L’INTERNATIONALE - Tome I
Deuxième partie
Chapitre I




DEUXIÈME PARTIE


LA FÉDÉRATION ROMANDE


(Janvier 1869 — Avril 1870)




I


Premier Congrès de la Fédération romande à Genève (2, 3 et 4 janvier 1869), création du journal l’Égalité, et adoption des statuts de la Fédération.'


Trente Sections se firent représenter au Congrès de Genève (samedi, dimanche et lundi 2, 3 et 4 janvier 1869) : vingt-trois étaient des Sections genevoises, quatre des Sections vaudoises ; trois seulement étaient des Sections jurassiennes, celle de la Chaux-de Fonds (délégués, Fritz Heng et Xavier Breymann), celle du Locle (délégué, James Guillaume), et celle du district de Courtelary[1], c’est-à-dire de Saint-Imier et Sonvillier (délégué, Adhémar Schwitzguébel). Coullery n’osa pas venir au Congrès, où il aurait été fort mal reçu ; il avait refusé la délégation que la Section de la Chaux-de-Fonds lui avait offerte.

Le Congrès se tint dans la grande salle de la brasserie des Quatre-Saisons, siège du Cercle de l’Internationale, aux Grottes[2]. Le serrurier Brosset, président du Comité central de Genève, reçut les délégués par un discours d’ouverture, dans lequel il fit ressortir l’importance de ce premier Congrès romand. Le bureau du Congrès fut ainsi composé : Fritz Heng, graveur, délégué de la Section de la Chaux-de-Fonds, président ; François Mermilliod, monteur de boîtes, délégué de la Section centrale de Genève, vice-président ; Adhémar Schwitzguébel[3], graveur, délégué de la Section du district de Courtelary, Xavier Breymann, tailleur, délégué de la Section de la Chaux-de Fonds, et Jules Paillard, délégué de la Section des plâtriers peintres de Genève, secrétaires.

La première question à l’ordre du jour était celle de la liquidation des comptes de la Voix de l’Avenir. Une commission de vérification, nommée à l’assemblée de Neuchâtel, avait constaté que les comptes de ce journal se soldaient par un déficit de 430 fr. 20 ; ce déficit, après le paiement des sommes encore dues par certaines Sections de Genève, devait être réduit à 280 francs. Le Congrès nomma une commission de cinq membres chargée de présenter une solution définitive : et dans sa dernière séance, sur le rapport de cette commission, il décida que le déficit de l'administration de la Voix de l'Avenir serait intégralement couvert par les Sections.

Vint ensuite la question du nouveau journal. Le Congrès adopta le titre d’Égalité, en y ajoutant la devise de l'Internationale: « Pas de droits sans devoirs, pas de devoirs sans droits ». L'article Ier du projet de règlement disait que le journal aurait pour but : « 1° la défense des intérêts du travail contre le capital monopolisé ; 2° l'étude des connaissances humaines qui se rattachent à la science sociale ». Un assez vif débat s'éleva au sujet de la place qui pouvait être faite aux questions religieuses ; on exprima, d'un certain côté, la crainte que si le journal s'occupait de ces questions, il en résultat des discordes au sein d'associations ouvrières dont les membres avaient, en matière de religion, des opinions diverses ; d'autre part, on ne pouvait pas s'interdire d'étudier la question sociale aussi bien au point de vue moral ou religieux qu'au point de vue économique et au point de vue politique. On tomba d'accord sur cette solution, que ce qui serait exclu du journal, ce ne serait pas l'étude de l'influence des églises et des religions sur la question sociale, mais la discussion des dogmes religieux, ou, en d'autres termes, les discussions théologiques proprement dites ; et, sur ma proposition, le Congrès vota la déclaration suivante : « Le Congrès déclare que la religion ne fait pas partie des connaissances humaines ».

Une disposition du projet de règlement attribuait à une assemblée générale des abonnés, qui devait se réunir chaque année dans la première quinzaine de juillet, et dans laquelle les absents seraient admis à voter par correspondance, la nomination du Conseil de rédaction, composé de neuf membres élus pour un an. Cette disposition fut reconnue peu pratique, et il fut décidé à l'unanimité que, pour simplifier les choses, le Conseil de rédaction serait nommé par le Congrès. Les neuf membres de ce Conseil, qui devaient être domiciliés à Genève, furent élus séance tenante : ce furent : Henri Perret, Pierre Wæhry, Ch. Perron, Michel Bakounine, Crosset, Mermilliod, F. Paillard, Dupleix, Guilmeaux. Dupleix, ayant annoncé qu'il ne pouvait accepter sa nomination, fut remplacé par J.-Ph. Becker.

