L’INTERNATIONALE - Tome I
Deuxième partie
Chapitre VIII
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VIII


Nous décidons d'en finir avec Coullery et la Montagne : entente avec les socialistes du Val de Saint-Imier (9 mai). N° 10 et 11 du Progrès (15 et 29 mai). Meeting du Crêt-du-Locle (10 mai). Lettre de Bakounine à Fritz Robert (7 juin). N° 12, 13 et 14 du Progrès (19 et 26 Juin, 10 Juillet) ; polémique avec la Montagne. Massacre de la Ricamarie (17 Juin). Attente de graves événements.


Cependant la Montagne continuait à faire entendre à la Chaux-de-Fonds une note discordante, et cherchait à entraver notre propagande. Nous pensâmes qu'il fallait en finir avec Coullery, en infligeant à son journal un désaveu public ; et, dans les premiers jours de mai, nous résolûmes de convoquer à cet effet une grande réunion pour le dimanche 30. À cette réunion nous désirions voir se rendre non seulement les socialistes du Locle et de la Chaux-de-Fonds, mais aussi ceux du Val de Saint-Imier et quelques-uns de nos amis de Genève. Il n'existait pas encore de relations personnelles entre les membres de la Section du district de Courtelary et ceux des Sections du Jura neuchâtelois : pour en établir et pour décider les ouvriers du « Vallon » à se rendre à la réunion projetée, le Locle et la Chaux-de-Fonds envoyèrent, un dimanche, à Sonvillier et à Saint-Imier, une délégation, dont je fus. C'est de ce jour, le 9 mai 1869, que date le rapprochement entre Jurassiens bernois et Jurassiens neuchâtelois pour une action commune ; rapprochement fécond, qui fut durable, et qui donna naissance plus tard, lorsqu'il fallut lutter, non plus contre Coullery, mais contre la domination de Marx, à la Fédération jurassienne.

Cette excursion au Val de Saint-Imier, qui était pour moi un voyage de découverte, est restée un de mes plus vivants souvenirs. J'étais parti du Locle pour la Chaux-de-Fonds par le premier train, avec mon ami Auguste Spichiger, ouvrier guillocheur, qui connaissait déjà le district de Courtelary, où il avait travaillé ; à la gare de la Chaux-de-Fonds nous attendait un camarade, Charles Collier, horloger, qui devait nous accompagner, et qui allait voir son père à Saint-Imier. Nous suivîmes à pied le chemin du col de la Cibourg, chemin charmant par cette matinée printanière, bordé d'arbres et serpentant à travers les pâturages et les bois. Tout en montant, nous causions, et je racontais à mes camarades ce que j'avais appris du mouvement révolutionnaire en Russie, redisant les espérances que la présence de Netchaïef avait fait concevoir à Bakounine. Après avoir atteint le sommet de la montagne, frontière du canton de Berne, nous descendîmes pendant une heure environ, et arrivâmes à Renan, premier village du Val de Saint-Imier. Trois quarts d'heure après, nous atteignions Sonvillier, et nous surprenions l'ami Adhémar Schwitzguébel en train de se faire la barbe. Après nous être reposés un moment, nous continuâmes notre marche, accompagnés d'Adhémar, jusqu'à Saint-Imier, grand village d'environ six mille habitants (à cette époque), à trois kilomètres de Sonvillier. À Saint-Imier, quelques amis de Schwitzguébel nous attendaient, et, comme il était midi, nous dînâmes tous ensemble pour faire connaissance. Dans l'après-midi eut lieu une réunion des membres de l'Internationale, à laquelle assistèrent entre autres un vieux médecin, brave homme et fervent botaniste, le docteur Simmen, et un jeune notaire ambitieux, Boy de la Tour, qui ne resta pas longtemps dans nos rangs. Nous exposâmes nos vues et nos désirs, et nous eûmes le plaisir de nous trouver immédiatement en parfait accord avec les camarades du « Vallon » ; ils promirent de se faire représenter au meeting que nous convoquions pour le 30 et qui devait avoir lieu à l'hôtel de la Croix-Fédérale, sur le Crêt-du-Locle, entre le Locle et la Chaux-de-Fonds. À sept heures et demie, nous prîmes congé de nos amis, et la poste nous conduisit à la gare des Convers, d'où Spichiger et moi rentrâmes au Locle à onze heures du soir.

Il s'agissait d'obtenir aussi le concours des Genevois. J'écrivis à Bakounine quelques jours après pour réclamer sa présence, ainsi que celle de Perron et de Heng ; il me répondit par la lettre suivante :


Ce 22 mai 1869.

Cher ami, je ne demande pas mieux que de venir et je viendrai assurément, si tu veux et peux m'aider à emprunter une trentaine de francs pour le terme d'un mois, faute de quoi, malgré toute ma bonne volonté, il me sera impossible de venir prendre part au combat si intéressant que la Révolution et la Réaction masquée en coopération vont se livrer entre la Chaux-de-Fonds et le Locle.

S'il est possible, arrange aussi les choses de manière à ce qu'on envoie vingt et quelques francs, soit du Locle, soit de la Chaux-de-Fonds, à titre d'emprunt, à Heng.

Quant à Perron, selon toutes les probabilités il ne viendra pas.

Je t'embrasse. Réponds-moi.

Ton dévoué, M. B.


L'argent fut trouvé, et la venue de Bakounine et de Heng fut ainsi assurée.


Le n° 10 du Progrès (15 mai) contenait un article dans lequel je cherchais à montrer combien on se trompait lorsqu'on croyait avoir trouvé, dans la substitution du système des milices à celui des armées permanentes, la panacée qui devait délivrer les peuples de la guerre et de la servitude. En voici les principaux passages :


Milices et armées permanentes.

... Nous devons avouer que nous ne partageons point cette admiration sans bornes pour le système militaire de la Confédération suisse ; et même, que, pour nous, la différence entre une armée permanente et une armée de milices est si petite, que c'est comme s'il n'y en avait absolument aucune.

... La gloriole militaire, cette lèpre destructive de la liberté et de l'égalité, n'existe-t-elle que dans les pays qui sont affligés d'armées permanentes ? De bonne foi, pouvons-nous nier que le peuple suisse en soit aussi profondément atteint ? N'avons-nous pas, tout comme nos voisins, nos traîneurs de sabre, nos petits officiers fringants, nos monomanes belliqueux ?… Et des citoyens raisonnables d’ailleurs, et parfaitement inoffensifs tant qu’ils portent la redingote ou la blouse, ne deviennent-ils pas en général, dès qu’ils ont endossé leur tunique, des brutaux et des insolents qui se croient tout permis ?

Ah oui, l’esprit militaire fait autant de ravages chez nous qu’ailleurs ; et on ne se contente pas de le flatter chez les hommes faits, on cherche encore à le faire naître chez nos enfants, qu’on déguise en petits soldats sous prétexte d’amour de la patrie.

Enfin, pense-t-on que nos milices soient réellement le peuple libre armé seulement pour la défense de ses droits, et qu’elles ne puissent pas devenir entre les mains du gouvernement un instrument passif d’oppression ? Vous vous croyez libres, citoyens-soldats ? Quelle chimère ! Oui, tant que vous êtes dans vos ateliers, vous avez toute liberté de sympathiser avec vos frères travailleurs des autres cantons et des pays voisins, de vous associer à eux, de les soutenir de votre obole s’ils réclament votre aide. Mais supposez à Bâle, à Genève, dans une de ces grèves qui se renouvelleront toujours plus fréquentes et plus terribles jusqu’à ce que la question sociale soit résolue, supposez que la bourgeoisie effrayée réussisse à obtenir une intervention fédérale[1] ; que, séduite par l’exemple que vient de lui donner la Belgique, elle veuille essayer à son tour de massacrer des travailleurs : vous voilà, ouvriers suisses, recevant l’ordre de marcher contre vos frères, de tourner vos armes contre la poitrine des amis dont vous êtes habitués à serrer la main ! Oserez-vous désobéir à l’ordre de marche ? aurez-vous la liberté de discuter le commandement de vos officiers ? Vous sera-t-il plus facile de déserter, à vous citoyen embrigadé, discipliné, conduit à la baguette, qu’au soldat belge ou français ? Non, et vous savez bien que le jour où la bourgeoisie voudra se servir des ouvriers neuchâtelois pour fusiller les ouvriers genevois, elle n’aura qu’un mot à dire, et les ouvriers neuchâtelois marcheront. Voilà la situation, telle que nous l’a faite notre système de milice. Et quelle que soit, en effet, l’organisation militaire d’une nation, le soldat sera toujours une machine aveugle, un instrument passif, prêt à s’immoler lui-même dans la personne de ses propres frères.

