L'Instruction primaire et les Bibliothèques populaires en France

L'Instruction primaire et les Bibliothèques populaires en France
Revue des Deux Mondes2e période, tome 47 (p. 349-375).
L’INSTRUCTION PRIMAIRE
et les
BIBLIOTHÈQUES POPULAIRES


I.

Quand le suffrage universel fut établi en 1848, tout le monde se dit : « Puisque voilà tous les Français électeurs, il faut se hâter de faire en sorte que tous les Français sachent lire. » Personne ne le dit plus haut que M. de Falloux, qui n’avait pas à s’imputer d’avoir modifié notre système électoral. « L’exercice du suffrage universel, écrivait-il dans un rapport au président de la république[1], est indissolublement lié à l’application d’un vaste système d’éducation populaire. » Il parut si absurde de conférer le droit de suffrage à des citoyens absolument illettrés, que plusieurs membres républicains de l’assemblée constituante proposèrent d’obliger les électeurs à écrire de leur propre main leur vote sous les yeux du bureau[2].

La France jouissait alors, on s’en souvient, d’une ample liberté de parler et d’écrire, surtout pendant les élections. Nous avons encore, à quelques restrictions près, la liberté d’écrire, vingt jours d’assez grande liberté tous les six ans ; mais il devient très difficile aux candidats de parler, ou du moins de parler publiquement. On ne tolère plus que des réunions publiques de moins de vingt personnes, ou quelque conciliabule d’amis dans le salon d’un électeur. Que devient dans ces conditions le Français illettré, qui n’a été invité dans aucun salon, et qui ne peut lire ni les affiches des candidats, ni leurs circulaires, ni leurs bulletins? Peut-on dire qu’il exerce complètement son droit? Peut-on espérer qu’il remplisse sa fonction avec une pleine intelligence? Une société qui repose sur le suffrage universel ne commet-elle pas, en souffrant qu’il y ait des ignorans dans son sein, la double faute de violer le droit des électeurs et de compromettre ses propres intérêts?

Cela saute aux yeux. Cette raison politique, qui paraît la principale, a peut-être moins de force que celle qu’on peut tirer de l’organisation de la commune en France. C’est un véritable éparpillement; nous avons à cette heure 37,512 communes pour 36,700,000 habitans. Cela fait moins de 1,000 habitans par commune, et les communes de 500 âmes et au-dessous ne sont pas rares. Même dans celles-là, le conseil municipal doit être composé d’au moins dix membres, c’est la règle. Dix hommes instruits, ou, pour parler plus exactement et plus modestement, dix hommes sachant lire et écrire dans une commune rurale de moins de 500 habitans, est-on sûr de les rencontrer toujours? Et quand il y en aurait dix, faudrait-il donc les nommer tous conseillers municipaux par la grâce de leur alphabet? Cependant c’est quelque chose qu’un maire, et c’est quelque chose aussi, dès à présent, qu’un conseiller municipal. Ce. sera bien plus encore dans un avenir assez rapproché, car la commune ne peut que croître en attributions et en importance. Le progrès de la commune est le progrès même de la liberté. Hâtons-nous donc de rendre le progrès possible, et songeons qu’il serait plus qu’étrange de réclamer de nouveaux pouvoirs pour un maire qui sait à peine signer et pour un conseil qui ne sait pas lire[3].

On a coutume de dire, quand on propose d’élever le budget de l’instruction primaire, que cet accroissement de dépense sera plus que remboursé à la longue par des diminutions sur le service des prisons et sur celui de l’assistance publique. Cela est vrai; on peut le déclarer au nom de la statistique et de la philosophie. Il faut donc le dire à l’appui de nos demandes, quoiqu’il en coûte de voir marchander l’argent à l’enseignement primaire. Il semble qu’il devrait suffire, pour obtenir des subsides, d’exposer la pauvreté de nos maîtres et l’insuffisance de nos écoles. C’est la seule matière où un bon gouvernement ait le droit et le devoir d’être prodigue. Nous autres Français, qui faisons magnifiquement les choses, qui payons, comme on dit, notre gloire au Mexique et en Cochinchine, et qui renversons les vieilles maisons par centaines pour nous faire la capitale la plus moderne et la plus rectiligne du monde entier, nous ne donnons pas proportionnellement à nos écoles la huitième partie de ce que donne aux siennes la petite république de Genève. Puisque nous avons pris si aisément et si rapidement des habitudes de prodigalité, étendons-les au moins jusqu’à l’instruction publique, et n’imitons pas ces pères de famille vaniteux qui donnent un cheval et un laquais à leur fils, et lui refusent un maître de grammaire. Il est possible après tout que les économies sur les prisons et les hôpitaux se fassent attendre; l’argent placé dans les écoles n’en sera pas moins sagement et noblement dépensé. L’industrie nationale et par conséquent la richesse commune y trouveront leur compte. Si on entre le soir dans une école de l’association philotechnique, et qu’on y voie ces ouvriers, jeunes et vieux, suspendus à la parole du maître, oubliant, à l’entendre, les fatigues de la journée, les yeux pleins de résolution et d’intelligence, il n’est pas possible d’échapper à cette conviction que c’est en répandant la science qu’on grandit un peuple, et non pas en versant des flots de sang humain. Entre cet ouvrier éclairé et le manœuvre condamné à l’ignorance et à l’impuissance, comme on en compte par milliers dans nos ateliers, il y a la civilisation presque tout entière. Le travail des siècles est comme non avenu pour cet ignorant; il ne sait pas ce qu’on a pensé avant lui, ce qu’on a senti, ce qu’on a découvert : tout lui manque pour s’avancer dans le monde et pour supporter le monde. Il est au milieu des siens comme chez un peuple étranger dont il ne saurait pas la langue.

Mais descendons plus bas encore, aux petites choses qui sont de grandes choses, car rien de ce qui touche au bonheur des hommes n’est petit; prenons un ouvrier illettré : que sera-t-il toute sa vie? In ouvrier. Il aura beau avoir du talent, s’il se fait soldat, il ne deviendra pas même caporal. A-t-il un petit capital, il est la proie des gens d’affaires. Même pour le gouvernement de son mince budget, d’autant plus digne de notre sollicitude qu’il est réduit aux plus minimes proportions, toutes les garanties lui manquent. Il ne peut ni tenir un livre de dépense, ni contrôler les mémoires d’un fournisseur. Il lui manque bien autre chose encore, il lui manque ce précepteur et ce compagnon qui peut tenir lieu de tout, que rien ne remplace, et qu’on appelle le livre.

Tous ces raisonnemens sur la nécessité de l’instruction populaire ont été faits et refaits bien des fois; mais il est bon de les rappeler, aujourd’hui surtout que la force en est centuplée par le double courant politique et industriel qui entraîne la société. Le traité de commerce avec l’Angleterre est un argument de plus avec les chemins de fer et les forces mécaniques. Tout le monde est obligé de se mettre au niveau. Le peuple le moins instruit deviendra prochainement le dernier peuple de l’Europe; c’est inévitable, et ce sera juste. N’est-ce pas le moment de se demander où nous en sommes? D’autres compteront les soldats et les canons rayés pour se rassurer sur l’avenir du pays, ou bien ils examineront à fond nos finances; mais, pour qui sait penser et prévoir, la vraie, la principale, il faudrait oser dire la seule force d’un pays, c’est l’homme.

On est trop enclin, beaucoup trop, à se reposer sur ce qui a été fait et à croire que tout va bien. Si nous cherchons ce qui a été fait en France, depuis des siècles, pour l’instruction du peuple, nous ne trouvons que deux choses vraiment grandes : la loi de 1793, rendue à peu près stérile par les événemens, et celle du 28 juin 1833. Cette dernière loi, abrogée par les lois successives de 1848, 1850 et 1854, et qui est encore après tout le fondement et l’espoir de notre enseignement public, est à peine connue en dehors du monde universitaire; car c’est notre usage en France de tout oublier, le bien comme le mal. Elle avait deux grands caractères, elle était libérale et pratique : libérale, puisqu’elle en appelait tout d’abord à la commune, et ne laissait intervenir le département et l’état que quand la commune faisait défaut; pratique, puisque, tout en conservant au maire et au conseil municipal une juste part d’influence et de surveillance, elle soumettait les écoles à une autorité scolaire, et ne les mettait pas, comme on l’a fait depuis 1850, à la merci des préfets ou plutôt des commis de préfecture. Qu’elle ait réglé le traitement des instituteurs à un taux cruellement insuffisant et laissé tout à faire pour les écoles de filles, c’est ce qu’il est impossible de nier et d’excuser. Cette excellente loi était incomplète; jugeons-la pour ce qu’elle a fait, et non pour ce qu’elle a omis de faire. Elle trouva l’instruction primaire avec un budget de 100,000 francs et dix mille maisons d’école. « Dans les autres, c’est-à-dire dans plus de vingt-sept mille, l’instituteur réunissait ses élèves où il pouvait, dans une grange, dans une écurie, dans une cave, au fond d’un corps de garde, dans une salle de danse, souvent dans la pièce qui contenait son ménage et qui servait à sa famille de cuisine et de chambre à coucher[4]. » Grâce à la nouvelle loi, des maisons d’école s’élevèrent sur-le-champ dans treize mille communes. En même temps le budget de l’instruction primaire fut porté pour 1833 à 1,500,000 francs. Il n’y avait que quarante-sept écoles normales; on en créa vingt-huit nouvelles. L’administration étudia avec soin les méthodes, fit faire d’excellens livres, organisa tout le service de l’inspection, et rendit au moins possibles les progrès qu’elle ne réalisait pas immédiatement. Jamais un bon citoyen ne pensera à de si grands résultats, accomplis si sûrement et si modestement, sans un profond sentiment de reconnaissance.

