L’INTERNATIONALE - Tome II
Troisième partie
Chapitre VI
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VI.


Capitulation de Paris (28 janvier 1871). — L’armée de Bourbaki en Suisse. — Les élections en France. Lettre de Varlin (20 février).


La capitulation de Paris (28 janvier) permit de communiquer de nouveau avec la grande ville, qui était restée séparée de nous pendant quatre mois et demi (depuis le 19 septembre). Il faut avoir vécu en ce temps-là pour savoir ce que c’est qu’une Europe sans Paris, et combien noire est la nuit quand la capitale de la Révolution est éclipsée. Oh ! ces longs mois durant lesquels la voix de Paris était muette, durant lesquels Bismarck seul avait la parole, je n’y puis penser sans frissonner encore au souvenir de l’affreux cauchemar.

Je n’ai pas parlé de ma situation personnelle durant ce sombre hiver : mes souvenirs, en effet, n’ont droit à figurer dans ces pages que pour ce qui se rapporte à l’histoire de l’Internationale, il suffira de dire que la détresse qui m’avait contraint à recourir à la bourse de Blin, en septembre, se prolongea pendant bien des mois, l’imprimerie n’ayant plus ou presque plus de travail : ce fut, pour ma jeune femme, une période d’angoisses et de privations courageusement supportées. À la misère qui assiégeait le foyer domestique se joignaient les douleurs que nous faisaient éprouver chaque jour les nouvelles des triomphes de la réaction et de la conquête. Une petite fille nous était née ; et lorsque, pour l’endormir ou la calmer, je la berçais dans mes bras, je lui chantais une vieille chanson de Béranger qui exprimait bien nos sentiments, — celle-ci :

Au bruit des lugubres fanfares,
Enfant, vos yeux se sont ouverts :
C’était le clairon des barbares
Qui nous annonçait nos revers.
Au milieu des alarmes,
Entourés de débris,
Vous mêliez à nos larmes
Votre premier souris !

Fréquemment, des officiers prussiens, en uniforme, venaient à Neuchâtel, où ils rendaient visite à des familles de l’aristocratie du lieu : on les rencontrait dans les rues, l’air insolent et raide ; ils semblaient marcher en pays conquis ; une envie folle nous prenait de leur crier: Vive Paris ! et plus d’un robuste ouvrier, qui faisait le poing dans sa poche, les suivait d’un regard chargé de haine. Nous détestions dans les officiers prussiens l’incarnation de la tyrannie brutale : nous ne savions pas encore ce qu’allaient être les officiers versaillais !

J’écrivis le 1er février à Varlin, par l’intermédiaire d’une personne sûre, pour le prier de m’envoyer de ses nouvelles et de celles des amis, et lui donner des nôtres. Mais les lignes de chemin de fer étaient coupées sur bien des points, et ce n’était que par un long circuit qu’on pouvait arriver à Paris : ma lettre mit vingt jours à faire le voyage. La réponse, que je donnerai plus loin, mit aussi un temps assez long à me parvenir.

Le 29 janvier[1] et les jours suivants, j’assistai au lugubre défilé de l’armée de Bourbaki, qui traversa presque tout entière la ville de Neuchâtel. Ce spectacle nous donna l’ineffaçable impression des atroces réalités de la guerre. Je vois encore les malheureux Français, lignards, zouaves, turcos, mobiles, dragons, descendant en une interminable colonne, incessamment renouvelée, la route des Terreaux, mornes, lamentables, affamés, écrasés de fatigue, les pieds presque toujours enveloppés de linges ou de paille. On ne pouvait pas, dans une ville de quinze mille habitants, loger trente à quarante mille hommes ; la troupe bivouaquait où elle pouvait ; la nuit venue, des soldats incapables de faire un pas de plus restaient affalés dans la rue, sur les trottoirs, grelottant ; j’en recueillis une trentaine, deux soirs de suite, dans le local de l’imprimerie ; pendant ce temps, certains jeunes officiers, des bonapartistes assurément, sans s’occuper de leurs hommes, s’attablaient dans les cafés, où la population, indignée, les huait. De toutes parts les habitants s’empressaient pour soigner les blessés, les éclopés aux pieds gelés, les malades, qu’on installa dans les écoles et dans un temple, transformés en infirmeries ; chacun leur apportait des provisions, des vêtements, du linge, des chaussures. Au bout de quelques jours, la plus grande partie de l’armée avait été disséminée en différentes régions de la Suisse, et il ne resta à Neuchâtel et aux environs que quelques milliers d’hommes. Ces pauvres gens avaient apporté avec eux toute sorte de maladies, entre autres la petite-vérole noire, qui sévit pendant plusieurs mois à Neuchâtel. Les membres de l’Internationale furent parmi les plus zélés à se dévouer comme infirmiers volontaires ; et quelques-uns d’entre eux, qui se trouvèrent avoir la vocation, se transformèrent pendant un certain temps en infirmiers professionnels, rétribués par la ville.

