi s’attacher dans cette série de portraits, de descriptions, de raisonnemens ? Combien de personnages qui ne servent qu’à remplir de leur physionomie sans intérêt des chapitres sans nécessité ! C’est Lord David Dirry-Moir, un bâtard du vieux lord mort dans l’exil et par conséquent frère illégitime de Gwynplaine, entièrement inutile dans le roman ; c’est la reine Anne, dont le rôle unique consiste à faire passer par un guichet une lettre à sa sœur bâtarde la duchesse Josiane ; c’est Barkilphedro, confident de tous les trois, les trahissant plus ou moins sans nécessité, et se bornant à peu près à ouvrir dans le troisième volume une bouteille rejetée par la mer, et qui aurait pu être ouverte sans inconvénient par le premier venu. Gwynplaine et Déa, le bateleur que les comprachicos ont défiguré pour imprimer sur sa face le stigmate du rire, la jeune fille que le séjour sous la neige, dans la nuit où sa mère est morte, a rendue aveugle, voilà les seuls acteurs du drame. Cet amour que le lecteur voit poindre, qu’il devine entre la difformité de l’un et la cécité de l’autre, éveille sa curiosité comme un problème du cœur sur lequel l’artiste a placé sa main puissante. La situation n’était pas tout à fait neuve : mais si nos souvenirs nous rappellent plus d’une héroïne aveugle qui dessine à son usage et dans ses ténèbres, l’image idéale d’une figure aimée, que ne pouvait-on espérer du pinceau d’un grand poète pour rajeunir cette idée ! Diderot ne veut pas que les choses se passent ainsi, et il prétend que les aveugles avec leurs mains distinguent fort bien les beaux visages ; mais Diderot dans sa Lettre sur les aveugles est plus que jamais matérialiste, et M. Victor Hugo, quand il fait voir à Déa son pauvre Gwynplaine sous la forme d’un ange, a pour lui la vérité poétique et vraiment humaine. Notre attente est malheureusement trompée. Gwynplaine et Déa parlent à peine, ils agissent encore moins. L’auteur a imaginé dans ce volume un verrou de la conscience : je crains qu’il n’ait pu ouvrir celui du cœur. Il raisonne beaucoup sur le fait providentiel d’un homme monstrueux qui adore une fille angélique, mais aveugle, d’une fille aveugle qui aime un homme monstrueux, mais d’une âme supérieure. En quoi cela peut-il intéresser, si c’est toujours lui qui tient la parole ? Tout ce qu’il développe ici ne sert qu’à montrer ce que les personnages devraient dire et qu’ils ne disent pas.

Cependant la voiture des pauvres bateleurs est à Londres, sur un champ de foire : les discours du vieux charlatan ont du succès, l’immuable grimace de Gwynplaine fait fureur ; l’homme qui rit occupe toutes les voix de la renommée. Les grandes dames elles-mêmes viennent le voir ; la belle Josiane, fille naturelle du feu roi Jacques II, s’enflamme pour le monstre ; elle lui écrit un billet cynique. Qu’une duchesse fût amoureuse d’un baladin, cela s’était vu, et Juvénal a été témoin d’erreurs semblables. Remarquez-le bien, Josiane aime le saltimbanque, non pour son opprobre, mais pour sa hideuse laideur. A quoi sert cette perversité ? Les chastes amours de Déa seront-elles traversées par la fantaisie dénaturée de la grande dame ? Est-ce le drame du cœur qui commence ? Non. La duchesse, la fille d’un roi, n’est que la tentatrice de Gwynplaine, du monstrueux et innocent Gwynplaine, qui, après quelques rêveries sensuelles, brûle silencieusement le billet à la lampe. De cette missive redoutable, la pauvre aveugle Déa ne perçoit que la fumée. Tout rentre dans l’ordre, et cette cahute de saltimbanques, suivant les habitudes d’imagination de M. Victor Hugo, continue d’être le séjour de toutes les vertus. Cependant l’heure de la destinée approche pour Gwynplaine. Une bouteille a été trouvée sur une côte d’Angleterre, chargée de coquilles et d’incrustations de la mer, où elle a roulé durant quatorze ans. La nuit où ils abandonnaient l’enfant défiguré, les comprachicos, surpris dans leur fuite par l’orage, jetés sur des rochers, coulant bas avec leur embarcation, n’ayant plus d’espoir en cette vie, au moment où ils descendaient dans l’abîme, avaient laissé flotter au-dessus de leurs têtes cette bouteille, dans laquelle était enfermé et scellé un procès-verbal en forme de leur crime, de l’identité de l’enfant, des circonstances où il fut vendu, livré, opéré, abandonné. De cette bouteille, doucement apportée au rivage après tant d’années, sort le secret de la naissance de Gwynplaine, de sa fortune et de ses dignités. Rarement nous avons trouvé dans M. Victor Hugo une transition plus savamment étudiée que ce passage du bateleur au pair d’Angleterre. S’il trahissait moins cette conviction où il paraît être que le cours des choses humaines est une boîte à surprises, si en même temps il ne chargeait pas trop les descriptions de prisons, de souterrains, de tortures et de supplices, cette partie du roman serait fort curieuse ; elle réveille cet intérêt particulier où la convoitise de savoir, où l’imagination et les nerfs entrent en jeu, et qui a son siège, non dans l’âme ou dans le cœur, mais dans la tête. L’auteur est toujours trop présent avec ses procédés littéraires. Pourtant nous ne craignons pas d’inscrire au nombre des beautés trois ou quatre pages où il a résumé la part de la fatalité et de la Providence dans les aventures de son héros. Fatalitén ananké, le poète ne put jamais s’affranchir de cette pensée dans ses romans et ses drames, qui sans doute présentaient une image assez fidèle de son âme. Depuis l’exil, le fatalisme a envahi même ses vers, et l’obsession en est partout accablante.