Qu’on ne se laisse donc pas prendre à la rhétorique et aux sophismes de ces démocrates hypocrites qui ne savent promettre au peuple que des changements de mots, et qui ne veulent pas changer les choses. Qu’on se le persuade bien : l’armée, qu’elle s’appelle milice nationale ou garde impériale, est incompatible avec la liberté ; tout comme l’État, qu’il s’appelle monarchie ou république, est incompatible avec la liberté. Aussi, lorsque l’Europe se décidera enfin à chercher son salut dans la Révolution, elle ne se contentera pas, espérons-le, de troquer la monarchie contre la république bourgeoise, et les armées permanentes contre les milices : elle s’affranchira pour toujours en détruisant l’État et en supprimant l’armée.


Bakounine n’avait pas trouvé le temps, cette fois, d’écrire son article habituel ; et, pour le remplacer, j’avais pris dans la Pensée nouvelle une étude philosophique d’Emmanuel Briard, intitulée « Mérite et valeur », où était développée cette idée, que la moralité n’est pas attachée à l’effort, et que les notions de mérite et de démérite doivent être éliminées de la morale. La suite de mon « Examen du christianisme » terminait le numéro.

À peine le no 10 du Progrès avait-il paru, que l’attitude du gouvernement vaudois dans une grève des tailleurs de pierre et maçons de Lausanne venait attester la vérité de ce que nous affirmions au sujet de l’emploi des milices contre les travailleurs : un bataillon d’infanterie avait été appelé contre les grévistes (26 mai). En même temps, j’apprenais la mort douloureuse de Jeanne Brismée (24 mai), la jeune femme de Hins, fille de Désiré Brismée, l’imprimeur de l’Internationale. En France, Paris et Lyon, aux élections des 23 et 24 mai, venaient de donner dans plusieurs circonscriptions la majorité aux candidats « irréconciliables ». Sous le coup de toutes ces nouvelles, j’écrivais la lettre qui suit :


Il m’est impossible ce soir d’être calme : je suffoque d’indignation, et je suis dans une fièvre d’anxiété. Coup sur coup nous arrivent, de Bruxelles, de Paris, de Lausanne, des nouvelles qui me mettent hors de moi.

À Bruxelles, on a lâchement assassiné une pauvre jeune femme, la belle-sœur de mon ami De Paepe ; les journaux belges donnent les détails de cette infamie. Je me possède à peine en t’écrivant. Je voudrais que l’heure fût venue de prendre un fusil et d’écraser enfin ces brigands.

À Lausanne, sept cents ouvriers du bâtiment sont en grève. Ils restent parfaitement calmes. L’Europe les soutient. Et le gouvernement vaudois fait ce que ni Bâle ni Genève n’avaient osé faire : il appelle des troupes, il provoque à la guerre civile. Et c’est votre ami, M. Estoppey[2], qui a signé l’odieuse proclamation que je viens de recevoir. Il va être flétri devant le monde entier. Heureusement que les ouvriers sont plus sages que leurs maîtres : de toutes parts nous leur écrivons de rester calmes, et ils le seront.

Enfin, à Paris et à Lyon, le socialisme a triomphé au scrutin ; la république bourgeoise est battue : Raspail, Bancel, Gambetta sont nommés[3]. Voilà qui pourrait changer la face de l’Europe. Oh ! pourvu que nos amis soient prudents !

… Mais quoiqu’il puisse te paraître que j’ai la fièvre en ce moment, je sais me posséder assez pour calmer les autres. Il faut faire le Progrès, aviser aux affaires de Lausanne et du meeting[4]. Je viens d’écrire un article au sujet de Jeanne Brismée, la femme de Hins[5]. Je suis sans nouvelles de Genève[6]. (Lettre du mercredi 26 mai 1869.)


Le numéro 11 du Progrès (29 mai) parlait, à la première page, de la grève de Lausanne. Il disait :


Ce que le gouvernement n’avait osé faire ni à Bâle, ni à Genève, on l’a fait à Lausanne : un bataillon d’infanterie a été appelé immédiatement.


Avions-nous tort de dire que nos milices pouvaient être employées au massacre des travailleurs, et que la bourgeoisie suisse imiterait un jour l’exemple de la Belgique ?

Honte au Conseil d’État vaudois ! À cette provocation à la guerre civile, les ouvriers répondront par un calme méprisant. Ils tiendront ferme, et ils sortiront vainqueurs d’une lutte qu’ils veulent pacifique, et que la bourgeoisie voudrait voir sanglante.


La cinquième lettre de Bakounine traitait du « patriotisme », et annonçait l’intention d’en analyser successivement les principaux éléments, à savoir : 1o l’élément naturel ou physiologique ; 2o l’élément économique ; 3o l’élément politique ; 4o l’élément religieux ou fanatique. C’est dans cette lettre que se trouvait une expression qui fut immédiatement exploitée par nos adversaires ; Bakounine avait écrit, sans se douter que cette constatation purement scientifique ameuterait tant de gens contre lui :


Le patriotisme naturel est un fait purement bestial, qui se retrouve à tous les degrés de la vie animale, et même, on pourrait dire, jusqu’à un certain point, dans la vie végétale… La plante la plus puissante, celle qui se trouve être le mieux adaptée aux conditions particulières du climat et du sol, tend naturellement à étouffer toutes les autres. C’est une lutte silencieuse, mais sans trêve… Dans le monde animal, la même lutte se reproduit, seulement avec plus de mouvement dramatique et de bruit ; ce n’est plus un étouffement silencieux et insensible ; le sang coule, et l’animal déchiré, dévore, torturé, remplit l’air de ses gémissements. L’homme enfin, animal parlant, introduit la première phrase dans cette lutte, et cette phrase s’appelle le patriotisme.


Venait ensuite, sous ce titre, « Le socialisme espagnol », la traduction d’une Adresse « Aux ouvriers des autres pays », publiée par le journal la Legalidad, paraissant à Gracia (Catalogne). Cette Adresse, pleine d’une ardente et naïve confiance, m’avait vivement touché, et je l’avais traduite en conservant de mon mieux l’accent de l’original ; elle disait :


Nous vous saluons, ouvriers éclairés (ilustrados) des pays qu’on appelle étrangers.

Pour nous, qui vivons du travail, qui ne voulons d’autre patrie que la grande patrie du travail, source de tout bien, vos pays ne sont pas étrangers, vous n’êtes point des étrangers vous-mêmes : vous êtes nos véritables frères. À bas les frontières !

Vers vous nous tenons nos regards dirigés ; vers vous nous dirigeons nos pensées, afin que de vous notre intelligence reçoive une meilleure nourriture, en quantité et en qualité.

Les idées nouvelles viennent de vous. L’émancipation du peuple travailleur a été commencée par vous. Salut donc, salut fraternel.

… Tremblez, tyrans de tous les pays : les ouvriers s’éveillent déjà de la funeste léthargie où votre despotisme les tenait assoupis… La rédemption du prolétariat approche. Les ouvriers de tous les pays sont frères.


La quatrième page était occupée par l’article écrit le 26 mai, à l’occasion de la mort de la pauvre Jeanne Brismée. Le voici :


Jeanne Brismée.

Nos amis se souviennent de l’arrestation du compagnon Hins, secrétaire du Conseil général belge de l’Internationale. Les crimes de Hins, on les connaît : une grève venait d’éclater à Seraing, le sang coulait ! Hins exhorte les ouvriers à reprendre le travail, à éviter par tous les moyens l’émeute qui ne pouvait que nuire à leur cause ; sa voix fut écoutée, et une grande partie des ouvriers reprirent leurs travaux. De retour à Bruxelles, il apprend qu’une grève vient d’éclater dans le Borinage, et, pendant que l’autorité rétablit l’ordre à coups de baïonnettes, lui réussit à empêcher le désordre par ses conseils. Une pareille conduite méritait une récompense : l’autorité, qui avait appris son dévouement, la lui réservait.

