L’INTERNATIONALE - Tome II
Troisième partie
Chapitre VIII
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VIII.


Le 18 mars 1871. — Nouvelle série de la Solidarité. — Les mouvements insurrectionnels en France. — Lettres de Bakounine.


Le jour où Bakounine partait pour Florence, je lisais à Neuchâtel la dépêche, affichée à la porte du château, qui annonçait le mouvement du 18 mars. Le gouvernement avait abandonné Paris, l’hôtel de ville était occupé par le Comité central de la garde nationale. Qu’était-ce que le Comité central ? Au milieu de la liste de ces inconnus, je voyais le nom d’un des nôtres, — justement de celui qui, depuis le Congrès de Bâle, faisait partie de notre intimité, — le nom de Varlin. Qu’allions-nous faire ? Je télégraphiai à Spichiger et à Schwitzguébel. Ils accoururent. Nous décidâmes d’envoyer sur-le-champ quelqu’un à Varlin, pour savoir de lui le vrai caractère du mouvement, et lui demander ce qu’il attendait de nous. Il fallait que notre émissaire fût un homme non surveillé, qui n’excitât pas les soupçons. Spichiger se chargea de trouver quelqu’un ; et le lendemain ou le surlendemain il m’envoyait un jeune ouvrier guillocheur du Locle, Émile Jacot. Je remis à celui-ci quelques lignes pour Varlin, tracées au crayon sur les feuillets d’un cahier de papier à cigarettes. Le voyage était encore fort long ; on n’allait toujours pas directement de Neuchâtel à Paris : Jacot n’arriva que le samedi 20 au matin. Il se fit indiquer l’hôtel de ville, mais les sentinelles ne l’y laissèrent pas pénétrer. Après avoir inutilement parlementé, il finit par s’attabler chez un marchand de vin, dans une rue voisine ; là, son air étranger, ses propos et ses questions attirèrent bientôt l’attention, et éveillèrent les soupçons. On alla chercher la garde, et on l’arrêta comme espion. Il déclara qu’il ne parlerait que devant le Comité central, et c’est ainsi qu’il franchit, entouré de baïonnettes, la porte de cet hôtel de ville dont on lui avait refusé l’entrée. On l’introduisit dans une pièce attenant à la salle où délibérait le Comité central, et on prévint Varlin, dont notre envoyé avait indiqué le nom : par la porte entr’ouverte, Jacot pouvait voir les membres du Comité assis autour d’une grande table et discutant avec animation. Varlin sortit ; après avoir lu mon message, il dit à Jacot que les dépêches nous avaient donné une idée inexacte de la situation ; qu’il ne s’agissait pas de révolution internationale ; que le mouvement du 18 mars n’avait eu d’autre but que la revendication des franchises municipales de Paris, et que ce but était atteint ; que les élections étaient fixées au lendemain 26, et qu’une fois le Conseil municipal élu, le Comité central résignerait ses pouvoirs et tout serait fini. Jacot quitta Paris le lundi matin, et s’en revint nous apporter cette réponse.

Cependant F. Buisson était revenu de Paris, le 24 ou le 20, pour chercher sa famille. Il ne parlait plus de m’emmener ; et d’ailleurs, vu l’opposition de mon père, la possibilité pour moi de quitter l’imprimerie dépendait maintenant du retour de mon frère, qui prolongeait son séjour à Paris et semblait ne pas se soucier de revenir. Dans les derniers jours de mars, Buisson repartit pour Paris. Son orphelinat, qui lui adopté, pendant la Commune, par la municipalité du 17e arrondissement, survécut aux terribles journées de Mai, traversa la réaction versaillaise, et, transféré ensuite à Cempuis, devint l’origine de celui que possède encore dans ce village de l’Oise le département de la Seine et qui fut de 1880 à 1894 dirigé par Paul Robin.


Le premier numéro de la nouvelle série de la Solidarité parut enfin le 28 mars à Genève, à l’imprimerie Czerniecki. Il aurait paru une dizaine de jours plus tôt, sans les événements du 18 mars et des jours suivants ; événements qui obligèrent la rédaction à retarder la mise sous presse du journal et à en remanier la mise en pages pour pouvoir donner les nouvelles qui arrivaient coup sur coup.

