L'Italie et Rome devant la Convention du 15 septembre

L'Italie et Rome devant la Convention du 15 septembre
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 66 (p. 726-760).
L’ITALIE ET ROME
DEVANT
LA CONVENTION DU 15 SEPTEMBRE

I. La Questione romana studiata in Roma, per Pier-Carlo Boggio, 1 vol. in-8o; Turin 1866. — II. La Chiesa e lo Stato in Italia, studi del Cav. Carlo Boncompagni; 1 vol. in-12. Florence 1866. — III. La Verita à Papa Pio IX, lettera di un cattolico romano non presbitero; Naples, août 1866. — IV. Il Senato di Roma ed il Papa, Rome, novembre 1866. — V. Documens diplomatiques, etc.

Quand on entre à Rome venant d’une de ces provinces qui ont cessé de s’appeler le grand-duché de Toscane ou les légations pontificales, le royaume des Deux-Siciles ou le duché de Modène, pour prendre désormais le simple nom d’Italie; lorsque, parti le matin de la riante Florence, on pénètre le soir dans ces grands murs, à travers ces grandes ruines que le silence et l’ombre semblent revêtir d’une mystérieuse majesté, une double impression saisit l’esprit. Le sentiment de l’indivisibilité nationale de la péninsule naît de lui-même à Rome comme à Florence. Malgré soi, on se dit que ce qui a pu avoir sa raison d’être autrefois ne l’a plus aujourd’hui, qu’entre ces territoires qu’on vient de traverser, qui se touchent et se confondent, il n’y a point de frontière possible, qu’on était en Italie le matin et qu’on est le soir encore en Italie, qu’une souveraineté politique distincte n’a plus de place dans ce pays unifié, qu’elle n’est plus qu’une fiction s’évanouissant par degrés devant la force des choses. Les résistances mêmes aident à la fusion, et de jour en jour la limite s’efface par la toute-puissance des intérêts qui se mêlent, d’un sentiment invincible qui se propage silencieusement. On a beau faire, de jour en jour l’Italie pénètre, enveloppe de toutes parts ce patrimoine diminué, ce petit reste d’état ecclésiastique sauvé des annexions et réservé par un artifice de diplomatie comme le théâtre exigu d’une dernière expérience. En un mot, on sent à mille signes, à un je ne sais quoi qui est dans l’air, que ce domaine temporel de la papauté, qui a bien de la peine à retenir encore Velletri, Viterbe, n’est plus qu’une anomalie.

Oui, mais en même temps une autre impression se dégage, se précise et se fortifie, c’est que, si ces dernières provinces laissées au saint-siège sont déjà plus qu’à demi détachées, Rome, même italienne ou destinée à le devenir, ne reste pas moins Rome, c’est-à-dire une ville exceptionnelle entre toutes les villes. Je comprends, après l’avoir vue, que les Italiens se soient enflammés à la pensée de l’avoir pour capitale, qu’ils aient voulu aller chercher là le couronnement de l’unité de l’Italie. Je comprends aussi qu’ils hésitent aujourd’hui ou du moins qu’ils soient un peu plus patiens qu’ils ne le paraissent et qu’on ne le croit. C’est qu’en réalité ce qui fait de Rome une cité unique éloigne l’idée d’une capitale ordinaire. C’est la ville de la religion, des arts, des traditions, des souvenirs, des ruines, où se mêle la poussière de deux antiquités. Vieux débris romains et splendeurs de la papauté, tout s’y confond, tout prend un aspect étrange et saisissant de grandeur. Il n’est pas jusqu’à cette zone de solitude, cette grande et mélancolique campagne dont elle est entourée, qui, en l’isolant pour ainsi dire du monde, ne rende plus sensible ce caractère exceptionnel, cette originalité d’une ville faite pour vivre par elle-même comme un centre mystérieux et attachant où tout ce qui est bruit du dehors semble s’amortir. En d’autres termes, les états romains sont italiens; ils suivent ou ils vont suivre la fortune de l’Italie. — Rome, c’est Rome, la ville italienne sans doute, mais encore plus universelle, qui porte sa destinée écrite sur sa face, dans ses monumens comme dans son histoire. — Cette double impression qu’on ressent en entrant à Rome n’a rien de contradictoire; elle est complexe comme la situation dont elle est le reflet, et il se trouve que, même dans ce qu’elle a d’inconciliable en apparence, elle résume merveilleusement cette grande et terrible question romaine au moment actuel, au point où elle a été conduite par les événemens, à cette heure où s’ouvre la crise décisive par l’échéance de la convention du 15 septembre 1864 et par la retraite de la France. Elle est peut-être aussi comme une révélation instinctive de l’unique solution possible et pratique aujourd’hui, dans cette situation poussée à bout qui redevient tout à coup une sorte d’émouvante et énigmatique obsession.

Ce n’est plus le moment, je pense, de se perdre dans les théories historiques ou philosophiques sur l’origine et sur les conditions traditionnelles du pontificat, d’exhumer les vieilles donations de Charlemagne, les vieux diplômes, toutes les vieilles considérations sur la légitimité et sur le principe révolutionnaire. Ce n’est plus le moment de rechercher ce qui a fait la force et ce qui a fait la faiblesse de la souveraineté politique du saint-siège, si Rome appartient aux Romains, à l’Italie ou à la catholicité par je ne sais quel droit indéfectible de propriété collective. Toutes ces questions, depuis vingt ans, depuis six ans surtout, elles ont été agitées avec des profusions d’éloquence, de passion et de subtilité faites quelquefois pour troubler les esprits les plus fermes aussi bien que les consciences naïves. Et pendant qu’on dissertait, qu’on pérorait, pendant que le torrent des subtilités passionnées et éloquentes se déchaînait partout, les événemens marchaient, se précipitaient, plus rapides cette fois que la parole, volant au but avec une irrésistible impétuosité de logique.

Laissez tomber ce tourbillon d’événemens et de polémiques dont l’air a été un moment obscurci : ce qui reste de plus clair, de réel, c’est que la papauté temporelle avec son vieux prestige, avec ses vieilles racines enfoncées au cœur de l’Italie et de l’Europe, n’est pas moins une institution comme toutes les institutions humaines, qu’elle est soumise à la même loi, aux mêmes nécessités, aux mêmes chances de grandeur ou de déclin. Tant qu’elle est restée enveloppée dans son principe d’une sorte de voile mystérieux, à l’abri de la lumière et de la discussion, elle a pu vivre dans sa douce et somnolente immobilité, ni plus ni moins que d’autres pouvoirs d’ancien régime; elle participait presque de l’inviolabilité du dogme. Le jour où elle a été discutée, où elle s’est trouvée jetée dans un monde renouvelé par une révolution, où elle a été obligée de se mouvoir au milieu d’intérêts, d’idées, de droits devenus à leur tour le symbole d’une humanité en travail d’émancipation, elle ne pouvait plus résister, elle était destinée à périr. Ce qui est certain encore, c’est que, soit par une fatalité de sa nature, soit par l’erreur et l’obstination des hommes, soit qu’elle ne l’ait pas voulu, soit qu’elle ne l’ait pas pu, la papauté temporelle n’a point fait un effort bien sérieux ou bien suivi pour échapper à cette dévorante logique des choses. Par sa politique, par ses alliances, par ses connivences, au contraire, elle s’est placée, elle s’est laissé placer peut-être dans cette condition redoutable où chaque progrès du droit nouveau en Europe devenait une menace pour elle, où chacune de ses victoires se liait à quelque réaction, ressemblait à une défaite pour les idées d’émancipation politique, civile ou nationale. Ce qui n’est plus douteux enfin, c’est que si cette lutte a eu ses incertitudes et ses péripéties, il y a eu un moment où l’issue est devenue inévitable. A dater de ce moment, chaque jour a emporté un lambeau de ce pouvoir battu en brèche tout à la fois par l’esprit général du temps et par l’irrésistible insurrection d’un peuple poursuivant à tout prix son affranchissement, sa constitution nationale.

Dès lors ce qu’on a nommé, ce qu’on nomme encore par habitude la souveraineté temporelle du pape n’a plus existé évidemment que comme une fiction, comme le mot d’ordre d’un combat aussi acharné qu’inutile. Dans cette série d’événemens tout contemporains où le pouvoir temporel a succombé, où il devait succomber, le point de départ, le coup d’autant plus décisif qu’il a été, je pense, involontaire, c’est la guerre de 1859, cette guerre qui devient aussitôt le signal du démembrement des états pontificaux par la séparation de la Romagne. Le coup terrible, audacieux et irrémédiable, c’est la constitution définitive de l’unité tranchant la question — par l’annexion de Naples, qui enlève au pape la possibilité de trouver en Italie l’appui d’une autre indépendance, même un refuge, quelque nouveau Gaëte, — par l’annexion des Marches et surtout de l’Ombrie, qui lui enlève le plus clair de ses ressources matérielles. C’est la seconde étape; la troisième, c’est la convention du 15 septembre 1864 mettant un terme à l’occupation militaire de ce qui reste de l’état de l’église, traitant des affaires pontificales avec l’Italie sans le pape, et consacrant l’unité italienne par ce fait même qu’elle lui impose des obligations. Ce qui met le sceau enfin à cette œuvre de transformation, meurtrière pour la papauté, j’en conviens, c’est la dernière guerre victorieusement dénouée à la veille de l’échéance de la convention de septembre, c’est l’annexion de Venise, qui ne laisse plus même au saint-siège la chance, déjà fort amoindrie, de voir l’Autriche reprendre son ascendant au-delà des Alpes.

Et quant à ceux qui, même après ces six années pleines d’événemens foudroyans, parlent encore de la souveraineté temporelle, qui mettent cette souveraineté comme un article de foi dans la politique française, et qui ont eu peut-être un instant la secrète espérance de voir notre armée rester à Rome après l’heure fixée pour sa retraite, — quant à ceux-là, ils ne voient pas qu’ils font d’étranges confusions, qu’ils parlent de ce qui n’existe plus que comme une ombre, — qu’un expédient, fùt-il prolongé, n’opérerait pas le miracle de la résurrection du passé, et que d’ailleurs le pouvoir temporel tel que paraît l’entendre la politique française, ne ressemble guère au pouvoir temporel tel qu’ils le comprennent et le demandent. Ils oublient cette parole de la lettre impériale du 20 mai 1862, précisant le sens de l’action de la France et traçant un programme que l’Italie elle-même n’a pas désavoué : « Le pape, ramené à une saine appréciation des choses, comprendrait la nécessité d’accepter tout ce qui peut le rattacher à l’Italie, et l’Italie ne refuserait pas d’adopter les garanties nécessaires à l’indépendance du souverain pontife et au libre exercice de son pouvoir. On atteindrait ce double but par une combinaison qui, en maintenant le pape maître chez lui, abaisserait les barrières qui séparent aujourd’hui ses états du reste de l’Italie. Pour qu’il soit maître chez lui, l’indépendance doit lui être assurée, et son pouvoir accepté librement par ses sujets… » Ils oublient cette autre parole d’un ministre des affaires étrangères, que « si la France peut aider à vivre le pouvoir temporel du saint-siège, elle ne peut empêcher son suicide, » et les explications incessantes de notre diplomatie, qui, en excluant la force matérielle et les moyens révolutionnaires du règlement définitif de la question romaine, a toujours admis ce qu’on a appelé les forces de la civilisation et du progrès, « la persuasion, l’esprit de conciliation, l’influence des intérêts moraux et matériels, enfin l’effet du temps… » Au fond, la situation, telle qu’elle apparaît aujourd’hui, dégagée de tous les subterfuges et de toutes les obscurités, cette situation, au point de vue des affaires de Rome, est simple, tragiquement simple, dirai-je. L’Italie reste avec l’engagement qu’elle a pris de respecter, de faire respecter matériellement le territoire pontifical actuel, mais avec cette puissance de fascination d’une nationalité rajeunie, avec cette force d’attraction d’une masse compacte de vingt-quatre millions d’homme vivant dans l’indépendance et la liberté, tourbillonnant autour d’une frontière insaisissable. Le saint-siège reste, avec ses finances un peu allégées par le partage de la dette pontificale, sous la sauvegarde de la petite armée qu’il s’est faite ou qu’on lui a faite, indépendant toujours, mais diminué, circonscrit, réduit dans tous ses moyens d’action, — et la France se retire, inscrivant le principe de non-intervention au-dessus de ce tête-à-tête de la papauté et de l’Italie. Voilà la situation : qu’arrivera-t-il ?