Ce qu’on a fait depuis peut se résumer en deux mots : on a amélioré la position matérielle des instituteurs; sous tous les autres points de vue, on a reculé. Reconnaissons loyalement qu’on doit tenir un grand compte de cette amélioration du sort des instituteurs. Avant tout, c’était une question d’humanité; mais c’était aussi une question d’école. C’est une mauvaise condition que d’avoir faim et d’avoir chez soi une femme et des enfans qui ont faim, pour faire la classe tous les jours pendant six heures, et c’est un mauvais spectacle, un mauvais enseignement pour les enfans et pour leurs parens, que de voir l’instituteur vêtu de haillons. Croirait-on bien qu’en 1846, treize ans après le vote de la loi, sur 32,806 instituteurs communaux, 26,000 environ n’avaient qu’un traitement fixe de 300 fr. ou au-dessous? La moyenne totale était de 294 fr. 22 c. En ajoutant au traitement fixe le produit de la rétribution scolaire, on n’arrivait qu’à une moyenne de 454 fr. pour 27,000 instituteurs, presque tous pères de famille, car les instituteurs, il ne faut pas l’oublier, ont des mœurs sévères et se marient jeunes, 454 fr. par an, c’est 1 fr. 25 c. par jour : maigre budget pour nourrir une famille, dérisoire indemnité pour les importantes et pénibles fonctions de maître d’école. Aujourd’hui même, avec les 6 millions que donne l’état et les 16 millions que rend la rétribution scolaire, on compte encore par milliers les instituteurs communaux qui peuvent envier la position d’un bon valet de charrue. La Prusse, dont la population est inférieure de moitié à la nôtre, inscrit annuellement à son budget 22,500,000 fr. Toute proportion gardée, c’est 50 millions qu’elle donne, et nous 6. Après tout, et malgré tout ce qui reste à faire, nos instituteurs, depuis ces dernières années, ont du pain. C’est un progrès.

Le progrès s’arrête là. La plupart des lois qu’on a faites depuis 1850 sont des lois politiques et non pas des lois scolaires. On a voulu punir les instituteurs, ou les dominer, ou les employer, augmenter ou restreindre l’influence des prêtres. L’éducation s’accommode mal de ces fluctuations. Pour faire une loi d’instruction, il faut être uniquement préoccupé de l’instruction. C’est une affaire de grande conscience et de grande expérience dont ne devraient pas même approcher les hommes de parti et les hommes étrangers au métier. On apprend encore tous les jours, en fait d’instruction et d’éducation, après vingt et trente ans de méditation et de pratique. Peut-être cela est-il plus vrai de l’instruction élémentaire que de l’instruction secondaire et de l’instruction supérieure. Cependant, en même temps qu’on fortifiait l’autorité universitaire préposée aux collèges et aux grandes écoles publiques, on enlevait aux recteurs et on transférait presque complètement aux préfets la direction des écoles du premier âge. L’administration centrale ne se réserva guère que les questions de méthode, et ce qui tend à prouver qu’elle n’était plus elle-même aux mains des hommes compétens, c’est l’excès de réglementation par lequel les bureaux se sont signalés dans ces dernières années. Jamais il ne viendra à l’esprit d’un praticien de soumettre tous les instituteurs aux mêmes règles, de leur imposer les mêmes livres, de mettre dans leur bouche les paroles qu’ils doivent prononcer, et de transformer nos écoles françaises en pagodes. L’art d’enseigner consiste précisément à modifier sa méthode suivant l’esprit et le caractère de chacun. Le moindre inconvénient de cette réglementation à outrance, c’est de décourager les instituteurs et de rendre le dévouement et le talent inutiles.

Il n’y a rien de plus beau ni de plus vrai que les maximes stoïciennes sur la vanité des richesses et des honneurs. Tout homme de cœur doit être convaincu qu’un maître d’école de village, qui n’a que les gages d’un valet et qui remplit courageusement son devoir, est supérieur à ces riches fainéans qui ne sont préoccupés que d’eux-mêmes, et pour qui toute la morale se compose des devoirs de bienséance imposés par la société polie. Mais nos paysans ne sont pas encore des stoïciens : ils voient les haillons, ils ne voient pas la vertu qui les anoblit. Dans beaucoup de communes, le maître d’école est obligé, pour vivre, de se faire sonneur de cloches, fossoyeur; quelquefois il se loue comme valet de ferme pendant la durée des vacances. Cette position dépendante, humiliée, souffreteuse, lui ôte toute influence dans la commune; c’est beaucoup si elle ne diminue pas son autorité sur ses élèves. Comment pourrait-il se plaindre aux parens du peu de soin qu’ils mettent à surveiller l’assiduité de leurs enfans? S’il s’avise de gourmander ceux qui absolument n’envoient pas leurs enfans à l’école, il a l’air de ne songer qu’à augmenter son importance ou son revenu. Quand il parle des avantages de l’éducation, n’est-il pas lui-même la réfutation vivante de ses paroles? Un bon maire, un curé dévoué, feront ce que le maître d’école ne peut pas faire; mais si le maire, ce qui arrive trop souvent, est incapable de comprendre l’utilité de l’école, si le curé désire la chute de l’école laïque, dans l’espoir de la remplacer plus tard par une école de frères, voilà un village où les paysans seront abandonnés à leurs propres inspirations sur cette matière délicate. Il est vrai qu’il n’est pas nécessaire d’être habitant de la ville pour aimer ses enfans; mais il faut déjà une certaine ouverture d’esprit pour comprendre les bienfaits de l’éducation. En 1833 et 1834, après le vote de la loi, l’administration chargea un certain nombre de personnes influentes et de bonne volonté de parcourir les villages pour stimuler le zèle des familles et des conseils municipaux. Il est regrettable qu’on n’ait pas publié le récit de ces missions officieuses, il y aurait de quoi faire réfléchir ceux qui croient que l’enseignement primaire fera partout son chemin tout seul, et qu’il suffit qu’une chose soit excellente pour qu’elle réussisse. N’y a-t-il pas, outre l’ignorance, la misère, qui veille à la porte de l’école pour en écarter les enfans? Certaines familles sont semblables à des villes assiégées, où une bouche inutile engendre à coup sûr la famine. Que de mères, dans les villes industrielles, s’efforcent, par tendresse, de frauder la loi sur le travail des enfans dans les manufactures, et que d’autres, dans nos campagnes, au lieu de mettre leurs enfans à l’école, les envoient garder des oies pour gagner 2 sous, à sous par semaine! C’est une question de pain. En 1833, les paysans bretons avaient contre cette école une objection que les voies de grande et petite communication, la vapeur et le suffrage universel n’ont pas encore entièrement détruite : ils la regardaient comme une invasion de l’ennemi, et ils n’avaient pas trop tort; c’était la civilisation qui cherchait à pénétrer parmi eux, et qui leur envoyait des maîtres d’école comme autant de sentinelles perdues. « Qu’a-t-on besoin de tant de science pour cultiver la terre? disaient-ils. Je ne veux pas que mes enfans en sachent plus long que moi. »

Ce sont là des faits; c’est de la pratique. Si quelqu’un en doute, qu’il fasse un voyage de quelques lieues en dehors des routes fréquentées; il verra de ses yeux, il entendra de ses oreilles. L’ignorance perd du terrain sans doute, mais avec quelle lenteur! Il y a une vingtaine d’années, dans une ville importante qu’on pourrait citer, on eut besoin d’une salle de bal pour quelque fête officielle. Les commissaires cherchent un local convenable, ils ne trouvent que celui de la bibliothèque; mais ces livres gêneront les danseurs, ils entravent toutes les combinaisons des tapissiers : on les entasse dans des corbeilles, on les porte dans les combles. Ils y étaient encore sept ans après.