L’analyse peut s’achever en deux mots. Les trente-dernières pages, où Gwynplaine retrouve Déa mourante et se jette à la mer pour ne pas lui survivre, contiennent tout ce que le roman a de plus pathétique, tout ce qui laisse dans le cœur une impression profonde ; mais pour y arriver il en faut traverser plus de trois cents qui manquent trop de vérité ainsi que d’intérêt. Cette part considérable faite à la fantaisie et aux conceptions étranges se divise en deux moitiés, la tentation de Gwynplaine par Josiane et son discours à la chambre des lords, M. Victor Hugo a voulu faire de Josiane un composé gigantesque de tous les charmes et de toutes les corruptions, une créature vertueuse qui a tous les vices, une immaculée qui ne reconnaît aucun frein. Hercule étouffait les serpens dès le berceau ; cette titane, puisque l’auteur lui donne ce nom, est autrement faite. Elle a méprisé tous les hommes et s’est réservée à un monstre, à un prodige de laideur et d’abjection. Cette nouvelle antithèse morale est la dernière qui manquait à M. Victor Hugo, — conséquence finale, à notre avis, d’un système qui mêle le bien et le mal, et doit aboutir à un scepticisme absolu. Josiane ne laisse pas à son horrible amant le soin de deviner, ni au lecteur le mérite d’apercevoir sa perversité. Elle l’étale en des discours qui sont impossibles dans une telle situation. Cette vierge éhontée jouit de son audace dans l’impudence, comme le Clubin des Travailleurs de la mer jouissait de son cynisme dans le vol. Même à-propos, même vraisemblance dans l’étalage de leur double méchanceté. Je demande quelle peut être l’attitude de Gwynplaine durant cette effusion d’infernale éloquence ; l’auteur lui refuse jusqu’au courage de laisser son manteau entre les mains de cette tentatrice rebutante. C’est elle qui le repousse, quand un billet venu par le guichet dont nous avons parlé lui apprend que la reine Anne lui destine le nouveau lord, l’ancien bateleur, pour époux. Cela est logique et bien trouvé ; mais nous plaignons Gwynplaine et surtout Déa, à qui il ne reste que ce dont Josiane ne veut plus.

Le discours de Gwynplaine dans la chambre des lords paraîtra confus à tous ceux qui veulent se rendre compte de ce qu’ils lisent. Ce discours devrait être tel que, s’il sortait d’une bouche qui ne fût pas la grimace éternelle du rire, au lieu d’être accueilli par les huées d’une assemblée politique, il s’imposât par la vérité à sa conscience, et par l’éloquence à son admiration. Qui tenterait de soutenir qu’il en est ainsi dans les pages de M. Victor Hugo ? Nous pensons que l’auteur a voulu figurer dans Gwynplaine un orateur révolutionnaire, et nous aurions mauvaise grâce à prétendre qu’il y a médiocrement réussi Cependant, si nous étions animé d’un peu de passion socialiste, nous serions loin de nous tenir pour content. Il nous plairait médiocrement que les idées qui nous seraient chères fussent représentées par un Gwynplaine. Le lord qui était hier bateleur, et qui le redeviendra demain, nous ferait l’effet de cet avocat qui par momens oubliait sa cause, et défendait celle de l’adversaire. En parcourant le livre entier, nous trouverions çà et là des pensées propres à nous réjouir ; mais il y en a tout autant qui nous paraîtraient malsonnantes. On dirait par momens que Barkilphedro est chargé de la confession du socialisme. Dans les discours que le traître emprunte à la démocratie la plus radicale, l’auteur lui-même ne voit qu’envie et ingratitude. Il nous convient de ne pas sortir du point de vue littéraire, et nous ne voyons ; pas comment l’écrivain échapperait au reproche de confusion. Gwynplaine revient à Déa, qu’il trouve mourante dans une embarcation où, de compagnie avec Ursus, elle fuit l’Angleterre. Elle meurt aimée, aimante, comme elle avait vécu, et aussi pure, dans les bras de son pauvre compagnon. Elle laisse à son amant et à nous-mêmes, ce regret que tant d’heures de leur existence, que tant de pages de ce roman n’aient pas été mieux employées. Gwynplaine finit comme Gilliatt, mais moins poétiquement. Son suicide n’a pas le même caractère d’inconscience. Cette candeur des espérances ultérieures quand il se détruit lui-même, cette mort sans combat n’est pas vraisemblable chez celui qui a pensé, médité sur la destinée humaine.

