L’INTERNATIONALE - Tome I
Deuxième partie
Chapitre III
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III
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Au Locle : les N° 2, 3, 4 et 5 du Progrès (12 et 22 janvier, 2 et 20 février 1869) ; conférence de Ch. Kopp (16 janvier). Crise dans la société secrète de Bakounine et de ses amis (26 janvier), sa dissolution. Seconde conférence de F. Buisson au Locle (5 février).


Les socialistes loclois avaient essayé de lutter, en décembre 1868, sur le terrain communal ; leur insuccès leur montra qu’il n’y avait pas plus de résultats à attendre de ce côté que sur le terrain cantonal. Il devait y avoir, le dimanche 10 janvier, des élections complémentaires pour le Conseil général de la commune ; ils résolurent de participer au scrutin, pour que les radicaux ne pussent pas les accuser d’avoir, par leur abstention, favorisé la victoire des conservateurs ; mais ils ne songeaient nullement à prendre une revanche de leur échec du 13 décembre. Il y eut une assemblée populaire préparatoire le mercredi janvier ; de retour au Locle depuis le 4 au soir, je ne m'y rendis pas, occupé que j'étais ce jour-là dans un comité de l'Internationale, et n'ayant aucune velléité de recommencer, en faveur du referendum municipal, une campagne qui ne pouvait aboutir. Je pensais qu'un certain nombre de radicaux, « tous ceux qui avaient à cœur la cause du peuple », désabusés comme nous, reconnaîtraient également qu'ils faisaient fausse route, et se rallieraient à l'Internationale.

Ce qui me confirmait dans cet espoir, c'était l'attitude prise à mon égard par quelques-uns des chefs du parti. Eugène Borel, conseiller d'État[1], venait de m'écrire, en sa qualité de président de la section de Neuchâtel de la Société d'utilité publique, pour m'inviter à faire une conférence à Neuchâtel, en me laissant le choix du sujet qu'il me conviendrait de traiter. Le Dr Ad. Hirsch, directeur de l'Observatoire de Neuchâtel, avec qui j'étais brouillé depuis les polémiques du Diogène et du Premier Mars, m'écrivit de son côté, le 8 janvier, une lettre pressante, pour « m'offrir une main de réconciliation » ; il fallait, disait-il, oublier le passé pour lutter ensemble contre l'ennemi commun. Cet ennemi commun dont me parlait Hirsch, c'était le clergé : la campagne commencée par F. Buisson agitait au plus haut point les esprits, et les membres de l'Internationale, au Locle, à la Chaux-de-Fonds et au Val de Saint-Imier, s'y associaient avec ardeur. La conférence de Buisson sur l'enseignement de l'histoire sainte venait de paraître à Neuchâtel, à l'imprimerie de mon frère[2], et l'édition fut enlevée en quelques jours.

Le petit groupe qui avait lancé le Progrès avait décidé, après mon retour du Congrès de Genève, de publier un nouveau numéro de ce journal. Je m'occupai, dans les derniers jours de la semaine, de rédiger les articles destinés à ce numéro ; cette fois encore, je ne trouvai pas de collaborateurs : j'écrivis un article sur l'École et l'Église, et le commencement d'une étude sur l'impôt, d'après la Théorie de Proudhon. Le Progrès devait paraître le mardi 12 janvier.

Un de mes camarades d'études, un peu plus jeune que moi, David Perret[3], qui habitait Neuchâtel, avait parlé à M. Charles Kopp, professeur de chimie à l'Académie de Neuchâtel, de notre groupe socialiste du Locle, de façon à lui inspirer le désir de le connaître. M. Kopp, qui sympathisait avec les aspirations socialistes, et qui, sans se rattacher à aucune école, avait ses idées personnelles sur ce sujet, m'offrit spontanément de venir faire aux ouvriers du Locle une conférence sur les rapports du socialisme et de la science. Naturellement, nous acceptâmes ; et il fut entendu que la conférence aurait lieu, non pas, comme celle de Buisson, au cercle fréquenté par la bourgeoisie radicale (le Cercle de l'Union républicaine), mais au cercle des ouvriers socialistes, notre modeste Cercle international.

Le samedi 9, j'allai, muni de la lettre de Hirsch, rendre visite à William Dubois, le vieux phalanstérien, au Château des Monts[4]. Nous parlâmes de la situation, de la lutte contre l'Église, du numéro du Progrès qui était sous presse, de la prochaine conférence du professeur Kopp. Réussirions-nous à attirer dans l'auditoire du conférencier l'élément féminin, que nous désirions tout particulièrement intéresser à notre propagande socialiste ? Mme Dubois, femme universellement aimée et respectée dans le parti républicain, et qui avait été une des plus enthousiastes parmi les disciples de Considérant, me promit qu'elle viendrait : c'était un grand point de gagné, car son exemple devait engager bien des indécises à l'imiter.

Ce jour-là, Buisson faisait à Neuchâtel une nouvelle conférence. Il conclut en proposant aux apologistes de l'orthodoxie un débat public, dans lequel ceux-ci, la Bible ou un manuel d'histoire sainte à la main, auraient à démontrer que Buisson avait, comme ils le prétendaient, grossièrement travesti et dénaturé les textes. Le pasteur Fréd. Godet fit d'abord mine de vouloir accepter le défi ; mais, comme il ne consentait à défendre la Bible et l'histoire sainte qu'en refusant de lire en public ou la Bible ou un manuel d'histoire sainte, le duel en champ clos ne put avoir lieu[5].

Le dimanche, aux élections municipales complémentaires du Locle, les « verts » étaient venus en phalange serrées : ils s'attendaient à une nouvelle tentative de notre part pour faire voter les trois propositions présentées le 13 décembre. Mais nous avions renoncé à engager contre eux une bataille où leur supériorité numérique devait leur donner une victoire certaine ; et si nous étions allés mettre nos bulletins dans l'urne, c'était seulement, comme je l'ai déjà indiqué, pour pouvoir dire ensuite à nos alliés les radicaux qu'il fallait songer à des moyens plus efficaces de faire triompher nos idées, en donnant à la propagande une orientation nouvelle.

L'après-midi du même jour eut lieu une assemblée de la Section de l'internationale, dans laquelle je rendis compte de ma délégation au Congrès de Genève ; et le lundi soir le comité de la Section arrêta les mesures à prendre en vue de la conférence du professeur Kopp, qui avait été fixée au samedi 16 janvier : il fut décidé que la réunion serait suivie d'un banquet.