Le 3 février, écrivant à Joukovsky, je lui racontais la subite invasion de notre petite cité par cette armée en déroute, et la façon dont quelques-uns de nos camarades s’employaient à la fois, auprès des « bourbakis », aux soins matériels et à la propagande révolutionnaire : « Treyvaud, Bêtrix et d’autres font chaque nuit la soupe pour les blessés logés dans l’église ; ils en profitent pour leur distribuer des brochures socialistes, mais je crois bien que c’est peine perdue ». Dans la même lettre, je disais qu’on m’avait annoncé de Lyon, le 28 janvier, que Gaspard Blanc était toujours en prison (nous l’avions cru rendu à la liberté), mais que, néanmoins, je lui avais écrit une lettre qui lui serait remise, pour lui parler de la brochure.

Le 5 février, Spichiger, Schwitzguébel et moi nous nous rencontrions aux Convers[2] pour causer ; et le surlendemain 7, Schwitzguébel écrivait à Joukovsky pour l’aviser de nos décisions, prises d’accord avec ceux des membres de nos Sections que nous avions pu consulter. La publication de la Solidarité commencerait aussitôt que trois cents camarades se seraient inscrits comme abonnés ; le premier numéro aurait exceptionnellement quatre pages, et contiendrait les articles suivants : une histoire de la Fédération romande depuis la suspension de la publication de la Solidarité, par Schwitzguébel ; un article sur la situation générale, que je devais rédiger en utilisant un manuscrit que venait de m’envoyer Jouk ; le rapport de la commission de vérification des comptes de la Solidarité ; des lettres des Sections relatives à la réapparition du journal ; des nouvelles diverses. Quant aux brochures de propagande, la division des matières proposée par Schwitzguébel avait été rejetée, après mûr examen, comme trop métaphysique et trop sèche ; d’ailleurs il eût été difficile de trouver des collaborateurs sachant écrire d’une façon à la fois scientifique et populaire. Une autre proposition avait été adoptée, se tenant plus sur le terrain des faits que sur celui des idées : on ferait tout d’abord une brochure sur les Caisses de résistance, où l’on pourrait, à propos de ce sujet pratique, parler de toutes les questions concernant le capital et le travail ; tandis que si l’on avait pris pour point de départ, comme dans la proposition primitive de Schwvitzguébel, une étude intitulée Travail et capital, on n’aurait pu donner que quelque chose de très insuffisant au point de vue scientifique, et que les ouvriers liraient peu. Il avait donc été résolu de publier une première série de quatre brochures intitulées : Les caisses de résistance ; La coopération ; Le crédit ; La propriété. C’est là, ajoutait Schwitzguébel, la série qui a paru la plus méthodique, parce qu’elle correspond aux manifestations successives de la pensée ouvrière : en effet, ce sont les caisses de résistance qui ont donné naissance à l’Internationale, et qui forment la base de toute organisation ouvrière ; puis est venue la coopération, puis le mutuellisme (crédit), puis le collectivisme (propriété). On publierait ensuite une seconde série, « rentrant dans ce que l’on peut appeler l’ordre révolutionnaire » ; mais il fallait attendre les expériences qui seraient faites avec les premières brochures[3].


Cependant, en France, les élections pour la nomination de l’Assemblée nationale, qui devait siéger à Bordeaux, avaient eu lieu le 8 février. Le 14 j’écrivais à Joukovsky :


Il paraît qu’à Paris les rouges ont eu le dessus. C’est toujours une consolation relative ; car si Paris eût voté pour les Orléans ou les Bonaparte, il ne serait resté qu’à se couvrir la tête de cendre. La Constituante ne fera rien de bon, on le sait ; et cependant il sera intéressant d’entendre encore une fois la voix de Louis Blanc, de Quinet, de Pyat, et peut-être aussi celle de quelques internationaux ; car on parle de Varlin, Johannard, Assi, etc., comme candidats, et j’ignore s’ils n’ont pas été élus.


