L’Irlande sous l’administration de M. Trevelyan

L’Irlande sous l’administration de M. Trevelyan
Revue des Deux Mondes3e période, tome 66 (p. 907-923).
L'IRLANDE
SOUS
L'ADMINISTRATION DE M.TREVELYAN

Au mois de mai 1882, à la suite du double assassinat de Phœnix-Park, M. Trevelyan, neveu, de l’illustre historien Macaulay, était nommé secrétaire, principal pour l’Irlande en remplacement du malheureux. Frédéric Cavendish. Ce dernier, qui n’avait fait que paraître en Irlande pour y tomber sous le couteau des assassins, avait succédé à M. Forster, en même temps que lord Spencer remplaçait lord Cowper comme lord-lieutenant. M. Gladstone allait essayer en Irlande une politique nouvelle : pour l’appliquer, il choisissait des instrumens nouveaux.

L’administration de M. Forster et de lord Cowper n’avait pas été heureuse : la loi pour la protection des personnes et des propriétés leur avait conféré les pouvoirs les plus étendus, même celui de faire arrêter des citoyens par simple mesure administrative. Ils avaient usé largement de ce droit. Six ou sept cents individus étaient détenus en vertu de la loi dont il s’agit, et l’agitation ne se calmait pas. Les crimes contre les personnes se multipliaient, les sociétés secrètes, se développaient, l’autorité du gouvernement était de jour en jour plus méconnue. M. Forster n’était pas découragé par l’insuccès de la politique suivie depuis deux ans à l’égard de l’Irlande. Non-seulement il n’était pas disposé à renoncer aux mesures d’exception, mais il aurait voulu les appliquer avec plus de vigueur. Le gouvernement refusa de le suivre dans cette voie. C’est alors que M. Forster donna sa démission et qu’un nouveau système fut adopté. Les détenus politiques furent mis en liberté. Par la loi sur les arrérages, de nouvelles concessions furent faites aux fermiers. On ne demanda pas le renouvellement de la loi pour la protection des personnes et des propriétés. On la remplaça, il est vrai, par une autre loi d’exception, la loi pour prévenir les crimes. Au système de l’emprisonnement par simple mesure administrative était substitué le système du jugement par des tribunaux d’exception, sans l’assistance du jury. La différence n’était pas grande. La nouvelle loi, appliquée sévèrement, aurait pu donner les mêmes résultats que la précédente. Toute la question était donc de savoir comment elle serait appliquée. Or cette question paraissait tranchée par le remplacement de M. Forster. L’homme qui avait personnifié la politique de répression s’en allait : évidemment sa politique s’en allait avec lui.

Le changement de front du gouvernement fut sévèrement jugé, non-seulement par les conservateurs, mais par certains libéraux. On trouvait qu’en face de l’effervescence de l’Irlande, il était imprudent d’affaiblir l’autorité gouvernementale. Ou racontait que les concessions faites par M. Gladstone avaient été décidées à la suite d’une négociation secrète entre le gouvernement anglais et les chefs du parti national irlandais, détenus à Kilmainham. Il y avait quelque chose de vrai dans ces bruits. Le pacte de Kilmainham n’était pas une simple invention de l’opposition, une de ces légendes créées par l’esprit de parti. Il y avait eu, en effet, une sorte de négociation, dans laquelle M. Gladstone n’était pas intervenu personnellement, mais dans laquelle d’autres membres du cabinet, notamment M. Chamberlain, avaient joué un rôle très actif. Un certain capitaine O’Shea, député irlandais de Clare, avait servi d’intermédiaire. La correspondance échangée entre M. O’Shea et M. Parnell fut portée à la connaissance du public dans le cours de la discussion de la loi pour prévenir les crimes. Elle n’était pas de nature à relever le prestige du gouvernement. Elle le montrait négociant avec des détenus politiques, sollicitant ou tout au moins acceptant leur appui moyennant certaines concessions. Les détenus de Kilmainham, de leur côté, n’avaient pas été très fiers dans la circonstance. Aussi le capitaine O’Shea, en lisant la pièce principale du dossier, une lettre de M. Parnell en date du 28 avril 1882, avait-il pris soin d’en supprimer la phrase la plus importante, celle où le chef du parti national irlandais promettait son appui au ministère. M. Forster, qui avait une copie de la lettre, se donna le plaisir de rétablir intégralement le texte en pleine chambre des communes.

Était-ce la paix entre le gouvernement anglais et les chefs du parti national irlandais ? Non, mais c’était au moins une trêve. La session d’été s’acheva donc sans luttes ardentes. La loi pour la prévention des crimes et la loi sur les arrérages furent votées avec de légères modifications proposées par les conservateurs et acceptées à titre de transaction par M. Gladstone. Les crimes agraires avaient presque cessé. L’exposition des arts et manufactures d’Irlande s’ouvrit donc le 15 août à Dublin au milieu d’une réelle accalmie. Cette même date avait été choisie pour inaugurer la statue d’O’Connell. Peu de jours après, le droit de cité, dans la capitale de l’Irlande, était conféré solennellement à M. Parnell et à M. Dillon. Pareil honneur avait été fait autrefois à O’Connell.

Un crime affreux vint interrompre cette période de calme relatif. Toute une famille, comprenant le mari, sa femme, sa mère, ses deux fils et ses deux filles, fut égorgée à Maanstrasna par une bande d’hommes masqués. Les assassins furent découverts. Trois d’entre eux furent condamnés et exécutés. On eut plus tard la preuve que la politique était complètement étrangère à ce crime. Le massacre de Maanstrasna était purement et simplement le résultat d’une vengeance privée. Peu de temps après, on eut des inquiétudes pour la tranquillité de Dublin. Les agens de police s’étaient mis en grève. Il fallut en toute hâte organiser des constatées spéciaux, c’est-à-dire appeler les bons citoyens à faire, comme volontaires, l’office d’agens de police. L’affaire, qui n’avait rien de politique, mais qui n’en était pas moins grave, finit par s’arranger. L’année ne se termina pas pourtant sans quelques crimes politiques, une tentative d’assassinat, en plein jour et en pleine rue, contre un juge, M. Lawson, une attaque à main armée contre les agens de police, dans Abbey-street. La sécurité n’était donc pas complètement rétablie.