Lorsque de pareils faits se passent dans une ville relativement considérable, peut-on s’étonner que les conseils municipaux de pauvres villages, dans des provinces reculées, aient profité avec empressement de la faculté, que leur laissait l’article 9 de la loi de 1833, de se réunir à d’autres communes pour entretenir une école? Ce qui est moins explicable, c’est de voir cette faculté, accordée au début par nécessité, confirmée par la loi du 15 mars 1850. Les législateurs de notre grande révolution ne connaissaient pas ces ménagemens. Non-seulement ils avaient décrété l’établissement d’une école par commune, mais ils prévoyaient le cas où la population serait trop dispersée et celui où elle serait trop agglomérée. « Il y aura une école primaire dans tous les lieux qui ont depuis 400 jusqu’à 1,500 individus; cette école pourra servira toutes les habitations moins peuplées qui ne seront pas éloignées de plus de 1,000 toises[5]. Les écoles seront distribuées à raison de la population, de telle sorte qu’il y ait une école primaire par 1,000 habitans. Chacune d’elles sera divisée en deux sections, l’une pour les garçons, l’autre pour les filles. Il y aura en conséquence un instituteur et une institutrice[6]

Nous avons aujourd’hui en France 63,777 écoles primaires. Dans ce nombre sont comprises les écoles publiques et les écoles libres, les écoles de garçons et les écoles de filles. Sur 48,496 écoles publiques, 18,732 sont consacrées aux garçons, 11,836 aux filles. 17,928 écoles reçoivent des garçons et des filles à la fois. Ce nombre d’écoles, à la rigueur, pourrait être suffisant, si toutes les écoles étaient bonnes, et si la population montrait partout un égal empressement à les fréquenter; mais d’abord nous voyons, dans une statistique officielle qui remonte à 1857, qu’il y a, dans les écoles de garçons 19,650 bonnes écoles, 16,867 passables, 3,619 mauvaises, dans les écoles de filles 12,253 bonnes écoles, 9,943 passables, 1,445 mauvaises. Ainsi plus de la moitié de nos écoles ne méritent pas d’être comptées pour bonnes; 5,064 sont décidément mauvaises. Ce n’est pas tout, il faut savoir par quel nombre d’enfans ces écoles sont fréquentées. Le chiffre total pour les deux sexes, à la date que nous venons de citer, était de 3,753,021. 879,611 enfans, c’est-à-dire 1 enfant sur 5, ne recevaient aucune instruction.

Il faudrait que tout le monde sût ce chiffre par cœur. Il y a en France 879,611 enfans, près de 1 million d’enfans qui absolument n’apprennent ni à lire ni à écrire. Que dire maintenant des enfans qui fréquentent l’école? Et d’abord ce mot de fréquenter est-il bien juste? Le maître écrit sur sa feuille tous les enfans présens le jour où il la fait, et il n’est pas fâché d’offrir un beau total à l’admiration de ses supérieurs; le lendemain, il fait un rayon de soleil, on fait sortir les troupeaux de l’étable, la moitié de l’école est aux champs avec eux : écoliers huit jours, bergers le reste de la saison. Ceux qui restent écoutent à peine la leçon; quand les parens sont indifférens, les élèves ne sauraient être attentifs. Savent-ils épeler et, comme on dit dans les campagnes, signer leur nom, vite on les rappelle. Assez de sacrifices comme cela pour la science, il s’agit à présent de gagner sa vie. Cet enfant de douze ans, qui arrive à déchiffrer une page en un quart d’heure, regarde cette opération comme un travail difficile et non pas comme un plaisir. Il ne trouve à la maison ni livre, ni plume, ni papier, aucune occasion de s’exercer; il est rare qu’au bout d’un an il lui reste quelque chose de ce qu’il a appris à l’école. De là les masses profondes d’ignorans qui nous arrivent chaque année à la conscription. Voici les chiffres de 1860 : sur 306,314 jeunes gens maintenus sur les tableaux de recensement et sur les listes de tirage, il y en avait 89,878, c’est-à-dire plus de 29 pour 100, qui ne savaient ni lire ni écrire; 9,337 savaient lire seulement, et encore qu’appelle-t-on lire? On n’avait pu vérifier l’instruction de 8,535 jeunes gens. C’est donc un grand tiers, et c’est affreux à penser. Remarquons que la statistique des écoles ne donne pas même un quart d’illettrés, moins de 1 million sur 4 millions d’enfans, et que la statistique du recrutement militaire donne un tiers. Nous avions donc raison de dire tout à l’heure qu’un grand nombre d’enfans n’apprennent rien à l’école, et que beaucoup d’autres oublient ce qu’ils ont appris.

Que faire? Ne parlons pas du remède héroïque auquel ont eu recours la Prusse, la Saxe, le Hanovre, le Wurtemberg, la Hesse électorale, les grands-duchés de Bade, de Saxe-Weimar, de Saxe-Cobourg-Gotha, de Hesse-Darmstadt, les duchés de Nassau et de Brunswick, la Bavière, l’Autriche, le Danemark, la Suède, la Norvège, tous les cantons de la Suisse à l’exception de trois petits cantons, et de Genève, qui n’a pas besoin de remède, puisque le mal n’existe pas dans cette heureuse république, et que tout le monde y sait lire. Nous sommes si chatouilleux en France en matière de liberté, que le seul nom d’enseignement obligatoire nous fait frémir. On confond comme à plaisir l’enseignement obligatoire avec l’école obligatoire, quoiqu’il y ait un monde entre les deux questions. On affecte de voir dans l’établissement de l’enseignement obligatoire comme un commencement de triomphe pour les doctrines socialistes, quoique la chambre des pairs, assurément fort peu favorable à l’esprit d’utopie, ait émis en 1833, dans un rapport officiel, un vote favorable à cette terrible innovation, et que M. Cousin en ait été parmi nous le premier apôtre. En attendant le jour, qui n’est peut-être pas très éloigné, où le gouvernement proposera d’ajouter un seul mot à l’article 203 du code Napoléon et d’achever l’œuvre de la loi du 22 mars 1841, n’y a-t-il pas d’autres mesures à prendre, des mesures moins radicales, mais en revanche moins controversées, pour obvier à un mal qui devient de jour en jour plus redoutable? Car, il ne faut pas se le dissimuler, en temps de libre concurrence, tout pays qui n’avance pas recule. L’heure est propice. Tout le monde est d’accord, le gouvernement, l’opposition, la bourgeoisie, le peuple. Si l’on propose de faire un sacrifice pour l’enseignement primaire, de quelque côté que parte la proposition, aucune objection n’est possible. On pourra soutenir que le sacrifice n’est pas suffisant; personne n’osera prétendre qu’il est excessif. Aux dernières élections, dans toutes les réunions d’ouvriers, les premières paroles étaient pour demander une plus grande diffusion de l’enseignement. Il y avait des divergences sur d’autres points, mais la plus grande unanimité sur celui-là. Avant tout, que tout le monde sache lire et écrire : ce mot était dans toutes les bouches. Des ouvriers très instruits et très éloquens, et il y en a beaucoup, surtout à Paris, faisaient des discours qui auraient entraîné une chambre. D’autres venaient, la rougeur au front, déclarer qu’ils ne savaient pas lire, et que c’était le plus grand malheur de leur vie. On les entourait comme des déshérités, comme des victimes. Tous les candidats, sans exception, promettaient de se dévouer à l’enseignement populaire, ce qui prouve péremptoirement la grande préoccupation, ou pour mieux dire la grande résolution du corps électoral. C’en est fait, la France ne veut plus rester au cinquième rang pour l’instruction des masses. Elle est charmée sans doute d’avoir inauguré l’ère du canon rayé et de faire des conquêtes pour ses voisins et pour ses anciens ennemis; mais elle tient à dépenser aussi quelques-uns de ses millions pour faire dans son propre sein des conquêtes sur la barbarie. M. Rouland avait provoqué entre les maîtres d’école un concours sur les besoins de l’enseignement primaire, excellente pensée qui a été féconde, puisqu’elle a montré ce qu’il y a de bon sens et de savoir dans ces obscurs et utiles serviteurs de la civilisation. De toutes parts sont venus des vœux pour la multiplication des écoles; il ne suffit pas d’une école par commune quand la commune est étendue! Un enfant de six ans ne court pas l’hiver, seul, par les mauvais chemins; c’est à l’école de se rapprocher de lui, c’est à la civilisation de l’aller chercher. Ce qui a le moins préoccupé les instituteurs, c’est l’avenir de l’instituteur lui-même. Ce minimum de 600 francs, si péniblement obtenu, sera-t-il le dernier mot de la munificence nationale? M. de Salvandy a le premier fondé pour les instituteurs une caisse de retraite : on a marché depuis dans la même voie ; à l’heure qu’il est, malgré tout ce qu’on a fait, les instituteurs ne peuvent pas dire que le pain de leur vieillesse est assuré. Une réforme moins coûteuse, presque aussi nécessaire, c’est de leur rendre quelque liberté dans leur école, d’assurer leur dignité, et, dans une juste mesure, leur indépendance. Ce sera un beau jour pour les amis de l’éducation du peuple que celui où on abrogera la moitié des règlemens actuels, et où l’on remplacera l’autorité des préfets par celle des recteurs. Tout cela fait, il restera encore à créer l’enseignement des filles, c’est-à-dire à le mettre sur le même pied, à tous égards, pour le nombre des écoles, pour le traitement des institutrices, que l’enseignement des garçons. Pourquoi tarder? pourquoi attendre un mois, une semaine, une minute? Est-ce que par hasard les droits des filles sont moins sacrés? Voilà trente ans qu’elles attendent le bénéfice de la loi qui leur a été solennellement promis. On dirait que l’éducation de l’homme ne commence pas avant six ans, qu’il n’y a pas une école avant l’école, et que l’instituteur peut faire quelque chose des enfans sans le secours des mères !

Mais ce qui vaut mieux peut-être que de créer des écoles, c’est de les faire désirer, de les faire aimer. Quel en est le moyen? C’est ici que nous rencontrons l’institution des bibliothèques populaires.


II.

