L’Irlande en 1867

(Redirigé depuis L'Irlande en 1867)
L’IRLANDE EN 1867

La tentative du fenianisme a rappelé l’attention sur l’état de l’Irlande. Depuis l’épouvantable famine de 1847, ce pays subissait une transformation continue, suffisante suivant les uns, insuffisante suivant les autres, mais qui ne donnait plus à l’Angleterre les mêmes embarras que par le passé. Le torrent d’émigration que, d’après ses traditions bibliques, le public anglais avait qualifié d’exode, suivait son cours ; de 8 millions d’âmes en1846, la population descendait graduellement à 5,500,000 en 1866. C’était là sans doute pour le royaume-uni une grande perte d’hommes ; l’Angleterre se consolait en songeant que la plupart des difficultés de l’Irlande s’en allaient avec eux. On aimait à croire que tout au moins le temps des insurrections irlandaises était passé. L’invasion feniane est venue interrompre tout à coup cette sécurité. On n’avait pas prévu qu’une partie de ces émigrés dont le départ semblait donner des gages à la paix publique reviendrait de l’exil les armes à la main. Au premier moment, tout le monde s’est mis d’accord pour assurer une répression vigoureuse ; le péril passé, on s’est demandé s’il ne serait pas possible d’éviter le retour de pareilles crises. De là une vive polémique dans les journaux et les livres ; les anciens griefs contre l’organisation économique et sociale de l’Irlande ont reparu, et une nouvelle croisade s’est organisée contre la propriété irlandaise, considérée comme la principale source du mal.

Un grand propriétaire irlandais, lord Dufferin, a voulu répondre à ces attaques. Il a commencé par écrire au journal le Times une série de lettres ; il a réuni ensuite ces lettres en un volume intitulé l’Émigration irlandaise et la tenure des terres en Irlande. Cet écrit remarquable fait parfaitement connaître l’état de la question ; les vingt ans écoulés depuis 1847 n’ont pas apporté en Irlande tous les changemens désirables ; mais il serait injuste de méconnaître une visible amélioration, et si de nouvelles mesures peuvent être utiles, il n’y a plus rien de fondamental à tenter, du moins en économie rurale, car les questions politiques et religieuses sont entièrement réservées dans le livre de lord Dufferin. Même au point de vue de la paix religieuse, les choses s’améliorent en Irlande, et ce qui le prouve, c’est l’attitude que le clergé catholique a prise à l’égard des fenians. Voilà pourtant où il reste le plus à faire : l’Angleterre n’aura rempli ses devoirs envers l’Irlande qu’autant que l’égalité des deux cultes y sera complète. Pour le moment, il ne s’agit ici que de la propriété et de la culture.

Quel était le vice capital de l’économie rurale irlandaise il y a vingt ans ? L’excès de la population rurale relativement au produit obtenu. D’après l’archevêque Whately, l’archevêque Murray et d’autres autorités, l’étendue de terre qui occupait deux personnes en Angleterre en occupait cinq en Irlande, et le produit agricole obtenu en Angleterre sur la même surface était quatre fois plus fort. Je crois ces chiffres exagérés ; j’ai trouvé moi-même, quand j’ai étudié ces questions, que l’Irlande occupait deux fois plus de bras pour obtenir moitié moins de produit : c’est déjà bien assez. Que fallait-il donc pour adoucir la misère des cultivateurs irlandais ? Diminuer la population rurale ou accroître le produit agricole, ou faire l’un et l’autre à la fois. L’organisation de la propriété et de la culture aurait été bouleversée de fond en comble qu’on n’aurait apporté aucun remède au mal, tant que l’équilibre entre la production et la population n’était pas rétabli. Lord Dufferin montre très bien que l’émigration a produit le seul remède qui pût être efficace à court délai. Le résultat s’est fait sentir sur le taux des salaires ; la moyenne des salaires ruraux était de 4 shillings par semaine, elle est aujourd’hui de 8 shillings, et ce n’est pas le seul avantage que la population rurale en ait retiré, les longs chômages ont disparu ; à un travail précaire, intermittent, a succédé une demande de bras régulière et permanente.