Il y avait toutefois une grande différence entre cette situation et celle qui existait avant le pacte de Kilmainham. M. Parnell exécutait fidèlement les conditions du traité. Son influence s’employait dans le sens de l’apaisement. Il n’était pas tout-puissant cependant, même en dehors des sociétés secrètes, qui échappaient presque complètement à son action, et certains groupes politiques avaient quelquefois à son égard des velléités de résistance. Pendant l’automne de 1882, il fit de grands efforts pour donner plus de cohésion au parti national irlandais. Il y réussit dans une certaine mesure. Le 17 octobre s’ouvrit une conférence nationale irlandaise ayant pour but d’amener un accord entre les diverses fractions du parti. On y décida la formation d’une Ligue nationale irlandaise dans laquelle devaient se fondre les home rulers, les nationalistes et la ligue agraire.

Deux hommes seulement, dans le parti national irlandais, avaient assez d’importance pour pouvoir être opposés à Parnell : l’un était John Dillon, l’autre Michel Davitt, John Dillon, fils d’un insurgé de 1848, différait d’opinion avec M. Parnell plutôt sur les moyens, à employer que sur le but à poursuivre. Comme M. Parnell, il voulait l’autonomie politique de l’Irlande ; mais, pour y arriver, il considérait l’agitation légale comme insuffisante, et il n’aurait pas reculé devant l’insurrection. Il y avait donc entre lui et M. Parnell le même dissentiment qu’autrefois entre les chefs de La Jeune-Irlande et O’Coonell. M. Parnell est un tempérament parlementaire, M. Dillon un tempérament, de conspirateur. Quand on les voyait l’un à côté de l’autre sur les bancs de la chambre des communes, le contraste était frappant. L’un, avec sa barbe châtain clair, son teint d’un homme du Nord, ses yeux froids comme l’acier, calme, maître de lui, imperturbable en face des attaques les plus directes ; l’autre, plus semblable à un Espagnol du XVIe siècle qu’à un Irlandais de ce temps-ci, les cheveux et les yeux noirs, le visage grave, mélancolique et passionné : un portrait de Velasquez descendu de son cadre. La faiblesse de sa santé, et peut-être aussi ses dissentimens politiques avec M. Parnell, amenèrent Dillon à donner sa démission dans les premiers mois de 1883. Il se retira d’abord en Italie, puis dans le Colorado. Il fut remplacé par M. Mayne, un parnelliste ardent.

Michel Davitt, dont nous avons déjà parlé dans une précédente étude, était en dissentiment avec M. Parnell sur un autre point. Il s’agissait de la question agraire. Tandis que M. Parnell voulait rendre les paysans propriétaires, M. Davitt était partisan de la nationalisation de la terre. C’est une forme nouvelle du socialisme, mise à la mode depuis quelque temps. Les partisans de la nationalisation de la terre vous disent : « Nous reconnaissons la légitimité de la propriété individuelle, mais à une condition. L’homme ne peut avoir en propriété que ce qui a été créé par le travail de l’homme. Or la terre n’est pas dans ce cas ; la terre a été donnée par le Créateur à l’homme, ou plutôt à l’humanité. Par conséquent, l’homme n’a pas le droit de s’approprier la terre. » Cette théorie a été exposée avec de grands développemens dans un livre intitulé le Progrès et la Pauvreté. L’auteur, M. Henry George, Irlandais d’origine ; était établi en Amérique. La première édition de son ouvrage parut à San-Francisco en 1880. La deuxième édition, publiée à Londres en 1882, eut un grand succès parmi les Irlandais, et Michel Davitt adopta les théories exposées par L’auteur. Cependant il n’y eut pas de rupture entre lui et Parnell : il continua, tout en gardant ses idées particulières, à suivre la direction générale imprimée au parti.

Les derniers mois de 1882 avaient été relativement calmes. L’année 1883 s’ouvrit par un grand procès qui passionna l’opinion. Le 13 janvier, le bruit se répandait à Dublin que des arrestations importantes venaient d’avoir lieu en vertu de la loi pour la prévention des crimes. Dix-sept personnes, en effet, avaient été mises sous les verrous. Dans le nombre se trouvait un conseiller municipal de Dublin, James Carey. Le gouvernement, en jetant un pareil coup de filet, n’avait pas agi à la légère. Il était sur la trace de quelque chose de tout à fait sérieux. Il était renseigné par sa police, peut-être même par quelques-uns des individus mis en état d’arrestation. En effet, dès ce début de l’instruction, l’un d’entre eux, Farrell, se déclara prêt à faire des révélations. Il donna des détails sur un projet d’assassinat dirigé contre M. Forster, projet qui avait été sur le point d’être mis à exécution, et qui n’avait avorté que par l’effet de circonstances fortuites. Quelques jours après, un autre détenu, Michel Kavanagh, fournissait des renseignemens d’une nature encore plus grave. Il s’agissait cette fois du drame mystérieux de Phœnix-Park. Le secret que la police avait vainement poursuivi depuis plus de six mois, elle le tenait enfin. Les assassins de Cavendish et de Burke étaient là entre ses mains : James Carey, le conseiller municipal de Dublin, avait donné le signal du crime en agitant un mouchoir blanc. On ne s’attendait pas, dans le public, à une révélation semblable ; on l’accueillit même avec une certaine incrédulité. On s’était habitué à l’idée que le double assassinat de Phœnix-Park, comme beaucoup de crimes irlandais, resterait toujours un mystère impénétrable.