Il a fallu bien des années pour que l’on comprît que le meilleur moyen de remplir les écoles était de propager le goût de la lecture. C’est tout au plus si la lecture, qui est indispensable comme instrument de travail, rend moins de services comme instrument de plaisir. On accomplit quelquefois un très grand progrès moral rien qu’en substituant un plaisir à un autre. Si jamais la lecture devient l’amusement favori des ouvriers, il faudra doubler le nombre des écoles. Il s’agit donc d’avoir des livres.

Dans les pays protestans, il y a sous chaque toit au moins un livre : c’est la Bible. Tout le monde sait la quantité de bibles qui se donne en Angleterre. A Paris, si vous entrez dans un temple pour assister à un mariage, vous verrez toujours la cérémonie se terminer par le don d’une bible. C’est un acte de religion très bien entendu, et en même temps, à un point de vue profane, c’est une coutume très utile aux pauvres ménages. Il faut avoir réfléchi sur ces grandes questions de l’éducation pour savoir toute la différence qui sépare ces deux situations : avoir un livre, — un seul, — n’en avoir pas. La présence de ce livre unique ravive les souvenirs de l’école, et en perpétue les enseignemens. On trouverait chez les catholiques plutôt un paroissien qu’une bible, et le paroissien même, il faut le dire, est une exception. Dans la plupart des églises, les femmes roulent un chapelet entre leurs doigts ; les hommes chantent les psaumes de mémoire. Rentrés chez eux, ils n’ont pas même un journal, pas un almanach. Non-seulement ils ne lisent pas de livres, mais ils n’en voient pas. Le signe sensible de la civilisation est absent de leurs chaumières, et nous oublions de les en plaindre, comme si cette misère de l’esprit n’était pas la plus dure conséquence de l’extrême pauvreté.

Nos lois semblent toujours moins préoccupées de la nécessité de multiplier les livres que de la crainte d’en laisser répandre de mauvais. Nous avons contre les mauvais livres la loi du timbre, la loi du colportage, les lois sur la presse, les diverses lois qui régissent les professions de libraire et d’imprimeur. Si le livre traite de politique et a moins de dix feuilles d’impression, il est timbré; donc il coûte cher. S’il se débite dans les gares de chemins de fer ou par des marchands ambulans, il lui faut l’estampille de la commission de colportage et le laisser-passer de l’autorité locale. Petit ou grand, brochure ou volume, il risque toujours d’être saisi, condamné, supprimé. Pour paraître, il faut qu’il soit acheté, si l’auteur n’est pas riche, c’est-à-dire il faut qu’il soit jugé bon par un éditeur ; ce suffrage est plus important pour lui que l’admiration du public, car il en a besoin, même pour naître. L’imprimeur, de son côté, est très difficile à persuader, et il a cent fois raison, car il répond de tout ce qu’il imprime, et pourtant il ne peut pas tout lire. Il est condamné, comme complice, à la même peine que l’auteur, et aussitôt l’administration peut lui retirer son brevet, ce qui revient à dire que l’auteur est condamné à 2,000 francs d’amende, et l’imprimeur, s’il est riche, à 2,000 francs d’amende et à une perte qui peut s’élever pour certaines maisons jusqu’à près de 500,000 francs. Encore l’auteur a-t-il la consolation de souffrir pour ses idées; mais l’imprimeur est tout uniment victime d’une mauvaise spéculation. Comment pouvons-nous dire, dans de telles conditions, que la censure n’existe pas chez nous? Il y a juste autant de censeurs que d’imprimeurs.

La limitation du nombre des libraires vendeurs de livres est conçue dans le même esprit : c’est toujours la crainte du mauvais livre. Il faut qu’il y ait peu de librairies pour rendre la surveillance facile. Il y a peu de librairies en effet, et il en résulte deux choses : l’une, c’est qu’il y a peu de livres, et l’autre, c’est qu’il y a beaucoup de romans-feuilletons. On ne voit pas, en vérité, ce que peuvent y gagner la morale et la politique.

Il semble au premier abord que restreindre le nombre des vendeurs, ce n’est pas restreindre la quantité de la marchandise; mais le livre n’est pas une denrée de première nécessité : il faut qu’il soit offert. Un nouveau marchand, s’il est habile, peut se créer une clientèle sans rien ôter à la clientèle de son voisin, et l’on peut dire qu’un libraire qui s’enrichit dans ces conditions, si d’ailleurs il ne vend pas de mauvais livres, rend au pays un très grand service. On compte beaucoup de libraires dans les grandes villes; il y en a peu dans les villes de second et de troisième ordre. Combien de chefs-lieux de préfecture n’en ont qu’un seul! Ce libraire, si on peut lui donner ce nom, vend plus de papeteries et de cartonnages que de livres. Il fait la commission sans intelligence, et le client qui lui demande un livre nouveau lui en apprend en même temps le titre. C’est bien pire encore dans les chefs-lieux d’arrondissement ou de canton. Là il n’y a ni livres dans les maisons, ni boutiques de livres. Une famille qui a le goût de la lecture est obligée de correspondre directement avec un libraire, de faire de grands frais en correspondances et en messageries. N’est-il pas plus naturel et moins coûteux de s’abonner à un journal? Le journal devient ainsi l’unique ressource de ceux qui veulent lire et qui habitent au fond des campagnes. Tel de nos villages où il ne s’achète pas deux volumes dans l’espace d’une année ferait la fortune d’un libraire en très peu de temps, si du jour au lendemain le commerce de la librairie devenait libre. Il nous semblerait d’abord très extraordinaire de voir chez l’épicier ou le mercier quatre ou cinq rayons couverts de livres à vendre. Cela est pourtant ainsi en Angleterre et en Amérique, et c’est en partie pour ce motif que les Anglais consomment tant de livres et que nous en produisons si peu.

Il y a au fond de tout cela une question qui est tranchée depuis longtemps pour tous les esprits libéraux, mais qu’on agitera toujours. C’est la question même qu’Aristote pose dans sa Métaphysique, quand il demande s’il y a des choses qu’il vaut mieux ignorer que savoir. Il s’agit pour lui de décider si la science de certains objets, ou trop petits ou trop ignobles, n’est pas plutôt une diminution qu’un accroissement de la science. Aristote prend le mauvais parti, et se décide pour le dédain. Une autre face du même problème, c’est de savoir si l’augmentation de la richesse intellectuelle totale au sein de l’humanité doit être considérée comme un avantage ou comme un péril. Cela revient à demander si la liberté est bonne ou mauvaise, car liberté, instruction, c’est tout un. La liberté sans lumière, c’est anarchie; la lumière sans liberté, c’est oppression. Il y a une éducation de l’humanité comme des hommes; l’espèce humaine doit marcher constamment vers une plus grande instruction et vers une plus grande liberté. Est-elle dans l’enfance à l’heure où nous sommes, et doit-on encore aujourd’hui lui ménager la vérité? Peut-on exercer sur elle, en plein XIXe siècle, d’autre ascendant que celui de la démonstration ? A-t-elle besoin d’une police des esprits, et non-seulement d’une police répressive, mais de cette police préventive dont on ne veut plus nulle part, même dans le monde de la matière? Si la vérité est analogue à la raison, le plus grand service qu’on puisse rendre à la vérité et à la raison, et par conséquent à l’humanité, c’est d’affranchir l’intelligence. Il faut donc faire tout au rebours de ce que fait la loi française, favoriser l’enseignement sous toutes ses formes, et spécialement la production et la vente des livres, au lieu de la gêner, de l’entraver, de la diminuer, dans la pensée, honorable peut-être, mais à coup sûr inintelligente, d’épargner à l’humanité la connaissance du mal.

Qu’est-ce que le mal? C’est une certaine chose pour les philosophes; c’est cette même chose et quelque chose de plus pour les théologiens. Les philosophes n’ont jamais fait la police des esprits, et même ils sont, par la nature de leurs études, les ennemis de cette police; les théologiens ne la font plus. Qui fait aujourd’hui la police? C’est la politique, et qu’est-ce que le mal pour la politique? C’est ce qui lui nuit. D’où il suit que, quand la politique fait fausse route, ce qui paraît mal à ses yeux, ce qu’elle punit, ce qu’elle proscrit sous le nom de mal, c’est le bien. Il est clair que toute cette réglementation n’est qu’une suite de contre-sens. La justice et la vérité se défendent par elles-mêmes. Quiconque a la vérité pour lui demande à parler et à discuter; quiconque l’a contre lui demande ou exige qu’on se taise.