Le premier article du numéro, écrit par Schwitzguébel, était intitulé : Coup d’œil historique sur la situation de la Fédération romande durant les quelques mois qui viennent de s’écouler. J’en ai utilisé le contenu pour la rédaction de quelques-unes des pages du chapitre iv de cette Troisième partie. Venaient ensuite des détails sur les publications de propagande éditées par la commission centrale de vente constituée dans la Section du district de Courtelary, et le rapport de la commission chargée, par le Congrès de Saint-Imier, de la vérification des comptes de la Solidarité. Le morceau central du numéro était un exposé intitulé La situation de l’Europe, que j’avais rédigé en m’aidant, pour certaines parties, de notes remises par Joukovsky, Je le reproduis tout entier, parce que, la brochure d’actualité que nous avions projeté de faire paraître n’ayant pas été publiée, cet exposé est le seul témoignage qui subsiste de la façon dont nous appréciions les événements qui s’étaient déroulés du 4 septembre à la capitulation de Paris :


La situation en Europe[1].

Pendant ces six mois où nous avons été condamnés au silence, se sont accomplis les plus graves événements qu’ait vus le monde depuis la Révolution de 1789. Nous avons souffert cruellement, tandis que nous voyions les ouvriers allemands protester courageusement contre une guerre atroce et inique, tandis que les ouvriers français faisaient les derniers efforts pour sauver la liberté de leur pays, tandis que les ouvriers belges, anglais, espagnols, manifestaient de toutes parts dans leurs journaux et dans leurs réunions les sentiments que leur inspiraient les péripéties de la guerre, — nous avons souffert cruellement, disons-nous, de nous voir à ce moment-là même privés de tout moyen d’énoncer publiquement notre opinion, et d’être obligés de laisser ceux des membres de nos Sections internationales qui ne recevaient pas de renseignements directs dans l’isolement le plus complet, et n’ayant d’autre lecture que celle des feuilles bourgeoises, qui avaient organisé contre le socialisme un système de calomnies aussi habile que perfide.

Aujourd’hui enfin nous possédons de nouveau un organe : la voix du socialisme se fera de nouveau entendre chez nous ; nous pourrons juger à notre point de vue international, qui est celui de la justice et de la liberté, les événements importants ; nous pourrons répondre aux calomnies, réfuter les mensonges, rétablir les faits dans leur vrai jour ; et en lisant notre journal, en comparant nos principes à ceux des hommes qui ont attiré sur l’Europe tant de malheurs ou qui n’ont pas su les conjurer, les ouvriers verront mieux que jamais que le salut de l’humanité est dans la réorganisation sociale.

Nous ne pouvons pas résumer ici la série des événements auxquels nous avons assisté depuis le mois de septembre. Il est nécessaire pourtant que la vérité soit connue tout entière ; aussi exposerons-nous, dans une brochure spéciale qui est en ce moment sous presse[2], les principaux actes du drame qui vient de se jouer en France ; nous y dirons surtout la part qu’y ont prise les socialistes, et ce qu’ils ont fait pour essayer de sauver la République.

Mais dès à présent il sera utile de donner quelques éclaircissements sur des faits qui ont été étrangement dénaturés par la presse bourgeoise.

Dès le commencement de septembre, il fut clair pour les ouvriers français que le gouvernement de la soi-disant Défense nationale ne prenait pas sa tâche au sérieux, et que, loin de vouloir sauver la France en faisant appel à l’enthousiasme révolutionnaire, il avait une peur horrible de la révolution et qu’il préférait les Prussiens au socialisme. Dès lors, sans qu’il y eût eu entente préalable, les ouvriers des grandes villes françaises, animés de la même pensée, se dirent qu’il n’y avait qu’un moyen de faire face au danger : l’initiative spontanée et libre de chaque ville, de chaque commune, affranchies des entraves que mettait à leur action le gouvernement.

Des tentatives dans ce sens furent faites à Strasbourg, à Mulhouse, à Metz, à Lille, à Rouen, à Brest, dans plusieurs villes du Midi ; mais ce sont les mouvements de Lyon et de Marseille qui ont eu le plus de retentissement, et nous ne parlerons ici que de ceux-là.