Le changement qui s’est accompli peut se mesurer par les chiffres suivans : en 1841, le nombre total des fermes était de 825,000, dont 445,000 au-dessous de 5 acres (2 hectares) ; en 1864, le nombre était de 602,000, dont 121,000 seulement au-dessous de 5 acres. Le nombre total s’est donc réduit de plus du quart, et celui des fermes au-dessous de 5 acres des trois quarts. Le nombre des fermes de 5 à 15 acres (de 2 à 6 hectares) a diminué aussi, mais d’un tiers seulement. En revanche, celui des fermes de 15 à 30 acres (de 6 hectares à 12) a presque doublé, et celui des fermes au-dessus de 30 acres (12 hectares) a plus que triplé. Il est clair qu’une ferme de 2 hectares et au-dessous ne suffit pas pour occuper et nourrir convenablement une famille ; quand la pomme de terre a manqué, la famine a fait périr des populations entières. Pour éviter le retour d’un semblable fléau, il fallait que l’existence du cultivateur fût mieux assurée ; elle l’est aujourd’hui, puisque l’étendue moyenne des fermes a doublé. L’expérience prouve que le minimum d’étendue nécessaire à l’entretien d’une famille est de 15 acres (6 hectares). À ce compte, le nombre des fermes pourrait diminuer encore sans inconvénient, car il en reste 300,000 au-dessous de 6 hectares.

On peut s’étonner que, dans le même moment où des plaintes si vives s’élèvent en France contre ce qu’on appelle la dépopulation des campagnes, l’émigration rurale soit considérée en Irlande comme un bien. C’est que la question ne se présente nullement sous le même aspect dans les deux pays. En 1847, la population rurale surabondait en Irlande ; elle s’élevait en moyenne à 60 têtes par 100 hectares[1], tandis qu’en France elle était de 40. Le genre de culture qui domine en Irlande diffère d’ailleurs profondément de la culture française ; la vigne, qui exige tant de bras, y est inconnue, et les autres cultures industrielles qui font la richesse de nos plus florissantes campagnes ne s’y sont pas naturalisées, à l’exception du lin. La nature des choses veut que la population rurale soit en Irlande moins nombreuse qu’en France, et elle était bien supérieure. On doit comprendre alors que la réduction puisse être à la fois un fléau pour l’une et un bienfait pour l’autre.

Est-ce à dire que cette consolidation (c’est le terme usité) puisse n’avoir pas de bornes, et que la population rurale doive se raréfier indéfiniment ? Non, sans doute. Dans son état actuel, l’Irlande est encore aussi peuplée que la France, proportionnellement à sa surface, et sa population rurale excède encore la nôtre de beaucoup. L’exode n’a eu toute sa force que dans les cinq ans qui ont suivi la famine de 1847. Depuis quinze ans, l’émigration continue, et, après avoir sensiblement baissé, elle a repris dans la dernière période quinquennale une nouvelle intensité ; mais ce fait, qui donne lieu aux plus véhémens commentaires, n’est pas sans compensation. Bien que 500,000 émigrans aient quitté l’Irlande depuis cinq ans, la diminution de population n’a été que de 200,000 en tout ; l’excédant des naissances sur les décès, qui est de 60,000 par an pour une population de 5 millions 1/2, a comblé la différence[2]. La hausse continue des salaires achèvera de rétablir l’équilibre. Parmi les symptômes d’un état meilleur, lord Dufferin en cite deux qui ont en effet leur éloquence. Le nombre des pauvres assistés dans les workhouses, qui montait à 167,000 en 1852, n’a plus été dans ces dernières années que de 50,000, et la somme des dépôts versés dans les banques, qui n’était que de 8 millions 1/2 sterling en 1846, s’est élevé à 17 millions sterling (425 millions. de francs)( en 1865. Les épargnes du pays ont doublé malgré la réduction de la population, pendant que le nombre des pauvres diminuait de plus des deux tiers.

Sans doute l’émigration est un remède déplorable, douloureux ; on ne sort pas d’une situation comme celle de l’Irlande sans un suprême effort. Un jour viendra où l’Irlande pourra nourrir, comme l’Angleterre, le double de sa population actuelle ; mais il faut, pour en arriver là, toute une révolution agricole, industrielle et commerciale. De pareils changemens ne peuvent pas s’accomplir en un jour. En attendant, lord Dufferin fait remarquer que des pays plus prospères, comme l’Angleterre et l’Allemagne, paient aussi leur tribut à l’émigration. Le sort de ces émigrans n’est pas, après tout, fort à plaindre. En quittant un pays où ils vivent dans la misère pour un pays où la terre est fertile et à bon marché ; ils ont fait d’assez bonnes affaires pour qu’ils aient pu envoyer à leurs compatriotes d’Irlande au-delà de 13 millions sterling (325 millions de francs) depuis vingt ans pour leur faciliter les moyens de suivre leur exemple. Ces énormes envois d’argent donnent à l’émigration son principal encouragement. Quelques-uns même de ces émigrans reviennent au pays natal, non comme les fenians, pour y porter la révolte, mais avec un capital qu’ils ont amassé en Amérique par leur travail. « Mes meilleurs fermiers, dit lord Dufferin, sont en ce moment des hommes qui ont émigré dans leur jeunesse. »