Le mardi 12 parut le deuxième numéro du Progrès. Le premier article, L'École et l'Église, traitait la question de la laïcité de l'école ; il démontrait que, dans la République neuchâteloise, en dépit de la constitution, les écoles soi-disant laïques étaient en réalité des écoles confessionnelles, puisque l'instituteur y donnait une partie de l'enseignement religieux ; il dénonçait comme une violation de la constitution une disposition du règlement fait par la Commission d'éducation du Locle pour les écoles primaires placées sous sa surveillance, disposition ainsi conçue : « Les instituteurs et institutrices chercheront à former le caractère moral des élèves, en donnant à leur enseignement une tendance chrétienne ». Une étude sur l'impôt résumait les critiques adressées par Proudhon à l'impôt soi-disant proportionnel, en montrant que, par le fait de la répercussion, l'impôt tend à se confondre avec le prix des choses, et par conséquent à se répartir sur la masse des citoyens, qui paient ainsi, au lieu d'une contribution proportionnelle, une capitation égale pour tous. Enfin, un article traduit du Vorbote de J. Ph. Becker (la traduction était empruntée à la Liberté de Genève) donnait le commencement d'un rapport sur la grève des rubaniers qui avait éclaté en novembre dans le canton de Bâle, et qui durait encore. Le numéro se terminait par l'annonce suivante :


Samedi 16 courant, à 8 heures du soir,
Au Cercle international (grande salle), chez Mme Frey :
Le socialisme jugé par la science moderne,
par M. le professeur Kopp, de Neuchâtel.
Les dames sont particulièrement invitées à assister à cette conférence.


Un avis expliquait qu'on pouvait s'abonner pour une série de dix numéros, en envoyant la somme de 1 fr. 20 à l'adresse de la rédaction du Progrès.

Ce second numéro trouva autant de lecteurs que le premier : dès le lendemain il s’en était vendu plusieurs centaines d’exemplaires. « L’article L’École et l’Église a eu un grand succès, écrivais-je ; on trouve que c’est raide, mais il n’y a pas moyen d’y rien reprendre, puisque l’article ne fait que développer le texte de la constitution. » (Lettre du 13 janvier 1869.) Ce qui fit le plus de bruit, ce fut l’annonce de la conférence de M. Kopp ; le bon public n’en croyait pas ses yeux : un professeur de l’Académie allant au Cercle des ouvriers, et pour y parler du socialisme ! et on osait inviter les dames ! C’était un véritable scandale !

La conférence eut lieu au jour annoncé, devant une salle comble. Mme William Dubois avait tenu parole ; elle était venue avec sa fille, Mme Édouard Favre[6], et leur exemple avait été imité par un certain nombre de citoyennes. On remarquait dans l’auditoire, au milieu des ouvriers, quelques-uns des gros bonnets de la bourgeoisie, en particulier le juge de paix Alfred Dubois, président de la Commission d’éducation. Kopp parla avec beaucoup de verve et d’esprit, et enchanta ses auditeurs ; on trouvera plus loin le compte-rendu de sa conférence. La soirée se termina par le banquet décidé le 11, qui fut une des plus belles réunions auxquelles j’aie jamais assisté ; le professeur de Neuchâtel, et mon ami David Perret qui l’avait accompagné, n’en revenaient pas, et me témoignaient leur surprise et leur ravissement. « À cette table où des hommes de toutes les professions, de tous les âges, fraternisent gaîment en discutant, on comprend que l’égalité n’est pas un vain mot, me disaient-ils ; c’est au milieu d’une société pareille qu’on se sent heureux, entouré d’égaux, d’hommes libres, d’amis. » Kopp déclarait qu’il aurait voulu passer le reste de ses jours au milieu des socialistes loclois. David Perret m’avait apporté, pour le Progrès, un article humoristique de sa façon, intitulé Comme quoi le catéchisme ne profite pas même à ceux qui l’enseignent, et signé : Un protestant libéral. J’en donnai lecture, au milieu d’applaudissements frénétiques ; on voulut absolument savoir le nom de l’auteur, et, quand je l’eus nommé, le papa Jacot, tout attendri, se leva de sa place pour aller, sur ses vieilles jambes infirmes, embrasser mon camarade.

Avec l’article de David Perret, le compte-rendu de la conférence, la suite de mon étude sur l’impôt et du rapport sur la grève de Bâle, nous avions la matière d’un troisième numéro du Progrès. Ce numéro, composé et imprimé dans le courant de la semaine suivante, parut le vendredi 22 janvier. J’en extrais l’article que j’avais consacré à la conférence du professeur de Neuchâtel, première manifestation publique, au sein des populations jurassiennes, d’un socialisme qui n’était plus celui de Coullery :


La conférence de M. Kopp.

La conférence donnée samedi soir au Cercle de l’Association internationale par M. le professeur Kopp avait attiré un grand nombre d’auditeurs. Le sujet choisi était des plus intéressants ; il s’agissait en effet de savoir si la réforme sociale réclamée si puissamment aujourd’hui par les classes ouvrières n’est que le rêve irréalisable de quelques utopistes, ou si les aspirations des travailleurs sont légitimes et si la science moderne peut et doit leur donner son approbation.

M. Kopp a commencé par montrer la Révolution française proclamant la liberté individuelle, principe qui est devenu la base indestructible de toute société. Mais l’œuvre de la Révolution a été incomplète ; il ne suffit pas de dire à l’homme : Tu es libre ; il faut encore lui donner les moyens de se servir de sa liberté. Si l’homme veut travailler, et qu'il ne trouve point de travail ; s'il a faim et soif, et que la société ne s'inquiète pas de ses privations ; en un mot, s'il n'a d'autre liberté que celle de mourir de faim, l'homme n'est pas libre.

L'orateur a fait voir ensuite les modifications survenues dans le droit de propriété, depuis l'origine des sociétés : les rois se sont d'abord déclarés les maîtres uniques du sol ; peu à peu la propriété s'est morcelée ; le sol a été partagé entre un certain nombre de seigneurs et de corporations qui le faisaient cultiver par des serfs ; puis, la bourgeoisie eut sa part du gâteau. Les lois qui régissent la propriété ne sont donc pas immuables ; elles ont changé, et elles changeront encore. La propriété n'est point un droit naturel, comme on l'a prétendu si longtemps, c'est une institution sociale ; et ce que la société a établi, elle peut le modifier toutes les fois que l'intérêt général l'exige[7].

Quelle sera la modification nouvelle apportée à la propriété par le progrès social ? Il est difficile de le dire d'une manière précise ; mais ce qu'on peut affirmer au moins, c'est que toute tentative ayant pour but de morceler davantage la propriété, pour arriver à en donner un lopin à chaque citoyen, est contraire à la science, contraire à la loi sociale qui pousse de toutes parts à la grande industrie et à la grande culture.

M. Kopp, abordant ici le terrain de la politique pratique, a ajouté avec beaucoup de raison : La question sociale peut se résoudre chez nous pacifiquement et par voie législative ; mais elle ne se résoudra qu'à une condition : c'est que les ouvriers et les paysans cessent de choisir leurs représentants parmi l'aristocratie financière, et qu'ils ne confient le mandat de député qu'à des hommes sincèrement dévoués à la cause du prolétariat, à des hommes pris dans leurs rangs.