La question n’est donc plus de laisser dans la politique cette illusion, cette fiction du pouvoir temporel ou du moins ce qui a été jusqu’ici représenté par ce mot. La vraie et sérieuse question aujourd’hui est de savoir ce qui va sortir de cette grande expérience qui s’ouvre au moment où le drapeau de la France cesse de flotter sur le château Saint-Ange, et comment ce qui sortira de ce tête-à-tête de la vieille papauté et de l’Italie nouvelle pourra se combiner avec les nécessités d’indépendance, de souveraineté, de liberté, inhérentes à une puissance-spirituelle qui s’étend sur la catholicité tout entière. Si cette expérience s’était ouverte il y a six ans sous le coup de déchiremens à peine accomplis, dans le premier frémissement des passions, au milieu des fiévreuses impatiences des uns et des résistances irritées des autres, que serait-elle devenue ? Cavour seul alors était capable de la tenter et de la conduire avec son allègre fécondité de conception et d’action. Au moment de disparaître de la scène, il en était déjà, on le sait, à débattre avec la France les conditions qui n’ont passé que trois ans plus tard dans la convention du 15 septembre, et non-seulement il traitait avec la France, il avait eu encore le temps de nouer d’un autre côté, à Rome, des négociations secrètes, inavouées, si l’on veut, multiples, confuses, mais réelles. Cavour avait le suprême mérite d’inspirer la confiance par son habileté et son bonheur, et aussi parce que, sans rien sacrifier des principes de nationalité et de liberté dont il était le victorieux promoteur, il avait l’esprit assez élevé en même temps qu’assez pratique pour faire une large part aux idées, aux situations, aux hommes avec qui il croyait devoir compter. Lui mort, les antagonismes étaient encore trop violens pour s’apaiser sous une autre main moins accoutumée à dénouer ces inextricables embarras. Une expérience prématurée eût peut-être conduit alors à quelque fuite à Gaëte, à quelque irruption vers Rome, à l’imprévu, à des choses qui n’eussent profité, je le crains, ni à la papauté, ni à l’Italie, ni à la catholicité. Six ans se sont passés, la question n’est pas assurément moins grave et moins épineuse en elle-même. À tout prendre cependant, de singuliers changemens se sont accomplis par une sorte de pente insensible. Les conditions ne sont pas ce qu’elles étaient, même à l’époque de la mort de Cavour. L’Italie a duré d’abord. Le sentiment de l’irréparable s’est fait jour, les passions ont perdu de leur intensité et de leur ardeur dans tous les camps ; ce n’est pas peut-être encore la paix, ce n’est plus la guerre.

Il y a six ans, les foudres du Vatican tombaient sur le roi Victor-Emmanuel et sur tous les coopérateurs, les conseillers et les complices du démembrement des états pontificaux, — et l’an dernier Pie IX, par une de ces inspirations dont on ne peut méconnaître la noblesse, écrivait lui-même à ce roi excommunié, et provoquait spontanément l’envoi d’un négociateur italien à Rome. Il ne s’agissait sans doute que d’une négociation d’un ordre religieux laissant intactes toutes les questions politiques ; ce n’était pas moins un fait nouveau que la présence d’un plénipotentiaire de l’Italie au Vatican pour traiter de la réorganisation des diocèses et de la position des évêques de toutes les parties de la péninsule. Il n’y a pas si longtemps encore, une sorte de barrière semblait s’élever entre Rome et Florence, on allait peu, trop peu d’une ville à l’autre ; on affectait de ne point se connaître, de se traiter en étrangers, en ennemis, de laisser subsister, d’aggraver même toutes les vieilles entraves dans les communications ; il y a moins d’un an, cinquante députés italiens allaient librement, ostensiblement à Rome, et ils n’avaient qu’à décliner leur titre pour être reçus partout avec des égards particuliers. Autrefois M. de Mérode, le belliqueux pro-ministre des armes, organisait des milices et compromettait le saint-siège dans toute sorte de connivences avec les bandes napolitaines; M. de Mérode a été congédié, et la main du gouvernement pontifical a été retirée de toutes ces complicités avec le brigandage de Naples.

Et l’Italie elle-même, cette Italie toujours suspecte, que fait-elle de son côté? Pendant quelques années, elle s’est laissé entraîner à une guerre d’impatience et de représailles contre des prêtres, contre des évêques dont elle rencontrait partout l’irritante hostilité; aujourd’hui elle rouvre toutes les portes de leurs diocèses à ces évêques, dont quelques-uns d’ailleurs étaient absens par leur propre volonté : elle exécute ainsi librement, spontanément une des clauses des dernières négociations avec Rome. Lorsque la convention du 15 septembre était signée, il y a deux ans, les zélateurs à outrance du pouvoir temporel s’emportaient contre cet acte dont ils démontraient l’inefficacité; ils s’ingéniaient à prouver que rien n’était plus facile pour l’Italie que de passer à travers les mailles de cette convention, et même M. l’évêque d’Orléans fournissait au gouvernement italien quelques bons argumens pour se délier, — et cependant en ce moment le cabinet italien, M. Ricasoli en tête, se montre naturellement, résolument prêt à remplir ses obligations, à laisser s’accomplir cette grande expérience. Non-seulement il prend les précautions les plus énergiques, les plus minutieuses pour protéger la frontière, il s’applique en outre à décourager par son influence, par ses conseils, toute manifestation à Rome. Il y a peu de temps encore, le président du cabinet de Florence le disait, et non plus cette fois dans une circulaire destinée au retentissement : « Moins on parlera de Rome, mieux cela sera. Le gouvernement est bien décidé à faire respecter la convention, il n’a point d’autre pensée que de poursuivre une action indirecte et toute bienfaisante. » Et si on ne croit pas à la loyauté du gouvernement, italien, qu’on croie du moins à sa perspicacité : il doit être sincère, puisque c’est son intérêt de l’être, de n’accepter que le temps et la force naturelle des choses pour complices. Quant à la France et à sa politique, on n’en est plus évidemment à croire que le spectacle de Rome laissée à elle-même, de la papauté laissée en face de l’Italie, puisse remuer profondément l’opinion. L’opinion, en France et même ailleurs, est plus attentive que passionnée, plus curieuse qu’agitée devant cette expérience nouvelle, où elle ne voit plus qu’une chose à sauver, l’indépendance et la liberté de la puissance spirituelle.

Que prouve cela? C’est que, si les événemens se sont déroulés depuis six ans avec une singulière inflexibilité de logique, ils n’ont pas seuls marché; les idées, les impressions, les tendances se sont aussi modifiées graduellement, sensiblement. Il s’est fait un travail moral correspondant à cette transformation politique qui faisait de l’Italie une nation et de la papauté temporelle un pouvoir réduit à se combiner avec ce légitime avènement d’un peuple ou à s’effacer. Les esprits se sont accoutumés à ces perspectives nouvelles qui avaient commencé par les troubler ou les irriter, et qui ont fini par leur paraître inévitables; de telle sorte que si cette suprême question des rapports de l’Italie et de la papauté, de la combinaison d’un nouvel ordre de choses au-delà des Alpes avec les nécessités religieuses du pontificat catholique, si cette question n’a point cessé d’être aussi grave que délicate, elle s’est trouvée moralement ramenée à des termes moins extrêmes et moins violens. L’orgueil des principes absolus mis en face de la réalité s’est senti ébranlé, et tandis que les esprits à outrance continuaient à s’exalter, à faire retentir tous ces mots d’ordre de guerre civile : Rome ou la mort! l’intégrité du pouvoir temporel ou point de trêve ! le problème faisait son chemin à Florence aussi bien qu’à Rome, et partout où on réfléchit sur la marche des affaires humaines. C’est ainsi que de tous côtés, on est arrivé à cette crise de l’exécution des clauses du 15 septembre 1864 avec des idées, dans des dispositions que je voudrais préciser et rendre plus sensibles, parce qu’elles éclairent peut-être et caractérisent cette phase nouvelle où nous entrons, parce qu’elles sont un des élémens d’une situation qui ne peut avoir en définitive qu’une de ces deux issues : ou le pape laissé seul, sans protection étrangère, s’entendra avec l’Italie et restera à Rome dans l’inviolabilité souveraine d’une puissance religieuse entourée de garanties nouvelles, — ou l’Italie, bannière déployée, entrera à Rome par une porte tandis que la papauté s’enfuira par une autre porte. J’omets à dessein l’idée d’une indépendance particulière de Rome, d’une autonomie romaine, qui n’a pas plus de chances désormais que cette autre idée d’une autonomie vénitienne qu’on faisait miroiter encore à la veille de la récente annexion de Venise. Or il s’agit justement de savoir si dans l’état présent, par leurs dispositions avouées ou secrètes, par leurs intérêts, par la nécessité de leur situation, Rome, l’Italie, le monde catholique sont plus près de la rupture que de la conciliation.

C’est le danger de ces terribles questions d’être souvent à la merci de l’imprévu. Ce qui peut sortir de l’imprévu, ce qui peut naître d’une excitation soudaine et irréfléchie, je ne le sais; ce qui est certain pour le moment, c’est que la radicale hostilité de principes et d’aspirations qui existe entre Florence et Rome est balancée par tout un ensemble de choses qui, sans conduire nécessairement à une solution, peuvent en devenir les élémens. Souvenez-vous que vous êtes en Italie, c’est-à-dire dans le pays où le sens pratique s’allie le mieux à la hardiesse des idées, où les hommes, par un certain mélange d’audace et de dextérité, sont le mieux doués pour trouver une issue à travers les impossibilités, même à travers des montagnes de principes, pour résoudre en fait ce qui en théorie est peut-être insoluble. Souvenez-vous encore que dans ce drame, qui se complique sans doute d’un élément universel, la papauté est italienne jusqu’ici, et l’Italie, la plus révolutionnaire des nations contemporaines en apparence, n’a point cessé d’être catholique. Cela dit, quelle est au fond la situation morale de l’Italie? quelle est son attitude, quels sont ses mobiles, quels sont ses intérêts dans la crise actuelle ?

Cette révolution italienne, que nous avons vue s’accomplir sous nos yeux, procède d’un double sentiment, celui de la nationalité et celui de la liberté. Ces deux sentimens sont si intimement mêlés, tellement inséparables, que l’un ne s’explique pas sans l’autre. Depuis soixante ans, au-delà des Alpes, celui qui a ouvert son âme à une espérance patriotique est devenu nécessairement un libéral, celui qui a ouvert son esprit à une pensée libérale a été forcément un patriote. De là est né un sentiment qui n’est en quelque sorte que la conséquence naturelle et amère des deux autres, et qui est peut-être le phénomène le plus frappant dans la vie publique de la péninsule, je veux dire l’antipathie à peu près universelle, profonde, radicale, contre le gouvernement des prêtres et contre le pouvoir temporel, qui n’est que le gouvernement des prêtres concentré, élevé à sa plus haute puissance. Cette antipathie, il n’y a point à se faire illusion, règne d’un bout à l’autre de la péninsule dans les classes qui participent à la vie politique, et elle est peut-être plus vive dans les anciennes provinces pontificales que partout ailleurs. On n’a peut-être pas oublié qu’en 1860 il a fallu l’intervention d’une force française pour retenir dans le domaine du pape Viterbe, qui venait de voter spontanément l’annexion au royaume d’Italie. C’était assez simple. Que représentait en effet pour les Italiens ce pouvoir temporel ou ce gouvernement des prêtres? Ils ne voyaient en lui politiquement qu’un obstacle invariable à l’indépendance nationale, l’auxiliaire intéressé de l’Autriche, l’allié de la domination étrangère, se relevant sur les ruines de l’Italie et couvrant pour ainsi dire d’une sanction religieuse les mouvemens les plus outrés de réaction. L’antipathie contre la prépotence cléricale est devenue ainsi une des formes de la haine de l’étranger. Et ce sentiment a été peut-être d’autant plus vif, d’autant plus amer, qu’il s’y mêlait une déception au souvenir des premiers temps du règne de Pie IX.