On a prétendu que la culture reculait en Irlande au lieu d’avancer, et on a attribué ce déclin à l’émigration. Lord Dufferin nie absolument qu’il en soit ainsi. Suivant lui, 2 millions d’acres incultes (800,000 hectares) ont été défrichés depuis 1847 et ajoutés au domaine agricole. On répond que ces 2 millions d’acres ont augmenté l’étendue des pâturages et non celle des terres arables ; mais peu importe. Quand même l’étendue arable aurait reculé pour faire place à une culture mieux appropriée au sol et au climat, il n’y aurait pas grand mal. Lord Dufferin n’admet même pas cette réduction, il affirme, en s’appuyant sur des documens officiels, que l’étendue des terres arables est aujourd’hui la même qu’en 1847. Elle a reculé, il est vrai, depuis 1860 ; mais de 1847 à 1860 elle s’était accrue : elle n’a fait, dans ces dernières années, que revenir à son point de départ. Il faut attribuer la diminution aux années humides de 1861, 1862 et 1863, qui ont amené de grandes pertes dans la production des céréales. En même temps une forte hausse s’est déclarée sur la viande et sur la laine, ce qui a de plus en plus décidé les fermiers à se tourner vers l’extension des prairies. Il n’y a rien là que de très légitime, et il ne convient pas à l’Angleterre, qui a 18 millions d’acres en pâturages, de critiquer les 10 millions d’acres que l’Irlande consacre à cette destination et ceux qu’elle pourra y consacrer encore.

En admettant que la production des céréales ait un peu diminué, la population n’en souffre pas, car elle a diminué elle-même dans une plus forte proportion, et l’importation de grains étrangers a pris de grands développemens. Avant 1847, l’importation était à peu près nulle ; elle s’élève aujourd’hui, année moyenne, à 2 millions de quarters de froment (près de 6 millions d’hectolitres) et à une quantité égale de maïs. Le maïs surtout donne une nourriture à bon marché. La pomme de terre n’est plus la seule ressource alimentaire de la population rurale, mais elle est toujours cultivée sur d’immenses étendues ; l’Irlande produit proportionnellement beaucoup plus de pommes de terre que l’Angleterre, qui en produit déjà plus que la France. La valeur totale du bétail a presque doublé depuis vingt-cinq ans ; on la portait à 20 millions sterling (500 millions de francs) en 1841 ; on la porte aujourd’hui à près d’un milliard. Voilà un incontestable progrès. L’avoine est le seul grain que le climat permette de cultiver sérieusement. On n’a jamais pu consacrer aux autres grains que 200,000 hectares (500,000 acres), ou le quarantième du sol. L’essentiel est de développer la culture des turneps, des betteraves, des prairies artificielles, concurremment avec les herbages ; avec le produit de ses récoltes vertes, l’Irlande achète et achètera le supplément de céréales dont elle a besoin.

Se plaindre de l’étendue des prairies, c’est accuser le ciel de ses dons. La Hollande, l’Angleterre, la Normandie, voilà les plus riches pays agricoles. Pourquoi ? Parce qu’ils abondent en prairies. L’Irlande est destinée à rivaliser avec eux, car elle doit à sa situation le climat le plus humide de l’Europe. Ici lord Dufferin pose, sans nécessité selon moi, la question de la grande et de la petite culture. Cette question ne peut se résoudre théoriquement. Il y a des cas où la petite culture produit plus que la grande ; il y en d’autres où la grande donne de meilleurs résultats. Tout dépend des circonstances. L’Irlande a dans tous les cas fort à faire pour arriver à la grande culture, car un pays où la proportion moyenne des fermes est de 10 à 12 hectares n’a pas à craindre de longtemps l’excès opposé. Ce n’est pas de ce côté qu’est le danger. Sous ce rapport, lord Dufferin a parfaitement raison de citer l’exemple des pays où règne l’excès de la petite culture, comme la Flandre. La condition des cultivateurs n’y est pas bonne ; l’extrême concurrence pour la possession du sol y amène ses conséquences ordinaires, les rentes excessives et les salaires insuffisans. De l’autre côté, on affecte de rappeler la dépopulation des montagnes de l’Ecosse au commencement de ce siècle, et on se demande même destinée attend l’Irlande. L’analogie n’est pas exacte. Les montagnes de l’Ecosse étaient incultivables, tandis que les trois quarts de l’Irlande ont un sol fertile, et des fermes de 2 hectares de l’une aux fermes de 10,000 hectares de l’autre il y a loin.