Dans sa lettre du 7 février, Schwitzguébel disait à Joukovsky, à propos de la future Assemblée nationale, et de la « guerre à outrance » que réclamaient la plupart des républicains avancés : « Que penses-tu de la situation ? Voici ma manière de voir : Ce n’est pas l’honneur français qu’il faut sauver, c’est la Révolution ; or, la résistance à outrance me paraît être l’épuisement, sans utilité, des forces révolutionnaires de France. Le mieux serait donc la paix ; puis, les Prussiens partis, envoyer au diable la Constituante et constituer les Communes. Si tu crois que c’est en effet la route à suivre, emploie l’influence que tu peux avoir auprès de nos amis français pour leur faire comprendre cette idée. »


Dans la seconde moitié de février, F. Buisson arriva de Paris et passa deux ou trois jours à Neuchâtel. Je le vis chez mes parents, et je déjeunai un jour chez lui : il me donna des nouvelles de la plupart des militants de l’internationale, qu’il avait appris à connaître ; il s’était trouvé à la manifestation du 22 janvier, dans les rangs d’un bataillon des Batignolles, avec Varlin et Malon ; il avait fondé, dans le 17e arrondissement, sous le patronage de la municipalité, un orphelinat où avaient été recueillis pendant le siège un certain nombre d’enfants ; il cherchait un collaborateur pour cette œuvre d’enseignement populaire, et il me proposa d’entrer dans l’établissement comme instituteur pour y travailler à ses côtés à la grande cause de l’émancipation du peuple par l’éducation. Il parlait avec une chaleur d’apôtre, évoquant le souvenir de Pestalozzi à Stanz ; son enthousiasme me gagna, et l’idée d’aller à Paris, au foyer de l’action révolutionnaire, me joindre aux amis qui travaillaient, infatigables, à donner à l’Internationale une organisation solide, me souriait. J’acceptai donc la proposition. Nous devions partir le soir même ; et il était entendu que le mois suivant, après avoir achevé l’installation définitive de l’orphelinat, nous reviendrions l’un et l’autre à Neuchâtel chercher notre famille. Ma femme, bien qu’un peuémue à la pensée de me voir entrer dans la fournaise parisienne, n’avait pas dit non. Quant à l’imprimerie, on ferait revenir de Paris mon frère, qui y était resté pendant le siège et y avait servi successivement comme franc-tireur et comme garde national, et il en reprendrait la direction. J’allai sur-le-champ à la banque Pury et Cie, où l’imprimerie avait un compte-courant, prendre une somme de trois cents francs, et à la chancellerie d’État me faire faire un passeport[4]. Mais à mon retour chez mes parents, tout était changé : dans l’intervalle, mon père, qui voyait mon projet de mauvais œil, et que mon départ précipité allait mettre dans l’embarras, avait parlé à Buisson, et celui-ci, à sa demande, avait consenti à modifier son plan. Il me déclara donc que, réflexion faite, il trouvait plus sage d’attendre encore : ma présence n’était pas indispensable en ce moment, et il vaudrait mieux remettre mon départ au mois suivant ; je pourrais alors emmener avec moi ma famille, au lieu d’être obligé de revenir la chercher. Je n’avais qu’à m’incliner devant sa décision ; et il partit seul, par Bâle. Je m’étais trouvé, ce jour-là, à l’un de ces tournants de la destinée qui décident de tout un avenir : si j’avais accompagné Buisson à Paris, j’aurais été mêlé aux événements de la Commune, et j’eusse peut-être partagé le sort de mon ami Varlin et de tant d’autres.


Le 24 février, j’écrivais à Joukovsky :


Tu as envie de savoir mon avis sur la part que doivent prendre les Français au mouvement politique ? Mon Dieu, mon cher, tout cela est fort complexe. Il faut être libre pour choisir la meilleure tactique. Je pense que tous les moyens sont bons si on peut être réellement utile à la cause. Ce qu’il faut combattre, à mon avis, ce ne sont pas tant les candidatures ouvrières, la participation des ouvriers aux luttes politiques, etc., car tout cela, à un moment donné, peut avoir son utilité. Ce qu’il faut combattre, c’est l’idéal des communistes allemands, ce fameux Volksstaat. Ils veulent la candidature ouvrière pour arriver au Volksstaat. Pour moi, je suis prêt à accepter les candidatures ouvrières, mais à la condition qu’elles nous mènent à l’an-archie. Or en ce moment, en France, elles ne peuvent avoir que cette dernière signification.


Et, à propos des mouvements du 31 octobre et du 22 janvier à Paris, sur lesquels j’avais été enfin renseigné par F. Buisson :


Ces deux insurrections, loin d’être blanquistes, ont été l’œuvre de l’Internationale. En particulier, le mouvement du 22 janvier a été dirigé par Malon en personne.


Revenant sur la « brochure d’actualité », j’annonçais que Gaspard Blanc[5] m’avait répondu et s’était chargé du récit des événements de Lyon, et qu’il offrait d’engager Bastelica à écrire celui des événements de Marseille : « Naturellement j’ai accepté. En fondant le récit de Bastelica avec le tien, nous aurons quelque chose de plus complet ; et, comme nous sommes avertis, nous contrôlerons ce qui, dans le récit de Bastelica, a besoin de l’être... J’ai déjà imprimé ton introduction[6]. »


Vers la fin de février arriva enfin la réponse de Varlin à ma lettre du 1er. La voici[7] :


Paris, le 20 février 1871.