On objecte qu’à défaut du commerce libre, qui répandrait à la fois les bons livres et les mauvais, on aura des sociétés philanthropiques vouées à la propagation exclusive des bons livres, et qu’elles feront le même bien sans mélange de mal, car c’est toujours là la question qu’on se pose : Ne cum bonis semînihus spinœ coalescant, vel medicinis venena intermîsceantur[7]. Il faut répondre d’abord d’avoir confiance dans la force de la vérité, et ensuite de ne pas comparer, pour leur vertu d’expansion, la philanthropie au commerce. Le commerce est bien autrement puissant, bien autrement actif; il meut bien plus de capitaux, il suscite plus d’écrivains, il crée plus de lecteurs. L’industrie vit par elle-même, tandis qu’il faut que la philanthropie renaisse tous les jours; si le zèle s’arrête un instant, l’œuvre est perdue. Il ne s’agit pas d’ailleurs, entre la liberté et l’action, de choisir, mais de cumuler. En Angleterre, en Amérique, en Suisse, partout où on prend sérieusement à cœur l’enseignement du peuple, on a tout à la fois la liberté de la librairie et des sociétés de bons livres. Le voisinage de la liberté donne plus d’énergie et plus de ressources aux sociétés propagatrices; elle les rend aussi, s’il faut tout dire, plus légitimes, car enfin, dans un pays où les livres ne circulent pas librement, les sociétés propagatrices agissent sous la surveillance de la police; elles font leur choix dans les livres autorisés; les livres n’arrivent au public qu’après un double triage, celui que fait la police, celui que fait la société elle-même. Pour qu’une société des bons livres produise tout le bien qu’elle est appelée à produire, il faut d’abord qu’elle soit libre elle-même, et ensuite qu’elle ait à côté d’elle la liberté.

Ces sociétés sont nombreuses et puissantes chez nos voisins; mais, disons-le sur-le-champ, c’est presque toujours le zèle religieux qui les suscite. Il suffit de rappeler le nom des principales : the pure Literature society, the Christian Knowledge, the religious tract Society. De même à Genève nous trouvons la Bibliothèque d’édification, l’Union chrétienne des Jeunes gens. Cela est tout simple : l’ardeur de la propagande est une conséquence ou, pour mieux dire, une forme de l’esprit religieux. D’ailleurs l’association est facile entre personnes unies par un même dogme. Il en est tout autrement dans le monde de la libre pensée.

Est-ce à cette cause qu’il faut attribuer notre infériorité évidente dans l’œuvre de la propagation des livres ? Il est certain que la foi est moins vivace en France, sinon dans le peuple des campagnes, qui est la matière et non l’agent de la propagande, au moins dans la partie éclairée de la population. Au reste, même chez nous, presque tout ce qui a été fait a été inspiré par la foi religieuse.

Ainsi les catholiques ont à Paris la Société pour l’amélioration et l’encouragement des publications populaires, qui publie depuis deux ans un bulletin. L’œuvre de saint François de Sales, fondée il y a dix ans, les œuvres toutes récentes de Saint-Michel et de Sainte-Anne, sans avoir pour unique but la propagation des livres, en répandent un très grand nombre, à très bas prix. Beaucoup de bibliothèques paroissiales ont été fondées en province, comme l’attestent l’existence d’une Revue des Bibliothèques paroissiales du diocèse d’Avignon et l’œuvre des bibliothèques cantonales du diocèse de Nancy. Ajoutons à cela des publications périodiques, telles que la Semaine des Familles, l’Abeille historique et littéraire, l’Ouvrier, le Messager de la semaine. La société de Saint-Vincent-de-Paul tire à 125,000 exemplaires ses Petites lectures illustrées, qui paraissent tous les mois, et coûtent 40 centimes par an.

Les protestans, de leur côté, font de très louables efforts. Le Lecteur, organe des bibliothèques populaires, paraît tous les deux mois. Il est imprimé à Montbéliard. Montbéliard a une société spéciale pour la propagation des livres; il y en a aussi à Strasbourg, Mulhouse, Colmar et Lyon. La Société des Traités religieux, de Paris, répand chaque année un million et demi de petits traités. MM. Courtois, banquiers à Toulouse, y ont fondé, il y a une vingtaine d’années, une Société des livres religieux qui, dans l’exercice 1861, a dépensé 91,000 francs, publié 88,113 exemplaires d’ouvrages divers, et fondé 81 bibliothèques. Il convient d’ajouter que ces ouvrages publiés par les protestans et les catholiques sont le plus souvent de très minces brochures, et qu’il en tombe un très grand nombre dans les mêmes mains.

Il ne s’était pour ainsi dire rien fait jusqu’à ces dernières années en dehors des associations religieuses. Une société s’était fondée en 1850 sous le titre d’Association universelle pour la fondation des bibliothèques communales. Le ministre de l’intérieur l’avait recommandée aux préfets dans une lettre insérée au Moniteur du 31 mai. Elle a avorté. La Société pour l’instruction élémentaire, fondée en 1815 sous l’inspiration de Carnot, et qui a eu longtemps à sa tête M. de Lasteyrie, a suscité de bons livres par ses encouragemens ; mais elle ne se charge pas de les répandre elle-même. C’est seulement depuis trois ans qu’on peut constater un véritable mouvement en faveur des bibliothèques populaires. Trois faits principaux le caractérisent : une circulaire de M. Rouland, ministre de l’instruction publique, en date du 26 juin 1860 ; l’autorisation accordée à la Société Franklin par le ministre de l’intérieur le 19 septembre 1862, et enfin la fondation de bibliothèques populaires dans plusieurs des arrondissemens de Paris.

Disons sur-le-champ que nous sommes de l’avis des sociétés catholiques et des sociétés protestantes, de l’avis de la circulaire de M. Rouland, de l’avis de la société Franklin, et surtout de l’avis des fondateurs de bibliothèques populaires. Nous trouvons que tout le monde a raison, que tout le monde fait du bien ; nous voudrions obtenir la liberté du commerce de la librairie, pour ajouter cette grande force à toutes les forces déjà existantes. Pour un besoin si pressant, pour un intérêt si sacré, ce n’est pas trop de tous les dévouemens et de toutes les ressources. Il y a pourtant dans tout cela des différences de degré et même des différences de principes, puisqu’il y a la propagande religieuse, la propagande par l’état et la propagande par l’action individuelle. Il faut dire pourquoi et dans quelle condition nous acceptons les deux premières, pourquoi nous leur préférons l’action libre, individuelle, laïque, et quelle règle nous lui proposons pour assurer son succès au point de vue matériel et au point de vue moral.

D’abord ; pour la propagande religieuse, ce qu’il importe de déclarer avant toutes choses, c’est qu’elle est de droit. Ceux qui s’en plaignent, ceux surtout qui se réjouissent des rigueurs exercées contre elle par certains gouvernemens, n’entendent rien à la liberté. On peut répondre à la propagande de ses adversaires, on ne peut pas l’étouffer. Les catholiques et les protestans ont incontestablement le droit de professer leur culte, et par conséquent de le propager. Ce droit, quoiqu’il soit réclamé pour des communions religieuses, est un droit philosophique. La raison et la loi sont d’accord pour les leur assurer. Il est impossible de les troubler dans l’exercice de ce droit, à quelque degré que ce soit, sans attenter à la liberté de tous, car on ne peut violer la liberté de personne sans violer la liberté de tous. Jamais le droit ne peut être exceptionnel, car alors il serait un privilège, c’est-à-dire le contraire du droit. Quiconque est libéral doit donc réclamer pour les catholiques la liberté d’être catholiques, et par conséquent la liberté de répandre le catholicisme. Voilà qui est évident.

Mais ce droit, que tout esprit libéral accorde de toute nécessité aux communions religieuses, doit-on regretter qu’elles en fassent usage? Pourquoi le regretter, si nous sommes libéraux? Le caractère propre du vrai libéralisme, c’est de compter sur la force de la vérité. Protégeons-nous la vérité par la contrainte, nous ne sommes plus que des oppresseurs. Du moment que nous sommes libéraux, nous ne devons en appeler qu’à la persuasion, à la démonstration. Nous devons croire et nous croyons en effet que, pourvu que tout le monde combatte à armes égales, la victoire restera à la bonne cause, qui est la nôtre. Il ne s’agit donc pas pour nous de permettre que nos adversaires soient libres, mais d’aimer la liberté en eux. On objecte qu’ils sont intolérans : que nous importe? S’ils ne font que prêcher l’intolérance, c’est une doctrine, et une doctrine certainement fausse : nous la réfuterons. S’ils obtiennent au profit de l’intolérance l’appui du bras séculier, c’est autre chose alors, car il ne s’agira plus d’opposer une doctrine à une autre, mais de lutter contre la force. Il nous faut à tout prix la liberté de penser et de parler, mais il nous la faut aussi pour nos ennemis, et même pour les ennemis de la liberté.