L’Angleterre offre plus naturellement le modèle dont l’Irlande tend à se rapprocher. Dans ce pays si productif, l’étendue moyenne des fermes est de 50 hectares, déduction faite des terres incultes, et les deux tiers ont moins de 100 acres ou 40 hectares. Suivant toute apparence, l’Irlande n’arrivera même pas jusque-là. Il faut, pour cultiver convenablement une ferme de 40 à 50 hectares, un capital qui manquera longtemps aux fermiers irlandais. Il y a d’ailleurs dans la population une répugnance instinctive à passer de l’état de tenancier à celui d’ouvrier salarié. Cette résistance n’est pas toujours fondée, car un ouvrier bien payé vaut mieux qu’un tenancier misérable ; mais l’attachement au sol ne raisonne pas, et, en devenant simple ouvrier, l’Irlandais croit se déraciner. Il n’a pas toujours tort non plus, car la possession d’une ferme, pourvu qu’elle ne soit pas trop petite, présente plus de garanties que la condition précaire d’un journalier. Les propriétaires sont et seront forcés de transiger avec ce sentiment populaire. Probablement les fermes de 10 à 12 hectares resteront la règle. On ne peut pas voir là de la grande culture. D’après lord Dufferin, un homme adulte suffit aujourd’hui pour cultiver en Angleterre 11 acres 1/2 de terre arable, tandis qu’en Irlande il n’en cultive encore que 6 ; un homme suffit en Angleterre pour 92 acres de pâturages, et en Irlande il en faut encore un pour 40 acres. À ce compte, la population rurale serait encore en Irlande le double de ce qu’elle est en Angleterre.

Dans tous les cas, lord Dufferin montre très bien qu’on ne doit pas voir dans les landlords la cause principale de l’émigration. En règle générale, les propriétaires ne sont pas intéressés à raréfier la population laborieuse, puisqu’il s’ensuit nécessairement une hausse des salaires et une réduction des fermages ; ces mêmes landlords qu’on accuse aujourd’hui de forcer les cultivateurs à émigrer, on les a accusés dans d’autres temps de les exciter à multiplier. Il est vrai que la taxe des pauvres, qui a monté pendant la crise jusqu’à 25 shillings par livre de revenu, les ruinait complètement ; ce fait, qui explique leur conduite, ne doit-il pas aussi la justifier ? Qu’il y ait eu de la part de quelques-uns des actes de violence et de cruauté, lord Dufferin ne le nie pas ; mais le plus grand nombre n’a agi que sous la pression d’une inexorable nécessité. Un tiers des propriétaires irlandais a disparu dans la crise ; le reste ne s’est sauvé qu’avec beaucoup de peine et après de grandes pertes. Dans les années qui ont suivi la famine, ils n’ont pas eu besoin d’agir beaucoup sur les petits tenanciers ; ceux-ci désertaient en foule et volontairement. Depuis dix ou douze ans, un chiffre authentique montre que l’exclusion n’a pas un caractère général et systématique ; le total annuel des évictions (ordres de déguerpir, notices to quit) est maintenant constaté, il s’élève à 1,500 pour toute l’Irlande. Quand on rapproche ce chiffre de celui des émigrans (100,000), on voit que bien peu d’entre eux reçoivent de leurs landlords l’ordre d’exil, et ces évictions sont presque toujours amenées par un défaut de paiement de la rente.

Il est enfin un dernier fait qui prouve que des causes complexes agissent sur l’émigration. On savait déjà que, contrairement aux prévisions, les protestans émigraient à peu près dans la même proportion que les catholiques. Lord Dufferin ajoute que, sur les 2,500,000 émigrans partis depuis vingt ans, un quart seulement appartient à la classe des petits tenanciers, et que depuis dix ou douze ans la proportion n’est plus que de 3 à 4 pour 100. « Il est, dit-il, de notoriété publique en Irlande que les trois quarts des émigrans sont des petits marchands, des artisans et des ouvriers. » Il est probable que l’émigration ainsi décomposée ne représente pas toutes les pertes de la population rurale ; une partie de cette population émigré sans doute à l’intérieur, pour remplir les vides laissés par les émigrans dans les autres branches de travail. Quoi qu’il en soit, l’observation a sa valeur. La province la plus riche de l’Irlande, l’Ulster, n’a pas été plus affranchie de l’exode que le pauvre Connaught.