Mais ce n’est pas tout. Cette antipathie contre le gouvernement des prêtres a une bien autre cause; elle tient à cet abus des influences cléricales qui a pendant si longtemps et en quelque sorte =légalement altéré, dénaturé, opprimé la vie civile au-delà des Alpes. Il est facile en France d’être libéral, tolérant, ou, pour mieux dire, juste envers l’église. Le clergé français actuel est né dans une société façonnée par la révolution, et n’en a point connu d’autre. Il est tenu en respect par tout un ensemble de lois qui limitent son action et le renferment dans son rôle purement religieux. S’il sort de ce rôle, il est aussitôt surveillé et suspect. C’est tout le contraire en Italie, pays de vieille domination cléricale : là le prêtre se mêle à tout, il pénètre dans l’intérieur des familles, dispose des intérêts privés; on ne fait rien sans son avis. Il tient les âmes simples, qui sont assez nombreuses, par les sacremens ou par toutes les superstitions, et il domine les esprits forts par la crainte. La loi civile, dans les anciens états pontificaux par exemple, je ne sais où elle était : Rossi la cherchait un jour sans la trouver, quoiqu’il eût été professeur de droit à Bologne et même doyen de la Faculté de droit de Paris; ce n’était en somme que le pouvoir du prêtre punissant quelquefois pour une infraction au jeûne, s’exerçant par une inquisition minutieusement et naïvement despotique, mettant le plus souvent l’autorité spirituelle au service d’une politique. Et quand on songe que l’organisation ecclésiastique de l’Italie comprend encore aujourd’hui, sans parler de ce qui reste au pape, deux cent trente diocèses pour vingt-deux millions d’hommes, qu’à cela il faut joindre des corps religieux de toute sorte, on comprendra la force irritante de ce pouvoir disposant à la fois des moyens spirituels et des moyens temporels. M. l’évêque d’Orléans, M. le cardinal de Bonnechose et bien d’autres ont traité souvent avec dureté les Italiens. Je demanderais volontiers à l’un de ces prélats ce qu’il répondrait, si on lui proposait de remettre un rapport sur les confessions entendues dans son diocèse la prochaine fois que l’empereur passera à Orléans ou à Rouen. C’est cependant ce qui est arrivé dans une partie de l’Italie. Le jour où le roi Victor-Emmanuel arriva pour la première fois dans le Napolitain, au milieu de toutes ces félicitations banales qui vont d’un gouvernement à l’autre, il reçut une étrange confidence. Un dignitaire ecclésiastique s’approcha de lui, et lui demanda tout bas avec candeur à qui il fallait remettre désormais le rapport sur les confessions. Victor-Emmanuel écouta sans trop comprendre; il eut besoin de se faire expliquer un moment après ce que cela voulait dire, et il se révolta de la confidence. Voilà pourquoi le roi Ferdinand multipliait les évêchés dans son royaume ! Il avait besoin d’auxiliaires. A Rome, on soupçonnait bien un peu cela; on s’inquiétait toutes les fois qu’arrivaient de Naples des demandes de nouveaux évêchés, puis en définitive on ne refusait pas.

Ce que cette situation a produit en Italie d’aversion, d’antipathie contre le gouvernement des prêtres ne se pourrait dire, et, comme il arrive toujours, quand l’antipathie a pu se produire librement, elle a éclaté avec violence; elle est devenue une passion fixe, elle a promené partout son mot d’ordre : plus de gouvernement des prêtres! Elle est allée enfin droit à la souveraineté politique du pape comme à la source du mal, comme à l’expression suprême et visible de ce débordement de la prépotence cléricale dans la vie civile. De là désormais l’impossibilité pour le pouvoir temporel de se soutenir dans l’Italie constituée en nation indépendante et libre. Sur ce point, on peut l’assurer, l’Italie ne transigera pas, et il est étrange que ceux qui ne supporteraient plus ce régime en France considèrent encore comme un intérêt de leur foi de le soutenir ailleurs.

Cette haine du temporel de l’église, ce besoin d’émancipation civile est donc un fait éclatant, j’ose dire nécessaire, invincible au-delà des Alpes; mais, qu’on ne s’y trompe pas, c’est la haine du temporel, ce n’est pas la haine du prêtre parce qu’il est prêtre, ni du pontife de Rome comme chef de la religion. Je ne veux pas dire que la religion soit toujours à l’abri de toute atteinte, et qu’il lui soit aussi commode de vivre dans les conditions actuelles que dans le passé. Au fond, même aujourd’hui, même dans le feu des luttes contemporaines, elle garde une assez grande puissance, et elle n’aurait peut-être qu’à se résigner aux sacrifices inévitables pour retrouver un nouvel ascendant. Parcourez l’Italie sans lire les journaux, et vous ne vous douterez pas assurément que c’est là un pays en guerre avec l’église, tant le prêtre est encore mêlé à tout et ressemble à une plante naturelle de ce sol étrange, fertile et tourmenté. Le prêtre est entré dans la vie sociale et y est resté; il y est avec moins de gravité, moins de dignité que le clergé français, et avec plus de familiarité. C’est que dans le fait, au-delà des Alpes, tout est substantiellement catholique, génie, mœurs, arts, souvenirs, traditions, vices même ajouterai-je. Il y a longtemps qu’on l’a dit avec vérité : « Les masses en Italie seront catholiques, ou elles ne seront rien. » Sur elles, les propagandes religieuses n’ont qu’une faible prise, et jusque dans les classes élevées le plus rigide adversaire du pape-roi présidera à la prière patriarcale du soir dans son château. C’est ce qui explique cette facilité avec laquelle les Italiens admettent l’idée de la liberté de l’église. Libres eux-mêmes, satisfaits dans leurs aspirations nationales et civiles, ils ne se sentent plus ni émus ni offensés d’une église libre. Leur antipathie s’arrête là où finit le gouvernement clérical et où commence la religion. C’est leur sens pratique qui se charge de la distinction.

Ce qui a trompé quelquefois, ce qui trompe encore souvent, c’est cette guerre dans laquelle l’Italie nouvelle s’est laissé entraîner pendant quelques années contre le clergé : prêtres poursuivis parce qu’ils refusaient les sacremens, parce qu’ils ne voulaient pas chanter un Te Deum ou accepter un membre du parlement comme parrain d’un enfant, — évêques transportés d’un bout du royaume à l’autre, dignitaires de l’église condamnés au domicile forçé, comme le cardinal de Angelis. Sans doute il serait facile de dire qu’on était dans un moment de lutte violente où le gouvernement ne pouvait pas se laisser braver directement en face. Sans doute encore, on pourrait se rassurer, au point de vue des nécessités du culte, en songeant que, tout compte fait des prélats absens et des diocèses vacans, il reste plus de cent évêques sur leur siège. On pourrait bien ajouter enfin que cette persécution, comme on l’appelle quelquefois, était après tout assez douce pour être peu efficace. Elle n’en était pas moins, il faut l’avouer, en contradiction flagrante avec le principe de liberté que l’Italie venait de proclamer si solennellement. C’était, somme toute, une anomalie assez étrange de voir par exemple un préfet de Milan exhumer quelque article de la législation autrichienne contre les signataires d’une adresse au pape. L’Italie, sans trouver dans cette politique la moindre garantie de sécurité, se donnait ces dehors de puissance persécutrice dont on a si violemment tiré parti contre elle. Elle rendait suspectes les offres de liberté qu’elle faisait à l’église en échange de son pouvoir temporel, et, chose plus grave, elle paraissait douter d’elle-même, elle laissait croire à sa faiblesse, à des embarras dont elle ne pouvait triompher sans le concours de l’église. « Donc ce pauvre royaume ne peut se consolider, disait un jour un cardinal à un Italien qui se trouvait à Rome. — Pourquoi donc, éminence? — Mais je vois que vous faites le procès à un prêtre qui n’a pas admis aux fonts baptismaux un membre de votre parlement, vous en poursuivez un autre pour avoir omis un oremus... Vous craignez, il faut croire, que votre état nouveau ne puisse marcher sans la bénédiction du prêtre, puisque vous voulez l’avoir même par les procès et la prison ! »

L’Italie s’est donné par là, dis-je, ces dehors révolutionnaires dont on a tant abusé contre elle. La vérité est cependant qu’au fond elle n’est rien moins que révolutionnaire; elle ne l’a même pas été assez, ou du moins elle l’a été trop lentement en quelque sorte sur les points les plus essentiels. Elle a hésité, ajourné plus d’une fois. Il n’est point douteux par exemple que l’Italie se fût épargné des embarras, si elle eût agi résolument, si elle eût tranché dans le vif dès le premier instant, au lieu de mettre cinq ans à faire toutes ces lois sur le mariage civil, sur les biens ecclésiastiques, sur la suppression des corporations religieuses, qui sont en définitive la consécration de l’indépendance civile. Je me souviens d’avoir entendu raconter par M. d’Azeglio, par cet homme éminent et charmant dont M. Rendu vient de publier les lettres[1], et dont on va publier les mémoires, qu’au début des affaires religieuses du Piémont c’était le roi Victor-Emmanuel qui avait émis l’avis le plus sensé et le plus fin. Lorsqu’on lui porta la loi du foro ecclesiastico, ce souverain, qui a le bon sens d’un prince de sa race, la religion du charbonnier et la simple droiture d’un soldat, se tordit la moustache et fit la grimace. « Allons, dit-il ou à peu près, avec votre loi qui en annonce d’autres, nous entrons dans un fourré d’épines. Pour cette seule loi, on criera autant que si nous les faisions toutes à la fois, et ce sera toujours à recommencer. Mieux vaudrait présenter un simple article rétablissant le régime qui a déjà existé ici sous l’empire. Puisqu’à Rome on avait accepté ce régime, on ne peut pas refuser de le reconnaître aujourd’hui. » Et le roi Victor-Emmanuel avait raison. On ne fit pas ainsi en Piémont et on n’a pas fait ainsi en Italie. Cette temporisation, on ne peut se le dissimuler, a eu le grave inconvénient d’entretenir le feu de cette guerre religieuse qui était à peu près inévitable tant que les grandes questions n’étaient pas irrévocablement tranchées, de laisser peser sur le clergé toutes les incertitudes d’une situation précaire; elle a eu l’effet de ces menaces qu’on tarde à exécuter, et qui irritent sans décourager l’espérance. Puisque la constitution de l’indépendance civile se liait intimement à la résurrection nationale et en était l’heureuse fatalité, mieux valait dès le premier instant préciser la mesure de ce qui était nécessaire, établir d’un seul coup la forte base sur laquelle l’état et l’église pouvaient traiter dans les conditions de cette complète indépendance qui est le dernier mot de la politique italienne. L’expérience eût commencé plus tôt, les passions se seraient usées plus vite, et une négociation avec Rome eût trouvé le terrain déblayé, mieux préparé; mais cette lenteur que les Italiens ont mise dans la réalisation de certaines réformes, — eux qui ont marché si impétueusement et si résolument dans d’autres affaires, — cette lenteur en définitive n’est-elle point la preuve de ce besoin qui existe au-delà des Alpes de ne point rompre avec les susceptibilités religieuses, de n’accepter sur ce terrain que les antagonismes inévitables?

A vrai dire, réduite à ces termes d’une revendication d’indépendance civile, la question n’aurait rien de nouveau ou de particulièrement grave; elle aurait même moins de gravité que dans d’autres pays, comme la France, qui a procédé avec une bien autre violence, ou comme l’Espagne, qui a commencé par massacrer ses moines avant de se réconcilier avec le pape pour se tourner contre l’unité italienne. — La question ne se complique évidemment que parce qu’on est au-delà des Alpes, parce que c’est à Rome que va se résoudre la lutte de l’état et de l’église, parce que la possession de Rome est le prix de cette lutte. C’est le péril de la révolution italienne, et c’est aussi sa grandeur. Elle n’est, après la révolution française, à laquelle elle se rattache, et comme cette révolution, un des plus grands mouvemens humains que parce qu’en touchant à Rome, siège de cette autre unité qui s’étend au monde, elle se lie à une transformation nécessaire des conditions extérieures du catholicisme. Là est le point épineux et décisif sur lequel l’Italie elle-même en est à se sonder depuis quelque temps, surtout depuis que la convention du 15 septembre a créé dans une certaine mesure une situation nouvelle, a établi, si l’on veut, sur le chemin qui conduit à Rome, une étape de plus. Une chose à remarquer en effet c’est le travail qui s’accomplit au-delà des Alpes autour de ce redoutable problème, si bien que les Italiens en sont venus aujourd’hui peut-être à l’envisager avec plus de liberté et de réflexion. Expliquons-nous.