Nous voudrions pouvoir analyser dans son entier cette excellente conférence : mais le peu d'espace dont nous disposons ne nous le permet pas. Nous relèverons seulement encore les intéressants développements dans lesquels M. Kopp a fait voir que, si l'accroissement indéfini des richesses est une chimère, parce que la quantité de matière est limitée par la nature, il est cependant possible d'accroître le bien-être général, sans augmenter la somme des richesses, en en accélérant la circulation ; et il a très ingénieusement rapproché sa théorie de la circulation des produits, de ces grandes lois de la physique moderne qui s'appellent la théorie mécanique de la lumière, de la chaleur, de l'électricité, et qui montrent le mouvement multipliant en quelque sorte la matière.

La conclusion de M. Kopp a été que le socialisme n'est pas une utopie, et que la science, bien loin de le désavouer, est sa puissante alliée. Au cri plein d'angoisse et d'espoir jeté par les travailleurs : Est-il possible de détruire la misère et de fonder la société sur la justice ? la science répond : Oui, cela est possible, et cela sera.


L'article de David Perret était une fantaisie sur ce thème, que « la conduite de MM. les ministres envers M. Buisson était un exemple frappant de l'inutilité de l'enseignement du catéchisme ». Il citait les demandes et les réponses du catéchisme d'Ostervald relatives aux jugements téméraires, à la colère, à la médisance, et à la calomnie ; il montrait comment MM. les ministres, oublieux des préceptes du petit livre, avaient par quatre fois péché, et terminait en disant : « Jugeons les gens sur leurs actes, défions-nous des hommes de grande foi et de petites œuvres ».

Le succès de la conférence du 16 janvier nous fit désirer de continuer à employer ce mode de propagande. J'eus l'idée de demander à Bakounine s'il consentirait à venir au Locle, lui aussi, pour traiter quelque sujet philosophique ou social devant l'auditoire qui était venu entendre Kopp. Avec l'assentiment de mes amis, je lui écrivis. Il ne me répondit que le samedi 27 ; et dans l'intervalle, nous décidâmes de prier F. Buisson de venir répéter au Locle une nouvelle conférence qu'il avait faite à Neuchâtel — dans un des temples, cette fois — sous ce titre : Profession de foi du protestantisme libéral.


Il existait, parmi les ouvriers de l'industrie horlogère aux Montagnes, un certain nombre d'organisations corporatives ou sociétés de métier : les unes étaient de simples caisses de secours mutuels ; d'autres étaient ce qu'on appelait des « sociétés de résistance », c'est-à-dire des associations qui avaient pour but la défense du salaire et la résistance aux empiétements des patrons. Les professions qui avaient des sociétés de résistance étaient en particulier les graveurs, les guillocheurs, et les monteurs de boîtes. Les plus intelligents et les plus énergiques parmi les ouvriers appartenant à ces organisations étaient devenus membres de l'Internationale ; mais nous espérions obtenir davantage : notre idéal, c'était l'adhésion à l'Internationale des corps de métier comme tels, et la constitution de ces corps de métier, groupés autour de la Section « centrale », en une fédération locale ; la Section centrale deviendrait une sorte d'assemblée générale, de « commune », dans laquelle seraient étudiées les questions de principes, et traitées les affaires qui présenteraient un intérêt collectif, distinct de l'intérêt spécial d'une corporation particulière.

Entre les sociétés de métier existant au Locle, celle qui contenait le plus d'éléments sympathiques à l'Internationale était l'Association des graveurs. Elle réunissait chaque année ses membres en une assemblée générale suivie d'un banquet, et ce banquet devait avoir lieu le samedi 23 janvier. Les membres du comité des graveurs proposèrent que le banquet eût lieu chez Mme Frey, et que j'y fusse invité en ma double qualité de secrétaire de la Section de l'Internationale et de rédacteur du Progrès ; ces deux propositions furent acceptées par la société : j'assistai donc au banquet des graveurs, et j'en profitai pour faire de mon mieux de la propagande en faveur de nos idées. Mais il ne fallait rien brusquer : nous nous contentâmes, pour le moment, d'avoir posé un premier jalon ; c'est seulement quelques mois plus tard, à l'occasion de la grève qui éclata en juillet, que l'Association des graveurs du Locle devait se décider à faire un pas de plus et à entrer dans l'Internationale, en même temps que celle des guillocheurs.


Le lendemain dimanche 24, j'étais allé à Neuchâtel passer la journée chez mes parents. David Perret vint m'y rejoindre, et, réunis autour du feu, nous échangeâmes nos vues sur la situation. « Mon père et ses amis politiques de Neuchâtel ont fait beaucoup de chemin depuis quelque temps, écrivais-je le lendemain, et se sont bien rapprochés des socialistes. La venue de M. Kopp au Locle est un symptôme de ce rapprochement. » (Lettre du 20 janvier 1869.) D'ailleurs, la question religieuse se trouvait en ce moment au premier plan, et, sur ce terrain, il semblait que nous fussions tous d'accord. On imprimait, dans l'atelier de mon frère, la conférence faite à Neuchâtel par Buisson quelques jours avant, afin qu'elle pût paraître aussitôt qu'il l'aurait répétée à la Chaux-de-Fonds, à Cernier (Val-de-Ruz) et au Locle ; mon père avait des épreuves d'une partie du manuscrit : il nous en lut un passage que je trouvai fort beau, et que je témoignai le désir de publier dans le Progrès. L'agitation commencée par Buisson avait gagné à la fois en étendue et en profondeur ; l'Église orthodoxe se sentait sérieusement menacée, et ses adversaires songeaient à organiser contre elle une campagne qui, bien menée, aboutirait à la destruction de l'édifice calviniste et émanciperait les esprits de la domination du dogme protestant, comme la révolte contre le papisme, au seizième siècle, les avait émancipés de la domination de Rome. À titre d'auxiliaires dans cette bataille, Buisson avait appelé à lui des orateurs connus pour la part qu'ils avaient déjà prise aux luttes engagées dans l'Église réformée de France, Athanase Coquerel, Félix Pécaut, Albert Réville, Jules Steeg, etc. ; et j'appris que dès le lendemain, lundi, arriverait à Neuchâtel Félix Pécaut, qui devait faire, dans un temple, une série de conférences.

C'était un collègue de Buisson à l'Académie de Neuchâtel, Auguste Jaccard, professeur de géologie, — et en même temps patron guillocheur au Locle[8], où il habitait la même maison que moi, — qui avait été chargé de demander à la municipalité du Locle l'autorisation de faire usage du temple pour la nouvelle conférence de Buisson. Mais Jaccard, qui se rattachait au parti royaliste et orthodoxe, n'avait accepté ce mandat qu'à contre-cœur et s'en acquitta sans zèle. Je le vis le lundi 25 ; il m'annonça que le vice-président de la municipalité, M. Jeanneret-Virchaux, auquel il s'était adressé, lui avait fait une réponse négative. Jaccard paraissant décidé à en rester là, je dus, bien malgré moi, me substituer à lui. J'allai sur-le-champ trouver le vice-président, et comme il me demanda de formuler ma demande par écrit, je la rédigeai dans son bureau ; je chargeai en outre un de mes amis, membre du Conseil général, de faire le même soir une interpellation dans l'assemblée municipale. Après deux jours d'hésitation, M. Jeanneret-Virchaux me répondit que le Conseil municipal n'était pas compétent, et qu'il fallait m'adresser aux pasteurs. Le jour même (mercredi 27), je me rendis chez le pasteur Verdan, et nous passâmes deux heures à discuter, en termes d'ailleurs très courtois ; il me promit qu'il s'entretiendrait de la question avec ses collègues, et qu'il m'enverrait le plus tôt possible une réponse écrite ; il ajouta en même temps qu'il lui paraissait que la commune bourgeoise[9], propriétaire du temple, était la seule autorité qui eût vraiment qualité pour en disposer. Voulant épuiser toutes les instances, je m'empressai d'écrire au président du Conseil communal, pour solliciter de lui l'autorisation nécessaire.