Lord Dufferin me paraît donc dans le vrai quand il défend les propriétaires irlandais contre les attaques dirigées sur eux pour leur conduite depuis vingt ans ; mais il va plus loin, et il essaie de les affranchir de toute responsabilité dans le passé comme dans le présent. Ici, je l’avoue, il m’est impossible de le suivre. Qu’on exagère les torts des propriétaires en leur attribuant tous les malheurs du pays, je ne le conteste pas ; mais je ne saurais admettre qu’ils n’y aient pas eu une grande part. Anglais, d’origine pour la plupart, ils ont traité l’Irlande en pays conquis ; ils n’ont eu aucune sympathie pour une population appartenant à une autre race, à une autre religion qu’eux, et qu’ils considéraient comme ennemie ; ils n’ont songé qu’à tirer du sol le plus grand produit possible en n’y engageant aucun capital, et ils se sont rendus de plus en plus étrangers par l’absentéisme. Tout ce qu’on peut faire, c’est de plaider pour eux des circonstances atténuantes. On aurait tort de les accuser d’avoir multiplié à l’excès la population rurale ; cette population s’est développée d’elle-même par l’extension donnée à la culture de la pomme de terre. La multiplication excessive ne date que de soixante-quinze ans ; à la fin du siècle dernier, l’Irlande était avant tout un pays d’herbages ; la subdivision du sol entre les tenanciers avait fait beaucoup moins de progrès. La concurrence pour la possession du sol s’est accrue avec la population.

La rente perçue par le propriétaire n’avait rien d’excessif. Le plus lourd fardeau provenait des profits des intermédiaires qui s’établissait entre le propriétaire et le cultivateur par l’abus des sous-locations. À ce propos, lord Dufferin fait le procès au fameux tenant right, ou droit du fermier, qu’on a souvent présenté comme un remède, et qu’il regarde au contraire comme une des formes du mal. On entend par là l’indemnité que le fermier entrant paie au fermier sortant pour représenter, dit-on, les améliorations dont l’effet n’est point épuisé, unexhausted improvements, mais le plus souvent pour acheter son consentement, good will. Quand il s’agit de rembourser au fermier sortant ses avances en bâtimens, bétail, défrichemens, etc., le tenant right est justifié ; la seule question est de savoir qui, du propriétaire ou du nouveau fermier, doit supporter cette charge, et dans le plus grand nombre des cas il vaut mieux que ce soit le propriétaire pour laisser au tenancier la libre disposition de son petit capital ; mais l’indemnité pour le good will n’a pas du tout le même caractère, c’est une exaction pure et simple, un tribut que lord Dufferin compare avec raison au black-mail autrefois imposé par les bandits des montagnes de l’Ecosse aux cultivateurs de la plaine. Ce tribut peut s’élever à dix, quinze, vingt fois la rente, c’est-à-dire à une somme presque égale à la valeur du fonds, et le malheureux tenancier, forcé de le subir, commence par se ruiner en prenant la ferme. Est-ce la faute du propriétaire ?

L’intervention des middlemen elle-même peut s’expliquer par son origine historique. Il semble que des baux longs, comprenant de grandes étendues, avec des rentes modérées, doivent être irréprochables. C’est pourtant cette nature de baux qui a donné naissance aux middlemen. Une fois en possession d’une ferme de 500 acres par exemple, ne payant que 8 shillings par acre ou 25 fr, par hectare, le tenancier trouvait commode de sous-louer à dix co-partageans à raison de 40 francs par hectare ; il réalisait par ce moyen, sans se donner de peine, un bénéfice net annuel de 3,000 francs. Ce genre d’opérations est devenu surtout fructueux par la hausse des denrées pendant la guerre contre la France. L’Angleterre tirait alors d’Irlande la plus grande partie de ses approvisionnemens, et les cultivateurs, excités par ces bénéfices, mettaient la terre à l’encan. Une première division en a amené une seconde, puis une troisième, et c’est ainsi qu’on en est venu à cette multitude de petites fermes au-dessous de 6 hectares. Les propriétaires n’ont pas pu prévoir les funestes conséquences que devait avoir ce système ; souvent même ils l’auraient compris qu’ils n’auraient pas pu l’empêcher, étant liés par des baux à long terme. Leur tort a été de ne pas s’arrêter quand ils l’ont pu et de laisser le mal prendre des proportions formidables.