Vers la fin de septembre, les ouvriers de Lyon, voyant que Paris, bloqué par l’ennemi, ne pouvait plus diriger la France, et que le gouvernement était tombé aux mains d’hommes qui n’étaient pas à la hauteur de la situation, résolurent de prendre cux-mêmes en mains leurs affaires, et d’entraîner la France dans un effort suprême. À la suite de nombreuses réunions publiques, il fut décidé que la municipalité de Lyon serait invitée à donner sa démission et remplacée par une Commune révolutionnaire ; les villes ilu Midi auraient suivi cet exemple, et une Convention, composée de délégués des communes, et siégeant à Lyon, aurait remplacé l’incapable délégation de Tours et aurait inprimé à la défense cette énergie et cette passion qui ont enfanté les prodiges de 1793. Le 28 septembre, le peuple se porta en masse à l’hôtel de ville de Lyon ; une partie du conseil municipal donna sa démission, une commission provisoire fut installée en attendant l’élection de la Commune. Par quelle série de fatalités un mouvement si bien commencé échoua-t il si misérablement ? c’est ce qui sera expliqué dans la brochure dont nous avons parlé ; on y verra quels sont les hommes qui ont trahi la cause du peuple, et sur qui doit tomber la responsabilité de l’échec du 28 septembre.

Dès ce moment, le sentiment de tous les socialistes fut que la France était perdue. On avait laissé échapper l’instant décisif ; à supposer même qu’un autre mouvement eût réussi, en octobre ou en novembre, il était trop tard pour réparer le mal ; mais en septembre la révolution de Lyon, si elle eût triomphé, pouvait encore tout sauver.

Néanmoins, un mouvement tout à fait pareil eut lieu à Marseille au commencement de novembre, après la trahison de Bazaine, et cette fois il réussit entièrement. La Commune révolutionnaire siégea pendant trois jours à l’hôtel de ville ; le général Cluseret fut nommé commandant de la garde nationale ; puis tout à coup, sans qu’on put comprendre les raisons d’une pareille faiblesse, la Commune déposa sa démission entre les mains du préfet Gent, envoyé par Gambetta ; et le peuple, abandonné par ceux auxquels il avait donné le mandat de le représenter, se vit Grosjean comme devant. « Il fallait à tout prix éviter l’effusion du sang, » disent ceux qui veulent justifier cette attitude de la Commune de Marseille. Ce sentiment d’humanité est honorable sans doute, mais ce n’est pas la réaction qui se laisserait arrêter par des scrupules de ce genre.

L’Internationale fut l’âme des mouvements de Lyon et de Marseille ; c’est elle qui avait compris la première que la révolution seule pouvait rendre à la France l’énergie dont elle avait besoin , c’est elle qui a été vaincue et persécutée par la réaction à Lyon et à Marseille ; et c’est elle qui reste, suivant l’expression de l’écrivain parisien Robert Halt, « l’esprit et le sel de la terre », l’armée de la révolution future.

Les ouvriers parisiens, bien que privés de toute communication avec le dehors, se trouvèrent avoir exactement le même programme que leurs amis du reste de la France. Eux aussi, ils voulaient enlever au gouvernement de la Défense nationale un pouvoir dont il se servait beaucoup plus contre le peuple que contre les Prussiens, et remplacer l’incapable Trochu, le mielleux Jules Favre, le pleurard Jules Simon et leur séquelle, par des hommes qui prissent au sérieux la défense de Paris. Le mouvement du 31 octobre ne fut pas, comme le gouvernement essaya de le faire croire, une simple échauffourée blanquiste ; ce fut une véritable révolution populaire, à laquelle l’Internationale prit sa large part. Il s’agissait d’obtenir la démission du gouvernement et de faire élire, dans les quarante-huit heures, la Commune de Paris. Le peuple remporta une victoire complète ; ceux des membres du gouvernement qui refusèrent de donner leur démission furent gardés prisonniers ; les autres signèrent une pièce convoquant immédiatement les électeurs parisiens pour la nomination de la Commune. Cette pièce, dont l’existence a été niée depuis par ses signataires, existe bien réellement : un membre de l’Internationale nous a affirmé l’avoir vue de ses yeux, touchée de ses mains. Le peuple, considérant la journée comme finie, regagna ses quartiers ; c’est à ce moment que les blanquistes essayèrent d’accaparer le mouvement à leur profit, et que Trochu et Ferry, qui n’étaient plus retenus prisonniers parce que la victoire semblait achevée, allèrent chercher les mobiles bretons qui reprirent l’hôtel de ville sans résistance. La terreur que Trochu et ses collègues, revenus au pouvoir, jetèrent dans la population par les mesures qu’ils prirent le lendemain, par les arrestations[3], par les suppressions de journaux, etc.. explique suffisamment comment il ne s’est trouvé, quelques jours plus tard, au fameux vote par oui et par non, que soixante mille voix pour protester jusqu’au bout.