Il fallut bien cependant se rendre à l’évidence lorsque l’on vit James Carey, le principal coupable, entrer dans la voie des aveux. Ce misérable, entraîné par l’espoir de sauver sa vie, ou peut-être même déjà vendu à la police avant son arrestation, raconta tout. Il donna notamment des détails sur une nouvelle société secrète créée depuis 1881, et qui avait joué le principal rôle dans les crimes politiques des deux dernières années. « Les Invincibles, » tel était le nom ambitieux que s’étaient donné les membres de cette association. C’étaient des fenians qui avaient fait bande à part. Carey en était. Il appartenait au fenianisme depuis 1861. Quand le groupe des Invincibles s’était constitué, il y était entré et il y jouait un rôle actif. Le chef suprême de l’association, d’après lui, n’était connu des affiliés que sous le nom mystérieux de Number one (Numéro un). On obéissait aveuglément à ses ordres. C’était lui qui désignait les victimes à frapper, qui choisissait les exécuteurs des sentences de mort prononcées par l’association. Les Invincibles irlandais, on le voit, procédaient à peu près comme les nihilistes russes.

Les révélations de Carey, de Farrell, de Kavanagh, et les papiers saisis au domicile des détenus, permettaient d’éclaircir certains points restés obscurs dans les récens événemens. Ainsi, M. Parnell se trouvait tout à fait disculpé du soupçon d’avoir pactisé avec les chefs des sociétés secrètes, avec les auteurs ou les complices des assassinats. Il était dans les plus mauvais termes avec eux, et le journal de l’un d’entre eux parlait de lui dans les termes les plus méprisans et les plus violens, précisément parce qu’il n’acceptait pas l’emploi des moyens criminels auxquels les sociétés secrètes avaient recours. On acquit également la preuve que, si l’assassinat de Burke était prémédité, celui de Cavendish était fortuit. Le noble et malheureux jeune homme s’était fait tuer en voulant porter secours à son collaborateur. Ceux qui l’avaient frappé ne savaient même pas qu’ils avaient en face d’eux le membre le plus important de l’administration anglo-irlandaise, et c’est seulement après sa mort qu’ils constatèrent son identité.

Il y eut six condamnations à mort et deux condamnations aux travaux forcés à perpétuité. Sur les six condamnés à mort, cinq furent exécutés. Le sixième eut sa peine commuée en celle des travaux forcés. Carey, quoique le plus coupable, fut acquitté comme dénonciateur. Il n’avait plus rien à craindre du gouvernement, mais il avait tout à craindre de ses anciens amis. Il connaissait trop bien l’organisation et les habitudes des Invincibles pour ne pas être convaincu que sa condamnation devait être prononcée et que le Numéro un avait dû choisir déjà les exécuteurs de la sentence portée contre lui. Il essaya donc de dépister la terrible association. Il resta volontairement en prison un certain temps après le procès, puis il disparut brusquement et l’on crut qu’il avait réussi à s’établir dans un pays étranger et à tromper la vigilance de ses anciens coassociés. Tout à coup, dans le courant du mois de juillet, un télégramme arriva du cap de Bonne-Espérance annonçant qu’il avait été assassiné à bord d’un bateau à vapeur par un Irlandais nommé O’Donnell. Le délateur avait bien essayé, comme on le pensait, de se soustraire à la vengeance qui l’attendait. Il avait changé de nom ; il était parti pour les antipodes ; il avait pris toute sorte de précautions pour ne laisser aucune trace derrière lui. Peine inutile. La police des Invincibles était terriblement bien faite. Ils n’avaient jamais perdu leur homme de vue. L’individu chargé de le mettre à mort s’était embarqué sur le bateau à vapeur en même temps que lui, avait fait toute la traversée avec lui, s’était lié avec lui, et finalement, entre Natal et le cap de Bonne-Espérance, un jour où il le tenait bien à portée de son revolver, avait exécuté le décret des Invincibles. En procédant de la sorte, il faisait lui-même le sacrifice de sa vie, car il ne pouvait pas manquer d’être arrêté. On le ramena en Angleterre pour lui faire son procès, le condamner et le pendre. Ce fut le dernier acte de la tragédie de Phœnix-Park.

On ne se contentait malheureusement pas de faire des procès comme celui des assassins de Cavendish et de Burke. C’est la tentation de tous les gouvernemens de poursuivre non pas seulement les crimes et les délits véritables, mais ce qu’on appelle les crimes et les délits d’opinion. Il est bien rare que les poursuites de ce genre réussissent. Même quand elles sont suivies de condamnations, elles font plus de mal que de bien. Le gouvernement aurait dû le savoir. Il n’avait qu’à se souvenir des poursuites infructueuses intentées tant de fois contre O’Connell, et plus récemment contre Parnell. Il espéra être plus heureux contre M. Gray, membre du parlement et propriétaire du Freeman’s Journal ; contre Michel Davitt ; contre MM. Healy et Biggar, membres du parlement ; contre M. Quinn, secrétaire de la ligue agraire ; contre M. O’Brien, directeur du journal l’Irlande unie. Les uns furent poursuivis pour des articles de journaux, les autres pour des discours plus ou moins violens. Tous ces procès échouèrent misérablement. La poursuite contre O’Brien n’eut qu’un résultat : elle fit entrer d’emblée ce jeune journaliste dans le parlement. Il y avait, dans le sud de l’Irlande, un petit bourg appelé Malow, qui avait été représenté autrefois par un home ruler irlandais très modéré, mais qui, à la dernière élection générale, avait passé décidément du côté des gladstoniens. Le député de Malow était un M. Johnson, légiste distingué. Il fut nommé avocat général d’Irlande et se trouva par conséquent soumis à la réélection. Il fut renommé avec bien plus de voix que la première fois. Quelque temps après, il quittait la vie parlementaire. Le siège de Malow était considéré comme si complètement acquis au parti gouvernemental qu’on n’hésita pas à présenter à la place de M. Johnson son successeur, le nouvel avocat général d’Irlande, M. Naish. Les parnellistes présentaient O’Brien, mais sans espoir de succès. Comment croire qu’un parnelliste réussirait là où un home ruler avait échoué ? Le procès arriva fort à propos pour le jeune candidat. La veille, il était battu d’avance ; le lendemain, il était élu triomphalement.