Pendant que j'étais chez le pasteur Verdan, Félix Pécaut montait en chaire à Neuchâtel, et prononçait un discours qui fit une profonde impression sur ses auditeurs. On fut stupéfait d'entendre un ecclésiastique s'élever contre le miracle et revendiquer les droits de la libre conscience. Mon père m'écrivit le lendemain une lettre dont je détachai, pour le reproduire dans le Progrès, le passage suivant, qui m'avait paru intéressant :


M. Félix Pécaut, ancien pasteur de l'Église réformée de France, a commencé hier au Temple du Bas, devant un auditoire de près de deux mille personnes, une série de conférences sur la religion du miracle et de l'autorité et la religion de la libre conscience.

M. Pécaut, l'un des représentants les plus honorés du protestantisme libéral, n'a pas hésité, quoique d'une faible santé, à répondre à l'appel qui lui a été adressé de Neuchâtel, et, parti du pied des Pyrénées, où il habite[10], il a traversé toute la France, par ces froids rigoureux, pour venir appuyer le mouvement d’émancipation des intelligences, commencé à Neuchâtel et qui va s’étendre à toute la Suisse romande ; car on ne peut plus en douter, l’heure est venue, et les cantons français vont enfin entrer à leur tour dans cette voie de libéralisme religieux où les ont précédés de plusieurs années la plupart des cantons allemands.

Ce réveil soudain et puissant des consciences et des cœurs, si longtemps engourdis par la tyrannie dogmatique de l’orthodoxie, a véritablement transformé la physionomie habituelle de notre population ; et j’ose le dire, nous assistons en ce moment, à Neuchâtel, au plus beau mouvement qui se soit jamais produit dans notre canton, sans en excepter la révolution de 1848.

Ce même jour, 27 janvier, Bakounine m’écrivait de Genève, en réponse à la demande que je lui avais adressée une dizaine de jours avant, la première lettre que j’aie reçue de lui. Voici ce qu’il me disait :

Ce 27 janvier 1869, Genève, 123, Montbrillant.
Mon bien cher Guillaume,

J’ai laissé passer bien des jours avant de vous répondre. Mais prenez-vous-en, je vous prie, aux mille affaires pressantes qui ne m’ont pas laissé un seul moment de répit. Si vous attribuez mon silence à quelque autre motif, vous me feriez une grande injustice, car mon cœur vous appartient… J’ai tant de choses à vous dire, à discuter avec vous ! Je viendrai absolument passer avec vous quelques jours dans la première quinzaine du mois de février, si cela vous convient toutefois ; d’ailleurs nous aurons bien le temps de nous entendre à ce sujet, vous me désignerez vous-même le jour qui vous conviendra le mieux….

Votre bien dévoué,
M. Bakounine.

Dans les jours qui avaient immédiatement précédé l’envoi de cette lettre, — je n’ai appris ce fait qu’en 1903, en lisant la biographie de Bakounine par Max Nettlau, — avait eu lieu à Genève un congrès de membres de l’organisation secrète fondée par Bakounine en 1864. À ce Congrès, auquel assistèrent entre autres — outre Bakounine — B. Malon, A. Troussot, Nicolas Joukovsky, Valérien Mroczkowski, V. Barténief, Ch. Perron, Alberto Tucci, se produisit un conflit à la suite duquel Bakounine écrivit, le 26 janvier, une lettre de démission (publiée par Dragomanof, Correspondance de Michel Bakounine, édition russe, p. 217, et reproduite par Nettlau, p. 279) ; il y disait : « Après réflexion, je me suis décidé de sortir du Directoire central de la Fraternité internationale aussi bien que du Bureau central et de toutes les affaires publiques de l’Alliance, et de ne prendre aucune part, ni directe, ni indirecte, dans les affaires de ces sociétés jusqu’au prochain Congrès ». Peu de temps après, la Fraternité internationale[11] fut déclarée dissoute ; la circulaire, sans date, qui annonce cette décision indique, comme en étant le motif, des incidents survenus pendant le voyage fait en Espagne par Fanelli, Élie Reclus et Aristide Rey (Nettlau, p. 277). Je reviendrai là-dessus au chapitre suivant (p. 131).

Le jeudi 28, Buisson répétait à la Chaux-de-Fonds, où on lui avait accordé sans difficulté l’usage du temple, sa conférence de Neuchâtel ; et il m’adressait les feuillets d’épreuve que j’avais désiré recevoir, pour en publier un extrait dans le Progrès. J’en fis lecture le soir au père Meuron, à sa femme, et à deux dames qui se trouvaient là ; les auditeurs « furent profondément touchés de l’accent plein d’émotion et de foi de ces pages », dit ma lettre de ce jour. Quant à la missive de Bakounine, ma lettre la mentionne simplement en ces termes : « J’ai reçu aujourd’hui une lettre de Bakounine : il m’annonce qu’il viendra probablement ici le second dimanche de février ».

Le vendredi soir m’arriva une lettre de Buisson, m’indiquant comme date de sa conférence au Locle le vendredi 5 février. Il devait auparavant la répéter encore à Cernier le 1er février, dans la maison de commune. Dans la journée, les pasteurs m’avaient fait savoir, par une lettre très polie, qu’ils refusaient le temple, et le Conseil communal m’avait fait parvenir également son refus. Ces refus successifs, quand ils furent connus, produisirent dans le public une grande agitation ; et, pour l’entretenir, j’allai porter à l’éditeur de la Feuille d’avis des Montagnes (c’était lui qui imprimait le Progrès) le texte de mes trois lettres au Conseil municipal, aux pasteurs et au Conseil communal : Courvoisier accepta sans difficulté de les publier dans son journal avec les réponses.

Félix Pécaut avait fait à Neuchâtel une seconde conférence le vendredi. Cette fois, les partisans de l’orthodoxie interrompirent l’orateur par des sifflets, et, à la sortie du temple, Pécaut et Buisson furent grossièrement insultés.

Je préparais le No du Progrès, qui fut rédigé du vendredi 29 au dimanche 31, au milieu de la fièvre que me donnaient les négociations en vue de la conférence de Buisson, et les préparatifs que nous faisions, d’autre part, pour l’organisation d’une grande soirée au Cercle international.