En fait, si nous étudions les catalogues des sociétés religieuses, les livres qu’elles répandent peuvent se diviser en trois classes : les livres de polémique, les livres de dogme et les livres de morale. Les livres de polémique ne sont pas nombreux; ils ne sont que l’exercice du droit le plus naturel, quand ils ne contiennent pas d’injures pour l’adversaire qu’ils combattent, et, quand ils en contiennent, à qui nuisent-ils? Nous ne sommes plus aux temps où protestans et catholiques entreprenaient des croisades les uns contre les autres dans les rues d’une même ville. Aujourd’hui tout le monde se fait honneur d’être modéré; on feint de l’être quand on ne l’est pas : la vérité est qu’on l’est un peu trop, car le principe de la tolérance au XIXe siècle est moins encore l’amour de la liberté qu’un fonds regrettable d’indifférence. Les livres de dogme sont plus nombreux que les livres de polémique ; ils ont pour effet ou du moins pour but de raffermir les fidèles dans leur foi. On peut ranger parmi eux un certain nombre de petites brochures consacrées aux récits de miracles ou à des spiritualités qui offensent le bon sens et ne sont pas toujours sans inconvénient pour la morale. Ces publications alimentent la polémique des incrédules contre les religions positives ; elles sont désavouées et regrettées par tous les esprits éclairés ; elles ne font guère de mal qu’à la cause qu’elles prétendent servir. Restent les ouvrages de morale, et ils forment plus de la moitié des publications religieuses. Beaucoup de livres de piété sont évidemment des livres de morale sous une forme particulière. Cette statistique sommaire suffit pour montrer la vanité des alarmes de certains esprits; la propagande religieuse tourne à la propagande de la morale humaine : elle répand le goût et l’habitude de la lecture; elle doit être en somme acceptée comme un bienfait, même par les incrédules. Il faut être bien aveuglé par les préjugés pour se plaindre de la quantité des publications religieuses, quand on est partisan de la liberté de l’imprimerie et de la librairie. Pourquoi donc aimez-vous la liberté, si vous la croyez si terrible? Et comment l’aimez-vous, si vous la croyez compatible avec des exclusions ? Les protestans, qui donnent une bible à chaque couple dont ils bénissent l’union, ne rendent pas seulement service au protestantisme, mais à l’humanité. Pourquoi les communions chrétiennes n’ont-elles pas la pensée de faire imprimer à des millions d’exemplaires le sermon sur la montagne en forme de tableau illustré, et de le répandre dans toutes les chaumières à la place de ces grossières images dont le seul tort n’est pas toujours d’offenser le bon goût? Avec quelle ardeur les libres penseurs n’apporteraient-ils pas leur obole pour concourir à cette œuvre bénie?

Nous dirons un mot de la propagande des livres par l’état. Elle nous plaît moins. Nous ne voulons pourtant pas la repousser, pourvu qu’elle coexiste avec la liberté et l’action individuelle. La liberté est un remède à tout. Il y a cette première différence entre l’action de l’état et celle d’une communion religieuse, que la communion religieuse défend un dogme, et l’état une politique. La religion, quoi qu’elle fasse, parle toujours aux hommes de Dieu et du devoir; la politique, même la plus pure, parle presque toujours à leurs passions. On dira que l’état se mettra au-dessus des questions de partis, qu’il dédaignera les controverses. Cette réponse n’est pas sérieuse. L’état ne parle pas lui-même; ceux qui gouvernent parlent pour lui, et confondent dans leurs écrits leurs intérêts avec les siens. Prenez garde que de petits livres publiés par l’état, quel que soit d’ailleurs le gouvernement, ne seront jamais qu’une forme nouvelle de la presse officielle. Cette action sera terrible pour la liberté, s’il n’y a pas de presse libre, et terrible pour l’état, s’il y en a une. On peut d’ailleurs signaler cette différence entre la presse religieuse et la presse officielle dans un pays sans religion d’état, que les diverses religions se font contre-poids, tandis que l’état est seul, et transforme aisément toute contradiction en délit politique. L’intervention directe du gouvernement dans la création et la vente des livres et dans la formation de bibliothèques est donc pleine de périls. Si même il ne fait que choisir dans les catalogues des libraires, il est à craindre qu’il n’emploie la fortune publique à récompenser des dévouemens politiques et à porter l’inégalité et le trouble dans la première et la plus importante de toutes les industries. Ce qu’il fait en petit avec les annonces judiciaires, il le ferait en grand avec les achats de livres ou même avec une simple désignation officieuse. Faut-il donc regretter les efforts de M. Rouland et condamner l’état à l’inaction? Pas du tout. Dans notre pays, où on a bien de la peine à agir tout seul, la circulaire de M. Rouland donnera une impulsion au dévouement individuel. C’est un premier et excellent résultat. Tout dépend d’ailleurs d’une question d’organisation. M. Rouland place la bibliothèque dans le local de l’école et sous l’autorité de l’instituteur. Rien de mieux; cela se pratique ainsi dans tous les pays où l’enseignement primaire est fortement organisé. Ces bibliothèques sont quelquefois exclusivement scolaires; quelquefois aussi on ajoute aux livres de classe employés par les instituteurs et leurs élèves des ouvrages d’une autre nature, destinés à être prêtés au dehors, soit aux élèves, soit à leurs parens. M. Rouland a pris ce second parti. Il y a donc en réalité deux bibliothèques sous la même clé, l’une purement scolaire, l’autre communale. Il faut les examiner séparément.

La première, pourvu qu’elle soit bien comprise, n’a rien que de très légitime et de très utile. Le principe en avait été posé, quelque temps après la révolution de juillet, dans un rapport au roi, approuvé le 12 août 1831, et dont voici les dispositions principales : « Une bibliothèque centrale, composée des ouvrages qui auront été jugés les plus propres à l’enseignement primaire, soit en France, soit dans les pays étrangers, sera établie à Paris. D’autres dépôts de même nature seront formés successivement dans tous les chefs-lieux d’académie. Le nombre s’en accroîtra peu à peu, et n’aura de limites que le nombre même des écoles primaires. » Ce projet n’a jamais été complètement réalisé. S’il peut l’être, grâce à l’initiative de M. Rouland et aux efforts de son successeur, pourquoi ne pas leur en savoir gré? On nous permettra toutefois de signaler une transformation assez curieuse qu’a subie cette bibliothèque classique en passant de M. de Montalivet à M. Rouland. Aux termes du rapport de 1831, elle doit être composée « des ouvrages qui auront été jugés les plus propres à l’enseignement primaire en France ou dans les pays étrangers. » Il ne s’agit donc pas d’imposer à tous les instituteurs les mêmes livres; au contraire, on mettra tous les livres sous leurs yeux, à leur portée, afin qu’ils puissent faire leur choix en connaissance de cause. En un mot, M. de Montalivet traite les instituteurs comme des maîtres, et non comme de simples rouages administratifs. Vingt ans plus tard, l’Université professe encore la même doctrine. On fit dans une circulaire ministérielle en date du 21 novembre 1851 : « Il importe de laisser à chaque instituteur la liberté de choisir l’ouvrage qu’il comprend le plus facilement, qui lui paraît le mieux approprié aux besoins de son enseignement, aux habitudes de la localité, à l’âge et aux dispositions des enfans; il convient aussi de ne pas faire obstacle aux efforts des auteurs, qui seraient complètement découragés s’ils savaient d’avance que toutes les voies leur sont fermées. » Assurément on ne saurait mieux dire; mais le ministre de 1851 est M. Charles Giraud, c’est encore l’Université de 1831 qui parle. Voici ce que dit celle de 1862 par la voix de M. Rouland : « L’acquisition des livres de classe sera faite par les instituteurs sur une liste préparée chaque année pour toutes les écoles du ressort par le conseil académique, et arrêtée par le ministre. Cette liste ne devra comprendre que des ouvrages approuvés par le conseil impérial de l’instruction publique[8]. » Passe encore pour l’approbation du conseil impérial : c’est une vieille pratique universitaire rendue de nouveau obligatoire par l’article 5 de la loi du 15 mars 1850; mais que le conseil académique fasse un choix sur cette liste passablement étendue, que par surcroît ce choix soit soumis au ministre, et il est bien à présumer que l’instituteur n’aura plus qu’à se soumettre humblement. Il prendra les livres de classe de la main des magistrats et des notables qui composent le conseil académique, et qui, étant placés plus haut que lui dans la hiérarchie administrative, doivent posséder à un bien plus haut degré la science de la pédagogie.

Voyons ce que sera la bibliothèque communale placée par M. Rouland à côté de la bibliothèque classique ainsi composée. « La bibliothèque scolaire comprendra, dit l’arrêté (art. 3) : 1° le dépôt des livres à l’usage de l’école (c’est la bibliothèque classique dont nous venons de parler); 2° les ouvrages concédés à l’école par le ministre de l’instruction publique; 3° les livres donnés par les préfets au moyen de crédits votés par les conseils-généraux ; 4° les ouvrages donnés par les particuliers; 5° les ouvrages acquis au moyen des ressources propres à la bibliothèque. » Nous sommes fort tranquilles sur les ouvrages donnés par le préfet ou le ministre. Les deux derniers paragraphes ont seuls besoin d’un commentaire, et M. Rouland se charge de le donner dans l’article 6. « Aucun ouvrage ne peut être placé dans les bibliothèques scolaires, soit qu’il provienne d’acquisitions, soit qu’il provienne de dons faits par les particuliers, sans l’autorisation de l’inspecteur de l’Académie. » Il ne faut pas en faire un reproche à M. Rouland : l’administration fonde une bibliothèque ; elle la surveille et la contrôle dans tous ses détails. Cela est naturel, presque nécessaire; c’est la force même des choses. Dans quel esprit l’administration exercera-t-elle son droit de contrôle, ou plutôt, disons le mot juste, son droit de censure? M. Rouland s’est encore chargé de le dire dans sa circulaire aux recteurs du 24 juin 1862; mais peut-être ici peut-on trouver qu’il se fait une idée un peu exagérée de ses devoirs envers le gouvernement : « Les livres qu’on placera dans les bibliothèques scolaires devront, avant tout, dit-il, être empreints d’un véritable sentiment national et d’une grande impartialité; on aura soin d’en écarter tous ceux qui, écrits sous l’impression d’idées préconçues, s’efforceraient de faire tourner l’histoire au profit d’opinions qui doivent chaque jour s’effacer en présence d’un gouvernement dont la pensée ne tend qu’à la satisfaction légitime de tous les intérêts populaires. » Cette définition de l’impartialité mérite d’être retenue comme la plus haute expression du libéralisme administratif. Nous n’avons rien à y ajouter. Elle montre jusqu’à l’évidence que les bibliothèques scolaires sont plutôt un moyen de gouvernement qu’un moyen de civilisation. Cependant nous ne les repousserons pas, nous ne les dédaignerons pas; nous les accueillerons même comme un service, tant est grande notre foi dans la puissance de la liberté, pourvu qu’à côté des bibliothèques religieuses et des bibliothèques gouvernementales il nous soit permis de placer à notre tour des bibliothèques libres.