Lord Dufferin a encore plus raison quand il accuse le gouvernement anglais d’avoir étouffé en Irlande tout développement industriel et commercial. Cette île possède des ports admirables, on les a longtemps fermés au commerce dans l’intérêt des ports anglais. Dès le règne d’Elisabeth, le bétail irlandais, venait faire concurrence au bétail anglais ; un acte du parlement déclara cette importation un dommage public, nuisance, et la prohiba. Plus tard, les Irlandais voulurent vendre des laines à l’Angleterre ; un nouvel acte du parlement, sous Charles II, prohiba l’entrée des laines irlandaises. Sous Guillaume III, les manufactures de laine furent interdites, et 20,000 manufacturiers quittèrent l’île. Cette politique oppressive n’a commencé à s’adoucir qu’à la fin du xvin0 siècle. Le mal était fait, il faudra beaucoup de temps pour le guérir. Une seule industrie a échappé aux prohibitions, celle du lin, et l’essor qu’elle a pris montre ce qu’auraient pu devenir toutes les autres, si elles avaient joui de la même liberté. La ville de Belfast, siège principal de cette industrie, avait 27,000 habitans en 1811 ; elle en a 150,000 aujourd’hui. La valeur annuelle des tissus de lin exportés d’Irlande atteint des chiffres énormes. Est-ce la faute des propriétaires, s’il n’en est pas de même des lainages, des cotonnades, des fers et autres métaux, et si la population laborieuse, ne trouvant pas de débouché dans le travail industriel ; a reflué presque tout entière vers le sol ? Parmi les remèdes proposés pour accélérer la transformation de l’Irlande, il en est deux que lord Dufferin combat avec une juste vivacité. Le premier émane de M. Bright. Par ce projet, les paysans irlandais seraient autorisés à acheter les propriétés possédées en Irlande par des Anglais au moyen d’avances faites par le gouvernement. On veut que les Anglais cessent de posséder des terres en Irlande et que la propriété du sol se divise. Obtenu naturellement, ce double changement pourrait avoir ses avantages ; mais ce qui paraît tout à fait inadmissible, c’est le moyen. Employer les impôts payés par la nation anglaise à expulser les Anglais du sol de l’Irlande, frapper entre leurs mains leurs propriétés d’interdit, raviver la guerre des deux nationalités, créer artificiellement une classe de petits propriétaires hostiles, et pour cela se jeter dans les embarras d’une opération financière immense, quelle entreprise ! C’est se faire soi-même fenian pour échapper au fenianisme. « Si M. Bright, dit ironiquement lord Dufferin, peut persuader au contribuable anglais d’y consentir, je ne m’oppose point pour ma part à l’expérience. »

Malheureusement, en réfutant ce projet révolutionnaire, lord Dufferin va plus loin qu’il n’était nécessaire ; il conteste les avantages de la petite propriété considérée en elle-même. On le voit avec regret avoir recours à un argument qui, pour être familier à beaucoup d’écrivains anglais et français, n’en est pas plus juste : il présente la division du sol en France comme la cause de l’état arriéré de notre agriculture. On ne saurait trop le répéter, la division de notre sol n’est pas aussi grande qu’on le croit communément. Un tiers seulement du territoire appartient à la petite propriété, et dans les deux autres tiers on trouve encore bon nombre de terres de plusieurs centaines et même de plusieurs milliers d’hectares. Ensuite la portion la plus divisée de notre sol n’est pas la plus mal cultivée, bien loin de là. On peut affirmer qu’en règle générale les terres de la petite propriété sont deux fois plus productives que les autres, de sorte que si cet élément venait à nous manquer, notre produit agricole baisserait sensiblement. Les vraies causes de notre infériorité agricole ne sont pas là ; elles sont dans notre organisation militaire, financière et administrative, qui épuise les campagnes d’hommes et de capitaux, et qui les épuiserait plus encore sans le contre-poids de la petite propriété.

Ce qui est vrai, c’est que, même en France, où l’utilité agricole et sociale de la petite propriété est ancienne et incontestable, il serait funeste de la multiplier par le moyen que recommande M. Bright. Toute intervention violente dans la constitution de la propriété est mauvaise en soi, même quand on poursuit un but utile. On cite la vente des biens du clergé et des émigrés pendant la révolution française. J’ai essayé de démontrer ailleurs que cette vente n’a nullement eu les effets qu’on lui prête, et que les conséquences ont été fâcheuses pour l’agriculture et la propriété. Ceux qui trouvent la propriété trop concentrée en Irlande, et je suis de ce nombre, doivent désirer qu’une pareille crise lui soit épargnée. Lord Dufferin me fait l’honneur de citer le passage suivant de mon Économie rurale de l’Irlande en 1853 : « Pour la petite propriété, dont beaucoup d’excellens esprits, entre autres M. Stuart Mill, dans ses Principes d’économie politique, ont réclamé l’introduction en Irlande, elle me paraît beaucoup moins désirable. Probablement l’Irlande arrivera quelque jour à la petite propriété, c’est sa tendance naturelle ; mais pour le moment la population rurale est trop pauvre, elle a besoin de gagner dans la culture de quoi devenir propriétaire ; il n’est pas dans son intérêt d’y songer auparavant. » Voilà, je crois, la vérité, aujourd’hui comme alors ; ce qu’il importe, c’est de rendre la condition des cultivateurs la meilleure possible ; la petite propriété viendra ensuite d’elle-même, et les propriétaires actuels auront un grand intérêt à la favoriser, car, partout où elle s’introduit, la valeur du sol monte.