Trois mois plus tard, à la veille de la capitulation, lorsque le gouverneur de Paris , reniant sans pudeur son serment de ne jamais capituler, livrait la ville à l’ennemi, quelques membres de l’Internationale se levèrent encore pour protester. Ils furent accueillis par les coups de fusil des mobiles bretons. Ce fut la journée du 22 janvier. Trochu resta le maître, et l’on vit alors cette chose inouïe : huit cent mille hommes armés, trahis par leurs chefs, obligés de poser les armes devant quatre cent mille ennemis.

Nous n’avons encore parlé que de la France. Rendons à chacun ce qui lui est dû. Une partie des ouvriers allemands a noblement et courageusement protesté contre la guerre. Le Comité central des Sections internationales allemandes[4], siégeant à Brunswick, a été jeté en prison par le gouvernement prussien ; Bebel et Liebknecht, dont on n’a pas oublié les fières paroles au Reichstag, ont été emprisonnés à leur tour. Tout cela n’a pas abattu le courage de nos amis : le Volksstaat de Leipzig et le Proletarier d’Augsbourg ont continué à défendre avec la même énergie la cause du droit et de la justice.

Mais quelle infime minorité forment ces hommes convaincus ! Combien sont-ils en Allemagne, hélas ! dont nous puissions nous dire encore les frères ? L’immense majorité des ouvriers allemands ne s’est-elle pas grisée, comme la bourgeoisie, des victoires de Bismarck ? et ne sommes-nous pas obligés aujourd’hui, tout en faisant une honorable exception pour les amis dont nous venons de parler, de considérer le peuple allemand, dans sa masse, comme un obstacle à la Révolution ?

Oui, il faut le dire sans ambages, l’esprit révolutionnaire semble s’être retiré de la race allemande, et il est aujourd’hui concentré dans les pays de race latine, la Belgique, la France, l’Italie et l’Espagne. C’est au prolétariat de ces pays à sauver l’Europe du danger dont la menace cet ennemi de toute liberté qui s’appelle l’Empire allemand. La France révolutionnaire tendra sa main fraternelle au prolétariat de l’Allemagne, qui, après avoir fait l’expérience de ce que coûte la gloire militaire, entrera lui-même dans la voie de la révolution.

Que faut-il penser de la situation actuelle ? Où en sont les affaires ? Y a-t-il espoir de voir, dans un avenir prochain, les choses s’améliorer ?

C’est sur la France qu’il faut porter notre attention, car c’est là que les questions révolutionnaires doivent se décider.

Les élections à l’Assemblée nationale se sont faites dans des conditions telles que cette Assemblée devait nécessairement être réactionnaire. Cependant le résultat inespéré du scrutin de Paris, qui a donné la majorité aux socialistes, et qui a envoyé à l’Assemblée deux de nos amis de l’Internalionale, Malon et Tolain, montre que la situation est loin d’être désespérée. Qu’on laisse à Lyon, à Marseille, à Bordeaux, à Rouen le temps de se reconnaître, et bientôt toutes les grandes villes suivront l’exemple de Paris. Le socialisme, qui semblait anéanti, se relèvera plus vivace que jamais.

La triste Assemblée qui siège à Bordeaux fait du reste à merveille les affaires de la Révolution. Elle a livré l’Alsace et la Lorraine. — et par là elle a porté un coup mortel à cette unité nationale de la France qui était un si grand obstacle à la Révolution, elle a ouvert le chemin au fédéralisme et a renié solennellement le dogme politique des nationalités. Elle a contracté une dette de cinq milliards, — elle mène la France à la banqueroute, c’est-à-dire à la Révolution. Enfin, redoutant Paris, elle a décidé de se retrancher à Versailles pour être plus en sûreté, — et elle n’a pas compris qu’elle allait par là même faire sentir plus vivement que jamais aux Parisiens le besoin de leur autonomie ; Paris se constituera en Commune libre, les villes de province en feront autant ; ces Communes républicaines et socialistes se fédéreront entre elles, et il ne restera alors à l’Assemblée d’autre ressource que de créer un royaume de Versailles, pour remplacer la France qui lui aura échappé.