C’est dans cette intention qu’a été fondée à Paris la société Franklin, qui a pour président M. Boussingault, membre de l’Académie des Sciences, et pour secrétaire-général M. Meyer. Cette société a été autorisée le 19 septembre 1862 par le ministre de l’intérieur. Voici l’article 2 de ses statuts : « La société a pour objet de proposer l’établissement de bibliothèques municipales dans les localités qui en manquent, d’aider de ses conseils celles qui s’organisent, de leur communiquer le catalogue des livres qui méritent d’être recommandés, de les encourager par des dons en livres ou en argent, de se charger pour elles de leurs acquisitions, le tout sans frais, et sans aucune responsabilité à sa charge. Elle ne s’immisce jamais dans les détails d’intérieur de ces bibliothèques, à moins d’y être invitée par elles. »

Ce peu de mots expliquent parfaitement le but, le rôle et l’importance de la société Franklin. Elle existe depuis peu de temps et n’a encore qu’un revenu tout à fait insignifiant, qui suffit à peine à quelques dépenses de bureau indispensables. Il est à désirer que le nombre des associés augmente (la cotisation annuelle n’est que de 12 francs), et que la société soit mise à même de faire des dons et des avances. Jusqu’à présent, elle n’a pu que préparer ses catalogues et correspondre avec les fondateurs de bibliothèques qui ont désiré son concours. Elle leur sert aussi, avec grand avantage, d’intermédiaire auprès des éditeurs. Une importante maison de librairie a eu l’idée de mettre à la disposition des bibliothèques communales des caisses contenant, en volumes solidement reliés, une valeur de 200 francs, moyennant une location de 25 centimes par jour. Quand tous les volumes ont été lus, la maison de librairie les reprend et les remplace, sans frais, par une nouvelle caisse. Il suffit donc de payer 25 centimes par jour pour avoir à sa disposition cinquante ou soixante volumes. En prenant quatre caisses, vingt associés, qui payeront chacun 5 centimes par jour, pourront choisir entre plus de deux cents volumes constamment renouvelés. Sur l’invitation de la société Franklin, la plupart des libraires de Paris se sont empressés d’entrer dans cette combinaison. Aucun livre, cela va sans dire, n’est imposé aux locataires. Les catalogues contiennent un très grand nombre de numéros en ouvrages d’histoire, de morale, de religion, de sciences, et même de fantaisie. Une commune rurale, une ville industrielle, une école, un collège, un séminaire, trouvent amplement à s’approvisionner, suivant leurs besoins et leurs tendances particulières. On peut donc dès aujourd’hui fonder une bibliothèque où l’on veut sans dépenser d’argent. Qu’il y ait partout un homme ou une femme de bonne volonté pour prendre l’initiative, et la France, avant un an, sera couverte de bibliothèques.

Déjà le mouvement se propage de tous les côtés. Nos départemens les plus reculés et même nos départemens d’Algérie veulent avoir leurs dépôts de livres. Une société analogue à la société Franklin s’est fondée tout récemment en Alsace. A Paris, c’est une véritable fureur parmi les ouvriers. Qui n’en serait à la fois consolé et réjoui? Ce désir d’apprendre est plus qu’un heureux symptôme, c’est déjà un grand progrès moral. Plusieurs bibliothèques sont fondées, organisées, en exercice. Cinq arrondissemens ont leur bibliothèque. Les livres ne suffisent pas aux demandes. On en prépare une dans le quartier de Chaillot; en huit jours, 194 ouvriers se sont inscrits. Pour peu qu’on y mette un peu d’énergie et que l’on comprenne la grandeur du but à poursuivre, cela peut devenir toute une révolution dans nos mœurs. La bibliothèque peuplera l’école, elle videra le cabaret, elle donnera un centre et un nouveau lien aux familles. Le grand bienfait commencé en 1833 pourra être enfin réalisé cette année si on le veut.

Les catalogues de la société Franklin sont tellement étendus qu’il est difficile de les considérer autrement que comme un répertoire de livres non dangereux ; ce n’est pas un répertoire de livres conseillés. Elle a peut-être bien fait de se tenir dans cette généralité, pour laisser à la liberté une plus grande place. La loi du 15 mars 1850 donne au conseil impérial de l’instruction publique le droit de choisir les livres qui peuvent être introduits dans les écoles communales ; mais elle le charge seulement d’indiquer ceux qui doivent être prohibés dans les écoles privées, comme contraires à la morale, à la constitution et aux lois. La société Franklin a pris pour elle cette seconde tâche ; elle réserve les conseils pour ses communications privées avec les fondateurs de bibliothèques. Il est certain qu’on ne saurait donner les mêmes conseils partout. Une commune est agricole ou industrielle, éclairée ou attardée, catholique ou protestante. Le goût de la lecture y est déjà répandu, ou bien il y a tout à créer, les lecteurs aussi bien que la bibliothèque. Tantôt il faut fournir des alimens à des esprits déjà avides de science, tantôt il faut révéler à des intelligences paresseuses une nouvelle source de plaisirs. Dans une telle diversité d’aptitudes et de besoins, il est assez difficile d’établir quelques formules générales. Il y a pourtant deux ou trois principes dont il est urgent de ne jamais s’écarter.

Le premier de tous assurément, c’est que la bibliothèque doit être tout à fait irréprochable au point de vue des mœurs. Tout le monde en tombera d’accord ; mais la morale est une souveraine très vantée, très respectée et très mal obéie. En voici une preuve singulière. Le théâtre chez nous est soumis à la censure. Évidemment on a composé la commission de censure des hommes les plus intelligens, les plus probes, les plus versés dans la connaissance du cœur humain et dans l’étude de la philosophie morale. Nous ne craindrions pas, pour notre part, la suppression de la censure, nous serions même les premiers à la provoquer ; mais du moment qu’elle existe, elle constitue un ministère de l’ordre le plus élevé. Un de ses effets est de rendre l’administration responsable de la moralité de tous les vaudevilles et de tous les mélodrames. Cependant que voyons-nous chaque soir ? Pourvu qu’à la fin de l’histoire et pendant qu’on prend son chapeau et son manteau la vertu soit récompensée et le vice puni, tout est bien, tout est dans la règle : c’est l’avis de la commission et celui du public. Croit-on que le spectateur en soit dupe? Il voit le monde à côté de la comédie; il sait très bien que la vertu et le succès ne sont pas rivés à la même chaîne. Quelle est cette singulière aberration d’aller dire à d’honnêtes ouvriers, qui se sentent honnêtes et qui se savent pauvres, qu’il suffit d’être honnêtes pour devenir riches, ou malhonnêtes pour finir un beau jour par être ruinés? Dites-leur qu’on est heureux, même dans la pauvreté, avec une bonne conscience; dites-leur qu’il faut remplir le devoir à tout prix, parce qu’il est le devoir, et parce que Dieu le veut. Le devoir est austère; si vous connaissiez bien les hommes, et si vous les estimiez ce qu’ils valent, vous saunez que cette austérité même est un charme. Quand le peuple est attentif, tout ce qui est grand l’enflamme. Il est généreux, il est fier; il aime le récit des grands sacrifices et le spectacle des grands caractères. Un moraliste se plaint avec raison de l’usage où nous sommes d’avoir un langage enfantin, une science enfantine pour les enfans; il faut leur parler du premier coup la vraie langue, — elle n’est pas plus difficile que le jargon des nourrices, — et les initier graduellement, mais sans intermédiaire, à la vraie science : elle est plus analogue à la raison, et en définitive plus accessible que les sottes superstitions par lesquelles on la remplace. De même pour le peuple : c’est une étrange fatuité que de s’abaisser pour lui parler. Il a si peu besoin qu’on lui fabrique des mélodrames que, quand il a le choix, il court à Corneille. Si on lui faisait des lectures le soir, institution qui serait excellente pourvu qu’elle fût libre, le moyen d’avoir du succès serait de choisir Épictète ou Sénèque. Donnez-lui sans hésiter la grande morale, et, autant que possible, donnez-la-lui dans le langage des maîtres, car il ne faut pas séparer ces deux choses, la belle langue et la belle doctrine. Un livre mal écrit n’est pas assez honnête pour le peuple. S’il faut à toute force des spectateurs pour les mélodrames, envoyons-leur nos bacheliers déclassés, notre jeunesse dorée; mais, pour ce grand enfant qu’on appelle le peuple, Corneille, Molière, Racine, Shakespeare, Schiller, ne sont pas trop beaux. C’est presque la même faute, c’est presque un attentat contre la morale que de faire à son usage des ustensiles sans grâce, des gravures ou obscènes ou ridicules. En coûterait-il plus de copier l’antique? Est-ce que la tâche de dessiner un tableau de Raphaël et de le tirer à des millions d’exemplaires pour que le peuple puisse l’avoir à vil prix serait au-dessous de nos premiers artistes? Pourquoi ne chante-t-on pas dans nos rues des airs de Gluck et de Mozart au lieu de ces refrains ignobles dont nous sommes poursuivis, et qui sont une honte, non pour le peuple, mais pour ceux qui se chargent de l’amuser, et qui ne savent l’amuser qu’en le dépravant? Comment s’étonner des erreurs de nos romanciers et de nos écrivains dramatiques quand les gouvernemens donnent eux-mêmes le signal de la démence ? S’ils ont quelque fête publique à commander, ils appellent des saltimbanques, ils élèvent des tréteaux : bien heureux s’ils n’ont plus, comme au moyen âge, des fontaines qui versent du vin. Ils ouvrent les théâtres de vaudeville et de mélodrame, et ils ne sont pas avertis par la foule qui se presse pour entendre Polyeucte ou Guillaume Tell.