Nous n’avons guère insisté que sur les beautés clair-semées de l’Homme qui rit : elles tiendraient, à notre avis, dans un récit de deux cents pages. Quant à la critique des défauts, elle se fait d’elle-même ; contentons-nous d’en remarquer la progression dans l’œuvre nouvelle ; ils étaient envahissans, maintenant ils dominent, et l’auteur s’y complaît. Il y a ainsi une sorte d’ivraie qui, n’étant pas arrachée, se ressème spontanément d’année en année et donne du pain qui enivre. La digression en ces pages discursives se met à l’aise comme si elle n’avait plus besoin d’excuse. La tempête où se perdent les comprachicos est un hors-d’œuvre, puisqu’elle fait partie des préliminaires du roman, et l’auteur l’a encore coupée par un chapitre sur les phares au XIXe, au XVIIe et au XIIe siècle. En faveur du petit Gwynplaine, qui le traverse la nuit, nous avons la géographie comparée du Portland d’aujourd’hui et de celui d’il y a cent cinquante ans. Ces détails, s’ils sont nouveaux, pourront trouver grâce auprès des Anglais, mais ni les lecteurs d’Angleterre ni ceux de France ne goûteront les longs chapitres sur les clubs et sur les auberges de Londres, les uns parce qu’ils connaissent tout cela par les récentes publications de M. Timbs, les autres parce qu’ils n’ont ni besoin ni désir de le connaître. La philosophie répandue dans l’Homme qui rit tombe de plus en plus dans la confusion du sens physique et du sens moral, de la matière et de l’esprit. La nature a des colères aveugles contre les héros de M. Victor Hugo ; comme la tempête dont nous venons de parler renchérit sur celle des Travailleurs de la mer, le vent, le nuage, le flot, prennent une physionomie et jouent un rôle ; les grêlons sont cruels, les flocons inexorables, et leur douceur hypocrite ; un brouillard est plein de trahisons. La description d’une machine à vapeur et celle des prismes microscopiques suspendus dans l’air étaient des choses trop curieuses, mais exactes, dans le roman précédent. Rien ne garantit l’exactitude et tout démontre l’inutilité d’un chapitre sur les effluves dans le roman nouveau.

Le procédé littéraire de M. Hugo, déjà fatigant pour le lecteur il y a trois ans, s’exagère encore. L’auteur faisait de trop longues analyses des idées de Valjean ; Gilliatt était passif, et le poète pensait pour lui. Gwynplaine n’est même pas vivant : l’écrivain en fait le sujet d’une anatomie morale presque sans relâche, d’une dissertation qui commence et finit avec le livre. L’auteur s’arrête à chaque instant, et insiste sur tout comme ces promeneurs curieux qui ne sentent pas le besoin d’arriver. L’uniformité du développement se communique à la manière d’écrire. Jamais M. Victor Hugo n’a pratiqué si constamment son style martelé à force de traits, monotone à force de coupures, ses phrases qui tombent à flocons comme la tempête de neige admirablement décrite au premier volume. Ces vagues de sons et de couleurs subjuguent d’abord, puis elles pèsent et accablent comme les passes d’un infatigable magnétiseur. Enfin la langue française, dont M. Victor Hugo a si bien parlé dans son éloquent pamphlet, est contrainte à son tour de gémir des expressions tout anglaises dont il lui arrive souvent de la surcharger.

La lecture de l’Homme qui rit aboutit à la même conclusion que celle des œuvres précédentes de l’auteur, mais autrement décisive et impérieuse ; Il y a des habitudes intellectuelles qui tiennent à l’air que l’on respire : les organisations les plus puissantes, les tempéramens les plus robustes n’y sauraient résister. Que sera-ce lorsque les perspectives de l’exil y ajoutent leurs illusions ! Certaines situations politiques rendent le succès littéraire plus facile. On se prête alors à des admirations généreuses qui se prolongent avec ces situations. Cependant le préjugé politique retire capricieusement ce qu’il a donné. Si par hasard des soins plus sérieux détournent les esprits, il n’y a plus qu’une indulgence silencieuse pour un livre que ne défend pas assez sa valeur même, et l’œuvre littéraire demeure avec ses faiblesses devant un public distrait. La solitude a multiplié les chances d’erreur, l’éloignement a favorisé les illusions d’optique : comment ne pas reconnaître que l’exil est un mal ?


Louis ETIENNE.

  1. Les Contemplations, t. II, p. 111.
  2. les Rayons et les Ombres, XII.
  3. Les Contemplations, t. Ier, p. 11. (Cette pièce est datée de 1842.)
  4. Les Contemplations, t. II, p. 131.
  5. Les Contemplations, t. II, p. 388 et suiv.
  6. Les Contemplations, t. Ier, p. 113.
  7. Voyez surtout la pièce de Pleurs dans la nuit, — Les Contemplations, t. II.