L’assemblée mensuelle de la Section se réunit le dimanche 31, dans l’après-midi. L’ordre du jour portait, entre autres choses, l’examen du règlement fédéral élaboré au Congrès de Genève : les soixante et quelques articles du règlement furent lus, discutés et adoptés. La Section renouvela ensuite son bureau, et les fonctions de président, remplies jusqu’alors par Constant Meuron, furent remises, pour l’année 1869, au graveur F. Graisier. Le soir, à huit heures, eut lieu, dans cette même salle où le professeur Kopp avait fait sa conférence, la « soirée familière » que nous avions organisée. Les dames y avaient été invitées : c’était une innovation, et quelques pessimistes avaient prédit que les femmes n’oseraient pas venir. Elles vinrent cependant, et en si grand nombre qu’à huit heures et demie la grande et la petite salle du Cercle étaient combles : pour les faire mieux communiquer, il fallut démolir une armoire. Le nouveau président, Graisier, ouvrit la séance par un petit discours, dans lequel il fit ressortir combien il était important d’associer la femme au mouvement d’émancipation sociale, si l’on voulait que ce mouvement réussît. D’autres discours furent prononcés par Désiré Blin, horloger, et par Charles Monnier, comptable, accentuant, l’un, la note démocratique et sociale, l’autre la note anti-religieuse. Un camarade de la Chaux-de-Fonds, Bernard, exécuta avec beaucoup d’adresse des tours de prestidigitation qui divertirent l’assemblée ; d’autres camarades chantèrent ou dirent des poésies. À onze heures, je prononçai le discours de clôture, et la séance fut levée. Mais au moment où les dames allaient se retirer, on se souvient qu’il y a un piano dans la salle : vite les tables sont enlevées, quelqu’un se met au piano, et une sauterie s’improvise : jeunes et vieux, chacun veut en être, et l’on dansa avec le plus bel entrain jusqu’à une heure du matin. Cette soirée laissa la plus agréable impression à ceux qui y avaient pris part ; le surlendemain, j’écrivais : « On ne parle encore, chez nos amis, que de la soirée de dimanche ; c’est un enchantement. Ç’a été un beau jour pour moi que cette fête, ce triomphe de l’œuvre que nous avons fondée il y a deux ans avec tant de peine. » On voulut que je racontasse notre petite fête dans l’Égalité dont les deux premiers numéros venaient de paraître (23 et 30 janvier[12]) ; et j’adressai en conséquence à l’organe officiel de la Fédération romande une lettre qu’il publia dans son numéro 4 (13 février).

Le lundi soir, dans une réunion d’amis, nous réglâmes les détails de la réception qui serait faite à F. Buisson le vendredi suivant ; il fut décidé que le conférencier parlerait, comme la première fois, dans les salons du Cercle de l’Union républicaine.

Le lendemain mardi 2 février parut le n°4 du Progrès. David Perret, qui se trouvait au Locle pour affaires concernant une de ses inventions[13], vint m’aider le soir à faire l’expédition des numéros que j’adressais au dehors.

Le premier article de ce numéro était intitulé : La nouvelle conférence de M. Buisson ; j’y publiais par avance une page éloquente où l’orateur opposait « aux ancêtres illustres que le protestantisme orthodoxe cite avec orgueil, les ancêtres non moins illustres dont s’honore le protestantisme libéral ». Il disait aux orthodoxes :

Apprenez, messieurs, si vous l’ignorez, que nous aussi nous avons nos aïeux qui sont contemporains des vôtres. Les vôtres, quand vous en évoquez le souvenir, vous les trouvez au seizième siècle dans les chaires, dans les consistoires, dans les conseils publics de Genève, par exemple, puisqu’il s’agit de la Suisse ; les nôtres, nous les trouvons dans les prisons, dans les cachots, dans les tortures et sur les bûchers où les envoyaient les Farel, les Bullinger et les Calvin. Savez-vous de quel jour date la séparation du protestantisme orthodoxe et du protestantisme libéral ? Ils se séparent au pied du bûcher de Michel Servet.

… Calvin a vaincu, c’est vrai. Il a eu les bourreaux pour lui. Nous avons pour nous ses victimes.

Nos ancêtres, ce sont ces vaincus du seizième siècle ; ce sont un Michel Servet…, un Castellion…, un Gruet, qui, pour avoir protesté devant l’État et devant l’Église contre l’autorité dogmatique de Calvin, a la tête tranchée ; un Valentin Gentilis, exécuté pour hérésie… ; nos ancêtres, ce sont les anti-trinitaires, les sociniens, les libertins de Genève, les remontrants et les mennonites de Hollande, les dissidents suisses, qui ont nié les premiers le droit de punir l’hérésie, et tous ces obscurs hérétiques du seizième siècle contre qui sévirent aussi impitoyablement l’orthodoxie catholique et l’orthodoxie protestante.

Les voilà, nos pauvres ancêtres, et nous ne rougissons pas plus de leurs hérésies que de leur martyre.

Après cet article venait, sans signature naturellement, la lettre de mon père, du 28 janvier, reproduite plus haut ; un entrefilet sur la seconde conférence de Félix Pécaut ; et la suite de mon étude sur l’impôt : elle était consacrée à la démonstration de cette thèse, que « le consommateur qui ne produit rien ne paie en réalité rien au fisc ; le producteur, quel que soit le chiffre de sa consommation, est le seul contribuable ; l’impôt ne grève que les producteurs, et celui qui vit sans travailler, qui vit du travail des autres, ne paie pas un centime de contribution ».

Le numéro se terminait par la réponse suivante au journal l’Union libérale, de Neuchâtel, qui nous avait attaqués :

L’Union libérale, dans son numéro du 30 janvier, a bien voulu s’occuper du Progrès. Un correspondant facétieux s’est chargé de nous présenter aux lecteurs du journal conservateur, et il apprécie nos articles sur l’école et l’église, sur l’impôt, sur la conférence de M. Kopp, d’une manière fort drolatique, mais qui dénote une bien médiocre connaissance des questions économiques et religieuses.