Nous n’irons pas jusqu’à interdire un livre amusant qui ne serait qu’amusant. Une erreur, à notre avis, des sociétés religieuses, c’est de publier exclusivement des livres sérieux. Elles ont raison, si leur but est d’édifier les fidèles ou de recruter des prosélytes ; mais ce n’est pas par de pareils moyens qu’on accoutumera la foule à regarder la lecture comme un délassement. Douze heures de travail manuel ne sont pas une bonne préparation au travail de l’esprit. Pour quelques hommes intelligens, passionnés, qui préfèrent à tous les plaisirs le bonheur de penser, et qui veulent toujours tirer profit de leurs lectures, combien trouve-t-on d’ouvriers qui ne demandent aux livres qu’un repos et un plaisir, et qui cherchent à échapper par la rêverie aux tristes réalités de l’existence ! Les bibliothèques, il n’est pas permis de l’oublier, ont à vaincre deux ennemis redoutables : l’ignorance et le cabaret. Avec une pareille bataille à livrer, elles ne se feront jamais assez attrayantes. Tout ce que nous leur demandons, c’est de ne sacrifier ni à la morale facile, ni au mauvais goût. Jamais nous n’admettrons que le vice soit plus aimable que la vertu, ou le laid plus séduisant que le beau. Il y a de certaines délicatesses et de certains raffinemens qui ne vont qu’aux esprits éclairés ; mais cela n’est vrai, dans l’art et dans la vie, que des vertus ou des beautés de convention. Tout ce qui est grand, tout ce qui est éternel s’impose de plein droit à l’admiration des foules et à l’assentiment de la postérité. On a dit que tout le monde avait plus d’esprit que Voltaire ; le mot a fait fortune sans être juste. La foule n’a pas d’esprit : elle a du bon sens et du sentiment, et même elle en a plus que tout le monde. Quelque grand qu’il soit, aucun homme n’est aussi grand que l’humanité.

Il est une sorte d’ouvrages qui pourraient être écrits spécialement pour les bibliothèques populaires. Ce sont les livres techniques destinés à propager les découvertes scientifiques et les meilleurs procédés industriels. D’une part les progrès incessans de l’industrie, de l’autre l’avènement d’un très grand nombre d’ouvriers à la vie intellectuelle, rendent les ouvrages anciens tout à fait insuffisans. Le temps n’est pas éloigné où chaque ouvrier voudra savoir quel est l’inventeur du métier sur lequel il travaille, de quels organes ce métier se compose, à quel engin il a succédé, de quels perfectionnemens il est susceptible. Du métier, la curiosité glissera jusqu’au moteur qui lui donne la vie, et on voudra se faire expliquer la composition de la machine et la nature de la force motrice. D’autres esprits seront attirés par les problèmes économiques et sociaux, et voudront savoir quelle est la part du capital, celle de la science et celle de la main-d’œuvre dans la fabrication d’un produit. N’est-ce pas pour un ouvrier à la fois un vif plaisir et un grand sujet d’émulation que d’apprendre ce qu’était Richard Arkwright avant de devenir baronet et millionnaire ? Si jamais tous les hommes qui comme lui ont créé une industrie en créant un instrument sont mis à la place qu’ils méritent dans l’admiration de l’humanité, ce sera déjà un progrès moral que d’avoir remplacé le culte du sabre par celui du génie. Voici donc en peu de mots les conseils qu’on peut donner aux fondateurs de bibliothèques : avant tout, une morale austère, non pas un semblant de morale, une morale hypocrite, mettant certaines conventions sociales au-dessus du devoir, mais la vraie, la généreuse, l’inflexible morale, et de la morale jusque dans les traités scientifiques, jusque dans les ouvrages frivoles : c’est là le premier et le plus grand précepte ; en second lieu, un choix habilement et sévèrement fait dans les chefs-d’œuvre classiques : si on a recours aux classiques de l’antiquité ou aux littératures étrangères, que les traductions soient faites avec tout le soin possible et par les meilleurs écrivains ; troisièmement, des livres d’agrément en assez grand nombre pour rendre la bibliothèque très attrayante, mais des livres irréprochables pour la morale et pour le style : que ces livres, avant de flétrir et de punir le vice, ne commencent jamais par le rendre aimable, car on entendrait les descriptions et on n’entendrait pas les anathèmes ; enfin des livres techniques écrits en langage usuel, simple, correct, pas trop scientifiques pour rester clairs et facilement accessibles, toujours au courant des dernières découvertes de la science, dignes d’être lus par les ouvriers et consultés par les savans. C’est beaucoup demander, mais on ne demande jamais trop quand il s’agit de l’éducation.

Une grande ville du nord, la ville de Gand, qui reçoit cette année dans ses murs un congrès scientifique, a mis au nombre de ses fêtes une revue des écoles communales. L’idée est neuve ; elle sera peut-être féconde. Il est beau de voir une ville se parer de ses écoles, lorsque tant d’autres, et des plus illustres, ne savent étaler que les ruineuses et médiocres combinaisons de leurs architectes ; mais les écoles, après tout, ne sont elles-mêmes qu’une espérance. Verrons-nous de nos yeux le jour où toutes les espérances des véritables amis du peuple seront réalisées, où chaque commune, chaque fabrique, chaque école sera pourvue d’une bibliothèque populaire, où le livre deviendra le guide, le compagnon, l’ami fidèle de l’ouvrier, où le souvenir de la dernière lecture amusera et soutiendra son esprit pendant le travail manuel, rendra la tâche moins dure, l’ennoblira, l’abrégera ? Car tel est le glorieux privilège de l’imagination : elle fait oublier la fatigue et la douleur, elle triomphe même de la durée. Quand on visite une de ces redoutables usines où la vapeur mugit, où le fer siffle, où les hommes travaillent sans relâche et soutiennent contre toutes les forces de la nature une lutte acharnée, quel plaisir ne goûte-t-on pas si tout à coup, rien qu’en ouvrant une porte, on se trouve dans la modeste enceinte de l’école, et qu’on y voie la preuve manifeste et en quelque sorte vivante de l’émancipation intellectuelle du travailleur ? Les murs sont revêtus de cartes de géographie et de modèles de dessin ou d’écriture ; une chaise pour le maître, quelques bancs pour les écoliers, voilà tout le mobilier de cette humble salle ; mais sur des rayons se pressent des livres, livres d’art, d’imagination et de science, avidement feuilletés chaque soir. Chaque soir, après le dîner de la famille, l’ouvrier revient, à côté de la machine silencieuse et des ateliers déserts, goûter en liberté le plaisir d’apprendre et le plaisir de penser. Quelles que soient les merveilles qu’on fabrique dans le reste de la maison, c’est là que la civilisation accomplit le plus grand de ses prodiges. Quel homme de cœur ne voudrait avoir écrit une œuvre digne de figurer sur les rayons de la bibliothèque populaire ? Qui ne voudrait au moins avoir donné un peu de son temps et de son âme pour aider les ouvriers dans la conquête de la science et de la vie intellectuelle ? Il ne s’agit pas de quelques fades histoires ou de quelque insipide lieu commun de morale. Non, c’est la grande science, c’est la grande littérature qu’il faut porter enfin jusqu’à ces lèvres avides de s’abreuver aux sources véritables de la civilisation et de la liberté. Un cri s’élève de tous les ateliers ; il serait à la fois insensé et criminel de ne pas y répondre. Mettons-nous donc résolument à l’œuvre, et commençons de grand cœur une sainte campagne contre l’ignorance.

Jules Simon.

  1. Moniteur du 4 janvier 1849.
  2. Séance du 15 février 1849.
  3. Lors du dépouillement des votes du 10 décembre, la commission législative dut constater au procès-verbal qu’on n’avait pas trouvé partout le nombre nécessaire de scrutateurs sachant signer leur nom.
  4. M. Charles Jourdain, Budget de l’instruction publique.
  5. 30 mai 1793.
  6. 17 novembre 1794, articles 2 et 6.
  7. Léon X, Conc. Lat., sess. 10.
  8. Arrêté du 1er juin 1862.