Peu de mois après, d’autres élections non moins significatives venaient attester le progrès du parnellisme. Un siège se trouvait vacant dans le comté de Monaghan. Là encore, la lutte paraissait impossible contre le candidat gladstonien. Le comté de Monaghan est compris dans l’Ulster ; c’est-à-dire dans la partie protestante de l’Irlande. C’est là que se trouvaient les descendans des colons de Cromwell ; c’est là que l’Angleterre avait ses plus fermes partisans. Parnell patronna dans loi comté de Monaghan un de ses lieutenans, M. Healy, qui avait représenté jusque-là le comté de Wexford. M. Healy venait de faire six mois de prison préventive avec Michel Davitt. M. Parnell parcourut avec lui le comté de Monaghan, le présentant aux électeurs, l’appuyant de sa parole et dirigeant la campagne. Ce fut encore un succès. M. Healy fut nommé. Dans le comté de Wexford, on le remplaça par le jeune Redmond, frère cadet d’un membre important du parti parnelliste. Dans le comté de Sligo, dans la ville de Limerick, même succès pour les parnellistes.

Tout souriait donc à M. Parnell. Le gouvernement, après des Velléités de lutte, capitulait de nouveau devant lui et abandonnait peu à peu les poursuites intentées contre ses partisans. Les divisions qui existaient dans le parti national irlandais tendaient à s’effacer. Davitt se soumettait, Dillon s’éloignait. Le groupe parnelliste, absorbant peu à peu les autres fractions du parti national, arrivait à former une masse compacte et disciplinée. Depuis la mort d’O’Connell, aucun Irlandais n’avait eu une situation comparable à celle de M. Parnell. Il y avait cependant un point noir dans son existence. Ses affaires privées étaient embarrassées. On ne dirige pas un grand parti politique sans lui donner son temps ; dès lors on ne peut plus veiller sur ses intérêts privés. On est exploité par ses fermiers ou grugé par son homme d’affaires :


Labitur interea res, et vadimonia fiunt.


Pitt est mort endetté. O’Connell aurait terminé sa vie dans les mêmes conditions, si les Irlandais ne s’étaient cotisés pour le tirer d’embarras. C’est une chose fâcheuse pour un homme politique d’accepter de son parti un service de ce genre. Il ne faut pas être payé, même par ses amis. O’Connell a eu plus d’une fois à regretter d’avoir accepté le produit de la souscription ouverte en sa faveur. Son exemple aurait dû détourner M. Parnell de se prêter à une combinaison analogue.

C’est dans les premiers mois de 1883 que les amis de M. Parnell organisèrent une souscription pour lui offrir, sous la forme d’un don national, une somme d’argent suffisante pour mettre fin à ses embarras financiers. Cette souscription prit le caractère d’une manifestation nationale. Le clergé catholique s’y associa, quoique M. Parnell soit protestant, et l’un des premiers souscripteurs fut le primat catholique d’Irlande, l’archevêque Croke. La cour de Rome ne vit pas d’un bon œil le clergé irlandais se mêler ainsi à la politique. Le sage Léon XIII a pour principe que l’église doit essayer de vivre en bons termes avec tous les gouvernemens. Du temps d’O’Connell, l’église tout entière était du côté de l’Irlande contre l’Angleterre ; c’était bien naturel, il s’agissait d’obtenir l’émancipation des catholiques. La cause qui se débattait était la cause de l’église elle-même. Aujourd’hui, au contraire, les questions qui s’agitent entre l’Angleterre et l’Irlande sont des questions politiques, des questions sociales, mais non point des questions religieuses. Il serait donc plus conforme à la doctrine et aux traditions de l’église de ne pas intervenir dans cette lutte. Déjà, lorsque M. Parnell s’était présenté, quelques années auparavant, comme candidat pour le siège parlementaire de Cork, l’évêque de cette ville avait recommandé à son clergé de rester étranger à l’élection. Ses instructions ne furent pas suivies : le clergé irlandais est un clergé essentiellement national. Il désobéit en masse à son évêque et vota avec enthousiasme pour le protestant Parnell.

On s’était insurgé contre un évêque. Oserait-on s’insurger contre le pape lui-même ? La question allait se poser à l’occasion de la souscription Parnell. Une lettre venue de la COUP de Rome, revêtue des signatures du cardinal Simeoni, préfet de Rome, et de M. Jacobini, secrétaire de la congrégation de la propagation de la foi, se prononça contre cette souscription. Le coup était imprévu ; on fit courir le bruit qui avait été provoqué par les démarches d’un agent officieux du gouvernement anglais auprès de la cour de Rome. Il irrita les parnellistes, mais il ne les troubla point. Ils relevèrent le gant avec une extrême vivacité. M. Davitt déclara que la meilleure réponse à faire à la lettre du Vatican, c’était de grossir le chiffre de la souscription projetée. M. Healy, qui était encore détenu en ce moment, écrivit du fond de sa prison de Richmond, près de Dublin, peur dénoncer à l’indignation de l’Irlande ce qu’il appelait la conspiration anglaise du Vatican.