La question romaine était naturellement et implicitement contenue dans la révolution italienne. Celui qui lui a donné une forme précise et qui l’a fait entrer en quelque façon dans le cadre des données positives de la politique, c’est le comte de Cavour, on ne l’ignore pas, le jour où il a montré aux Italiens Rome comme l’étoile polaire, et où, stipulant au nom de l’Italie, il a offert à l’église, en échange du pouvoir temporel, la liberté. On s’est plu quelquefois à répéter que ce n’était là probablement pour Cavour qu’un expédient par lequel il avait habilement désarmé le radicalisme italien en lui prenant son programme, et s’était tiré d’embarras. C’était chez lui au contraire une idée mûrie et arrêtée. Dès 1848, au temps du plus vif enthousiasme pour Pie IX, il disait un jour dans une réunion : « Pie IX sera le dernier pape-roi, avec Pie IX finit le pouvoir temporel des papes. » Et comme on riait presque de cette prédiction, il se mit à déduire avec une étrange clairvoyance la logique de cette situation au bout de laquelle le pape devait être conduit à jeter à la mer le pouvoir temporel pour sauver la barque de saint Pierre. Dès sa première entrée dans les conseils piémontais, il professait la doctrine de la liberté religieuse, de la séparation complète de l’église et de l’état. Au moment de sa mort, les dernières paroles qui vinrent errer sur les lèvres de ce grand libéral étaient encore : Pas d’état de siège! l’église libre dans l’état libre ! — On ne songe guère aux expédiens dans ces momens-là. Comment entendait-il d’ailleurs aller à Rome et pratiquer son système, le faire accepter? Il roulait dans son esprit bien des moyens et bien des idées. Il traitait déjà avec la France, on l’a vu, et il ouvrait à Rome cette négociation dont j’ai parlé. Que cette négociation ait existé effectivement, cela n’est point douteux. Un ministre des affaires étrangères, le général Durando, l’a confirmé depuis; il a dit avoir vu les documens, il a fixé les dates, — du 26 décembre 1860 au 23 mai 1861. Le difficile serait de saisir les fils de cette diplomatie, d’autant plus qu’elle était très compliquée, et que ceux qui y étaient employés ne savaient pas toujours eux-mêmes ce qu’ils faisaient ni où ils allaient. Ce qui paraît certain, c’est que Cavour offrait les plus larges garanties d’indépendance, de liberté, de dignité, que la difficulté essentielle était éludée par un vicariat étendu à tous les états pontificaux, combiné avec une délégation complète, héréditaire, de toute l’autorité civile et politique, — et on dit même que le cardinal Antonelli, écoutant académiquement ces confidences, aurait suggéré une clause de réversibilité au saint-siège dans le cas de démembrement de l’unité ou d’invasion étrangère. Le secret, après tout, est resté dans la tête de Cavour, il l’a emporté avec lui; mais ce qu’on sait bien, c’est ce qu’il a fait, c’est ce qu’il a dit publiquement, c’est la manière dont il posait la question, et ici on touche au nœud de la situation actuelle.

Que Cavour voulût aller à Rome, que ce fût chez lui une conviction réfléchie, cela est bien certain; mais ce qu’on oublie, ce qu’on ne va pas chercher, c’est la formule dans laquelle il enfermait sa pensée et qui est devenue le programme de la politique italienne, c’est cet ordre du jour du 27 mars 1861, préparé d’accord avec lui et présenté par M. Boncompagni. Cet ordre du jour est curieux par tout ce qu’il comprend, par tout ce qu’il permet, par l’immense latitude qu’il laisse à la diplomatie d’un homme dont la sagacité et la circonspection égalaient la hardiesse. « La chambre, disait-on, les déclarations du ministère entendues, ayant la confiance que la dignité, l’honneur et l’indépendance du pontife étant assurés aussi bien que la pleine liberté de l’église, l’application du principe de non-intervention aura lieu de concert avec la France, et que Rome, capitale acclamée par l’opinion nationale, sera réunie à l’Italie, passe à l’ordre du jour. » Voilà bien des conditions qui ressemblent, pour me servir d’une expression vulgaire, à autant de billets tirés sur l’avenir. Ainsi Rome est moralement acclamée capitale de l’Italie, l’effet est ajourné à sa réunion au royaume, et tout est subordonné à un accord avec la France, à l’établissement de la pleine liberté de l’église, de toutes les garanties de souveraineté, de dignité, d’indépendance pour le saint-siège, faites pour désintéresser l’univers catholique. Et qu’on ne croie pas que cette liberté, cette indépendance de la puissance spirituelle fût pour Cavour un vain mot, un moyen de faire illusion aux catholiques, de tromper les craintes qu’ont pu ressentir les esprits sincères de voir le saint-père asservi, diminué par la présence du roi au Quirinal. « Si ces craintes étaient fondées, disait-il lui-même, si réellement la chute du pouvoir temporel devait entraîner une telle conséquence, je n’hésiterais pas à dire que la réunion de Rome au reste du royaume serait fatale non-seulement au catholicisme, mais à l’Italie, car je ne puis concevoir un plus grand malheur pour un peuple civilisé que de voir réuni dans une seule main, dans la main du gouvernement, le pouvoir religieux et le pouvoir civil. Partout où s’est produite cette réunion, la civilisation s’est arrêtée presque aussitôt et n’a jamais manqué de prendre une direction rétrograde. Le plus odieux despotisme s’est établi, et cela est arrivé, soit qu’une caste sacerdotale usurpât le pouvoir temporel, soit qu’un calife ou un sultan s’emparât du pouvoir spirituel. Partout cette fatale confusion a conduit aux mêmes résultats. Dieu nous préserve qu’il en soit ainsi dans ces contrées! »

Il en résulte que cette politique qui paraît simple, qui semble se résumer dans un mot, Rome capitale, laisse le problème dans sa grandeur, dans sa complexité, prend pour complices le temps, les circonstances, la marche de l’opinion. Les Italiens n’ont vu d’abord que ce qui flattait leur passion, ce qui était devenu une fascination, le mot de Rome capitale. Depuis ils ont réfléchi, ils ont subi l’empire des circonstances : ils n’ont pas abdiqué une politique qui au fond est dans la force des choses; mais ils ont vu, ils commencent à voir, si je ne me trompe, que si plus d’un chemin conduit à Rome, il peut y avoir aussi plus d’une manière d’y être, dans la mesure du possible et du nécessaire, sans que l’intégrité nationale en soit diminuée. Ils sont en train, je le crois bien, de tourner encore une fois la difficulté.

Lorsque Cavour, avec une apparence d’audacieux entraînement et en réalité avec une nette et mûre prévoyance, proclamait Rome capitale, il faisait ce qu’il devait faire. C’était affirmer l’unité italienne dans un moment où cette unité était encore en doute et à peine considérée comme durable, quoiqu’elle fût dès lors la seule forme possible; c’était lui donner une expression solennelle, éclatante, un symbole visible; c’était enfin, chose bien plus grave, étouffer dans le germe toutes les divisions, imposer silence à toutes les rivalités, à toutes les ambitions locales, trancher la question par le seul nom devant lequel toutes les autres villes italiennes pussent plier sans regret. Aujourd’hui le but est atteint; l’unité est faite, et c’est pour la forme qu’on peut dire que, si elle est faite, elle n’est point achevée ; elle a passé par toutes les épreuves, elle a triomphé même des fautes qui ont pu être commises, et par l’annexion de la Vénétie le dernier obstacle contre lequel elle pût encore se briser vient de tomber. La question de Rome, de la possession de fait, a perdu de son importance dans la mesure même de ce progrès de l’unité. Je ne dis pas que Rome ne soit toujours la plus enviable des capitales, qu’elle ait perdu sa toute-puissante fascination sur les Italiens. De toutes les villes de la péninsule, c’est évidemment celle qui répond le mieux à l’idée d’une capitale. C’est la seule qui, par son histoire, par sa grandeur, par toutes ses traditions, ait un caractère universel, c’est la seule qui garde encore cette majesté imposante des villes appelées à être la tête d’une nation; mais c’est peut-être encore plus vrai moralement que politiquement.

La vérité est que l’Italie est le pays le moins fait pour avoir une capitale comme on l’entend, c’est-à-dire un de ces foyers immenses, absorbans, — où se concentrent toutes les forces politiques, administratives, économiques, intellectuelles. Qu’est-ce qu’une capitale d’Italie? Le siège du gouvernement avec tout son attirail administratif, le lieu où se réunissent les chambres. Parce que chambres et gouvernement sont aujourd’hui à Florence, et parce qu’ils seraient demain à Rome, est-ce que Milan, Turin, Venise, Naples, Bologne, Gênes, toutes ces villes populeuses, florissantes, renoncent à cette sorte d’autonomie qu’elles ont gardée, à leur vie propre, à leurs intérêts ? La liberté qu’elles ont aujourd’hui ne sert qu’à un nouveau développement de vie locale. On va à Florence sans s’y établir, en passant, comme on irait demain à Rome. Les mœurs italiennes ne se prêtent pas à ces déplacemens, à ces attractions d’un centre dominant, et selon toute apparence la consolidation de l’unité nationale deviendra le point de départ d’un large et fécond mouvement de décentralisation où toutes les forces se produiront librement sans se subordonner à la prépondérance d’une ville, sans autre lien que celui d’une nationalité commune désormais indissoluble. Les Italiens le sentent bien eux-mêmes; ils ne le disent pas toujours, mais ils ont l’instinct de ce changement de circonstances. De là ce refroidissement du désir qui semblait les emporter irrésistiblement, aujourd’hui plutôt que demain, vers Rome, et qui est devenu moins ardent, moins pressé ou plus raisonné à mesure que l’œuvre de leur reconstitution nationale a fait du chemin.

Ce que je veux dire, c’est que Rome sans aucun doute doit être une ville italienne, la première des villes italiennes, — que, même invisible, elle a joué par son nom un rôle décisif dans l’œuvre nationale de l’Italie, mais que ce n’est point dès ce moment une capitale effective nécessaire, — le siège nécessaire du gouvernement. Pour moi, je me suis trouvé l’esprit ému de tous ces problèmes dans cette ville, la seule qui ait reçu dans l’histoire le nom d’éternelle. J’ai parcouru le chemin du Vatican et de la colonnade de Saint-Pierre au Quirinal, de la porte du Peuple au Colisée; j’ai contemplé des hauteurs du Pincio et du Monte-Mario la ville romaine et la ville papale, la cité léonine, entre lesquelles se déroule le Tibre aux eaux jaunies. Je me suis perdu, comme bien d’autres, dans ces détours, dans ces palais et dans ces ruines, où, quand on croit avoir tout vu, on s’aperçoit qu’on n’a rien vu, tant c’est un monde inépuisable. J’ai subi le tout-puissant attrait de cette immensité, de cette grandeur si harmonieuse, si bien proportionnée, que les choses colossales semblent naturelles et simples, et en com- prenant bien, je le répète, le désir des Italiens, je me suis demandé plus d’une fois ce que deviendrait le gouvernement de l’Italie, un simple gouvernement moderne, dans cette Rome, s’il ne se perdrait pas au milieu de ces grands débris, de ces souvenirs et de ces palais qui semblent faits pour une tout autre existence. La liberté, je le sais bien, remplit tout et anime tout, et ce serait certes un saisissant spectacle que l’image de l’Italie affranchie et indépendante apparaissant au-dessus du Capitole ou au Forum comme pour renouer une vie interrompue; mais enfin il faut être hardi pour affronter le contact de certaines grandeurs même évanouies, et chemin faisant je me rappelais un de ces mots piquans par lesquels le comte de Cavour se reposait quelquefois des harangues publiques, où il metuait sa pensée sous une forme familière : « Ah! si l’Italie pouvait avoir deux capitales, une pour les jours de fête, l’autre pour les jours ordinaires!... »