Les Nouvelles de l’Extérieur, occupant le bas de la troisième page et toute la quatrième, annonçaient et commentaient les mouvements révolutionnaires dont le télégraphe et la presse venaient de nous informer. Du mouvement parisien, la Solidarité disait :


Au moment où notre journal allait paraître sont arrivées les dépêches annonçant la révolution de Paris. Il est encore impossible, vu le manque de détails, d’apprécier complètement les graves événements qui viennent d’avoir lieu... Le mouvement révolutionnaire a été dirigé par un Comité central, régulièrement élu par des délégués de 215 bataillons de la garde nationale, où nous voyons figurer plusieurs de nos amis, entre autre Varlin, Malon[5], et Assi du Creusot... Le lendemain 19 mars, une proclamation au bas de laquelle se lisent entre autres les noms de Jules Favre et de Jules Simon, deux soi-disant républicains, contient les infamies suivantes : « Quels sont les membres de ce Comité ? Sont-ils communistes, bonapartistes ou Prussiens ? Sont-ils les agents d’une triple coalition ? Quels qu’ils soient, ce sont les ennemis de Paris, qu’ils livrent au pillage. » Cette calomnie de bonapartistes et de Prussiens est de la même force que les divagations de ce membre du Conseil municipal lyonnais, le nommé Ducarre, qui affirme que les internationaux ont tenu dernièrement à Genève, sous la présidence de l’ambassadeur de Prusse, un conciliabule dans lequel les socialistes auraient promis d’incendier Lyon moyennant une somme payée par Bismarck... Le drapeau rouge flotte sur l’hôtel de ville de Paris. Les socialistes ont occupé le télégraphe. Les élections pour la Commune ont dû avoir lieu mardi 21 mars[6]. La population, dans sa très grande majorité, appuie le mouvement. Tout fait prévoir que, si les socialistes savent profiter de leur victoire, l’ère des républiques européennes n’est pas éloignée.


Au sujet de Lyon, où une tentative d’insurrection s’était produite, la Solidarité racontait ce qui suit :


Le peuple lyonnais n’a pas manqué de suivre l’exemple que vient de lui donner le peuple de Paris. Dans la nuit du 22 au 23 mars une révolution a éclaté. La garde nationale s’est emparée des forts de la Croix-Rousse, des Brotteaux et de la Guillotière. L’armée, démoralisée suivant M. Thiers, moralisée suivant nous, fraternise avec le peuple. Le délégué de Paris[7] a proclamé du haut du balcon de l’hôtel de ville l’installation de la Commune révolutionnaire, aux acclamations du peuple. La Commune de Lyon, unie à celle de Paris, jette les bases de la fédération des communes révolutionnaires. Le Comité provisoire, installé à l’hôtel de ville et composé de onze menbres, compte dans son sein cinq de nos amis : Gaspard Blanc, Parraton, Perret (dit Petit-Perret), Tissot, et Garel, ancien secrétaire du Comité de salut public. Si la mort ne nous avait pas enlevé, il y a quelques jours, notre digne ami Palix, il figurerait sans doute parmi les membres les plus intelligents et les plus dévoués du Comité provisoire de Lyon[8].

La Commune est proclamée à Saint-Étienne, à Bordeaux, et, d’après nos renseignements particuliers, probablement à Brest, à Toulouse, à Grenoble et à Marseille.


Une lettre de Marseille, du 17 mars, écrite par Alerini, disait :


L’Internationale a subi ici, comme ailleurs, les effets de la guerre : elle s’est passablement désorganisée : les uns sont partis comme francs-tireurs, d’autres furent mis dans la garde nationale mobilisée, d’autres enfin dans la ligne. À présent que tous ces citoyens rentrent, l’Association se réorganisera... Il y a ici un mécontentement général ; les vivres augmentent et le travail manque ; la misère approche à grands pas. Il faut s’attendre à une révolution : une circonstance fortuite peut, malgré tous et malgré tout, mettre le feu aux poudres. Un mouvement prématuré nous ferait plutôt du mal que du bien. Mais que voulez-vous ! Les bourgeois ont beau dire que ce sont les meneurs qui produisent les mouvements, ces misérables comprendront-ils enfin que c’est la force des choses qui fait éclater les révolutions ?