Un certain nombre de prêtres n’osèrent pas prendre part, au moins ostensiblement, à une souscription condamnée par Rome. Leur abstention fut compensée en partie par les adhésions nouvelles qui se produisirent à titre de protestation contre l’intervention de la papauté dans cette circonstance. Cependant la souscription n’atteignit pas tout à fait le chiffre qu’on ambitionnait. On aurait voulu avoir 40,000 livres sterling (1 million de francs), comme pour O’ConnelL On arriva au chiffre de 37,000 livres. Cette somme fut offerte à M. Parnell, à titre de don national, le 11 décembre. À cette occasion, un grand banquet fut donné dans les salons de la Rotonde, à Dublin. On attendait avec curiosité le discours que devait prononcer le chef du parti national irlandais. Son attitude, relativement modérée depuis dix-huit mois, faisait croire qu’il tiendrait un langage conciliant. Tout au contraire, il fut menaçant et presque agressif. Il critiqua avec vivacité l’administration de M. Trevelyan, qu’il mit sur le même pied, ou à peu près, que celle de M. Forster. Puis, sans attaquer directement le cabinet Gladstone, il trouva bon de lui faire sentir la force dont il pouvait disposer contre lui. Il déclara que le parti national irlandais était désormais le maître de la situation parlementaire en Angleterre : « A la prochaine élection générale, il dépendra de vous, membres irlandais indépendans, de décider si l’Angleterre aura un ministère tory ou un ministère libéral. C’est là une grande force et un grand pouvoir. Si nous n’avons pas le droit de nous gouverner nous-mêmes, nous avons du moins la possibilité de choisir ceux qui nous gouvernent. » Cette fière déclaration fit grand effet en Irlande. Les journaux anglais la commentèrent vivement. La Pall Mall Gazette, organe de la fraction radicale du cabinet, publia un article fort remarqué, intitulé : le Maître de la situation. L’auteur de l’article reconnaissait qu’au fond M. Parnell était dans le vrai : « Il est un des plus jeunes membres du parlement, il en est en même temps un des plus puissans. Il n’est pas seulement le chef d’un parti dévoué, le roi sans couronne de l’Irlande ; il aspire à jouer, et non sans sérieuses chances de succès, le rôle d’un Warwick parlementaire. » Nous verrons, en racontant la session parlementaire de 1884, jusqu’à quel point M. Parnell a réussi à jouer ce rôle convoité par lui ; mais nous n’en sommes pas encore là et, auparavant, nous avons à nous occuper d’une menace de crise sous le coup de laquelle se termina l’année 1883.

Depuis quelques mois, les Anglo-Irlandais, pour lutter contre le parti nationaliste, c’est-à-dire séparatiste, avaient réorganisé dans un grand nombre de localités des loges orangistes. Le gouvernement de M. Gladstone, loin de se féliciter de cette initiative, y voyait un embarras et un danger. Ce n’était pas seulement parce que beaucoup de membres importans des loges orangistes étaient des conservateurs et par conséquent des adversaires du cabinet ; c’était surtout parce que, dans l’état des esprits en Irlande, la moindre circonstance pouvait amener un conflit entre les orangistes et les nationalistes. Plutôt que de courir le risque d’une guerre civile en Irlande, le gouvernement aimait mieux voir les séparatistes y dominer sans résistance. On fit donc tout pour décourager le mouvement orangiste, qui était cependant un mouvement en faveur de l’Angleterre. Lord Rossmore, grand maître des loges orangistes du comté de Cavan, fut rayé de la liste des juges de paix du comté. On sait combien les grands propriétaires anglais tiennent à ces fonctions gratuites, qui contribuent puissamment à leur prestige et à leur influence. Il y eut un vif mouvement d’indignation parmi les Anglo-Irlandais. Les juges de paix du comté de Cavan protestèrent en masse contre la destitution de leur collègue. Des meetings furent convoqués pour rédiger et signer des adresses à lord Rossmore. Une de ces adresses portait quinze mille signatures : elle venait de la ville de Belfast.

Les orangistes ne paraissaient donc pas disposés à reculer. Les nationalistes, de leur côté, enhardis par les succès qu’ils avaient obtenus depuis quelques années, encouragés par les sympathies qu’ils croyaient avoir dans le gouvernement, marchaient de l’avant. L’année 1884 s’ouvrit dans ces conditions. Jamais, depuis longtemps, l’Irlande n’avait paru plus près d’une guerre civile. Le 1er janvier, deux meetings, l’un nationaliste, l’autre orangiste devaient se réunir à la même heure et dans la même ville, à Dromore, dans le comté de Tyrone. L’autorité n’osa pas interdire ces deux réunions ; elle se borna à prendre des précautions pour éviter un conflit. Les deux partis, en effet, après s’être réunis aux deux extrémités de la ville et s’être échauffés par des discours violens, faillirent en venir aux mains. Ils furent dispersés par la cavalerie et les constables. Dans la bagarre, deux protestans furent mortellement blessés. Les loges orangistes et les associations loyalistes protestèrent contre l’attitude de la police dans cette circonstance. Elles accusèrent les agens de partialité en faveur des nationalistes. Une plainte pour meurtre fut portée contre un constable, auteur des blessures auxquelles avait succombé un des deux protestans.