Et puis ce n’est pas tout : n’y a-t-il point d’autres dangers? Il faut bien admettre une de ces éventualités : ou le pape reste à Rome, au Vatican, tandis que le roi arrive au Quirinal ayant l’Italie pour cortège, — ou il prend le chemin de l’exil. Dans le premier cas, le danger n’est point criant sans doute; est-on bien sûr cependant de ce qui peut arriver? Il y a des esprits effarés qui se figurent aussitôt voir le pape transformé en grand-aumônier du roi d’Italie, et c’est assurément la crainte la plus sceptique, la plus injurieuse qu’on puisse montrer à l’égard d’une institution comme la papauté, d’un pontife de la religion catholique. Il n’y aura pas de grand-aumônier au Vatican, j’en suis bien certain; mais est-on également certain qu’il ne puisse y avoir un jour ou l’autre au Quirinal un grand-écuyer du pape? Supposez un pape de génie et un roi comme bien d’autres rois, un parlement né dans un moment de réaction religieuse, simplement divisé : ne peut-il pas sortir de nouveaux conflits, de nouveaux déchiremens de cette situation complexe, de ce contact incessant qui rend les influences plus directes et plus vives? Et si c’est au contraire l’autre cas qui se réalise, si l’accomplissement immédiat du programme italien à Rome doit entraîner la fuite du pontife, je me demande jusqu’à quel point l’Italie est intéressée à cette éclatante rupture, à ce spectacle dangereux d’un pape fugitif. Ici, c’est un Italien, un des plus ingénieux et des plus résolus adversaires du pouvoir temporel, c’est M. Giorgini qui répond, montrant un des côtés les plus graves assurément de cette redoutable question. « Si le pape quitte Rome, dit-il, sa position anormale devient pour tous les états de l’Europe un motif d’inquiétude et un sujet d’embarras. Ses malheurs feront oublier ses torts, réchaufferont le zèle d’un grand nombre de catholiques, mettront de son côté toutes les sympathies toujours réveillées au dernier moment par la faiblesse qui ne se défend pas et par la grandeur qui s’humilie. Si alors nous sommes à Rome, si nous sommes regardés comme le seul obstacle au retour du pape, à la pacification de l’église, tous ces sentimens se tourneront contre nous. La possession de Rome nous mettra dans une position extrêmement difficile vis-à-vis de l’Europe, et cette opposition de l’Europe, en imprimant à notre possession le caractère d’un fait irrégulier et précaire, sera une source incessante de désordres et d’agitations intérieures. Dans de telles conditions, la possession de Rome n’ajouterait rien à notre crédit et à notre puissance réelle. » Ceux qui seraient peut-être aujourd’hui le plus pressés d’aller à Rome sont les Piémontais, et cela se conçoit. Turin, d’où est parti le signal de l’indépendance, n’avait abdiqué que pour Rome. Turin aurait bien eu quelque droit de rester cette capitale de tous les jours dont parlait Cavour. Les Italiens des autres provinces s’accommodent plus aisément d’une halte nouvelle, si elle est nécessaire. Voilà ce que je voulais dire sur les dispositions réelles, sur les intérêts, sur la situation morale de l’Italie dans son rapport avec cette crise des affaires de Rome.

Certes, à n’observer que l’extérieur des choses, ce problème, déjà si difficile du côté de l’Italie, est encore plus insoluble du côté de Rome, car enfin l’Italie poursuit l’abolition du pouvoir temporel, Rome proteste, et comme la papauté est une de ces puissances que n’abattent ni les villes prises ni les batailles perdues, qui subsistent dans leur intégrité tant qu’il en reste un fragment, on est tout simplement dans une voie sans issue. Ici encore pourtant ne vous méprenez pas. Si on a fait du chemin du côté de l’Italie, on en a fait aussi du côté de Rome. Ce qu’il y a de plus curieux dans ces mouvemens étranges, c’est que ce travail de cheminement, si on peut se servir de ce mot, se poursuit des deux côtés à l’abri de principes absolument inconciliables. Rome se raidissant, résistant, opposant à toute entreprise sur sa souveraineté temporelle l’inexorable non possumus, et faisant en définitive une plus noble figure que beaucoup d’autres pouvoirs humains qui se croient inébranlables parce qu’ils ont des armées, Rome ne laisse pas de sentir la force des choses.

De loin il est facile de se représenter une papauté abstraite, idéale, insensible à tout ce qui se passe autour d’elle, hormis à l’intérêt religieux; il est facile aussi de lui créer des situations diplomatiques d’où elle se tirera comme elle pourra. Quand on est à Rome, on sent ce travail qui s’accomplit partout, même dans le monde ecclésiastique, et qui pousse inévitablement ce qui reste de souveraineté pontificale vers l’Italie. Je ne voudrais pas mettre des illusions à la place de la réalité et imaginer quelque coup de théâtre de soudaine et merveilleuse réconciliation qu’il est toujours plus aisé de désirer que de prévoir. Ce que je veux dire, c’est qu’à Rome il y a deux choses : une papauté combattant jusqu’au bout, jusqu’au bout maintenant l’intégrité de son existence, et un mouvement infiniment complexe qui s’accélère par la logique de toute une situation, par une impossibilité croissante de vivre, par la force des intérêts, peut-être en partie par l’amertume de l’isolement au milieu d’un abandon universel, comme aussi par toutes les affinités que crée entre Italiens une secrète et permanente intelligence. Et les derniers événemens ne sont pas de nature à suspendre l’action de ce mouvement; tant que l’Autriche était à Venise, il y avait encore une dernière espérance : l’armée autrichienne sur le Mincio et sur le Pô, c’était toujours la possibilité d’une occasion, d’un retour de fortune; aujourd’hui Venise à son tour est réunie à l’Italie, l’Autriche n’a certainement ni la volonté ni la puissance de secourir les autres, fût-ce le pape. Le cercle est complet et fermé autour du saint-siège, qui reste seul, livré au sentiment d’une situation extrême.

Ainsi placée, Rome est poussée vers l’Italie, disais-je, et la première de toutes les causes qui la poussent, c’est qu’elle ne peut pas vivre dans les conditions actuelles. Elle ne peut vivre ni politiquement ni économiquement. Telle qu’elle est aujourd’hui, cette souveraineté temporelle, comme l’a dit le cardinal Antonelli, n’est plus qu’un corps artificiel et difforme qui n’a qu’une tête et point de membres. Il faut se rendre bien compte de cette situation. Ce qui reste de population au saint-siège s’élève à six cent quatre-vingt-treize mille âmes, dont Rome seule absorbe deux cent mille. Les plus riches de ses provinces ne lui appartiennent plus. Il lui faudrait au moins l’Ombrie pour vivre, mais il ne l’a plus. Ce qui lui reste de ses anciennes possessions est la partie la plus pauvre, la moins cultivée, la moins industrieuse, et même la moins faite pour un développement possible de la richesse. C’est notamment cette immense et monotone campagne de Rome, où le chapitre de Saint-Pierre, les monastères, les hôpitaux et les familles patriciennes se partagent de vastes domaines livrés à la pâture, et soumis à cet étrange régime de la main morte qui les frappe d’une stérilité séculaire. Pour les féconder, il faudrait les transformer par tout un nouveau régime civil et économique; mais c’est toucher à des domaines d’église, et voilà la question du temporel qui renaît sous une autre forme ! Il en résulte une disproportion cruelle, inexorable entre les ressources dont le saint-siège peut disposer et les charges d’une administration qui reste à peu près ce qu’elle était, puisque le gouvernement romain, soit par scrupule, soit pour faire acte de souveraineté, paie encore des employés des anciennes provinces qui ont reflué à Rome. Même après le partage de la dette romaine, qui n’est point encore réglé, le déficit ne restera pas moins dans le budget pontifical comme une inguérissable plaie. Avec des recettes exagérées et des dépenses trop faiblement évaluées, il s’élevait encore en 1865, sur un budget de 64 millions, à 30 millions, que le transfert d’une partie de la dette ne couvrira pas entièrement. Il faudra donc accumuler les emprunts, attendre la vie du denier de Saint-Pierre, dont les produits sont loin d’augmenter.

Ce n’est pas tout. De la séparation de la Romagne, des Marches, de l’Ombrie, des conditions d’isolement faites à ce qui reste, de l’incertitude entretenue par un état trop irrégulier et trop violent pour être durable, de tout cela est née une série de perturbations qui atteignent tous les intérêts, toutes les situations, toutes les classes. Sans être bien considérable, l’ancien état pontifical comptait plus de trois millions d’âmes, il allait jusqu’à Bologne et à la féconde plaine du Pô. Un petit mouvement de commerce et d’industrie était au moins possible. Le peu de commerce qui reste aujourd’hui est enfermé dans le cercle des douanes italiennes. Il souffre de cette gêne des douanes, il souffre du trouble incessant qui résulte de la différence dans la valeur des monnaies. Le rayon d’action s’est resserré pour tout le monde. Autrefois la profession d’avocat était lucrative à Rome, qui était le centre de toutes les juridictions pontificales ; elle est maintenant ce qu’elle pourrait être dans un chef-lieu de province : elle a perdu ce qui la faisait prospérer. Précédemment des travaux d’une certaine importance étaient entrepris soit par l’industrie privée, soit sous les auspices du gouvernement ;. ils ont naturellement cessé. On ne s’occupe guère d’entreprendre des travaux quand on ne sait plus où on sera demain ; ceux même qui étaient commencés sont suspendus. — Ingénieurs, avocats, commerçans, toute cette partie moyenne, active, de la société romaine se trouve ainsi cruellement atteinte. Et comme il y a une invincible solidarité entre les classes, le peuple même de Rome n’a point tardé à sentir le contre-coup de cette gêne universelle, de sorte que, quand même les Romains ne seraient pas portés par l’impulsion du sentiment national à désirer la fusion avec l’Italie, ils y seraient conduits par leurs intérêts. Les employés eux-mêmes, placés sous le coup d’une révolution toujours imminente, sont ébranlés dans leur fidélité. Les uns trahissent le pouvoir qu’ils servent, les autres profitent de l’impuissance, et de la dernière détresse du gouvernement. C’est le petit nombre, on en conviendra, qui peut avoir l’héroïsme d’attendre à son poste la catastrophe.

Ainsi de proche en proche tous les ressorts se brisent ou s’usent dans une immobilité sourdement menacée. De là cette impossibilité de se soutenir que tout le monde sent, que le gouvernement romain lui-même ne méconnaît pas. Et voilà ce pouvoir temporel à qui on dît de marcher, de vivre, de coexister avec l’Italie pour la garantie suprême de la catholicité ! La vérité est qu’il ne peut plus ni se mouvoir ni rester immobile, et j’ajouterai que dans ce tête-à-tête où il est laissé vis-à-vis de l’Italie, les situations sont inégales sur un dernier point. L’Italie, à la rigueur, peut attendre ; la patience lui est facile, surtout depuis que la question vénitienne n’est plus comme une menace à ses portes. Elle peut assister désormais avec une confiante tranquillité à l’expérience qu’on lui propose sans en précipiter le dénoûment. C’est la souveraineté pontificale, telle qu’elle est aujourd’hui, qui ne peut plus attendre, qui s’affaisse dans le vide, qui périt faute d’air, d’espace et de lumière.

Et puis ce n’est pas seulement cet ensemble d’impossibilités organiques qui pousse désormais Rome vers l’Italie. Ce serait une singulière erreur de prendre pour l’exacte mesure de la réalité des choses les harangues, les allocutions, les protestations qui se succèdent, qui sont peut-être le devoir et dans tous les cas la tradition, la dignité du pontificat dans sa chute. Au fond, sous cet extérieur officiel, on est peut-être à Rome moins éloigné de l’Italie qu’on ne le paraît. On est entraîné par un double courant ou du moins par un double sentiment, dont le premier est un visible sentiment d’amertume causé par l’isolement où les puissances catholiques ont laissé la papauté, et ce sentiment, entretenu par une situation de plus en plus désespérée, j’ose dire que la convention du 15 septembre ne l’a pas diminué. Nous nous faisons assez souvent en France la naïve illusion que nous avons la mission de secourir tout le monde, de sauver les peuples de l’anarchie en leur donnant des empires, les gouvernemens de leurs propres fautes en leur donnant des conseils, et que nous devons recueillir la reconnaissance universelle. C’est une illusion suivie de fréquens déboires, et l’intervention française à Rome, cette intervention qui finit aujourd’hui sans avoir atteint évidemment le but qu’elle s’était proposé, est peut-être une des plus singulières expériences qui aient été faites.