Hins, enfermé à la prison des Petits-Carmes, a été tenu au secret pendant quatre semaines. Sa jeune femme, malade et enceinte de six mois, demanda inutilement la permission de le voir. Soutenue par deux amis, elle se rendit chez le juge d’instruction : le triste état de la pauvre femme, qui crachait le sang, et qui suppliait qu’on lui permît de voir son mari, fût-ce en présence des gendarmes, ne toucha pas le représentant de l’ordre bourgeois, qui resta inexorable. Mme Hins rentra chez elle et se mit au lit pour ne plus se relever. Une requête adressée au procureur général, M. de Bavay, signée par une vingtaine d’avocats et motivée par l’état de santé extrêmement grave de Mme Hins, qui souffrait d’une hypertrophie du cœur, ne réussit pas davantage à obtenir la liberté provisoire de son mari. Enfin le vendredi 14 mai, la justice (on appelle cela la justice, par une atroce dérision) — la justice a dû relâcher Hins et d’autres socialistes emprisonnés comme lui, l’instruction la plus minutieuse n’ayant pu relever le moindre délit à leur charge.

Hins a été rendu à la liberté juste à temps pour recueillir le dernier soupir de sa femme. Celle-ci, frappée au cœur, a expiré trois jours après. Elle avait vingt-deux ans, et il y avait huit mois qu’elle était mariée.

Voilà comment le gouvernement belge combat l’Internationale. Il assassine les femmes.

Mercredi 19 mai, la morte a été conduite à sa dernière demeure. « Longtemps avant l’heure du funèbre convoi, dit le Peuple belge, la rue des Alexiens était envahie par la foule des citoyens dont la présence devait être la protestation de la population entière contre un nouveau crime de la loi, et, autant qu’il se pouvait, la réparation civique d’un des actes les plus odieux commis par le régime actuel. Travailleurs du peuple et de la bourgeoisie, représentants de la presse, du barreau, du commerce, fonctionnaires, se confondaient là dans un même sentiment de réprobation pour le gouvernement, de pitié pour les victimes, et de deuil pour le drapeau de la liberté et du droit couvert d’une nouvelle tache sanglante. À cinq heures, de l’humble maison de l’imprimeur Brismée, père de Mme Hins, sortait le cercueil contenant la jeune mère avec l’enfant mort dans son sein. Nous renonçons à décrire l’impression qui, à ce moment, se lisait sur toutes les faces… »

Les différentes Sociétés ouvrières de Bruxelles, les Sections de l’Internationale de Liège, de Gand, d’Anvers, de Bruges, etc., les associations politiques et rationalistes, la presse socialiste et républicaine, avaient envoyé des délégations à la funèbre cérémonie. Onze discours furent prononcés sur la tombe. Nous reproduisons celui d’Hector Denis, rédacteur à la Liberté :


« Compagnons,

« La mort a beau frapper dans nos rangs comme une aveugle complice des réactions politiques, elle n’en donne pas moins de cruelles leçons à ceux qui se font un jeu des douleurs et des aspirations du peuple… La société nouvelle, dont le règne va venir, a recueilli dans la poussière du vieux monde la dignité humaine, et la porte si haut, que quiconque reste encore attaché à toutes les choses passées doit pâlir, et quiconque croit à la société future se sent pris d’un enthousiasme involontaire, en dépit des larmes que nous versons ici.

« Rien n’arrête, ni la souffrance ni la crainte, ceux qui servent la cause de la justice. Nous avons vu, il y a trois semaines, Jeanne Brismée, brisée par le mal qui l’emporta, se traînant péniblement vers le cabinet du juge d’instruction, pour demander à voir enfin son mari qu’on avait emprisonné. Elle fut accueillie par un refus inexorable, et, pendant qu’appuyée sur des amis fidèles elle retournait à la maison paternelle, d’où elle ne devait plus sortir, elle exhalait en même temps tout son amour et toute sa foi dans un avenir meilleur pour le peuple. — « Quand viendra donc la justice », nous disait-elle, unissant les deux plus beaux sentiments de l’homme, « quand me rendra-t-on mon mari ? » Son mari, on le lui a rendu, vous le savez, pour qu’il reçût son dernier soupir ; mais la justice, elle, n’est pas encore venue.

« Toi qui combattis pour elle, ne désespère pas pourtant, nous sommes à son œuvre ; nous fonderons cette République sociale que tu rêvais, nous la ferons aussi ferme, aussi courageuse, aussi dévouée que toi. Ton dernier mot, expression de tes douleurs, fut : « La police m’a tuée ! » Eh bien, nous le jurons sur ta dépouille encore tiède, notre République sociale, la police ne la tuera pas !

« Repose donc en paix, pauvre fille du peuple, dans les cœurs qui ne battent que pour le peuple ; ta mort, sacrifice à la justice bourgeoise, nous promet l’avènement de la justice humaine. »


Le numéro se terminait par l’avis suivant :


Meeting
des Sections internationales de la Chaux-de-Fonds, du Locle et du
Val de Saint-Imier,
Dimanche 30 mai, à deux heures après-midi,
à l’hôtel de la Croix-Fédérale, sur le Crêt-du-Locle.

Ordre du jour : Quels sont les moyens de réaliser le but de l’Internationale ?

Nous recommandons à nos amis cette importante réunion.


Le samedi 29 mai, Bakounine et Heng quittèrent Genève pour se rendre dans le Jura : Heng s’arrêta à la Chaux-de-Fonds ; Bakounine vint au Locle, où il arriva à trois heures. Le soir, il y eut au Cercle international du Locle une réunion préparatoire, dans laquelle se manifesta une complète unanimité de sentiments, présage heureux pour la grande assemblée du lendemain. Au cours de cette réunion, nous vîmes arriver deux hôtes inattendus, qu’avait attirés la curiosité : c’étaient deux des abonnés du Progrès dont Perron m’avait envoyé les noms le 11 mars : le major polonais Valérien Mroczkowski, habitant Vevey, où il vivait avec la princesse Obolensky, et un jeune gentilhomme russe, Nicolas Joukovsky, habitant Clarens. Bakounine, qui ne les attendait pas plus que nous, les reçut avec cordialité, et nous les présenta sous les noms familiers de « Mrouk » et « Jouk »[7]. Mroczkowski dut quitter la Suisse peu de temps après, et resta pour la plupart d’entre nous un étranger ; Joukovsky, par contre, d’un caractère éminemment sociable, devint promptement un camarade généralement aimé ; il avait épousé Adèle Zinovief, petite-fille du célèbre général Jomini, une femme d’élite, à l’intelligence droite et au cœur vaillant, hautement honorée de tous ceux qui la connaissent.

Le dimanche après-midi, les internationaux loclois s’acheminèrent vers l’auberge où, sur le Crêt-du-Locle, à une demi-lieue du village, devait avoir lieu le meeting. Il faisait une pluie battante, qui n’empêchait pas les socialistes, jeunes et vieux, de marcher joyeusement. Au Crêt-du-Locle, ils furent bientôt rejoints par de nombreux membres de la Section de la Chaux-de-Fonds, et par quelques camarades du Val de Saint-Imier. La vaste salle de l’auberge, qui servait habituellement de salle de danse et pouvait contenir plus de deux cents personnes, les petites salles, les corridors, les escaliers, tout était encombré de monde ; il était même venu du Val de Ruz — la région agricole du canton de Neuchâtel — un certain nombre d’ouvriers qui voulaient fonder dans ce district une Section de l’Internationale. Franck, de la Chaux-de-Fonds, fut désigné comme président ; Aug. Spichiger et Adhémar Schwitzguébel, comme vice-présidents ; Ch. Monnier, Fritz Robert et Jules Wirz, comme secrétaires ; je fis un exposé de la question à traiter, puis Bakounine, Heng, Schwitzguébel, Fritz Robert parlèrent successivement. Perron avait adressé au meeting une lettre dont il fut donné lecture. J’écrivais le lendemain :


L’assemblée a été d’un calme et d’une dignité admirables, et nos idées ont remporté le plus éclatant triomphe. Les propositions que j’ai formulées à la fin du meeting ont été adoptées à l’unanimité moins trois voix. Un Loclois qui a voulu nous contredire a été écrasé par Bakounine ; un Genevois qui a proposé un vivat à la patrie suisse a été hué et a dû faire des excuses : il n’y reviendra plus. (Lettre du 31 mai 1869.)