L’Irlande possède d’ailleurs depuis 1849 un puissant instrument pour amener une transformation progressive de la propriété, c’est la cour pour la vente des domaines hypothèques. Cette cour fait vendre encore tous les ans pour 1 million sterling de propriétés, et depuis sa fondation elle en a vendu pour 750 millions de francs ; dans dix ans d’ici, il y en aura pour un milliard. Ce mode de liquidation est parfaitement légal et juste ; en même temps qu’il fait disparaître les charges accumulées sur le sol et qui en rendaient la possession nominale, il agit avec force dans le sens de la division. La plupart des propriétés vendues ont été partagées par lots ; ce n’est pas encore de la petite propriété, mais c’est de la propriété moyenne ; l’une mène à l’autre. Tout ce qu’on peut désirer en sus pour satisfaire dans la mesure du possible au vœu de M. Bright, c’est qu’il se forme des institutions de crédit ayant pour but de faciliter aux cultivateurs l’achat de petits domaines. Dans des proportions raisonnables, partielles, en ayant bien soin de tenir compte des circonstances locales, cette entreprise pourrait réussir sans le secours du gouvernement, et quelques succès, si restreints qu’ils fussent, pourraient suffire pour donner une impulsion qui grandirait avec le temps.

Il est un autre moyen de favoriser sans secousse la division du sol, c’est la loi de succession. Lord Dufferin en parle très peu, il partage sans doute les idées anglaises sur ce sujet. Ce qui peut être bon en Angleterre, où les mœurs sont en parfait accord avec la tradition, ne l’est pas au même degré pour l’Irlande. Le droit d’aînesse et les substitutions n’y sont pas défendus ; comme en Angleterre, par le sentiment public. L’exemple des mauvais effets que produit quelquefois notre loi de succession fournit aux Anglais de puissans argumens contre le principe du partage égal ; mais il n’est pas nécessaire d’aller aussi loin que notre code civil. Entre le radicalisme de notre législation et l’extrême opposé de la législation anglaise, on peut trouver plus d’un terme moyen. On peut ne partager les terres qu’entre les garçons à l’exclusion des filles, ce qui se fait déjà en Angleterre dans le comté de Kent, en vertu de l’ancienne coutume connue sous le nom de gavelkind ; on peut donner a l’allé un droit privilégié sur l’habitation et sur une part du domaine, sans exclure absolument ses co-héritiers, le tout, bien entendu, dans les successions ab intestat, car on peut laisser au père de famille le droit de disposer librement de ses biens par un acte de dernière volonté. Lord Dufferin va jusqu’à un certain point au-devant d’une réforme de la loi de Succession ; il paraît admettre ce que le grand agitateur O’Connell avait proposé autrefois, que, dans le cas où un landlord meurt sans testament, laissant à la fois des biens en Angleterre et en Irlande, la succession des biens anglais soit seule dévolue à l’aîné, et que le second des fils hérite des biens irlandais.

Cette disposition serait déjà un progrès ; elle tendrait à donner à la propriété irlandaise un caractère plus irlandais, elle diminuerait la plaie de l’absentéisme. Quelques pas de plus dans le sens du partage égal la compléteraient. Quand les Anglais parlent de notre loi de succession, ils la présentent toujours comme réduisant le sol en poussière. Son plus grand vice est en effet dans son action délétère sur la petite propriété. Par elle, les hectares deviennent des ares, le morcellement parcellaire n’a plus de limites ; mais, pour que cet effet se produise, il faut que le sol soit déjà très divisé. L’Irlande n’en est pas là ; la petite propriété y est à peu près inconnue ; ce qui domine, c’est la très grande propriété. Les terres de 10,000, 20,000, 30,000 hectares y sont encore assez communes malgré la cour des domaines hypothéqués, qui en a dépecé une partie, et une étendue de 500 à 1,000 hectares peut être considérée comme la moyenne. On n’a donc pas à craindre de longtemps les inconvéniens du partage égal. C’est ici l’inverse de ce qui arrive pour la culture, car l’Irlande souffre à la fois de deux extrêmes opposés, la division, de la culture et la concentration de la propriété.