Que ces dix-sept années d’occupation n’aient excité que fort peu de reconnaissance dans la population romaine, c’est à peu près certain. Il ne faut pas s’y tromper en effet : la France se retire peu populaire. Ses soldats sont aimés pour leur bonne humeur. L’occupation elle-même a toujours été vue avec froideur; elle n’a jamais cessé d’être regardée comme une occupation étrangère, blessante dans une certaine mesure pour l’orgueil national, gênante par les habitudes de discipline et les précautions multipliées qu’elle entraînait avec elle. Près de la porte Saint-Pancrace, à la villa Pamphili, dont les murs portent encore incrustés les boulets de 1849, il y a un endroit où nos soldats tombés pendant le siège ont été ensevelis, et sur une pierre on a écrit simplement ces mots très chrétiens et peu enthousiastes à coup sûr : « Ici reposent les dépouilles mortelles des Français qui ont succombé sur ce sol pendant la guerre de 1849. Philippe-André prince Doria Pamphili, par un sentiment de piété chrétienne leur a élevé ce monument... Priez pour eux! » Les portes et les murs abattus par la guerre ont été relevés, et on a mis en souvenir une inscription plus froide encore : Belli impetu anno Christi 1849 disjecta ! — Pour qui connaît les habitudes de l’épigraphie italienne, la modestie de ces inscriptions est éloquente.

En réalité donc, l’occupation française est restée peu populaire parmi les Romains, et cela se conçoit; mais ce qui est plus étrange, c’est qu’au fond, dans l’intérieur de la cour de Rome, on ne pense peut-être pas autrement, quoique par des raisons différentes. Je surprenais un jour ce sentiment dans une conversation avec un ecclésiastique romain à l’esprit vif, dont le langage ne faisait après tout que reproduire librement et tout haut ce qu’on pense tout bas. « Que voulez-vous, disait-il, la France est venue à Rome, la France se retire; nous ne devons lui savoir aucun gré, parce que ce n’est pas pour nous qu’elle est venue, elle le montre bien à présent. Elle se retire parce que c’est dans les convenances de sa politique d’aujourd’hui, de même qu’elle est venue en 1849 pour ne pas laisser l’Autriche seule en Italie. Elle était libre; mais ce qu’elle nous devait, c’était de ne pas nous laisser dans l’illusion. A quoi ont servi ces dix-sept ans d’occupation? A rien, si ce n’est à nous endormir, à nous lier les mains, à énerver chez nous tout sentiment de responsabilité, pour nous conduire en fin de compte là où nous sommes. Si elle nous avait abandonnés plus tôt, nous aurions bien été obligés de marcher tout seuls; nous serions peut-être arrivés à nous arranger, parce que rien n’était perdu encore, et dans tous les cas, convenez-en, nous ne pouvions tomber plus bas. Que faire maintenant? Les trois quarts de nos provinces nous ont été enlevés, et tout cela s’est fait, la France étant là. Elle ne pouvait intervenir contre l’Italie, dites-vous, et ce n’était pas sa politique de couvrir d’une protection indéfinie ce que vous appelez les abus de notre gouvernement; mais alors pourquoi restait-elle? Pourquoi nous bercer de cette éternelle garantie des états de l’église ? Pourquoi nous parler encore de cette nécessité d’un pouvoir temporel qu’elle étend ou qu’elle resserre suivant sa fantaisie du moment, qu’elle fait consister dans un état de trois millions d’hommes ou dans un jardin? Et d’ailleurs est-ce qu’elle n’est pas intervenue réellement en empêchant les autres d’intervenir et de nous porter secours? Après tout cependant, ce n’était pas notre intérêt seul que nous soutenions ; nous défendions ce qui avait été considéré jusqu’ici comme une nécessité, comme une sauvegarde pour l’univers catholique. Puisqu’on ne le veut plus, soit! S’il faut s’entendre avec l’Italie, ce n’est pas ce que nous craignons; nous sommes Italiens, nous aussi. La durée de l’église n’est point à ce prix; bien d’autres qu’elle sont moins sûrs de vivre. Nous allons voir d’étranges choses, c’est possible, c’est probable même; mais de bonne foi, sans phrases diplomatiques, croyez-vous que la France aura été étrangère à la catastrophe qui attend sans doute le pouvoir temporel? » Ce que je voudrais montrer par ce langage tranchant, un peu âpre, au moins spécieux, qui s’est gravé dans ma mémoire et que je ne fais que résumer, c’est cette amertume née de l’abandon. On a beaucoup attendu autrefois, on n’attend plus rien maintenant à Rome des puissances catholiques, et c’est déjà un obstacle de moins entre la papauté et l’Italie; c’est une barrière qui est tombée. On ne croit plus aux interventions étrangères, j’entends aux interventions efficaces, car pour des paroles on les reçoit désormais avec douceur, mais avec une parfaite incrédulité.

Je vais plus loin : ce n’est peut-être pas seulement par ce sentiment en quelque sorte tout négatif que Rome est portée vers l’Italie; elle est entraînée sans le savoir, sans le vouloir, par un courant plus direct et plus naturel. Il ne faut point oublier qu’à Rome, quelque puissante que soit la considération des intérêts universels du catholicisme, on est de vieux sang italien. Il faut bien se rappeler d’un autre côté ce qu’est l’église, une Institution d’un ordre particulier, inflexible jusqu’à un certain point, jusqu’à une certaine heure, et puis oubliant tout ce qu’elle doit oublier le jour où commence à poindre la possibilité de la réconciliation. Sans doute, dans ce monde romain aux traditions fixes et invariables, il y a toujours un parti qui tient pour l’inflexibilité, qui ne veut rien entendre, qui a dominé jusqu’Ici le saint-siège par ses conseils et qui ne reculerait pas devant les extrémités les plus désespérées; mais en même temps il s’est formé peu à peu ce que j’appellerai un autre parti, faute d’un autre nom. Ce parti, qu’on ne le cherche pas dans un cardinal d’Andréa, ce prince de l’église à demi émancipé qui s’est retiré à Naples comme un Coriolan un peu léger du sacré-collège, et qui de temps à autre fait trop parler de lui. Remarquez marquez bien d’ailleurs qu’un prêtre détaché ou émancipé perd immédiatement de son importance, comme action pratique. Le père Passaglia, ancien théologien du saint-siège, s’est annullé le jour où il a quitté Rome pour Turin, et ce qu’il y a de plus curieux, c’est qu’à Turin même il n’a eu qu’une popularité éphémère; il a fini par se perdre dans l’obscurité. Ce parti dont je parle, il faudrait le chercher plutôt dans une multitude d’hommes qui sont un peu partout, même au sacré-collège, parmi les ecclésiastiques de Rome, surtout dans les ordres religieux. Ceux-là, et ils sont plus nombreux qu’on ne croit, commencent à croire que l’heure de l’inflexibilité absolue est passée. Quoique prêtres, ils n’ont pas moins, en certains momens, la fibre italienne. Ils ne sont nullement insensibles à cette idée d’une Italie définitivement affranchie des dominations étrangères, devenant une puissance imposante et pesant dans les conseils de l’Europe. Ils ne cachent plus ces sentimens, et, si des sacrifices sont nécessaires, ils les acceptent d’avance. Ils sont les adversaires, souvent passifs, quelquefois efficaces, du parti contraire, jésuite ou étranger, dont la résistance est le mot d’ordre, et ces luttes que voile la contenance impassible et correcte du cardinal Antonelli, ce dernier type de la diplomatie pontificale, ce dernier abbé romain aux mœurs élégantes, au sourire froid, au regard perçant et impénétrable, — ces luttes vont se résoudre dans l’âme de Pie IX, le plus sincère et le plus séduisant des pontifes.

Il sera peut-être le dernier pape-roi, comme disait Cavour; mais du moins, au milieu de ces épreuves qu’il porte avec la bonne humeur d’une verte vieillesse, il garde je ne sais quel mélange de sereine ingénuité, de vivacité et de douceur qui donne à sa physionomie une originalité singulière. Il parle avec une facilité abondante, avec gaîté, avec abandon et souvent avec esprit. Le trait caractéristique de Pie IX, c’est une inaltérable confiance au milieu des crises actuelles de la papauté. Il ne croit point du tout aux moyens humains. Il a, comme il le disait dans une circonstance, par-dessus la tête des interventions étrangères. Qu’on lui laisse des troupes ou qu’on les retire, qu’on lui donne dix mille hommes ou cinq cents hommes, cela lui est à peu près indifférent, et il a toujours cru que la France avait plus d’envie de rester à Rome qu’il n’avait envie de l’y retenir. Un jour, à l’époque où on lui faisait une armée et où M. de Mérode organisait des zouaves, le pro-ministre des armes avait fait équiper quelques deux mille hommes, belges, autrichiens, etc. ; il voulut les montrer au pape et passer une revue dans la cour du Vatican. Pie IX se présenta en effet à la fenêtre, regarda cette troupe, puis, se tournant malicieusement vers le pro-ministre des armes, il lui dit : « Donc c’est avec cela que nous allons reconquérir nos provinces! » M. de Mérode avait perdu ses peines. et il les a bien plus perdues depuis. Évidemment il est tout à fait inutile de demander à Pie IX ce qu’il ne donnera pas, ce qu’il considère comme un devoir de conscience de refuser, c’est-à-dire une sanction de la déchéance temporelle du saint-siège. Les principes! c’est là son bouclier; mais en même temps il s’intéresse à tout ce qui se fait en Italie. Il aime à parler de l’armée italienne; à l’époque des dernières négociations, lorsque M. Vegezzi vint à Rome, ce fut, dit-on, une des premières choses dont il s’informa, demandant avec une sollicitude empressée ce qu’était cette armée, si on pouvait compter sur elle. Il a gardé pour le roi Victor-Emmanuel une vieille affection, et les rapports personnels n’ont jamais été complètement interrompus. Lorsqu’une des jeunes filles du roi devenait reine du Portugal, Pie IX se souvenait très bien qu’elle était sa filleule.

Au fond, sans nourrir d’illusions, et en bornant sa confiance aux destinées de la religion dont il est le chef, le pape désire, je pense, rester à Rome, et la plupart des cardinaux le désirent encore plus que lui : ils se rappellent Gaëte; le souvenir des expatriations du temps de l’empire les trouble encore davantage. Et dans ce désir il y a quelque chose de plus que le sentiment craintif de vieillards arrachés à leurs habitudes et jetés sur les chemins du monde; il y a le sentiment profond, instinctif que, quelles que soient les révolutions d’un peuple, la place du gouvernement de l’église catholique, du pape, est auprès de la confession de saint Pierre. Il y a de plus une vue juste, car enfin si l’Italie est intéressée à ne rien faire qui puisse inévitablement provoquer le départ du pontife de Rome, est-ce que la papauté elle-même n’est pas intéressée à rester là où elle est, pourvu qu’elle y soit libre? Que gagnerait-elle à s’éloigner, et où s’enfuirait-elle d’abord? Ce n’est pas en Espagne sans doute qu’elle irait aujourd’hui chercher l’indépendance et la paix; ce serait placer son trône à peu près sur un volcan. Serait-ce en Autriche, en France, en Irlande parmi les fenians, en Amérique ou bien dans quelque île perdue de la Méditerranée? Il est facile pour l’honneur de l’inflexibilité d’imaginer de ces coups désespérés. Et après! ce serait sans doute d’abord un spectacle de nature à émouvoir le monde. Le premier moment passé, on finirait peut-être par s’accoutumer à cela comme à tant d’autres spectacles. La papauté risquerait de s’affaisser dans l’obscurité, perdant de son prestige en quittant son vieux siège. N’est-ce donc point ici un de ces intérêts communs qui rattachent ensemble la papauté et l’Italie, qui créent une sorte de terrain naturel, presque nécessaire de rapprochement?