Voici le texte des quatre résolutions votées par le meeting :


Résolutions votées par le meeting du Crêt-du-Locle, le 30 mai 1869.

1o Le meeting, tout en reconnaissant que la coopération est la forme sociale de l’avenir, déclare que, dans les conditions économiques actuelles, elle est impuissante à émanciper le prolétariat et à résoudre la question sociale.

2o Le meeting demande au Conseil général de Londres de mettre à l’ordre du jour du Congrès de Bâle la question d’une organisation plus efficace et plus réelle de l’Internationale, afin que le prolétariat puisse opposer à la coalition de la bourgeoisie et des États une puissance capable d’en triompher.

3o Le meeting approuve la manière dont l’Égalité et le Progrès défendent les principes socialistes, et répudie complètement la ligne de conduite adoptée par la Montagne.

Il déclare en outre que l’Internationale doit s’abstenir complètement de participer à la politique bourgeoise.

4o Le meeting demande que la propriété collective et l’abolition du droit d’héritage soient discutés dans le journal l’Égalité.


Bakounine revint le soir avec nous au Locle, où cette fois je n’avais pu lui offrir l’hospitalité chez moi ; je l’accompagnai à son hôtel, et nous causâmes encore longuement. Le lundi il se rendit à la Chaux-de-Fonds, où on l’avait appelé, pour y prendre part à une réunion de la Section de l’Internationale. Voici ce qui s’était passé : Coullery, qui n’avait pas osé paraître au meeting, avait déclaré le lendemain à son entourage que s’il eût été présent, il aurait aisément réfuté les arguments de ses adversaires ; les collectivistes de la Chaux-de-Fonds lui offrirent alors de lui en fournir immédiatement l’occasion, et ils convoquèrent une séance pour le soir même, priant Bakounine de s’y trouver pour soutenir une discussion publique contre Coullery. La séance eut lieu, et, comme je viens de le dire, Bakounine s’y rendit. Il y prit la parole ; mais Coullery avait cru prudent de rester chez lui ; cette reculade après sa bravade du matin fut considérée comme l’aveu de sa défaite[8]. Bakounine repartit pour Genève le mardi matin.

L’adversaire ainsi mis en échec essaya néanmoins de prendre sa revanche. Coullery avait conservé des partisans à la Chaux-de-Fonds. Attaquant avec violence le Progrès et son principal rédacteur dans son journal la Montagne, il chercha à transformer une lutte de principes en une question de personnes. Dès le surlendemain du meeting, il me faisait poursuivre par ministère d’huissier, réclamant de moi le paiement immédiat de la somme de 633 fr. 54 c. que l’Association internationale des travailleurs lui devait pour l’impression du Compte-rendu du Congrès de Lausanne (voir ci-dessus page 107) : mesquine vengeance qui ne devait aboutir, comme on le verra plus loin, qu’à le déconsidérer aux yeux de toute l’Internationale. Coullery avait accepté du Comité fédéral romand, après le Congrès romand de Genève, le paiement d’un à-compte : il avait donc reconnu que c’était ce Comité qui était le débiteur responsable ; et le bon sens indiquait que, s’il s’adressait à un tribunal pour me faire condamner, personnellement, à payer ce que le Comité lui devait, il serait débouté d’une semblable prétention.

Bakounine imagina, pour aider nos amis de la Chaux de-Fonds dans leur lutte contre le « coullerysme », d’écrire une lettre destinée à Fritz Robert, dont l’attitude n’était pas aussi décidée que nous l’eussions désiré. Il m’envoya cette lettre pour être remise par moi au destinataire, si je jugeais qu’elle pût produire un effet utile. Voici ce curieux document, que j’ai conservé :


Ce 7 juin 1869.

Mon cher Fritz Robert, Il est incontestable que la Section de la Chaux-de-Fonds est fort malade, et que cette maladie exerce déjà et, si elle dure, ne manquera pas d’exercer encore davantage un effet funeste sur le développement et sur l’organisation définitive de l'Internationale dans les Montagnes. Il est incontestable aussi que cette maladie peut-être guérie, mais que pour la guérir il faut avoir recours à une cure aussi intelligente qu'énergique, — une cure qui ne peut être entreprise que par des hommes énergiques, dévoués et intelligents à la fois. J'ai rencontré des hommes réellement énergiques à la Chaux-de-Fonds, mais leur savoir n'est pas à la hauteur de leur énergie ; ils n'ont pas toute l'initiative intelligente nécessaire à celui qui voudrait entreprendre cette guérison difficile. Toi tu as le savoir, tu es à la hauteur de toutes les questions sociales, théoriques et pratiques, tu es des nôtres, tu sais aussi bien que nous ce que nous voulons et où nous allons ; que te manque-t-il donc pour devenir le médecin sauveur de cette Section malade ? La volonté. Mais cette absence de volonté est-elle un effet de ton caractère et de ton tempérament ? Je ne le pense pas. Si je le pensais, je ne t'écrirais pas cette lettre, car quiconque est privé par sa nature de la capacité de vouloir, n'aura jamais la volonté nécessaire pour s'en donner une. Je pense que l'absence de volonté qui se manifeste en toi à l'heure qu'il est provient principalement des circonstances, de certains préjugés que tu n'es pas encore parvenu à vaincre complètement, et de l'influence du milieu dans lequel tu te trouves. Je ne te connais que depuis peu de temps, mais tout ce que je sais de ton passé, et toutes les impressions personnelles que j'ai reçues de toi, me donnent la conviction que tu es doué de toutes les conditions nécessaires pour vouloir avec passion et avec énergie, et pour persévérer avec toute la patience nécessaire dans la voie que ton intelligence t'aura tracée. Maintenant, ton intelligence et tes passions personnelles sont-elles, oui ou non, complètement avec nous et pour nous ? Je pense que sous ce rapport il reste encore à désirer quelque chose. Il est encore certaines pensées, certaines habitudes d'esprit et de cœur, et certaines manières d'envisager les hommes et les choses, qui te séparent de nous : tu te trouves théoriquement et pratiquement dans une sorte de station transitoire entre le « couillerisme » (sic), ou bien le socialisme bourgeois, et le socialisme révolutionnaire. Tu t'es trop séparé de Coullery pour pouvoir jamais te rallier à lui, mais pas assez pourtant pour te donner franchement et complètement à nous. Tu te trouves à cette heure dans une position impossible : entre deux chaises la bonté de Dieu par terre, et en garçon d'esprit que tu es tu ne peux tarder à comprendre qu'une telle position ne peut être bonne que pour un homme nul, non pour toi ; et puisqu'il faut te décider, tu es trop jeune et trop vivant, trop amoureux de la justice et de la vérité, n'est-ce pas ? pour reculer et pour te décider contre nous. Viens donc à nous et sois complètement des nôtres.

Mon cher, nous vivons à une époque où il n'est plus permis à personne, et surtout à un jeune homme comme toi, de rester neutre et de faire le mort. La révolution sociale frappe à nos portes. Nous devons nous compter et resserrer nos liens fraternels pour qu'elle trouve en nous une phalange capable de la préparer, de la rapprocher autant que possible, et, quand elle aura éclaté, de la servir. Viens à nous pas seulement de cœur et d'esprit, mais de fait, parce que ce n'est que par des faits seulement qu'on peut devenir réellement frères. Sois dès aujourd'hui tout à fait nôtre, pour que, quand la révolution sociale aura éclaté, nous ayons le droit de dire que tu es notre frère et ami, non du lendemain, mais de la veille.