Huit jours après, meeting nationaliste à Glonmell en l’honneur de Michel Davitt. Cette fois, les séparatistes étaient seuls. Il n’y avait pas à craindre de conflit. Michel Davitt y exposa la théorie de la confiscation et du partage des terres sans indemnité pour les propriétaires. D’autres meetings étaient annoncés : un meeting nationaliste pour le 16 janvier à Enniskillen, deux meetings opposés pour le 21 janvier, dans le comté de Londonderry, deux autres encore, en sens opposé, pour le 29 janvier, dans le comté de Down. On aurait vu se renouveler des scènes analogues à celles de Dromore. L’administration, en vertu des pouvoirs extraordinaires qui lui étaient conférés par la dernière loi d’exception, interdit ces diverses réunions. Les orangistes obéirent aux prescriptions de l’autorité ; les nationalistes essayèrent parfois de passer outre ; leurs réunions furent dispersées par la police. Ce mouvement de meetings et de contre-meetings, qui aurait pu prendre une tournure grave, fut arrêté pour le moment. Il recommença quelques mois après. Le 8 juin, une grande réunion nationaliste était convoquée à Newry. Des membres du parlement y assistèrent. MM. O’Brien et Sullivan, députés nationalistes, haranguèrent la foule. Au moment où la réunion se terminait, une partie des manifestans se porta vers le club orangiste et vers les maisons des principaux protestans de la ville. Le club faillit être pris d’assaut. La police ne trouva qu’un moyen de protéger les chefs de la loge orangiste. Elle les arrêta et les garda en prison pendant les quelques heures que dura la bagarre. Plusieurs maisons particulières furent attaquées et défendues à coup de pierres et d’e bâtons. Quelques coups de fusil furent même tirés. Heureusement ils ne tuèrent ni ne blessèrent personne. A la suite de cet incident, l’autorité interdit de nouveau les meetings nationalistes.

L’anniversaire de la bataille de la Boyne fut l’occasion de quelques troubles. De temps immémorial, les protestans, en Irlande, et même en Angleterre, avaient l’habitude de célébrer la victoire de Guillaume III sur Jacques II. Les choses se passèrent tranquillement en Irlande. Les meetings nationalistes étant interdits, le parti orangiste, à Belfast et à Newry, put fêter sans encombre son anniversaire de prédilection. Il n’en fut pas de même à Cleatôr, district minier du comté de Cumberland, où se trouvaient beaucoup d’ouvriers d’origine irlandaise. Ceux-ci attaquèrent les protestans à coups de pierres et de revolvers. Il y eut une cinquantaine de blessés et un jeune homme tué.

Les crimes agraires, si fréquens pendant les années précédentes, étaient devenus plus rares ; mais de temps à autre cependant quelque attaque à main armée, quelque incendie ou quelque assassinat venaient interrompre la prescription. Près de Limerick, un jeune homme fut tué à coups de couteau par des membres de la ligue agraire. Il avait, disait-on, mal parlé de la ligue. Parfois ces crimes agraires ou politiques dissimulaient des vengeances privées. C’est ce qui était arrivé, l’année précédente, pour le fameux massacre de Maanstrance. L’attention publique fut ramenée sur-cette affaire en 1884 par une circonstance assez dramatique. Deux des témoins qui avaient figuré à charge dans le procès se rétractèrent solennellement et firent pénitence publique dans une église. Cet incident provoqua de vives discussions, les catholiques croyant sincèrement à la rétractation des témoins Philbih et Casey, et les protestans n’y voyant qu’une comédie organisée pour affaiblir l’autorité de la justice. La vérité est difficile à savoir dans des cas pareils, surtout en Irlande, où les faux témoignages, dans un sens comme dans l’autre, ne sont pas rares.

Si les crimes agraires diminuaient en nombre, le parti révolutionnaire irlandais avait trouvé un autre moyen d’intimider ses adversaires et de terrifier les gens paisibles. De tout temps, l’Irlande, dans ses agitations, a subi plus ou moins l’influence des pays étrangers. En 1793 et en 1848, elle cherchait des exemples en France. Lord Edouard Fitzgerald était un élève des révolutionnaires français du XVIIIe siècle. Les chefs de la jeune Irlande avaient pris pour modèles nos républicains de 48. Depuis, les temps étaient changés et les habitudes aussi. Il y a des modes pour les révolutions comme pour le reste. La commune de 1871 et le nihilisme russe avaient mis en honneur l’emploi de ce qu’on appelle les procédés scientifiques. Les révolutionnaires irlandais, pour suivre le courant, ont voulu, eux aussi, employer les procédés scientifiques, c’est-à-dire les bombes de dynamite ou de picrate de potasse. Jusqu’à présent, ils ont manié ces engins de destruction avec beaucoup moins d’habileté que les nihilistes russes. Ceux-ci ont fait sauter un empereur. Les révolutionnaires irlandais, jusqu’à présent, n’ont fait sauter personne. Ils n’ont pas cependant épargné les tentatives ; ils les ont multipliées au contraire. L’année 1884, dans l’histoire de la révolution irlandaise, pourrait être appelée l’année de la dynamite. Le 26 février dans la soirée, une explosion avait lieu dans la gare de Victoria, sur le chemin de fer de Londres à Brighton. Beaucoup de dégâts matériels, deux hommes blessés, mais personne de tué. Mise en éveil par cette tentative, la police découvrait des machines infernales dans les gares de Paddington, de Charing-Cross et peu de jours après dans celle de Ludgate-Hill. Une fraction de l’émigration irlandaise en Amérique se vanta publiquement d’avoir préparé ces attentats. Les machines infernales découvertes par la police furent examinées et démontées. Elles étaient de provenance américaine ou française ; elles avaient été bien conçues et bien construites ; mais les derniers apprêts, faits en Angleterre, n’étaient pas à la hauteur de la fabrication.