Le cadre de notre modeste journal nous interdit toute polémique, et nous ne sommes d’ailleurs pas d’humeur à batailler contre des adversaires qui paraissent incapables de soutenir une discussion sérieuse, et qui ne savent opposer au socialisme que des arlequinades signées du pseudonyme de Brutus, qu’il a plu à leur auteur de prendre, et qu’il est très libre de garder en se l’appliquant dans toute son énergie littérale. Il nous suffit de constater l’inintelligence de nos conservateurs en présence des problèmes sociaux, le risible dédain qu’ils affichent pour les enseignements de la science moderne, leur incroyable aveuglement sur la réalité de la situation, et, tirant de cette folie de nos adversaires l’heureux augure du triomphe prochain de la justice sur le privilège, de la défaite de l’ancien monde et de l’avènement du monde nouveau, nous disons avec le poète :

Quos vult perdere Jupiter dementat,

« Quand Dieu veut perdre quelqu’un, il commence par lui ôter la raison. »

Toute la journée du mercredi, « chaleureuses poignées de main des uns, regards obliques et courroucés des autres ». La Feuille d’avis avait paru en même temps que le Progrès : mes lettres aux pasteurs et au Conseil communal semblaient à certaines gens le comble de l’audace ; les vieilles perruques de « royaux » et de « mômiers » prophétisaient la fin du monde et l’abomination de la désolation. Le clergé catholique unissait ses doléances à celles de l’orthodoxie protestante ; le curé du Chauffaud, petit village français à une lieue du Locle, avait déclaré à ses paroissiens que Buisson et moi étions possédés du démon. Pendant plusieurs jours de suite, je reçus des lettres anonymes : on y appelait Buisson et moi des diables qui voulaient tout renverser, et on m’annonçait qu’on se débarrasserait de moi par un coup de poignard ou de pistolet. Ces gentillesses nous amusèrent beaucoup.

La conférence de Buisson, Profession de foi du protestantisme libéral, fut faite, comme il avait été annoncé, le vendredi 5 février, devant un très nombreux auditoire, qui l’applaudit chaleureusement. Mes lettres ne contiennent pas de détails sur cette soirée, parce qu’elles présentent une lacune du 5 au 8 février : le lendemain de la conférence, le samedi 6, j’étais parti du Locle pour aller passer le dimanche à Morges.

À mon retour, je trouvai deux billets de Bakounine, du 5 et du 7, m’annonçant tous les deux qu’il lui était impossible de venir le samedi 13 ; le premier billet ajoutait qu’il viendrait le dimanche 21 ; le second disait au contraire qu’il viendrait le samedi 20 si cela nous convenait. Je m’empressai de lui répondre que nous préférions qu’il vînt dès le samedi.

Cependant le mouvement rationaliste dont Buisson avait été l’initiateur allait, par le concours que lui apportaient des pasteurs de l’Église libérale française, prendre un caractère qui n’était plus celui du début : il ne s’agissait plus d’une simple protestation à laquelle pourraient s’associer tous les partisans du libre examen ; on voulait maintenant travailler à la constitution d’une « Église libérale », dont le programme fut exposé par un Comité d’initiative dans un Manifeste du christianisme libéral, portant la date du 3 février, et qui parut le 8 ou le 9 février[14]. Les auteurs de ce Manifeste demandaient que, dans le plus bref délai possible, toutes les Églises fussent séparées de l’État, et ils proposaient la constitution d’une Église libérale, « gardant la substance morale du christianisme, sans dogmes obligatoires, sans miracles, sans livre infaillible, et sans autorité sacerdotale ». Ils avaient fait effort pour se montrer aussi larges que possible, et ils faisaient appel aux athées comme aux théistes : « S’il se trouvait, disaient-ils, des hommes qui prétendissent être athées et qui néanmoins prissent comme les autres le sérieux engagement de participer de toutes leurs forces à cet effort moral que supposent les mots culte du bien et amour de l’humanité, l’Église libérale devrait les recevoir au même rang que tous leurs frères, non comme athées, mais comme hommes ».

Naturellement, l’Église orthodoxe, menacée, se défendait. Après la réplique du pasteur Godet, on avait entendu, à Neuchâtel, le pasteur Robert-Tissot (26 décembre)[15], le professeur Félix Bovet (12 janvier)[16], le pédagogue Jules Paroz (18 janvier)[17] ; à Cernier le pasteur Alexandre Perrochet (9 février)[18] ; et bientôt le professeur Frédéric de Rougemont, le plus célèbre des controversistes protestants de la Suisse française, allait diriger contre le Manifeste du christianisme libéral les traits laborieusement aiguisés de son ironie[19]. Au Locle, ce fut le pasteur Comtesse qui se chargea de réfuter à la fois la Profession de foi du protestantisme libéral et le Manifeste du christianisme libéral, dans une conférence faite au temple le jeudi  11 février[20]. J’allai l’entendre, et le lendemain je notais en ces termes mes impressions :

Hier soir j’ai assisté à une conférence du pasteur Comtesse. C’est un jeune homme, qui n’a pas plus d’une trentaine d’années, et c’est celui de nos trois ministres qui a le plus de talent. M. Verdan est plus large et plus homme du monde ; mais M. Comtesse manie la parole d’une façon vraiment supérieure. Il a critiqué le christianisme libéral de M. Buisson avec beaucoup de logique ; et, chose singulière, il lui a fait, au nom de l’orthodoxie, les mêmes objections que je lui ai faites au nom de la science. Mais quand il a passé à la partie affirmative de son sujet, et qu’il a voulu défendre sa religion à lui, il a été vraiment très faible, plus faible que M. Godet. Tu verras dans le prochain numéro du Progrès un article de moi sur cette conférence. (Lettre du 12 février 1869.)

Bakounine m’écrivit pour la quatrième fois le samedi 13 février. Voici sa lettre :



Ce 13 février 1869. Genève, 123, Montbrillant.

Ami,

Je viendrai certainement samedi prochain, c'est-à-dire le 20 de ce mois. J'avais bien pensé d'abord, lorsque je vous ai écrit ma première lettre[21], n'aller que le dimanche, parce que tous les samedis soir nous avons des conférences sur la philosophie du peuple et des discussions ou plutôt des conversations aussi intéressantes qu'utiles sur la propriété collective, dans notre groupe genevois de l'Alliance. Mais Perron m'ayant dit que vos réunions ont surtout lieu le samedi, et m'ayant fait observer d'autre part que je pouvais bien manquer une seule séance, je vous ai écrit ma seconde lettre où je vous prie de m'attendre samedi. Je partirai avec le train du matin, c'est-à-dire à six heures quinze, de sorte que je serai chez vous à trois heures, et si vous voulez me le permettre je resterai avec vous et chez vous dimanche et lundi, parce que je veux absolument faire plus ample connaissance avec vous, et devenir, s'il est possible, votre intime tant par la pensée que par l'action. Je dois vous dire que vous avez fait absolument ma conquête, que je me sens entraîné vers vous, et que rarement je me suis trompé, lorsque j'ai obéi à de pareilles attractions. Nous aurons tant de choses à nous dire, à discuter et à concerter ! Je vous apporterai les conférences que j'ai faites dans notre groupe, et en outre toute notre correspondance avec le Conseil général de Londres, le Comité central de Bruxelles, celui d'Espagne et d'Italie, à propos de notre Alliance. Je vous dirai aussi des choses qui sans doute vous feront plaisir concernant les progrès qu'elle fait en France. — Il paraît que Perron ne pourra pas venir. Je ferai pourtant encore un effort pour l'entraîner ; écrivez-lui, appelez-le.

Adieu et à bientôt.

Votre dévoué.
M. Bakounine.