Il faut acheter ce droit, cher ami, par beaucoup de sacrifices et par une lutte incessante à commencer d'aujourd'hui. Aujourd'hui il n'est pas du tout profitable ni gai d'être de notre parti ; car le monde bourgeois tout entier, le monde qui fait l'opinion publique aujourd'hui, est enragé contre nous, — et nos amis naturels, les ouvriers, ne sont pas encore enragés pour nous. Nous nous trouvons dans une position excessivement périlleuse, et souvent même dégoûtante, impossible. Tous tant que nous sommes, socialistes révolutionnaires, privés de tous moyens pécuniers, nous sommes presque toujours financièrement écrasés : nous n'avons pas l'argent nécessaire pour nous mouvoir, pour entreprendre la moindre des choses ; et le peu d'argent que beaucoup des nôtres parviennent à gagner par leur travail les rend dépendants de ceux mêmes qu'ils doivent et qu'ils veulent combattre. On ne peut s'imaginer, socialement, économiquement et politiquement parlant, de situation plus difficile et plus désagréable que la nôtre. Ajoute encore à ceci que nous n'avons, pour nous consoler et pour nous encourager, aucune espérance personnelle dans l'avenir, car lorsque la révolution sociale aura éclaté, tout le monde sera trop occupé des terribles questions qu'il y aura à résoudre, pour qu'on ait le temps de s'occuper de nous et de nos services passés. Et si nous mourons avant qu'elle éclate, nous finirons nos jours dans la misère, objets de toutes les malédictions et calomnies bourgeoises[9].

Voilà, dans toute sa vérité, notre situation actuelle ; et, pour que je t'appelle à venir la partager avec nous, il faut vraiment que j'aie une grande foi dans la grandeur naturelle de ton cœur. Ta réponse me montrera si j'ai eu raison, oui ou non, de compter sur toi.

Par quelle série de faits peux-tu manifester maintenant ta complète solidarité avec nous ?

D'abord tu dois couper les câbles et t'éloigner absolument, définitivement, et sous tous les rapports, de ce beau rivage qui s'appelle la personne, le système et toute l'intrigue ensorcelante de Coullery. Ta présidence à la tête de la Société coopérative chiffonnière, ou de l'achat des étoffes[10], te prend beaucoup de temps, te coûte même de l'argent, et, qui pis est, te pose en quelque sorte comme un doux intermédiaire, comme un amphibie équivoque entre nous, les socialistes militants, et la bourgeoisie, — plus près de cette dernière que de nous. Eh bien, démets-toi de cette présidence, tourne le dos à cette coopération Schulze-Delitzschienne, que tu as si bien stigmatisée au dernier meeting, et, en te laissant élire président de la Section internationale de la Chaux-de-Fonds, deviens ostensiblement et à la connaissance de tout le monde un des plus enragés parmi nous. Entoure-toi d'hommes comme C., comme W. et comme d'autres, et, prenant le gouvernail en mains fermes, fais revivre et marcher en avant cette Internationale de la Chaux-de-Fonds qui se démoralise et se meurt faute de direction intelligente et ferme. Puis, avec Guillaume, avec Schwitzguébél, et avec quelques autres que vous aurez choisis à vous trois, formez une sorte de conseil pour l'organisation de l'Internationale dans les Montagnes.

Commence seulement par faire cela, et tu n'auras pas en vain vécu. Fais ce premier pas, et le reste viendra de lui-même.

Voilà, cher ami, l'œuvre grande que je te propose. Réponds-moi et ne me refuse pas.

Ton dévoué
M. Bakounine.


Fritz Robert avait plusieurs excellentes qualités, et ne manquait pas de résolution à l'occasion ; mais son caractère était tout l'opposé de celui de Bakounine ; il n'eût point goûté le langage de cette lettre, et se fût montré insensible à l'appel qu'elle contenait. J'écrivis donc à Bakounine que je garderais son épître en poche sans la remettre, et que Robert marcherait tout de même avec nous et nous aiderait à battre Coullery ; et, en effet, quand mon ancien camarade d'études vit la Montagne faire ouvertement campagne avec les journaux conservateurs comme le Journal de Genève et l'Union libérale, et nous injurier de la façon la plus stupide, il se révolta, et, bravement, vint combattre à mes côtés. À une quinzaine de jours de là, j'écrivais :


J'ai sur les bras la Montagne et tout le parti vert, cette semaine : il m'a fallu, cet après-midi, écrire, en collaboration avec Fritz Robert qui est venu me trouver, un article en réponse aux attaques insensées de ces gens-là.

... Tu me parles de ma position au Locle. Certes, elle n'est pas aussi sûre que si j'étais l'ami de messieurs les pasteurs ; mais j'en ai causé ces derniers temps avec mon père, et nous croyons que la Commission d'éducation du Locle, voyant qu'elle n'a pas réussi à m'intimider, se décidera à me laisser tranquille et ne me cherchera plus chicane.

... Le Progrès me fatigue un peu, et je laisserai la rédaction de côté pour cet été ; peut-être même cessera-t-il tout à fait de paraître : cela dépendra, non de moi, mais du comité. (Lettre du 24 juin.)


Le numéro 12 du Progrès (12 juin) contient les résolutions votées au meeting du Grêt-du-Locle, et la première partie d'un procès-verbal du meeting, signé des initiales F.R. (Fritz Robert) ; en outre, la sixième lettre de Bakounine, qui cette fois portait un titre ; ce titre était : « Le patriotisme physiologique ou naturel ». Reprenant le sujet déjà abordé dans sa lettre précédente, Bakounine répétait avec insistance l'expression malencontreuse que j'ai précédemment soulignée. Parlant de l'habitant des régions polaires, « qui mourrait bientôt du mal du pays, si on l'en tenait éloigné », il ajoutait : « Et pourtant quoi de plus misérable et de moins humain que son existence ! Ce qui prouve encore une fois que l'intensité du patriotisme naturel n'est point une preuve d'humanité, mais de bestialité. » À côté de l'élément positif de ce patriotisme naturel, « l'attachement instinctif des individus pour le mode particulier d'existence de la collectivité dont ils sont les membres », il montrait l'élément négatif, « l'horreur également instinctive pour tout ce qui est étranger, — instinctive et par conséquent bestiale ; oui, réellement bestiale, car cette horreur est d'autant plus énergique et plus invincible que celui qui l'éprouve a moins pensé et compris, est moins homme ». Et il s'amusait ensuite à taquiner le Journal de Genève :


Ce patriotisme brutal et sauvage n'est-il donc point la négation la plus criante de tout ce qui s'appelle humanité ? Et pourtant, il est des journaux bourgeois très éclairés, comme le Journal de Genève, qui n'éprouvent aucune honte en exploitant ce préjugé si peu humain et cette passion toute bestiale... Lorsque le Journal de Genève se trouve à bout d’arguments et de preuves, il dit : C’est une chose, une idée, un homme étrangers ; et il a une si petite idée de ses compatriotes qu’il espère qu’il lui suffira de proférer ce mot terrible d’étranger pour qu’oubliant tout, et sens commun et justice, ils se mettent tous de son côté. Je ne suis point Genevois, mais je respecte trop les habitants de Genève pour ne pas croire que le Journal se trompe sur leur compte. Ils ne voudront sans doute pas sacrifier l’humanité à la bestialité exploitée par l’astuce.


Le 21 juin, en m’envoyant un nouvel article, Bakounine m’écrivait :


Cher ami, voici la suite de mes articles. J’en ai fini avec le patriotisme naturel. Le prochain ou les prochains articles seront consacrés au patriotisme économique, politique et religieux. Tu vois déjà dans celui-ci la transition et tu vois sans doute où j’en veux venir. Écrivain peu sobre et encore moins expérimenté, j’ai quelquefois l’air de divaguer et de perdre de vue le but de la marche que j’ai entreprise. Mais je t’assure que je ne l’oublie pas un instant, et qu’après avoir fait un peu d’école buissonnière, je ne tarderai pas à ramener mes lecteurs sur la grande route de la révolution socialement et politiquement destructive.

Je fais et je ferai encore plus tout mon possible pour propager ton journal, et je ne désespère pas du tout de son existence.