Il fallait s’attendre à de nouvelles tentatives du même genre. Les crimes politiques, comme les crimes ordinaires, procèdent généralement par séries. La police anglaise, à partir de ce moment, ne cessa pas de surveiller les colis suspects de provenance américaine ou française. Dans les premiers jours d’avril, elle fit plusieurs captures importantes. à Birkenhead, elle mit la main sur le dépôt de dynamite et de bombes chargées. Elle arrêta le dépositaire de tous ces engins, un fenian nommé Daly, ainsi qu’un de ses amis, nommé Egan, chez lequel il avait logé à Birmingham. Depuis la fin de 1883, Egan et Daly étaient secrètement surveillés. A Londres, on arrêtait en même temps un nommé Fitzgerald, considéré comme un membre important de la société secrète des Invincibles. On l’envoyait en Irlande pour le faire passer aux assises du comté de Sligo, sous la prévention de complicité dans plusieurs meurtres ou tentatives de meurtre. Pendant ce temps, Egan et Daly étaient renvoyés devant les assises du comté de Warwick, en Angleterre, en même temps qu’un troisième personnage, Mac-Donnell, présumé leur complice. Après une instruction qui a duré plusieurs mois, Egan a été condamné aux travaux forcés à perpétuité et Daly à vingt ans. Mac-Donnell a été déclaré coupable, mais mis en liberté sous caution, jusqu’à nouvel ordre, soit qu’on le considère comme ayant été dupe des deux autres, soit qu’on veuille se servir de lui pour obtenu : des renseignemens.

La police n’avait cependant pas mis la main sur tous les dépôts de dynamite, car six semaines après l’arrestation d’Egan et de Daly une triple explosion venait terrifier Londres. Cette fois le coup avait été bien préparé. Dans la soirée du 30 mai, à peu près au même moment, entre neuf et dix heures du soir, une machine infernale éclatait dans la cour du bureau central de police, à Scotland-Yard, et deux autres dans le fossé en sous-sol de Junior-Carlton-Club, un des cercles conservateurs de Londres, dans Saint-James-Square. Au bureau de police, il y eut des bâtimens endommagés et un agent grièvement blessé. A Junior-Carlton-Club, de pauvres domestiques reçurent des blessures, heureusement sans gravité, et les vitres de quelques fenêtres volèrent en éclats. Dans cette même soirée, on trouva dans le square de Trafalgar, au pied de la statue de Nelson, un petit paquet de dynamite avec une mèche éteinte. Voilà à quoi se réduisent jusqu’à présent, en Angleterre, les exploits de la révolution scientifique.

Il ne faut pas croire que l’emploi de ces odieux moyens fût approuvé par toute l’émigration irlandaise. James Stephens, le chef de la conspiration feniane de 1866-1867, réfugié depuis cette époque à Paris, tout en restant partisan d’une insurrection à main armée contre l’Angleterre, réprouvait les chevaliers de la dynamite, non pts seulement comme des criminels, mais comme des imbéciles. A plus forte raison, les membres du parlement comme M. Parnell et ses amis se tenaient-ils à l’écart d’une tourbe de conspirateurs sans scrupules, qui ne pouvaient que compromettre et souiller la cause île l’Irlande. M. Parnell d’ailleurs éprouvait un sentiment fréquent chez les révolutionnaires parvenus à une grande situation. De plus en plus il prenait goût à la politique régulière ; de plus en plus il trouvait inutile de recourir à l’emploi des moyens violens, puisqu’il pouvait, par l’action légale et par le jeu parlementaire, exercer de l’influence, obtenir des succès, peser sur la politique du gouvernement.

Le 24 février 1884, à l’ouverture de la session parlementaire, les députés autonomistes avaient tenu une réunion pour reconstituer leur bureau. M. Parnell fut réélu président et l’on choisit comme vice-président un des membres les plus modérés du parti, M. Justin Mac-Carthy. Dans la discussion de l’adresse, M. Parnell proposa un amendement tendant à blâmer la conduite de l’administration en Irlande et à condamner comme séditieuse l’organisation orangiste. Quoique le rejet de l’amendement fût certain, la discussion dura plusieurs séances et donna lieu à des discours très violons, notamment de la part de MM. Healy et O’Brien. Peu de jours après, dans le vote sur la proposition de censure contre le gouvernement à propos des affaires d’Egypte, quelques autonomistes irlandais votèrent avec l’opposition. La motion fut repoussée par 311 voix contre 262.

Le 17 mars, la fête de Saint-Patrick, le patron de l’Irlande, fut l’occasion d’un banquet dans lequel M. Parnell exposa de nouveau sa politique. L’Irlande, suivant lui, pour obtenir sa liberté, ne doit compter que sur sa persistance et sa résolution. Il faut qu’elle envoie au parlement des députés décidés à profiter de toutes les circonstances pour atteindre ce but. La réforme électorale promise par M. Gladstone est une occasion favorable : il ne faudra pas manquer de l’exploiter. Les Irlandais, au moyen des votes dont ils disposent dans la chambre des communes, peuvent peser tantôt sur le parti libéral, tantôt sur le parti conservateur et se servir de l’un et de l’autre sans se lier à aucun des deux.

Cette tactique fut expérimentée à l’occasion d’une nouvelle motion de censure proposée contre la politique égyptienne du cabinet Gladstone. La motion avait été présentée par sir M. Hicks Beach. Le vote eut lieu dans la séance du 13 mai. Trente et un parnellistes votèrent avec l’opposition. Le gouvernement, par suite de cette manœuvre et de l’abstention d’un certain nombre de libéraux, n’eut qu’une majorité de 28 voix : Les parnellistes avaient seulement voulu faire sentir leur force au ministère ; ils n’avaient pas eu l’intention de le renverser ; car ils attendirent la fin du défilé des votans pour s’assurer que la majorité n’était pas douteuse.