La semaine qui suivit la réception de cette lettre fut consacrée à préparer un 5e numéro du Progrès, qui parut le 20 février, c'est-à-dire le jour même de la venue de Bakounine au Locle. Ce numéro contenait un article intitulé Le christianisme libéral et M. le pasteur Comtesse, dans lequel j'indiquais l'attitude que, selon moi, les socialistes, après la publication du Manifeste du christianisme libéral, avaient à prendre à l'égard de F. Buisson et de ses amis. Venait ensuite la quatrième et dernière partie de l'étude sur l'impôt, dont les conclusions étaient les suivantes : deux solutions sont en présence, celle des socialistes et celle des économistes ; pour les socialistes, le seul remède aux abus de tous les systèmes fiscaux, c'est de modifier radicalement les rapports qui existent entre le capital et le travail, de façon que, les privilèges et les monopoles étant détruits, tous les citoyens deviennent producteurs et égaux ; mais « il est permis de se demander si, en attendant la transformation de la société, nous ne trouverions pas quelque avantage à consulter les économistes, et à essayer du remède qu'ils nous offrent » ; ce remède, c'est l'impôt progressif, duquel J.-B. Say a écrit : « Je ne craindrais pas de dire que l'impôt progressif est le seul équitable ». Le numéro se terminait par quelques explications, d'un intérêt exclusivement local, sur les circonstances qui, en 1861, avaient fait enlever aux contribuables étrangers le droit de vote en matière muncipale, qu'ils possédaient antérieurement ; et par la fin de l'article La vérité sur la grève de Bâle.

Voici l'article dans lequel se trouve exposé notre point de vue sur l'attitude à prendre à l'égard du christianisme libéral :


Le Christianisme libéral et M. le pasteur Comtesse.

Nous avons assisté à la conférence donnée jeudi 11 courant, dans le temple du Locle, par M. le pasteur Comtesse, en réponse à la seconde séance de M. Buisson. C'est un devoir pour nous de rendre hommage à la loyauté que M. Comtesse a mise à reproduire l'argumentation de son adversaire, sans rien omettre d'essentiel, sans chercher à affaiblir aucun raisonnement par la manière de le présenter. Si tout le monde, dans le camp orthodoxe, discutait avec cette bonne foi, il est probable qu'on arriverait, sinon à s'entendre, du moins à s'estimer réciproquement et à respecter la liberté de toutes les consciences.

M. Comtesse a voulu prouver que le christianisme libéral, qui rejette la révélation divine, et qui ne donne d'autre fondement à la morale que la conscience humaine, devra nécessairement aboutir, s'il veut être logique, à l'élimination de toute idée métaphysique, à la négation de tout absolu. Le christianisme libéral, en écartant l'absolu, s'identifie avec la science. M. Comtesse a exprimé cette conclusion en mettant en opposition, d'un côté, l'orthodoxie, qui lui apparaît comme la religion de Dieu, de l'autre côté le libéralisme, qu'il appelle la religion des hommes.

Nous sommes parfaitement d'accord avec M. Comtesse. Nous pensons, comme lui, que ceux des chrétiens libéraux qui croient à la possibilité de faire accepter le même point de vue moral à des gens qui conçoivent Dieu comme loi immuable, et à d'autres qui le conçoivent comme volonté libre, — que ces chrétiens libéraux sont dans l'erreur. Nous pensons que le christianisme libéral, qui n'est encore chez nous qu'une protestation confuse de tous les esprits indépendants contre l'autorité religieuse, finira par avoir conscience de ce qu'il y a d'illogique dans l'idée d'une Église où l'unité du dogme théologique serait remplacée par la discordance des systèmes métaphysiques ; et qu'un jour viendra où, s'affranchissant complètement de la tradition historique et des rêveries transcendantes, le nouveau protestantisme s'affirmera comme l'union de ceux qui ne cherchent la vérité que dans la science.

La religion des hommes, c'est-à-dire la science, c'est bien là en effet ce qu'il y a au fond du christianisme libéral, et nous remercions M. Comtesse de nous l'avoir fait apercevoir plus clairement encore. Grâce à sa logique, nous voilà complètement rassurés sur ce que pouvaient avoir d'inquiétant pour un libre-penseur certains passages du Manifeste. Il n'y a plus à hésiter, le devoir de tous ceux qui veulent l'émancipation des intelligences est d'appuyer de toutes leurs forces un mouvement qui, malgré ce qu'il a encore d'obscur et d'indécis, doit infailliblement aboutir à la glorification de la raison humaine.

D'ailleurs, de ce que le christianisme libéral, à ses débuts, prête le flanc à la critique du logicien, qui peut lui reprocher des inconséquences et des lacunes, est-ce à dire qu'il n'ait pas sa raison d'être historique, et par conséquent sa légitimité ? On ne peut pas exiger que l'esprit humain, dans ces évolutions puissantes de la pensée qui se font au sein des masses, procède toujours avec la précision rigoureuse du syllogisme : l'important, c'est qu'il avance du côté de la vérité et du progrès. Les erreurs partielles, les faiblesses de détail, se corrigent d'elles-mêmes à mesure que l'idée se dégage et s'épure ; c'est le temps qui introduit dans la marche de l'humanité cette logique que les esprits absolus voudraient lui imposer prématurément.

À la fin du siècle passé, par exemple, l'idée démocratique était représentée par Rousseau, Robespierre et les jacobins. Certes, personne plus que nous ne convient de ce que le jacobinisme a eu d'étroit et d'incomplet ; mais nous pensons qu'il serait injuste de le condamner parce qu'il n'avait pu encore s'élever à des conceptions comme celles du socialisme moderne. Le jacobinisme a eu sa raison d'être : il représente une étape nécessaire du progrès social, et on ne pouvait pas ne pas passer par lui.

Il en est de même du christianisme libéral. Nous ne l'envisageons pas comme l'idéal religieux définitif, ce serait méconnaître la loi du progrès : nous le regardons comme une forme transitoire, au sein de laquelle s'élaborera une philosophie positive accessible, non plus seulement à quelques esprits favorisés, mais à la raison de tous.

Qu'importent, du reste, les objections que peuvent faire un orthodoxe ou un philosophe à un mouvement qui se produit d'une manière fatale. Le christianisme libéral est un fait, et tous les raisonnements de M. Comtesse ne l'empêcheront pas d'exister.

Nous avions l'autre jour, avec une personne qui pense être très orthodoxe, la conversation suivante :

« Croyez vous, lui demandions-nous, qu'on ne puisse avoir de la morale qu'à la condition de professer les mêmes croyances que vous ?

— Oh non, je ne crois pas cela.

— Vous pensez donc qu'on peut être honnête homme dans toutes les religions ?

— Oui.

— Et même sans aucune religion ?

— Oui, j'en ai vu des exemples.

— Croyez-vous qu'un homme qui aura conformé sa vie aux lois de la morale pourra être damné par Dieu parce qu'il n'était pas chrétien ?

— Non, je ne pense pas que Dieu puisse punir ceux qui auront fait le bien.