Sais tu ce qui m’est arrivé ? En préparant du thé, j’ai renversé une théière d’eau bouillante sur mon pied gauche habillé en pantoufle, de sorte que je suis blessé, forcé de rester assis, et je doute qu’il me soit possible de venir pour le 27 chez vous[11]. Pourtant je tâcherai de le faire, surtout si l’argent que j’attends cette semaine de Russie m’arrive. Dans tous les cas je tâcherai de vous envoyer Fritz [Heng], dont je suis infiniment content à présent. Il est redevenu lui-même, plein d’énergie et d’activité, et les choses commencent à marcher ici à ravir.

Quant à ma lettre à Fritz Robert, faites comme vous l’entendrez Vous êtes sur les lieux, vous le connaissez beaucoup mieux que moi, et vous pouvez mieux juger ce qui est utile ou non. Mais j’avoue que je ne suis pas entièrement convaincu par ta lettre. S’il a du cœur à côté de son esprit, s’il n’est pas un petit esprit ni un petit caractère, il ne peut s’offenser selon moi de cette lettre, qui est au contraire une preuve de confiance et non de désir de le dénigrer. Si nous voulions former de petits instruments pour le service d’une cause mesquine, je comprendrais toutes ces délicatesses artificielles. Mais comme nous voulons et comme nous devons faire appel aux grands instincts et aux larges pensées qui seuls peuvent nous servir[12], nous devons parler largement, grandement, franchement, ce me semble. Je persiste donc à croire que ma lettre, loin de produire un mauvais effet sur Fr. Rob., contribuerait au contraire à le réveiller et à le rendre nôtre tout à fait. Mais, comme je l’ai dit, je m’en remets complètement à votre jugement et à votre décision collective.

Richard de Lyon est arrivé ici aujourd’hui lundi. J’en suis extrêmement content. Il est tout à fait nôtre. Il passera ici deux, trois jours. Sais-tu, ami, s'il y a la moindre possibilité, fais un effort surhumain, un miracle, viens ici ne fût-ce que pour le voir et lui parler pendant deux, trois heures. Ce serait d'une immense utilité.

Si tu peux te décider à le faire, télégraphie-le-moi aussitôt, afin que je le retienne ici le temps nécessaire.

Ton dévoué M. B.


Rien ne m'attirait en Albert Richard, que j'avais vu à Genève en septembre 1867 et qui ne m'avait pas plu. D'ailleurs je ne pouvais m'absenter au milieu de la semaine. Je télégraphiai qu'il m'était impossible de faire le voyage demandé.


Le n° 13 du Progrès (26 juin) publia l'article écrit le 24 en réponse à la Montagne. En voici les principaux passages :


Réponse à la « Montagne ».

Enfin la Montagne s'est expliquée. L'article qu'elle publie dans son numéro du 22 courant prouve combien le meeting du Crêt-du-Locle a eu raison de désavouer ce journal.

... Prenant à partie le Progrès, dont elle aimerait bien faire son bouc émissaire, la Montagne distingue en ces termes son socialisme du nôtre :

« Nous sommes socialiste en ce sens que, reconnaissant l'immense importance des questions sociales, nous voulons les étudier sérieusement pour leur préparer une solution. Nous les avons déjà étudiées à maintes reprises, et nous les étudierons toujours davantage.

« Mais certes nous ne sommes pas socialiste dans le sens du Progrès, du Locle, qui est communiste autoritaire, et à cet égard nous sommes heureux de ne pas être d'accord avec lui, et nous nous en glorifions... Tandis que la liberté nous est précieuse comme la vie, le Progrès veut se servir de l'autorité, de la force, pour imposer au monde son idéal social, qui est, quoi qu'il puisse dire, le plus affreux despotisme, la plus horrible tyrannie qui se puisse imaginer.

« Du socialisme du Progrès, nous n'en voulons à aucun prix. Ce socialisme, ou plus exactement ce communisme, est la plus surprenante et la plus terrible aberration qu'il soit possible d'imaginer. Dans notre prochain numéro nous ferons quelques citations de ce journal, et tous nos lecteurs seront confondus d'apprendre que de pareilles folies ont pu voir le jour dans notre pays. »

La Montagne prétend que nous sommes communistes autoritaires. Si c'est là l'impression qui lui est restée de la lecture de nos articles, tant pis pour son intelligence.

Pour la Montagne, le socialisme consiste à reconnaître l'immense importance des questions sociales ! Voilà un socialisme qui ne la compromettra guère : c'est celui de Napoléon III, de M. Thiers, de M. de Bismarck, et du National suisse...

Pourquoi la Montagne est-elle confondue d'apprendre que nos principes, qu'elle appelle nos folies, aient pu voir le jour dans notre pays ? Croit-elle donc les ouvriers neuchâtelois plus bêtes que les autres ?


L'article habituel de Bakounine n'avait pu être inséré cette fois, faute de place. Le reste du numéro du 26 juin était occupé par la fin du procès-verbal du meeting du Crêt du-Locle, et par la suite de mon « Examen du christianisme ». Au bas de la quatrième page était placé l'avis suivant :


Meeting

à Fontaines (Val de Ruz), à la Maison de Commune,
dimanche 27 juin, à deux heures et demie de l’après-midi.

Ordre du jour : Quel est le but de l’Internationale et quels sont les moyens de le réaliser ?


Le numéro suivant du Progrès (n° 14, 10 juillet) contenait une nouvelle réponse à la Montagne :


À la Montagne.

Messieurs les rédacteurs de la Montagne devraient bien se mettre d’accord entre eux.

L’un d’eux nous reproche, le 22 juin, d’être des communistes autoritaires. Un autre, le 24 juin, fait un crime au Progrès de combattre l’institution de l’État, et de rêver une société libre dans laquelle il n’y aurait plus d’autorité.

Ah ça, hommes de la Montagne, tâchez d’être sérieux. Si nous sommes autoritaires, nous devons être partisans de l’État, qui signifie autorité, gouvernement. Si au contraire nous ne voulons plus d’État, plus d’autorité, plus de gouvernement, comment pouvez-vous nous appeler des communistes autoritaires ?

« Liberté, liberté ! dites-vous : voilà le mot d’ordre de la Montagne. » Soit. Nous savons bien que pour vous, comme pour toute la bourgeoisie, liberté veut dire exploitation sans frein.

Notre mot d’ordre, à nous, c’est Liberté, Égalité, Fraternité. Nous ne séparons pas ces trois termes l’un de l’autre.

Nous voulons la liberté, et c’est pour cela que nous voulons la destruction de l’État, l’absence de gouvernement, l’an-archie, comme dit Proudhon.

Nous voulons l’égalité, et c’est pour cela que nous demandons l’abolition des privilèges de la propriété.

Nous voulons la fraternité, et c’est pour cela que nous combattons les préjugés patriotiques et religieux qui divisait les hommes et qui sont la source de la guerre.

La Montagne exploite des articles de Bakounine qu’elle n’a pas compris. Elle ne veut pas voir que Bakounine, en traitant du patriotisme, a annoncé qu’il l’examinerait au point de vue physique ou animal, et ensuite aux différents points de vue religieux, politique et économique. Et Bakounine ayant commencé par rechercher si, dans les divers éléments qui composent le patriotisme, il n’y a pas un élément animal, la Montagne jette les hauts cris. Mauvaise foi ou stupidité, — choisissez.

La Montagne avoue, le 6 juillet, que nous ne sommes pas communistes ; mais, ajoute-t-elle, nous le deviendrons : le communisme est notre but final. C’est être bien obstiné à vouloir nous coiffer d’une épithète que nous repoussons…

La Montagne, en nous lisant, ne sait, dit-elle, si elle doit rire ou pleurer. Ce qu’elle aurait de mieux à faire, ce serait de se taire.


L'article de Bakounine, intitulé « le Patriotisme », parlait encore de ce patriotisme instinctif ou naturel, qui avait toutes ses racines dans la vie animale ; et il concluait que le patriotisme en tant que sentiment naturel, « étant dans son essence et dans sa réalité un sentiment tout local, était un empêchement sérieux à la formation des États ; et que par conséquent ces derniers, et avec eux la civilisation, n'ont pu s'établir qu'en détruisant sinon tout à fait, au moins à un degré considérable, cette passion animale ».