Aller ailleurs dans les conditions présentes du monde, ce serait une immense aventure. Et quand même, pour rester à Rome, la papauté serait obligée de se résigner à ce qu’elle ne peut empêcher, ce serait mieux encore assurément que d’aller chercher l’indépendance sur les chemins. En définitive, y aurait-il une bien grande différence entre la situation qui pourrait être créée aisément et la situation telle qu’elle est en ce moment? La souveraineté temporelle n’existerait ni plus ni moins, puisqu’elle n’est plus qu’un vain mot. Les catholiques français pourraient-ils sérieusement se plaindre, crier à la servitude du pape, parce qu’au lieu de nos soldats ce seraient des soldats italiens qui monteraient la garde au Capitule et empêcheraient d’entrer la nuit au Colisée? Ils sont naïfs, ils ne voient pas que les catholiques de tous les autres pays sont en droit d’en dire autant aujourd’hui, qu’à leurs yeux Français et Italiens, c’est la même chose au point de vue de l’indépendance politique du saint-siège. Et pour la papauté elle-même quelle serait la différence entre l’état actuel où elle a une royauté apparente, il est vrai, mais où elle ne peut se soutenir, et un état où elle resterait libre, souveraine dans son inviolabilité spirituelle, débarrassée de ce que Pie IX appelait un jour le boulet du pouvoir temporel? Ces idées, la marche des choses les suscite tous les jours à Rome dans bien des esprits qui ont commencé par voir dans le pouvoir temporel presque un dogme, qui n’y ont plus vu bientôt qu’une nécessité, puis une convenance, et qui sont maintenant tout près de n’y voir qu’un fardeau. Ces esprits en viennent à se faire le raisonnement que se faisait il y a cinquante ans, à une époque de crise bien autrement violente, le cardinal Pacca, un homme pourtant très dévoué au saint-siège. « Je pensais, disait-il, que la perte du pouvoir temporel et de la plus grande partie des biens ecclésiastiques aurait fait cesser ou du moins s’affaiblir cette jalousie universelle et ces dispositions hostiles qui se manifestent partout contre la cour romaine et le clergé; que, débarrassés du pesant fardeau des affaires temporelles, les papes auraient tourné toutes leurs pensées et tous leurs soins au gouvernement spirituel de l’église; que l’église romaine, n’ayant plus la splendeur et les pompes royales non plus que l’attrait des biens temporels, n’aurait plus vu entrer dans son sein que des hommes dévoués à l’œuvre sainte qu’elle doit accomplir... Je pensais que dans les délibérations des affaires ecclésiastiques on n’aurait plus vu figurer le pouvoir temporel parmi les motifs adoptés pour prendre ou rejeter une résolution, car ce motif mis dans la balance pouvait faire pencher du côté d’une excessive et vile condescendance... »

Ce que le cardinal Pacca pensait en présence d’un attentat de la force qui enlevait le pape et faisait de Home un chef-lieu de département français, à bien plus forte raison on le pense aujourd’hui en présence de ce qui ne découronne plus Rome, de ce qui n’est plus que l’avènement d’une nation dont on est par le sang, par l’esprit, par le caractère. Seulement ne prétendez pas que cette révolution se fasse au pas de charge. Il faut se souvenir que l’église est un corps à part, qui a besoin de voir et de s’accoutumer aux choses, pour qui surtout le temps ne compte pas. Le meilleur moyen de la désarmer, c’est de lui donner des raisons de se résigner, c’est en d’autres termes que l’ordre nouveau se consolide, que les espérances de réaction s’évanouissent, que l’Italie vive et s’organise. Demandez diplomatiquement au cardinal Antonelli l’abolition du pouvoir temporel, il vous répondra avec son froid sourire comme répond toujours l’église : « Venez le prendre ! » et on n’y va pas. Écoutez en conversation des prélats, des cardinaux : ils avoueront que c’est une question de temps, d’opportunité, de combinaison ; ils s’inquiéteront du degré de vérité de cette église libre qu’on leur offre, et au besoin ils vous diront ce que Pie IX lui-même disait à M. Boggio : « Et quand vous m’aurez pris les quatre palmes de terre qui me restent, au premier différend vous me condamnerez aussi au domicile forcé comme l’évêque de Foggia ou le cardinal de Angelis ! » C’était bien toucher la difficulté pratique ; mais ce n’était pas, si je ne me trompe, la présenter sous un jour tel qu’elle implique un antagonisme indéfini ou même une inimitié bien violente.

Au fond, deux choses essentielles résument et caractérisent cette situation de Rome. L’une, c’est l’impossibilité de vivre, impossibilité politique, matérielle, économique ; l’autre, c’est cette affinité multiple, obscure, qui existe entre la papauté romaine et l’Italie, affinité de race, d’instincts, d’intérêts sur certains points. Et ces deux choses ont trouvé dans ces deux dernières années des expressions diverses. L’impossibilité de vivre, elle a retenti en quelque sorte dans cette circulaire que le cardinal Antonelli adressait le 19 novembre 1865 à tous les nonces du saint-siège à l’étranger, et où, prenant son temps, ne rompant le silence qu’un an après la convention du 15 septembre, il constatait la situation extrême que cette convention faisait à la papauté. Jamais, je crois, cri de détresse n’a été poussé avec une dialectique plus tranchante et plus âpre, avec plus de crudité, avec plus de hauteur. L’aveu était hautain en effet, mais c’était un aveu. Le cardinal Antonelli ne déguisait rien, ni les périls extérieurs, ni les embarras intérieurs, ni les détresses d’un trésor aux abois. « Ce qui est certain, disait-il, c’est que le saint-siège se trouvera abandonné à lui-même après avoir été réduit à une situation où les moyens internes lui manquent pour ainsi dire entièrement. Il est certain encore qu’il se trouve exposé à la menace continuelle de dangers extérieurs qui le mettent mal à l’aise, et font planer de grandes incertitudes sur la défense du territoire qui lui reste. » Et la conclusion était qu’il n’y avait pour le saint-père qu’à « attendre les périls avec cette tranquillité d’âme que donne la conscience de ne pas les avoir provoqués; » c’était dire enfin et d’un mot que tout était épuisé, qu’il ne restait plus que la Providence ! Cette circulaire, qui déchirait hardiment le voile, et qui est certainement un des actes les plus curieux de la diplomatie romaine, n’a peut-être point fortifié la position du cardinal Antonelli à Rome, au moins dans un certain monde. A tort ou à raison, le cardinal Antonelli passait pour un de ces hommes habiles qui, dans leur impénétrable diplomatie, gardent toujours quelque ressource inattendue. Avouer qu’il ne restait plus que la Providence, c’était tout à la fois dire le dernier mot de son habileté, prononcer l’oraison funèbre du pouvoir temporel, et mettre les esprits sur le chemin des solutions plus humaines, plus pratiques. C’est, je pense, ce qui est arrivé.

Quant à ce mouvement vers l’Italie qui se combine avec le sentiment de l’impossibilité de vivre d’une vie propre, rien ne le prouve mieux que cette négociation qui s’ouvrait tout à coup l’an dernier entre Rome et Florence. Elle avait cela de curieux, qu’elle était une pensée toute personnelle du pape, qui soulageait évidemment bien des esprits modérés et inquiets en déconcertant du même coup le parti de la résistance et des résolutions extrêmes. C’est Pie IX qui, de lui-même, écrivait au roi Victor-Emmanuel en lui demandant d’envoyer à Rome un négociateur, point un ecclésiastique, un laïque. Ce laïque fut M. Vegezzi, un ancien ministre piémontais, un jurisconsulte fort au courant du droit canonique, un homme sensé, calme, modéré, désireux lui-même de réussir. Je n’ai nul besoin d’entrer dans les détails de cette négociation qui se prolongeait pendant près de trois mois, qui était coupée en deux par un voyage de M. Vegezzi à Turin, où était encore le gouvernement, et qui depuis est restée plutôt suspendue que définitivement rompue. Il s’agissait uniquement et exclusivement d’un intérêt religieux, de la rentrée dans leurs diocèses des évêques absens, de l’entrée en possession de quelques autres récemment préconisés à Rome. La politique était censée absente; au fond, il était à peu près impossible de ne pas la toucher à chaque pas. Malgré tout, au premier aspect, un arrangement parut tout près de se conclure, et il y eut même un moment, tant les esprits vont vite, où l’on crut qu’après le succès de cette négociation, qui pouvait conduire à une autre, le pape ne ferait aucune difficulté de confier sa sûreté à une garnison italienne lorsque l’armée française quitterait Rome. Comment donc échouait cette négociation? Pour bien des raisons sans doute, dont la moindre était cette question du serment que le gouvernement italien persistait à exiger des évêques. J’avoue que je n’ai jamais bien compris l’importance de cette question du serment vis-à-vis d’un corps tel que l’église qui a religieusement le pouvoir de se délier de sa propre autorité. Ce qui est probable, c’est que le gouvernement italien ne se servait de cette question du serment que comme d’un prétexte pour déguiser ses embarras, c’est que même dès ce moment il n’était point éloigné de croire qu’une négociation pourrait être suivie plus sérieusement, plus fructueusement et peut-être avec plus de dignité lorsque l’occupation étrangère à Rome aurait cessé, lorsque l’Italie et la papauté se trouveraient seules en présence. C’est du moins ce qui a toujours empêché jusqu’ici de reprendre cette œuvre interrompue.

Les esprits d’ailleurs étaient singulièrement partagés à Turin et à Florence, où le gouvernement se transportait bientôt, et ils étaient partagés, non sur l’utilité, sur la convenance des concessions, mais sur la mesure de ces concessions par rapport au but politique que chacun entrevoyait à travers un arrangement religieux. Il y avait là un trait curieux dans le mouvement des opinions. Ceux qui voulaient sérieusement st résolument aller à Rome le plus tôt possible étaient coulans sur les difficultés religieuses; ils auraient tout accordé. Ceux qui acceptaient l’idée d’un ajournement de possession matérielle, qui sentaient l’utilité de cet ajournement, se montraient plus difficiles, pour ne pas aller trop vite. De là les embarras du gouvernement. D’un autre côté, à Rome, le désir du succès était vif chez le pape, et si la négociation avait pu s’engager directement avec lui, elle eût réussi sans doute dès lors. Dans cette première phase, rien n’était perdu encore malgré l’attitude d’hostilité passive de tous ceux qui voyaient avec peine s’ouvrir une voie de conciliation. Le voyage de M. Vegezzi à Turin trancha la question. En laissant voir les hésitations du gouvernement italien, ce voyage rendait l’espérance au parti réactionnaire romain, qui reprenait courage et redoublait d’efforts.

Quand M. Vegezzi reparut à Rome, tout était changé, et ici je voudrais laisser parler un homme d’un esprit aussi sincère que sérieux et élevé, un ancien ambassadeur d’Espagne, mort peu après, M. Pacheco, qui écrivait de Rome : « Lorsqu’après vingt-cinq jours d’absence M. Vegezzi est revenu à Rome, les choses n’étaient plus aussi faciles, et l’avenir ne se présentait pas aussi flatteur. En premier lieu, M. Vegezzi lui-même n’avait pu convaincre le gouvernement italien, au moins en totalité, et il avait ordre d’insister pour que les nouveaux évêques prêtassent serment de fidélité à Victor-Emmanuel. En second lieu, l’atmosphère de cette cour de Rome avait été fortement agitée, de façon à indisposer le souverain pontife contre la négociation. Le roi de Naples, comme votre excellence le peut croire, voyait dans une heureuse issue un coup porté à ses prétentions. L’ambassadeur d’Autriche la combattait avec prudence, mais vivement. Le parti réactionnaire, conduit par M. de Mérode, faisait tout ce qui lui était possible pour alarmer sur les conséquences d’un arrangement et pour le faire échouer. Même beaucoup des évêques nommés par sa sainteté, qui résident à Rome, voyaient avec peine un changement de résidence, et employaient leur influence dans le sens que je dis... » Quand tout fut perdu, le pape, dit-on, laissa échapper ce mot où perçait peut-être plus qu’un regret : « Ah! on m’a gâté cette affaire! » Il reçut encore M. Vegezzi avec une aimable bienveillance, comme si rien n’était fini, gardant l’arrière-pensée qu’ils devaient se revoir.