En terminant, sous la rubrique Belgique, la Solidarité citait un article publié par l’Union socialiste, organe des mineurs, paraissant à Verviers, où il était dit, à propos de la paix que venait de signer Thiers : « Non, pas de paix, et que les hommes de cœur de tous pays ne désespèrent pas ; qu’ils imitent les citoyens lyonnais, qu’ils relèvent et arborent le drapeau rouge, le seul qui n’ait pas été sali... Pas de paix, guerre, guerre à outrance ; retrempons nos forces dans le souvenir des épreuves passées... La république sociale universelle ou la mort ! » Et après avoir reproduit ces lignes, la Solidarité ajoutait : « Il est bon d’entendre une parole aussi virile que celle-là, surtout dans un moment où le moyen âge, restauré à Berlin, se prépare à étouffer tout vestige de liberté en Europe. »


On sait que le mouvement de Lyon s’arrêta de lui-même, parce que ses chefs, restés isolés, se débattirent dans le vide ; les membres du Comité provisoire disparurent les uns après les autres ; Blanc et Parraton, demeurés les derniers à l’hôtel de ville, durent enfin se retirer eux aussi (26 mars). À Marseille, le mouvement, commencé le 25 mars, fut plus sérieux ; les élections pour la nomination de la Commune étaient fixées au 5 avril ; mais le mardi 4, la ville était attaquée, bombardée et prise d’assaut par le général Espivent de la Villeboisnet après un sanglant combat. Je ne m’attarde pas à parler de la répression des mouvements de Saint-Étienne, de Narbonne, du Creusot, etc. Gaspard Blanc avait trouvé à Lyon une retraite sûre ; Parraton, lui, passa en Suisse ; il vint me voir à Neuchâtel, le 13 avril, et me dit qu’il se rendait à Paris pour y continuer la lutte aux côtés de nos amis ; je cherchai à le dissuader, lui faisant observer que toutes les lignes de chemin de fer étaient l’objet d’une surveillance qu’il ne pourrait déjouer ; il me répondit qu’il était sûr de dépister les mouchards, en se faisant passer lui-même pour un agent de police : il comptait pour cela sur une carte qu’il s’était procurée pendant son séjour à l’hôtel de police de Lyon en septembre[9] et qu’il me montra ; il persista donc, et prit le soir même le train pour Paris ; quelques jours plus tard j’apprenais qu’à la gare de Tonnerre, où tous les voyageurs avaient à subir un minutieux examen, il avait été reconnu et arrêté. Alerini se réfugia en Espagne[10].

Ici se placent deux lettres écrites par Bakounine, de Locarno, après son retour de Florence, à Ozerof et à Ogaref, le 5 avril[11]. À Ozerof il écrit (en russe) :


Voici la lettre à Varlin, pour toi. Je te l’envoie dès maintenant pour le cas où, aiguillonné par notre impatient ami Ross, tu te déciderais à partir pour Paris avant que les circonstances et principalement l’argent m’aient permis de me rendre auprès de vous. J’ai déjà écrit hier à toi et à Ross à ce sujet. La lettre à Varlin devra lui être remise par toi en mains propres. Selon toutes probabilités, les Parisiens seront vaincus, mais leur mort ne sera pas inutile, s’ils accomplissent auparavant leur besogne. Qu’en périssant, ils brûlent au moins la moitié de Paris. Malheureusement les villes de province, Lyon, Marseille, etc., se montrent aussi pitoyables qu’auparavant, du moins d’après les nouvelles qui me parviennent... Les hommes de talent et d’énergie se réunissent en trop grand nombre à Paris, si bien que je crains même qu’ils ne s’entravent mutuellement ; par contre, il n’y a personne en province... James est-il parti, oui ou non ?


Et à Ogaref (en russe) :


Que penses-tu de ce mouvement désespéré des Parisiens ? Quelle qu’en soit l’issue, il faut reconnaître que ce sont des braves. À Paris s’est trouvé ce que nous avons vainement cherché à Lyon et à Marseille : une organisation, et des hommes qui sont résolus à aller jusqu’au bout.


En même temps qu’il communiquait ainsi ses impressions, Bakounine s’inquiétait de la brochure dont la publication avait été confiée aux soins du trio Ogaref-Ozerof-Joukovsky, et il disait à Ozerof, après avoir reçu quelques « bonnes feuilles » du commencement :


Pourquoi a-t-ou imprimé mon livre sur du papier si gris et si sale ? Je voudrais lui donner un autre titre : L’Empire knouto-germanique et la Révolution sociale. Si le tirage n’est pas encore fait, changez. Sinon, que le titre que vous avez donné reste.