Un compte-rendu du meeting de Fontaines, signé P. M. (Paul Monnier, du Locle), rapportait l'épisode principal de cette réunion : Un instituteur avait déclaré que les tendances de l'Internationale étaient louables, mais avait blâmé les moyens dont elle se servait pour faire de la propagande ; il avait ajouté que la seule voie pour arriver à l'émancipation des travailleurs était l'instruction du peuple. Les socialistes montrèrent l'impossibilité de généraliser l'instruction dans une société fondée sur le salariat, c'est-à-dire sur l'exploitation de l'homme par l'homme. L'instituteur avait renoncé à répondre, et les assistants votèrent, à l'unanimité, sauf quelques abstentions, l'adhésion aux principes de l'Internationale.

Sous ce titre, « Justice bourgeoise », le Progrès donnait ensuite des détails, empruntés à l’Internationale de Bruxelles, sur le procès intenté en Belgique à un certain nombre de nos amis, procès dont l'instruction n'aboutissait pas ; puis il relatait la condamnation, par les juges de l'Empire, à deux mois de prison, de Charles Longuet, impliqué dans les troubles qui avaient eu lieu à Paris en juin, à l'occasion des élections complémentaires.


On a vu, par ma lettre du 24 juin et par celle de Bakounine du 21, que l'existence du Progrès se trouvait mise en question : nous avions à lutter contre des difficultés financières. Le nombre de nos abonnés ne s'accroissait pas ; la France nous était à peu près fermée, et l'Italie et l'Espagne n'avaient pu nous fournir qu'un nombre infime de lecteurs. Bakounine nous avait offert d'écrire au millionnaire Cowell Stepney pour lui demander de nous aider à payer notre imprimeur ; il m'annonça, le 8 juillet, que la réponse du riche Anglais était négative. Voici sa lettre :


Ce 8 juillet 1869.

... Je joins à cette lettre la réponse de Cowell Stepney. C'est, comme tu verras, un refus sec et net[13]. Que ferons-nous maintenant ? Mettrons-nous fin à l'existence si utile, si nécessaire de notre cher Progrès ? Il est aujourd'hui plus nécessaire que jamais, et sa disparition serait un trop beau triomphe pour Coullery. Mais comment ferons-nous pour lui donner les moyens de vivre encore ? Inventez quelque chose et écrivez-moi.

Amis, il nous faut, dans ce moment surtout, beaucoup d'énergie. Nos adversaires, les socialistes bourgeois et les ouvriers bourgeois, après avoir été d'abord étonnés et intimidés par notre propagande franche et hardie, se sont rassurés, ils ont compté leur nombre et ils ont repris courage, non seulement à la Chaux-de-Fonds, mais à Genève aussi et partout. Ils combinent une attaque à fond, un assaut désespéré contre nous ; et si nous faiblissons, nous perdons tout le terrain gagné pour longtemps ; tandis que si nous tenons ferme maintenant, nous deviendrons définitivement les maîtres du champ de bataille. Ayons donc du cœur, ayons de la volonté et de l’esprit, et ne reculons pas d’un seul pas. Au contraire, attaquons ceux qui nous veulent attaquer. J’attends votre réponse collective.


Le comité du Progrès n’inventa aucun moyen extraordinaire pour accroître les ressources du journal. Il se contenta de multiplier ses efforts pour gagner de nouveaux abonnés dans le milieu ouvrier jurassien ; et peu à peu ces efforts furent couronnés de succès. Le Progrès ne devait pas mourir, mais prospérer : en effet, quatre mois plus tard, à la fin de novembre 1869 (voir p. 243), il put annoncer à ses lecteurs que désormais il paraîtrait non plus tous les quinze jours, mais toutes les semaines.

Quant à la guerre contre le coullerysme, elle fut courte et décisive. Le 9 juillet, un groupe de membres de la Section du Locle répondait aux attaques dirigées contre moi par Coullery en lui envoyant la lettre suivante (publiée dans le n° 15 du Progrès, 24 juillet) :


« Nous ne prendrons pas la peine de relever, l’une après l’autre, toutes vos calomnies. Vous savez que vous mentez, nous le savons aussi, cela suffit. Nous tenons seulement à vous dire que notre ami James Guillaume, contre qui vous vous acharnez particulièrement, n’a jamais agi pour son propre compte. C’est en vain que vous cherchez à le séparer de nous pour l’accabler isolément. Nous sommes solidaires de chacun de ses actes… Recevez l’assurance de notre profond mépris. » (Suivent trente-huit signatures.)


Le 11 juillet, l’Égalité, en sa qualité d’organe fédéral des Sections internationales de la Suisse romande, publiait la déclaration que voici :


Tous nos lecteurs connaissent le mouvement qui s’est accompli dans le canton de Neuchâtel ; chacun sait que les conservateurs de ce canton ont fait une alliance avec des socialistes qui n’en sont pas, et ont constitué un parti politique assez semblable à celui qui a fleuri à Genève il y a quelques années. La Montagne est l’organe de ce parti, avec lequel le mouvement ouvrier n’a rien de commun.

Dans le meeting tenu au Crêt-de-Locle le 30 mai, cet organe a été unanimement désavoué avec beaucoup de raison…

Ouvriers de la Chaux-de-Fonds, prenez garde à vous, la Montagne est un organe de la réaction bourgeoise, et son titre d’organe de la démocratie sociale n’est qu’un masque pour vous tromper.


Le Progrès, prenant acte de ce désaveu émané de l’organe de la Fédération, se borna à le reproduire dans son numéro du 24 juillet en le faisant suivre de ces deux lignes :


En suite de cette déclaration de l’Égalité, nous cesserons toute polémique avec la Montagne.


En juin et juillet, j’avais encore écrit pour l’Égalité, à la demande de Perron, deux articles sur le droit d’héritage. Le 18 juin, Perron m’avait communiqué la lettre d’un correspondant français qui signait A. T., et qui présentait quelques objections à un article de Mme Virginie Barbet, de Lyon, publié dans le numéro du 12 juin ; il me demandait de répondre à ce correspondant, ce que je fis. La lettre de A. T. et ma réponse parurent dans l’Égalité du 26 juin (no 23). Le correspondant étant revenu à la charge, je lui fis une seconde réponse, que publia l’Égalité du 10 juillet (no 25). Je ne mentionne ces deux articles[14] que pour montrer comment mes amis de Genève persistaient à m’infliger des pensums, en me faisant écrire sur une question que je trouvais dépourvue d’intérêt : peut-être s’imaginaient-ils qu’à force de m’appliquer, j’arriverais à m’échauffer et à traiter ce sujet avec la passion qu’ils y mettaient et qui me restait étrangère.


Le mercredi 17 juin eut lieu à la Ricamarie, près de Saint-Étienne, un événement qui vint accroître la surexcitation des esprits. Les mineurs de Saint-Étienne, Rive-de-Gier et Firminy étaient en grève depuis le 11 juin ; dès le lendemain les puits furent occupés militairement, ce qui devait forcément amener une collision sanglante. Le 17, le poste de surveillance du puits de l’Ondaine avait fait, à la suite d’une charge à coups de crosse, une cinquantaine de prisonniers, qu’un détachement de cent cinquante hommes reçut l’ordre d’emmener à Saint-Étienne. Vers les hauteurs du Montcel une foule survint, qui réclama la mise en liberté des prisonniers ; des pierres furent lancées, et la troupe fit trois décharges successives : résultat, une quinzaine de morts, dont deux femmes et un enfant, et un grand nombre de blessés.

La situation générale de l’Europe avait créé, chez les ouvriers de la Suisse française, comme chez ceux de la Belgique, de la France, de l’Espagne, un état d’esprit particulier. On s’attendait, pour un avenir très rapproché, à de graves événements ; et, afin de n’être pas pris au dépourvu, on s’organisait, on cherchait à se concerter ; des groupes d’action s’étaient formés, je l’ai déjà dit, non pas selon la tradition des anciennes sociétés secrètes, mais sur la base de la libre entente. On se répétait, dans les Sections de l’Internationale, tant à Genève que dans le Jura, qu’il fallait se mettre en mesure d’opposer la force à la force. Voici, comme indice de ces préoccupations, un entrefilet significatif de l’Égalité (12 juin) :


Une des conséquences de la transformation des armes à feu a été de désarmer le peuple, puisqu’on ne peut se servir des fusils transformés que lorsqu’on a les munitions spéciales, et que ces munitions spéciales sont toutes aux mains de l’autorité.