Pour le moment, cette négociation était suspendue; elle échouait dans son objet direct et immédiat; mais elle avait révélé subitement qu’entre la papauté et l’Italie la distance était bien moins grande qu’on ne croyait, que Pie IX, par une inspiration généreuse, pouvait échapper à tous les conseils de réaction. Même dans cette question du serment, sur laquelle venait se briser la négociation, la cour de Rome, il faut le dire, n’avait montré qu’une inflexibilité apparente, toute de droit en quelque façon. « Le saint-siège, disait-on, entend que les évêques soient obéissans et fidèles au roi, qu’ils l’aiment, le respectent et l’honorent; il désire qu’ils soient soumis à l’autorité, et qu’ils s’abstiennent de se faire les chefs ou les complices de contre-révolutions. Les évêques sentent que c’est là leur devoir, et le saint-siège ne ferait aucune difficulté, s’il le jugeait utile, de le leur rappeler et inculquer de nouveau. » Voilà bien du chemin fait en peu de temps, ce me semble. Cette mission Vegezzi a laissé voir une chose plus grave, d’une conséquence extrême au point de vue de la situation générale et de ce pouvoir temporel dont les destinées s’agitent aujourd’hui. Certes le pape a parlé bien des fois depuis six ans; il a parlé dans un intérêt politique, et sa parole se perdait alors dans le vide, ne troublait personne en Italie. Le jour au contraire où, laissant de côté cet intérêt politique, il se présentait uniquement comme chef de la religion, cette simple initiative faisait courir comme un frémissement au-delà des Alpes. C’est la réalisation d’un mot de M. Boncompagni. « Lorsque le pape revendique un intérêt vraiment spirituel et religieux, il lui arrive ce que les anciens rapportent d’Antée : fils de la terre, il ne recouvrait sa force qu’en touchant la terre. » Je retiens le fait : la papauté retrouve sa force, lorsque, réduite dans son domaine terrestre, elle se fixe sur l’intérêt religieux, et par cet intérêt religieux elle n’est point séparée de l’Italie. C’est ce que je voulais dire.

Telle est donc la situation au moment où la convention du 15 septembre devient une réalité, laissant face à face la papauté et l’Italie. Au premier aspect, entre ces deux puissances qui représentent, l’une un intérêt religieux jusqu’ici enchaîné à un intérêt politique, l’autre ce qu’il y a de plus vivace dans la civilisation moderne, le droit d’une nation, — entre ces deux puissances il y a théoriquement un abîme. À n’observer que les principes opposés qu’elles personnifient, la guerre est nécessaire, inévitable ; aucune transaction n’est possible. D’un autre côté, il y a entre elles comme de secrètes intelligences, des instincts qui les poussent l’une vers l’autre, des intérêts qui s’imposent, des nécessités de rapprochement. Je reprends ma question : qu’arrivera-t-il ? Au nombre de toutes les choses possibles aujourd’hui, on ne mettra pas sans doute une restauration de l’ancienne souveraineté pontificale. Ce serait le rêve d’esprits endormis depuis dix ans, même depuis bien plus longtemps, et qui se réveillent en sursaut, ayant perdu le fil des choses contemporaines. Qu’on me permette d’écarter encore cette combinaison qui consiste à laisser le saint-siège dans les conditions actuelles en lui proposant de conquérir ses sujets par des améliorations. Si le pape n’a pas fait ces réformes pour garder l’intégrité de ses états, pensez-vous qu’il les fera pour garder les quatre palmes de terre qui lui restent, selon son expression ? Et s’il les faisait, est-ce que les populations ne commenceraient pas par se servir de la demi-liberté qu’elles auraient pour se réunir à l’Italie ? Et si les populations agissaient ainsi, est-ce qu’on recommencerait la série des interventions et des occupations pour tenir debout obstinément une création artificielle qui n’a plus en elle-même les moyens de vivre ? Mais alors où est le dénoûment de ces complications auxquelles la convention du 15 septembre fixe en quelque sorte une échéance ?

Le dénoûment inévitable, il est dans l’ensemble de cette situation telle qu’elle apparaît. Il y a un mois à peine, le jour des morts, paraissait à Rome sous les yeux de la police pontificale une brochure, — Il Senato di Roma ed il Papa, — qui tranche la question sans marchander. Le dénoûment, selon l’auteur, ne serait rien de moins qu’une manifestation spontanée, un plébiscite des Romains qui prononceraient sur leur destinée, appelleraient le roi Victor-Emmanuel à « venir ceindre au Capitole la couronne de fer gagnée sur le Pô, » et puis se tourneraient vers le pape en lui disant : « Saint-père, désormais la révolution italienne est achevée ; elle s’arrête devant la vénérable basilique des apôtres pour déclarer qu’elle n’a plus rien à conquérir, que son intention n’est pas d’ébranler dans ses fondemens la religion du Christ, qui est la religion de toute l’Italie, dont vous êtes le primat, mais au contraire de lui rendre cette liberté qu’elle a toujours vainement demandée aux monarques qui fondaient uniquement leur droit sur l’épée. Sous la tutelle des lois, à l’ombre de cette bannière qui porte ces mots : liberté de l’église et de l’état! vous pouvez librement exercer votre sacré ministère, non plus environné d’armes étrangères, mais efficacement protégé par le respect et la vénération de ceux qui sont toujours vos fidèles enfans en cessant d’être vos sujets. » C’est la solution radicale, immédiate. Si le pape entend ce langage, et s’il reste tranquille au Vatican, rien de mieux; si le plébiscite ainsi formulé devient le signal de sa fuite, alors ce sont tous les embarras que j’ai décrits. Sans aller jusque-là, n’y a-t-il pas dans la situation actuelle les élémens d’une solution toute pratique, faite pour désintéresser l’Italie elle-même, les Romains aussi bien que le souverain pontife, en évitant les chocs soudains et violens? Ces élémens ont été indiqués, précisés plus d’une fois par la diplomatie. Je ne veux que les résumer. Cette anomalie d’un petit état impossible disparaîtrait par une assimilation graduée de tous les intérêts, par « l’abaissement des barrières qui séparent le territoire pontifical du reste de l’Italie, » c’est-à-dire évidemment par une fusion législative, administrative, économique. Les Romains deviendraient citoyens italiens; ils seraient en possession de tous les droits politiques, et Rome elle-même, constituée dans des conditions municipales particulières, deviendrait une sorte de cité neutralisée par le consentement national, où le pape, inviolable dans sa souveraineté, exonéré du fardeau d’un pouvoir direct, régnerait sans gouverner, selon le mot du marquis Gino Capponi. Il n’aurait plus en fait le pouvoir temporel; il aurait en compensation, au milieu de garanties précises, diplomatiquement formulées, toutes les prérogatives de la souveraineté personnelle avec cette liberté complète de l’église que le gouvernement italien est prêt à reconnaître et à consacrer. L’ancien projet prêté à Cavour, aussi bien que le projet dont le baron Ricasoli a pris un jour l’initiative fourniraient des données utiles, si ce n’est que l’un et l’autre impliquaient la présence réelle du gouvernement italien à Rome, ce qui est justement la difficulté la plus grave pour le moment. Je ne dis pas que, même dans ces termes, la combinaison soit encore facile. Le pape protestera toujours, ce n’est pas douteux; mais comme le saint-siège ne cesse de protester au sujet d’Avignon et qu’il n’est pas pour cela en moins bonnes relations avec la France, comme il a protesté au sujet de la séparation de la Romagne, de l’Ombrie, et que cela ne l’a pas empêché de négocier déjà avec l’Italie, comme d’un autre côté une restauration pontificale est impossible et que la situation actuelle ne peut rester ce qu’elle est, il faut bien s’arranger pour marcher, fût-ce au risque de protestations qui ont été plus d’une fois le refuge d’une conscience scrupuleuse sans jamais empêcher les choses inévitables de s’accomplir. Un prélat distingué me disait un jour à Rome : « Vous aurez beau chercher, il n’y a que trois solutions possibles, une avec le pape, et celle-là, il n’y faut pas songer, puisque le saint-père ne se prêtera directement à rien; une autre contre le pape, et celle-ci offenserait l’Europe, répugnerait à l’Italie elle-même, j’espère; il n’y a plus qu’une troisième solution, cette dernière sans le pape, c’est-à-dire combinée de façon à se passer de son assentiment et à ménager sa dignité, son honneur, son indépendance, en lui laissant la possibilité de rester à Rome, qu’il ne quittera certainement qu’à la dernière extrémité. » C’est pour cette solution que conspirent visiblement aujourd’hui la puissance des choses, la marche des intérêts, la nécessité inexorable des situations, et, je l’ajouterai, l’attitude du gouvernement italien lui-même, qui vient de se montrer un gouvernement supérieur et prévoyant par cela seul que, récemment grandi en puissance, il redouble de modération dans ses actes et dans ses paroles le jour où il se trouve forcément ramené en face de ce problème des rapports de l’Italie et de la papauté.

Après cela, je le sais bien, la paix fût-elle signée entre Rome et Florence, ou, pour mieux dire, une situation de tolérance, d’indépendance mutuelle, fût-elle créée à Rome, tout n’est point fini; tout commence peut-être au contraire. Ce n’est ici que le côté italien d’une question qui touche à toutes les conditions extérieures du catholicisme, à ses rapports avec les sociétés, à la politique de l’église comme aussi au système de conduite de tous les catholiques dispersés dans le monde. C’est toute une ère nouvelle qui s’ouvre obscurément au milieu des incertitudes, des résistances et des impatiences. L’Italie ne peut se méprendre : par la révolution qu’elle vient d’accomplir, qui est désormais un grand et irrévocable fait de plus dans l’histoire, la papauté cesse d’être italienne, ainsi qu’elle l’a été presque toujours jusqu’ici. Lorsque le pontife de Rome était prince temporel, souverain d’un territoire au-delà des Alpes, il était tout simple qu’il fût Italien. Une fiction passée dans l’habitude pouvait concilier dans sa personne le prince national et le chef d’une église universelle. Aujourd’hui c’est le caractère universel qui reste seul, et la nécessité ou la convenance d’une origine italienne ne compte plus dans le choix du pontife, dans le gouvernement catholique. De même il est bien clair que le sacré-collège ne pourra rester ce qu’il est, qu’il n’y a plus aucune raison pour que sur soixante-dix cardinaux plus de cinquante soient Italiens; mais ce n’est là encore que le fait le plus secondaire dans l’ordre nouveau qui commence, qui date de l’abolition du pouvoir temporel. De cette révolution italienne découle un changement bien autrement grave : c’est cette nécessité qui s’impose à l’église catholique de s’organiser, de vivre désormais par la liberté, dans la liberté. Cette condition inéluctable implique nécessairement toute une politique nouvelle dans le système des rapports de la société religieuse et de la société civile, ou du moins des pouvoirs civils et des pouvoirs religieux. Ces rapports se fondaient jusqu’ici sur un partage du gouvernement des hommes, sur un accord plus ou moins laborieusement conquis, et qui a dégénéré plus d’une fois en instrument d’oppression; ils ne peuvent plus reposer aujourd’hui que sur un grand système d’indépendance mutuelle, de séparation des deux pouvoirs. Cette liberté, qui apparaît au sommet de la hiérarchie de l’église comme la compensation d’une souveraineté temporelle désormais impossible ou inefficace, doit tendre inévitablement à se propager, à se généraliser dans le monde catholique. Si l’église entend ses intérêts, elle n’a plus évidemment qu’à s’attacher aux droits de tous pour maintenir ses propres droits, à demander la liberté de tous comme la garantie de sa propre liberté. Elle n’a plus en un mot qu’à s’accoutumer à cette atmosphère virile des luttes où l’ascendant ne s’acquiert et ne se conserve que par la supériorité morale et intellectuelle. Je ne dis pas que ce ne soit une grande nouveauté qui commence, et que le monde aille entrer d’un seul coup dans ce régime où la séparation des pouvoirs devient une garantie de plus pour l’indépendance humaine. Je ne dis pas que l’Europe, que la France notamment puisse se jeter à l’improviste et sans réflexion sur les traces des États-Unis. Encore ne faudrait-il pas abuser de cet argument, parce qu’en répétant sans cesse que nous ne pouvons avoir la liberté comme aux États-Unis, la liberté comme en Angleterre, on finit par nous faire une liberté qui ne ressemble à aucune autre, et qui est tout simplement un despotisme plus ou moins tempéré. Ce qui est certain, c’est que d’une façon ou d’autre là est l’avenir, là est la force, et si cette révolution d’Italie fait de la liberté une fatalité heureuse, elle ne sera pas seulement un grand événement national, elle sera une date bienfaisante et féconde dans l’histoire des hommes.


CHARLES DE MAZADE.

  1. L’Italie de 1847 à 1863. — Correspondance, politique de Massimo d’Azeglio, par M. Eugène Rendu; 1 vol. in-8o. Didier, éditeur.