— Dans ce cas, vous ne croyez pas que la foi en Jésus-Christ soit nécessaire pour être sauvé ?

— Non, d'après ce que je vous ai répondu ; je ne le crois pas.

— Mais, monsieur, si c'est là votre opinion, nous sommes d'accord, et vous êtes un protestant libéral tout comme moi[22]. »

En effet, tout est là. Celui qui ne croit pas la foi en Jésus-Christ indispensable au salut n'est plus un orthodoxe.

Or, nous sommes certain que les trois quarts des personnes qui fréquentent l'église répondraient aux questions qui précèdent de la même manière que notre orthodoxe, — à la condition toutefois que ces questions leur soient posées dans l’intimité et par un ami, et non pas en public et par un ministre du culte. C’est-à-dire que chez nous, la masse de la population, sans qu’elle s’en doute, appartient déjà au christianisme libéral.

M. Comtesse lui-même — le croirait-on ! — a faibli un moment, et ne s’est plus souvenu du verset farouche qui dit que celui qui ne croit pas au Fils ne verra point la vie, mais que la colère de Dieu demeure sur lui (Jean III, 36). Le défenseur de l’orthodoxie, voulant justifier sa religion du reproche d’intolérance, a déclaré hautement que les chrétiens ne menaçaient personne de la damnation. « Celui qui n’admet pas les miracles », a-t-il dit, « n’a qu’à entrer dans une église rationaliste ; mais il n’est pour cela ni damné ni perdu. » (Textuel.)

Faut-il croire qu’ici l’expression a dépassé la pensée, et que nous aurions tort de donner à ces paroles une signification sérieuse ? Ou bien l’orthodoxie deviendrait-elle réellement traitable jusqu’à proclamer en chaire la légitimité de l’hérésie ? et approcherions-nous vraiment de ces jours fortunés dont Voltaire disait :

Je vois venir de loin ces temps, ces jours sereins,
Où la philosophie, éclairant les humains,
Doit les conduire en paix aux pieds du commun maître.
Le fanatisme affreux tremblera d’y paraître :
On aura moins de dogme avec plus de vertu.
Si quelqu’un d’un emploi veut être revêtu,
Il n’amènera plus deux témoins à sa suite
Jurer quelle est sa foi, mais quelle est sa conduite.

Ainsi soit-il !


La visite de Bakounine au Locle devait avoir pour conséquence de nous déterminer à dégager plus nettement la revendication de la vérité scientifique de ce qui n’était qu’une « protestation confuse contre l’autorité religieuse », et à nous affirmer comme anti-chrétiens. Le Manifeste du christianisme libéral avait dit que l’Église libérale recevrait dans son sein tous ceux qui voulaient travailler à leur commune amélioration spirituelle, « sans s’informer s’ils professent le théisme, le panthéisme, le supra-naturalisme, le positivisme, le matérialisme ou tout autre système ». Or, tout en appuyant le mouvement anti-orthodoxe, nous ne voulions pas devenir membres d’une Église, nous ne voulions pas nous solidariser avec des hommes qui pourraient être des « supranaturalistes ». Ce sentiment était le nôtre avant d’avoir entendu Bakounine ; mais quand le hardi révolutionnaire fut venu parmi nous, nous résolûmes, sous son impulsion, de le déclarer de façon bien explicite.



  1. Plus tard membre du Conseil fédéral suisse, puis directeur du Bureau international des postes, à Berne.
  2. Une réforme urgente dans l'instruction primaire, Neuchâtel, 1869, in-8o de 66 pages, imprimerie G. Guillaume fils.
  3. Nous avions passe une année ensemble à Zurich, lui au Polytechnikum, moi à l'Université. Ses trois années de Polytechnikum terminées en 1866, il vivait chez son père, propriétaire d’une grande fabrique d'horlogerie à Neuchâtel, et s'occupait de diverses inventions mécaniques.
  4. Voir p. 90.
  5. Le protestantisme orthodoxe aux prises avec le protestantisme libéral, lettres échangées entre M. le ministre Godet et M. le professeur Buisson, Neuchâtel, 1869, in-8o, 10 pages.
  6. C’est le mari de cette jeune femme qui, l’année précédente, avait avancé six cents francs à la Section internationale du Locle pour un premier envoi de fonds aux grévistes de Genève : voir p. 63, note 1.
  7. Il est à remarquer que la Déclaration des droits de l'homme de Robespierre contient déjà en germe ce principe, car on y lit : « La propriété est le droit qu'a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion de biens qui lui est garantie par la loi. » (Note du Progrès.)
  8. Auguste Jaccard, un autodidacte qui avait appris la géologie en recueillant des fossiles dans ses promenades, avait été choisi comme suppléant de Desor dans la chaire de géologie ; mais il avait continué à exercer sa profession manuelle.
  9. À côté de la « commune des habitants, » composée de tous les électeurs municipaux, il y a en Suisse la « commune bourgeoise », corporation fermée, dont ne font partie que les « communiers », c'est-à-dire les co-propriétaires du domaine communal.
  10. À Salles-de-Béarn.
  11. C’est le nom que paraît avoir porté à ce moment la société secrète fondée en 1864 sous le nom d’Alliance de la démocratie sociale. Dans les documents envoyés par Bakounine à Herzen et à Ogaref en 1866, l’organisation, appelée là du nom de « Société internationale révolutionnaire », est composée de « Frères internationaux ».
  12. L’apparition du premier numéro avait été retardée jusqu’au 23 janvier, par suite de la lenteur qu’avaient mise certaines Sections à répondre à un questionnaire qui leur avait été adressé.
  13. Une machine à mettre le vin en bouteilles, application du vase de Mariette transformé par l’introduction d’un siphon qui y crée un niveau artificiel.
  14. Manifeste du christianisme libéral, Neuchâtel, imprimerie G. Guillaume fils, 1869. in-8o de 10 pages.
  15. E. Robert-Tissot, La Bible, Neuchâtel. Samuel Delachaux, in-16 de 56 pages.
  16. Félix Bovet, Examen d’une brochure de M. F. Buisson, Neuchâtel, Samuel Delachaux, in-16 de 44 pages.
  17. Jules Paroz, La Bible en éducation, Neuchâtel, Samuel Delachaux, in-16 de 6 pages.
  18. A. Perrochet, Le christianisme libéral et le christianisme de l’Évangile, Neuchâtel, Samuel Delachaux, in-16 de 46 pages.
  19. Sagesse ou Folie, dialogues neuchâtelois sur le Manifeste du christianisme libéral, par Frédéric de Rougemont, Neuchâtel, Samuel Delachaux, in-16 de 80 pages.
  20. Paul Comtesse, La religion de Dieu et la religion de l’homme, Neuchâtel, Samuel Delachaux, in 16 de 56 pages.
  21. Le billet du 5 février.
  22. Cette conversation n'était pas imaginaire : je l'avais eue à Morges, le dimanche 7 février, avec ma future belle-mère. Pour la publier, je crus devoir me donner un interlocuteur appartenant au sexe masculin.