Quatre jours plus tard, le 9 avril, dans une nouvelle lettre (en russe), à Ogaref[12], il revient sur la question de son livre, et donne en même temps son opinion définitive — négative — sur la participation de ses amis au mouvement parisien :


Je voudrais t’entretenir simplement de la première livraison de mon livre. Notre pauvre ami O[zerof], qui en ce moment ne fait plus que délirer avec les amis des Montagnes à propos de Paris et de la France, n’est plus en état de s’en occuper. Moi aussi j’ai eu le délire, mais je ne l’ai plus. Je vois trop clairement que l’affaire est perdue. Les Français, même les ouvriers, ne sont pas encore à la hauteur. Il a semblé que la leçon avait été terrible, elle a été encore trop faible. Il leur faut de plus grandes calamités, des secousses plus fortes. Les circonstances sont telles, que cela ne manquera pas, — et alors peut-être le diable s"éveillera-t-il. Mais aussi longtemps qu’il n’est pas réellement éveillé, nous n’avons rien à faire là. Payer les pots cassés par d’autres serait fâcheux et fort désagréable, d’autant plus que ce serait parfaitement inutile. Notre affaire est de nous préparer, de nous organiser, de nous étendre, pour être prêts le jour où le diable s’éveillera. Faire avant ce temps le sacrifice de nos faibles ressources et de nos quelques hommes — notre unique trésor — serait criminel et bête, c’est là mon avis définitif. Je m’efforce — efforce-toi aussi de ton côté — de tout mon pouvoir de retenir nos amis O[zerof] et Ross, et aussi nos amis des Montagnes. J’ai écrit hier à Adhémar. Dis-le à O[zerof] ; du reste, il lira lui-même aussi cette lettre.

Je reviens donc à mon livre. La première livraison doit se composer de huit feuilles. Première question : Avez-vous assez de copie pour l’emplir ces huit feuilles ? Si non, demandez à l’imprimeur de combien de pages de manuscrit il aurait besoin pour la compléter : je les lui enverrai immédiatement. 2° Continue-t-on à imprimer, et y a-t-il assez d’argent pour payer ces huit feuilles ? si non, quelles démarches ont été faites pour s’en procurer? 3° Toi, vieil ami, veille à ce que l’impression soit bien faite, sans fautes. Ne pourrait-on pas utiliser ce Français qui autrefois a si bien corrigé les épreuves chez Czerniecki. ou, à défaut de lui, un autre ? 4° Il serait bon que la première livraison fasse un tout, et qu’elle ne se termine pas au milieu d’une phrase. 5° J’ai prié Ozerof de m’envoyer vingt exemplaires des feuilles tirées et d’en expédier quelques autres à des adresses que je lui ai indiquées.



  1. Cet article a été écrit avant le 18 mars.
  2. On voit que nous comptions encore réaliser notre projet de la publication de la brochure d’actualité. Nous en fûmes empêchés par les événements, qui allaient nous imposer des préoccupations nouvelles et absorber notre activité d’une autre façon.
  3. On sait que, si des mandats d’amener avaient été lancés rentre Blanqui et ses amis Tridon, Eudes, Jaclard, Levraud, Ranvier, etc., de même que contre Flourens et Félix Pyat, on arrêta aussi Vermorel et Lefrançais. Millière et Vallès, également poursuivis, purent se soustraire à l’arrestation.
  4. Mal informés, nous croyions, à ce moment-là, qu’il existait des Sections de l’Internationale en Allemagne, tandis que, à cause des entraves de la législation, il ne pouvait y avoir dans ce pays que des adhérents individuels à notre Association.
  5. Joukovsky se trompait : on sait que Malon ne faisait pas partie du Comité central.
  6. On voit combien les nouvelles étaient incertaines.
  7. Albert Leblanc.
  8. On remarquera qu’il n’est pas question d’Albert Richard. Nous le regardions déjà comme suspect, et d’ailleurs il s’était tenu prudemment à l’écart de la bataille.
  9. Un comité dit de sûreté générale, dont il avait fait partie, s’était installé à cette époque à l’hôtel de police.
  10. Bastelica n’avait pas pris part au mouvement de Marseille. Il s’était rendu à Paris dans les premiers jours de mars, et y remplit, pendant la Commune, les fonctions de directeur de l’octroi.
  11. Ces deux lettres sont imprimées dans la Correspondance.
  12. Imprimée dans la Correspondance.