La question des statuts fédéraux donna lieu à une discussion approfondie. D'assez nombreuses modifications furent apportées au projet rédigé par Bakounine, dans le sens d'une simplification, et d'une réglementation moins pédantesque. Un rapport sur les travaux du Congrès, publié dans l’Égalité des 13 mars et 10 avril 1869, s'exprime ainsi à ce sujet : « Donner ici un résumé de ces discussions serait de peu d'utilité ; nous nous bornerons à dire que le Congrès croit avoir supprimé tout ce qui, dans le projet, donnait à la Fédération romande et aux pouvoirs la représentant un cachet autoritaire. Ces changements étaient presque tous proposés par la commission chargée de rapporter sur la question du règlement fédératif, qui était composée comme suit : Guillaume (le Locle), Weyermann (Genève), Chevalley (Lausanne), Mermilliod (Genève), Favre (Nyon), Crosset (Genève) et Wœhry (Lausanne) ». L'article I{(er}} déclare que les Sections romandes forment une fédération ; mais chaque Section est libre de rester en dehors de cette fédération (art. 2) ; chaque Section qui en fait partie conserve son autonomie, et se gouverne par son règlement particulier, à condition que ce règlement soit reconnu par le Comité fédéral conforme tant aux Statuts généraux de l'Internationale qu'aux statuts particuliers de la Fédération romande (art. 4) ; dans les localités où plusieurs Sections se trouvent réunies, elles sont invitées à former un comité local (art. 16), qui, entre autres attributions, reçoit les demandes d'admission des sociétés ouvrières de la localité (art. 19) ; dans les localités où les comités locaux n'existent pas, le Comité fédéral remplit vis à-vis des Sections les fonctions d'un comité local. La direction de la Fédération est confiée à un Comité fédéral composé de sept membres nommés chaque année par le Congrès. La cotisation fédérale annuelle fut fixée à dix centimes par membre, et la rétribution du secrétaire général, pour la première année, à la somme de cent francs. Il fut décidé que le prochain Congrès aurait lieu à la Chaux-de-Fonds, le premier lundi d’avril 1870. Genève fut désigné comme siège fédéral pour la première année. Les membres du Comité fédéral, nommés par le Congrès, furent Brosset, serrurier ; Duval, menuisier ; Chénaz, tailleur de pierres ; Guétat, cordonnier ; Napoléon Perret, graveur ; Guilmeaux, mécanicien ; Louis Martin, monteur de boîtes. Henri Perret, le secrétaire du Comité central de Genève, n’était pas du nombre des élus, et pourtant les meneurs de la « fabrique » désiraient qu’il fût le secrétaire général de la Fédération romande ; ce fut chose aisée pour eux d’arriver à leurs fins : Guilmeaux n’ayant pas accepté sa nomination, le Comité cantonal de Genève désigna Henri Perret pour le remplacer, et celui-ci devint ainsi membre du Comité fédéral, les Sections de la Fédération ayant confirmé ce choix. Le Comité fédéral élut Brosset comme président et Henri Perret comme secrétaire. Brosset représentait l’esprit révolutionnaire des ouvriers du bâtiment : « mais quelques mois plus tard, par un système de taquineries combinées, auxquelles, trop susceptible, il eut le tort de ne point répondre par le mépris, on le força à abandonner la présidence[4] » ( manuscrit inédit de Bakounine). Quant à Henri Perret, c’était un vulgaire intrigant, dont Bakounine a tracé la silhouette en quelques lignes : « Vaniteux, vantard et bavard comme une pie, et faux comme un jeton ; souriant à tout le monde, et trahissant tout le monde ; n’ayant qu’un but, celui de maintenir sa petite barque sur les flots, et votant toujours avec la majorité. Avec nous il fut d’abord collectiviste, anarchiste et athée ; plus tard, quand la fabrique se fut soulevée contre nous, voyant qu’il n’y avait plus moyen de se partager, il se tourna contre nous. »

La dernière question était celle du Compte-rendu du Congrès de Lausanne. L’extrême lenteur mise par l’imprimeur, Coullery, à la composition et au tirage de ce petit volume, en avait fait manquer la vente au moment favorable, en sorte que la presque totalité de l’édition était restée invendue[5]. Une commission de trois membres, dont je fis partie, avec Ferdinand Quinet et Henri Perret, proposa que les exemplaires restants fussent partagés entre les Sections romandes au prorata du nombre de leurs membres, à raison de un franc l’exemplaire : on arriverait par ce moyen à payer la note des frais d’impression. Le Comité fédéral verserait à Coullery les sommes rentrées, au fur et à mesure de l’écoulement des volumes. Cette proposition fut adoptée.



  1. « District de Courtelary » est le nom administratif de la région du Jura bernois qui géographiquement s’appelle Val de Saint-Imier ou Val de la Suze (familièrement, le « Vallon »), et qui comprend les villages de Renan, Sonvillier, Saint-Imier (principal centre industriel, 8,000 habitants), Villeret, Courtelary (chef-lieu administratif, avec la préfecture du district, le tribunal et la prison), Cortébert, Corgémont, et Sonceboz, tous habités par une population d’horlogers.
  2. Il y avait un certain temps déjà que le Cercle n’était plus rue du Rhône.
  3. C’est ce jour-là que je vis Adhémar Schwitzguébel pour la première fois (il avait assisté au Congrès général de 1866, mais je ne me souviens pas de l’avoir vu à cette époque). Il habitait alors Genève, où des circonstances privées l’avaient obligé d’aller travailler pendant quelques mois ; mais il retourna peu de temps après chez son père, chef d’un atelier de graveurs à Sonvillier (Val de Saint Imier).
  4. En août.
  5. Des lettres du Comité central de Genève et du Conseil général de Londres, des 27 et 28 octobre 1867, avaient signalé à Coullery ce retard et les inconvénients qui en résulteraient. Malgré toutes les démarches faites pour hâter l’achèvement de l’impression, celle-ci ne fut terminée qu’au bout de six mois.