En dépit de cette manœuvre, qui se renouvela plus d’une fois dans le cours de la session, les députés autonomistes ne réussirent pas à faire passer leurs propositions au sujet de l’Irlande. La chambre des communes repoussa une proposition de M. Barry modifiant la loi agraire de 1881 de manière à la rendre encore plus favorable aux fermiers : cette proposition, au sujet de laquelle M. Parnell s’abstint de prendre la parole, réunit une minorité de 72 voix, quelques radicaux anglais ayant voté avec les autonomistes irlandais. On rejeta également une résolution proposée par M. Mac-Carthy pour blâmer la composition du corps des juges de pair en Irlande : « La majorité de la population est catholique, disait l’orateur autonomiste, et cependant la majorité des juges de paix est protestante. — C’est vrai ; répondait M. Trevelyan, mais comment voulez-vous qu’il en soit autrement ? Les lords-lieutenans de comtés, qui dressent, la liste des juges de paix, sont fort restreints dans leurs choix. Il s’agît de fonctions gratuites et même onéreuses. On est forcé de choisir des hommes riches, de grands propriétaires, et vous savez que la plupart sont protestans. Le gouvernement ne peut faire qu’une chose : surveiller les propositions des lords-lieutenans. Il ne manquera pas à ce devoir. » La proposition Mac-Carthy ne réunît que 62 voix.

Le secrétaire principal d’Irlande eut à soutenir une discussion plus sérieuse. Cette fois M. Parnelî était entré personnellement en scène. L’état d’agitation dans lequel se trouvait l’Irlande avait amené le parlement à frapper certaines localités d’une taxe supplémentaire pour des dépenses extraordinaires de police. Plusieurs villes, notamment celle de Limerick, refusaient de payer l’impôt dont il s’agit. Il fallut employer contre elles des moyens de coercition. Le chef du parti irlandais se contenta de combattre ce système d’imposition supplémentaire ; mais un autre député autonomiste, M. Healy, connu pour la violence de son langage, laissa de côté l’objet principal du débat pour se jeter dans une digression sur le traitement infligé aux détenus en Irlande. Il accusa l’administration anglaise de rétablir subrepticement la torture, et, se tournant vers M. Trevelyan, qui causait en souriant avec un autre membre de la chambre des communes, il lui reprocha de s’égayer des tourmens infligés aux patriotes irlandais. Le malheureux ministre, surpris par cette brusque attaque, ne put s’empêcher de dire : « C’est absolument faux. » L’expression n’était pas parlementaire. M. Trevelyan s’empressa de la retirer. Ce n’était pas assez pour les autonomistes irlandais, qui étaient montés au paroxysme de la fureur. Ils voulaient faire voter la censure contre M. Trevelyan et même contre le président de la chambre, parce que ce dernier trouvait suffisante la satisfaction accordée par le ministre d’Irlande. Il y eut une scène tumultueuse qui se termina par le rappel à l’ordre de M. Healy.

À la suite de toutes ces discussions, les autonomistes avaient fini par prendre en horreur M. Trevelyan en voyant qu’il leur tenait tête. Ils ne faisaient plus aucune différence entre lui et M. Forster, l’ancien objet de leur exécration ; ils voulurent à tout prix se débarrasser de lui. C’est ici que la tactique de M. Parneli porta ses fruits. Battu dans les débats parlementaires, le chef du parti autonomiste prit sa revanche en dehors de la chambre. Il avait des accointances avec la fraction radicale du cabinet. Il profita d’une circonstance qu’il avait prévue et qu’il surveillait depuis plusieurs mois. M. Gladstone n’avait pas réussi à faire passer dans la session d’été son projet de réforme électorale. Au moment où le parlement se rouvrait en octobre pour se prononcer définitivement sur ce projet, le cabinet avait besoin de rallier toutes les voix douteuses. Celles des autonomistes irlandais étaient de ce nombre. Une négociation secrète eut lieu dans l’intervalle des deux sessions. Un pacte analogue à celui de Kilmainham fut conclu. Quand le parlement se rouvrit, M. Trevelyan siégeait encore comme ministre sur le banc de la Trésorerie, mais il n’était plus secrétaire d’Irlande. Il était remplacé par M. Campbell-Bannerman. On lui avait donné comme compensation le poste honorifique de chancelier du duché de Lancastre, avec un siège dans le cabinet.

Les autonomistes ne se crurent pas obligés de triompher avec discrétion ou avec modestie. Dans un meeting qui eut lieu le 21 octobre, M. O’Brien déclara que le remplacement de M. Trevelyan avait été imposé au gouvernement par les Irlandais. Il ajouta que de nouveaux sacrifices, et notamment celui de lord Spencer, le vice-roi d’Irlande, seraient bientôt exigés. Peu de jours après, le 8 novembre, avait lieu le vote décisif sur la réforme électorale. Les autonomistes irlandais acquittèrent la dette qu’ils avaient contractée envers le cabinet Gladstone au moment du renvoi de M. Trevelyan. Ils votèrent en masse pour le gouvernement, qui obtint une majorité de plus de 100 voix. Cet exemple montre ce que peut faire un groupe d’une soixantaine de voix entre les mains d’un tacticien habile comme M. Parnell. Il fait ressortir en même temps une des conséquences les plus curieuses de l’union législative entre l’Angleterre et l’Irlande. Cette union a enlevé aux Irlandais la possibilité de régler comme ils l’entendent leurs propres affaires, mais elle leur a donné le moyen d’exercer une influence parfois décisive sur les affaires de l’Angleterre. Si l’acte d’union n’avait pas été voté en 1790, si un parlement séparé siégeait encore à Dublin, M. Parnell ne tiendrait pas aujourd’hui la balance entre les deux grands partis anglais ; il ne disposerait pas du sort des cabinets ; il ne dicterait pas la loi au premier ministre de la reine Victoria ; il ne serait pas, selon l’expression de la Pall Mail-Gazette, un Warwick parlementaire.


EDOUARD HERVE.