Le second projet est fort connu de quiconque a un peu suivi l’histoire économique de l’Irlande, sous le nom de la fixité de tenure. Renouvelé et développé dans un écrit récent de M. Butt, il consiste à donner aux tenanciers irlandais des baux perpétuels ou à très longue échéance, à un taux fixé et déterminé par des officiers publics. M. Butt propose des baux de soixante-trois ans ; c’est encore, comme on voit, une forme d’expropriation. C’est exclure le propriétaire de tout intérêt dans l’amélioration du sol. Or il est constaté par des documens officiels que, depuis dix-huit ans, les propriétaires ont emprunté plus de 1,800,000 liv. sterl. (45 millions de fr.) pour les employer en drainages et bâtimens, et cette somme est bien loin de représenter tous leurs efforts. « Moi-même, dit lord Dufferin, j’ai dépensé plus de 10,000 liv. sterl. (250,000 fr.j) et mes voisins en ont fait autant. » Le remède passe d’ailleurs à côté du mal tant que la population rurale surabonde ; ces fermes seraient bientôt divisées, et de nouveaux tenanciers auraient à payer aux anciens des rentes excessives. Interdirait-on les sous-locations ? — Mais rien ne pourrait empêcher les pots-de-vin exorbitans que tout postulant à une ferme offre au détenteur pour le remplacer. La question se représenterait toujours la même, car le mal n’est pas dans la propriété, il est dans l’extrême concurrence des cultivateurs pour la possession du sol. On mettrait le tenancier primitif à la place du propriétaire, voilà tout.

Au surplus, en repoussant toute confiscation plus ou moins déguisée, lord Dufferin reconnaît qu’il y a quelque chose à faire pour améliorer la condition du tenancier. Un bill présenté par le dernier cabinet donne, suivant lui, la meilleure solution du problème. D’après ce bill, le propriétaire serait tenu de racheter au tenancier sortant, à moins de conventions contraires, les améliorations dont l’effet ne serait pas épuisé, unexhausted improvements. C’est la bonne forme du tenant right. Elle présente pourtant des difficultés dans l’application. Qu’est-ce qu’une amélioration dont l’effet n’est pas épuisé ? Comment apprécier ce qui en reste ? Un fermier peut très bien faire des dépenses mal entendues, qui ne constituent pas de véritables améliorations ; le propriétaire ne peut être tenu de lui rembourser les frais inutiles ; il y a là matière à de nombreux procès, on peut y échapper par des conventions spéciales. Voilà pourquoi la liberté des parties doit rester entière. Lord Dufferin fait d’ailleurs remarquer que la charge peut devenir considérable pour les propriétaires. Il y a, dit-il, en Irlande telle propriété qui compte 4,000 tenanciers ; que chaque tenancier fasse par an une dépense de 10 liv. sterl. (250 fr.), le propriétaire peut se trouver, au bout de cinq ans, en face d’une réclamation de 200,000 livres sterl. (5 millions).

Ces exemples montrent quels graves problèmes s’agitent en Irlande, et, encore un coup, le livre de lord Dufferin ne traite qu’un sujet spécial ; tout ce qui touche à l’organisation politique et religieuse reste en dehors. L’Irlande est depuis longtemps la principale difficulté du gouvernement anglais ; elle va probablement jouer un grand rôle dans la session qui vient de s’ouvrir. Le mot d’ordre des Irlandais est toujours plus ou moins le cri de l’ancienne agitation : l’Irlande pour les Irlandais ! L’Angleterre ne peut pas donner complètement satisfaction à ces réclamations ardentes, qui entraîneraient une séparation de fait ; mais elle paraît disposée à faire tout ce qui est possible et raisonnable pour effacer les traces d’une oppression séculaire. Partout ailleurs on pourrait dire que le mal est incurable ; il n’y a pas de mal incurable pour les nations qui savent être libres. Le même esprit de conciliation hardie qui a inspiré le nouveau bill de réforme inspirera sans doute les résolutions de l’Angleterre à l’égard de l’Irlande, et les justes griefs de l’île sœur seront réparés sans toucher au principe fondamental de l’union et au principe plus fondamental encore de la propriété.


LÉONCE DE LAVERGNE.

  1. C’est du moins ce que j’ai trouvé. Les calculs cités plus haut la portent à 75.
  2. La population de l’Irlande étant le septième de la nôtre, l’excédant annuel des naissances sur les décès devrait être en France, dans la même proportion, de 420,000, tandis qu’il est à peine du tiers depuis vingt ans.