Mon cher Guillaume, On me communique à l’instant votre lettre ; je m’empresse d’y répondre, afin de vous rassurer sur nos existences. Tous les internationaux avee lesquels vous avez pu être en relations sont encore vivants ; ceux de nos amis qui ont été tués ou blessés, je ne crois pas que vous les connaissiez, si ce n’est P..., qui d’ailleurs n’a été que blessé légèrement ; il va complètement mieux.

Malon et Tolain sont à Bordeaux comme représentants du peuple ; ils ont une rude tâche à remplir dans une aussi triste assemblée.

Ici, nous aurions voulu que la province continuât la lutte à outrance ; nos amis révolutionnaires seraient allés, par tous les moyens possibles, rejoindre Garibaldi et ses valeureux soldats. Mais nous n’osons plus espérer cela. Je ne suis pas bien sûr que nos lettres parviennent sûrement et sans être lues, aussi je crois que nous devrons ajourner les renseignements détaillés que nous aurions à échanger entre nous. Je me contenterai pour aujourd’hui de vous dire que nous avons fait notre devoir à toutes les occasions, et si les traîtres Trochu, Favre et consorts ont réussi à nous livrer après nous avoir vendus depuis longtemps, ce n’est certes pas notre faute, mais bien celle des Parisiens qui ont persisté aveuglément jusqu’au dernier jour à croire en la parole de ces avocats qui, dans toutes leurs proclamations, jusqu’à l’avant-veille de la capitulation, affirmaient constamment qu’ils voulaient combattre et vaincre ou mourir, tandis que dès le premier jour ils n’avaient songé qu’à capituler.

Votre lettre me fait espérer que nos amis de Lyon, Marseille et les départements du Midi sont sains et saufs : j’en suis heureux. À bientôt. Cordiales poignées de main aux amis.

E. Varlin.
8, rue Larrey, à la Marmite.

P. S. Votre lettre en date du 1er février n’est arrivée qu’aujourd’hui 20 février.


Cependant les listes d’abonnés pour la Solidarité ne se remplissaient que très lentement. La nécessité d’avoir un journal à nous se faisant sentir chaque jour davantage, quelques membres prirent l’initiative d’une assemblée des Sections montagnardes, « sorte de Landsgemeinde », comme disait une lettre de Saint-Imier, qui eut lieu le 26 février à la Chaux-de-Fonds. On y résolut de constituer une société garante de l’existence du journal ; un comité formé à Genève par les soins de Joukovsky fut chargé de l’administration et de la publication, et une commission choisie dans le sein de la Section du district du Courtelary dut prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la prompte réapparition du journal et la constitution immédiate de la société des garants.



  1. On lit dans l’Union libérale, de Neuchâtel, du 10 janvier 1871 : « Hier, à midi, est arrivé un premier convoi de quatre cents blessés, malades ou invalides de l’armée de Bourbaki »
  2. Les Convers sont une petite station de la ligne de chemin de fer du Jura Industriel, également accessible de Neuchâtel, de la Chaux-de-Fonds (et du Locle), et — à pied ou en poste — du Val de Saint-Imier. C est là, dans une auberge à quelques minutes de la gare, qu’eurent lieu, pendant plusieurs années, nos réunions intimes, lorsque nous avions à nous concerter.
  3. La lettre de Schwitzguébel a été retrouvée par Nettlau, qui en a publié l’analyse, note 2460.
  4. Je l’ai encore : il est daté du 21 février 1871.
  5. Lankiewicz, Gaspard Blanc, Parraton, d’autres encore, avaient été remis en liberté provisoire en février ; il n’y avait pas eu ordonnance de non-lieu à leur égard, car les auteurs de la journée du 28 septembre furent poursuivis, dans l’été de 1871, et condamnés par un tribunal militaire ; le 1er conseil de guerre prononça, le 13 août 1871, les condamnations suivantes : accusés présents : François Parraton, cinq ans de détention ; Adrien Schettel, un an de prison : contumax ; Michel Bakounine, Albert Richard, Gaspard Blanc, Saignes, Rivière, Bastelica, Combe, Cluserel, Lankiewiez (il était mort), tous condamnés à la déportation dans une enceinte fortifiée.
  6. Cette introduction est perdue. Le mot « imprimé » est mis pour « composé ».
  7. Je l’ai publiée dans le Mémoire de la Fédération jurassienne, p. 190.