Peut-être conviendrait-il, dès à présent, d’exiger que de même que tout citoyen a un fusil chez lui, il ait aussi les moyens de s’en servir.

Il est pénible d’être obligé de parler de ces choses-là, lorsqu’on déteste la guerre ; mais puisque nos adversaires paraissent décidés à ne vouloir nous répondre que par les arguments des barbares, nous sommes bien obligés de parler la langue des barbares.


Trois mois plus tard (4 septembre), l’Égalité publiait, sous le titre de Symptôme, une lettre qu’un milicien genevois lui adressait, le 26 août, « du cantonnement du Plan-les-Ouates », et dans laquelle on lisait :


L’ennemi est dans la place, hélas oui !

Voyez plutôt : moi, milicien du 125e bataillon, j’ai vu de mes yeux l’Internationale représentée au Conseil de réforme par un capitaine ; un peu après, voici venir le drapeau : mais, ô scandale ! le porte-drapeau et presque tous les sergents qui l’entourent sont internationaux…

Il nous a pris la fantaisie de nous compter, dans ma compagnie (la 3e), et voici le résultat : sur cent hommes, il y a cinquante et un internationaux, parmi lesquels quatre sergents et plusieurs caporaux. Il est à présumer qu’il en est de même dans les autres compagnies.

Tout cela est d’un bon augure…


Déjà pendant la grève de Bâle, au commencement de 1869, à un moment où le bruit avait couru que le gouvernement bâlois allait mettre de la troupe sur pied, les internationaux de Genève avaient formé le projet de se rendre à Bâle, munis de leurs fusils, par groupes successifs d’une cinquantaine d’hommes à la fois : le chemin de fer aurait ainsi amené, en moins de quarante-huit heures, un effectif de cinq à six cents hommes armés, qui auraient fait cause commune avec les grévistes et les auraient aidés à résister aux menaces et aux violences.



IX


Mes derniers jours au Locle (11-15 juillet). L’enlèvement des enfants de la princesse Obolensky (13 juillet). N° 15, 16 et 17 du Progrès (24 juillet, 7 et 21 août). Grève des ouvriers graveurs et guillocheurs à la Chaux-de-Fonds et au Locle. La Commission d’éducation du Locle m’invite à donner ma démission (5 août) ; j’entre à l’imprimerie G. Guillaume fils, à Neuchâtel. Joukovsky au Locle ; n° 18 et 19 du Progrès (4 et 18 septembre).


Je quittai le Locle le 15 juillet pour aller prendre un repos dont j’avais grand besoin. Je comptais y retourner à la fin des vacances ; mais les meneurs de la Commission d’éducation en avaient décidé autrement. J’étais loin de me douter que mes adversaires méditassent de me porter un coup décisif ; au contraire, je croyais ma position consolidée, et je partais en pleine sécurité. Je voudrais citer encore deux lettres qui montreront quel était mon état d’esprit à ce moment :


Ma mère m’a écrit vendredi une lettre lamentable. Elle revenait de Fleurier, où elle avait passé plusieurs nuits à veiller auprès d’une malade, entourée de « mômiers ». Cela m’explique l’état moral dans lequel elle se trouvait en m’écrivant. Elle voit ma situation sous les plus noires couleurs, à cause d’un stupide article de l’Union libérale où il est parlé de moi ; elle craint pour ton avenir et le mien…

Parlons d’autre chose. Notre promenade d’hier a très bien réussi[15]. Elle devait me servir un peu de baromètre pour juger de ma position au Locle. J’ai été traité, choyé, entouré, comme aux plus beaux jours. Mes collègues se montrent remplis de prévenances ; M. Barbezat lui-même s’est déridé. Les élèves me témoignent des sentiments d’attachement dont je suis vivement touché. De plusieurs côtés, ces derniers jours, des parents, des mères surtout, m’ont fait exprimer leur satisfaction, — et c’est pendant ce temps que ma pauvre mère me croit perdu parce que cette sale Union libérale m’a insulté.

Mais revenons à la promenade. Il a fait bien chaud pour monter ; mais nous étions très gais, et n’avons pas senti la fatigue. On a dîné en plein air, ensuite on a joué à divers jeux, par exemple à Jacques, où es tu ? les filles et les garçons avaient fait un grand rond ; M. Bise et moi étions au milieu ; on nous avait bandé les yeux ; j’étais Jacques et M. Bise me cherchait, ce qui a amené force culbutes et force éclats de rire. Puis nous avons voulu dormir, mais pas moyen ; comme tout est permis ce jour-là, il y avait toujours quelque fillette qui venait nous faire une niche, nous tirer par le pied ou nous lancer une « pive » de sapin sur le nez. Enfin à six heures on s’est remis en route… Nous sommes rentrés au Locle à neuf heures, au milieu d’une foule accourue pour nous voir et nous entendre : c’était un très joli cortège ; on avait mis au bout de quelques bâtons des mouchoirs rouges ou blancs qu’on portait en hâte ; d’autres avaient des branches vertes, de



  1. C’est-à-dire l’intervention du gouvernement fédéral, siégeant à Berne, dans les affaires intérieures du canton où a lieu la grève, par l’envoi des milices d’un canton voisin.
  2. Membre du Conseil d’État du canton de Vaud.
  3. Bancel et Gambetta n’étaient pas socialistes, mais la plupart de leurs électeurs l’étaient.
  4. Le meeting qui se préparait pour le 30 mai au Crêt-du-Locle.
  5. Voir cet article p. 160.
  6. Il y avait eu des troubles à Genève l’avant-veille, à l’occasion de la grève des typographes.
  7. On a vu plus haut, pages 120 et 131, que Mroczkowski et Joukovsky avaient fait partie de ce groupe de membres de la Fraternité internationale dont le conflit avec Bakounine, en janvier 1869, avait amené la dissolution de cette organisation secrète (détail qui, je le répète, ne m’a été révélé que par la lecture de l’ouvrage de Max Nettlau). Mroczkowski était, ainsi que la princesse Obolensky, sous l’influence de Nicolas Outine (sur Outine, voir plus loin, pages 227 et suivantes) ; Joukovsky subit également cette influence pendant un temps, par l’intermédiaire de sa belle-sœur Mme Olga Levachof, mais s’en affranchit plus tard. Bakounine ne me donna aucun détail : mais quelques paroles par lesquelles il m’avertissait de me tenir sur la réserve me firent comprendre que « Mrouk » et « Jouk » n’étaient pas ou n’étaient plus de son intimité, bien qu’il les traitât en camarades.
  8. Mémoire de la Fédération jurassienne, page 55.
  9. Bakounine ne prévoyait pas, à ce moment, qu'aux « malédictions et calomnies bourgeoises » s'ajouteraient, pour lui, celles d'un groupe d'hommes qui se prétendraient les seuls véritables socialistes.
  10. C'est le magasin coopératif dont il a été parlé p. 89, note.
  11. Il devait y avoir le 27 juin un meeting à Fontaines (Val de Ruz).
  12. Pour cela, il faut s’adresser à ceux là chez qui les grands instincts et les larges pensées existent, au moins en puissance ; Bakounine se faisait des illusions, et c’était là ce que je lui avais répondu.
  13. Cowell Stepney écrivait : « 9, Bolton Street, Londres S. W.. 1er juillet 1869. Mon cher Monsieur. Je vous remercie bien pour votre aimable lettre du 24 juin. Je crains que je ne pourrai vous être d'aucun service à l'égard du Progrès. Les moyens dont je peux disposer sont tous employés chez moi. J'espère pouvoir assister au Congrès de Bâle. Je vous prie de bien vouloir exprimer mes sympathies sincères à M. James Guillaume et mes regrets. Et je vous prie bien de me croire votre très dévoué W. Fred. Cowell Stepney. — Monsieur M. Bakounine, Montbrillant, Genève. »
  14. Nettlau les a attribués par erreur à Bakounine (Biographie de Bakounine, p. 299).
  15. C’était une excursion des élèves de l’École industrielle, filles et garçons, à la Tourne, montagne à trois heures de marche du Locle.