L’Influence française en Italie

L’Influence française en Italie
Revue des Deux Mondes, période initialetome 25 (p. 657-676).



DE
L’INFLUENCE FRANÇAISE
EN ITALIE.


Après la chute de l’empire romain, les différentes provinces occupées par les barbares furent soumises à des lois dont la base commune était le droit de conquête, et auxquelles ce droit donnait partout un air de ressemblance. Devenant tour à tour la proie de nouveaux envahisseurs qui se les disputaient, bouleversées par des révolutions toujours renaissantes, auxquelles les anciens habitans assistaient en esclaves, ces provinces furent divisées en plusieurs états, quelquefois indépendans les uns des autres, souvent rattachés par le principe féodal. Partout où ce principe était en vigueur, le suzerain dut toujours finir par soumettre ses vassaux : là où il n’y avait que des pairs, il devait se rencontrer tôt ou tard un chef plus habile ou plus hardi que les autres, capable de triompher de ses rivaux. Ce travail de dissolution et de recomposition s’est opéré plus ou moins lentement dans toute l’Europe. C’est ainsi qu’après les invasions des Saxons et des Jutes, l’Angleterre fut divisée en sept royaumes qu’Egbert ne put réunir qu’au bout de trois cents ans, et que l’Espagne, envahie tour à tour par les Alains, les Vandales, les Huns, les Visigoths et les Maures, fut partagée en un si grand nombre d’états. Il fallut onze siècles pour que toutes ces couronnes des Asturies, d’Aragon, de Castille, de Majorque, de Cordoue, de Grenade, pussent se réunir sur la tête des descendans d’Isabelle et de Ferdinand-le-Catholique ; et il ne fallut pas moins de temps pour que la France, déchirée d’abord par tous ces rois de Metz, d’Orléans, de Paris, de Soissons, divisée plus tard en une multitude de duchés et de comtés dont les chefs savaient se rendre redoutables au roi, finît, après l’extinction des ducs de Bretagne et de Bourgogne et des comtes de Provence, par ne former qu’un seul état.

Cette force d’agglomération, qui tendait à réunir en un seul corps les débris des grandes provinces romaines et à rapprocher des élémens en apparence si hétérogènes, résultait de plusieurs causes diverses. D’anciens rapports de race et de langue, dont l’origine se perd dans la nuit des temps, mais dont l’influence incontestable se manifeste encore, la force et la persistance de l’organisation romaine que les barbares n’ont jamais pu parvenir à abolir entièrement, et qu’ils cherchèrent à imiter dès qu’ils sentirent le besoin de reconstituer quelque chose ; enfin, les circonstances géographiques, les chaînes de montagnes, les mers, les grandes rivières qui formaient des barrières naturelles entre ces diverses contrées, durent contribuer dans des proportions différentes à préparer les élémens de cet esprit d’unité qui est aujourd’hui le plus sûr garant de l’indépendance des nations.

Placée dans des circonstances analogues, envahie par les mêmes barbares, si l’Italie n’eût été soumise à des influences particulières, elle aurait traversé les mêmes révolutions et aurait fini, comme ces contrées, par ne former qu’un état. Si cette réunion ne s’accomplit pas, c’est que l’Italie ne put jamais être entièrement conquise, et ce qui s’y opposa, ce furent les papes. Plus capables d’appeler des auxiliaires que de se défendre par leurs propres forces, ne pouvant établir leur puissance temporelle qu’à la condition qu’ils ne seraient pas entourés de chefs trop puissans, n’ayant ni armée, ni patrie, soumis à un mode d’élection qui ne leur permettait pas d’aspirer à soumettre l’Italie, ils s’appliquèrent à perpétuer le désordre dans l’espoir de régner par les divisions. C’est le plus grand reproche qu’on puisse faire aux chefs de l’église, que cet appel continuel des étrangers. Sous Théodoric et ses successeurs, les pontifes flottent entre les Grecs et les Goths ; après l’invasion des Lombards, ils appellent successivement Pépin et Charlemagne pour empêcher ces peuples de réunir l’Italie entière sous leur domination. Profitant de donations vraies ou supposées et de la faiblesse des successeurs de Charlemagne, les papes s’élevèrent peu à peu à un degré de puissance qui leur permit d’entreprendre avec les empereurs d’Allemagne la grande querelle des investitures. À l’aide des Normands qui venaient d’arriver en Italie, Grégoire VII empêcha Henri IV de s’établir à Rome. Dans ces luttes qui furent si longues et si acharnées, le principe municipal, qui avait survécu à la chute de l’empire romain, se releva avec une vigueur extraordinaire ; la ligue lombarde suffit d’abord pour contenir les Allemands. Mais, lorsque plus tard les empereurs héritèrent du royaume des Deux-Siciles, les papes, pressés de tous côtés par ces voisins dangereux, appelèrent les Français ; et, après beaucoup de sollicitations, Charles d’Anjou se chargea de mettre un terme à la crainte qu’avait la cour de Rome de voir l’Italie se réunir sous le sceptre des Hohenstaufen. Les conventions qui eurent lieu à cette époque entre le pape et le nouveau roi de Naples, prouvent que ce que le pape craignait par-dessus tout, c’était la réunion de l’Italie. Les dépêches originales et secrètes (lettres closes) de cette curieuse correspondance existent encore à Paris aux Archives du royaume et mériteraient d’être publiées. Dans le traité par lequel le pape appelait en Italie de nouveaux étrangers, il est dit et répété à chaque phrase que le chef de la nouvelle dynastie ne pourra devenir empereur, ni seigneur de Lombardie ou de Toscane, ni d’une partie quelconque de la Lombardie ni de la Toscane ; en un mot, qu’il ne pourra jamais tenter de réunir l’Italie. Au reste, malgré ces précautions, on sait que peu d’années après, le pape, redoutant probablement la trop grande puissance des Angevins, aida les Siciliens à la révolte et encouragea les Vêpres Siciliennes.

Il est à peine nécessaire de rappeler comment plus tard des pontifes, qui voulaient assurer à leurs parens l’héritage des républiques italiennes, se réconciliaient avec leurs plus cruels ennemis, les empereurs, et appelaient à leur secours ces bandes d’hérétiques qui venaient de saccager Rome plus brutalement que ne l’avaient fait les Goths d’Alaric. La réunion, de l’Italie, que les papes avaient rendue impossible sous un prince, n’était guère plus aisée sous ces républiques, qui pendant trois siècles jetèrent une si vive lumière sur l’Occident, et donnèrent l’exemple, qui nous étonne tant aujourd’hui, du plus grand développement possible de la démocratie et de l’industrie avec le sentiment poétique excité au plus haut degré. Capables quelquefois de balancer la fortune des empereurs, elles étaient, par leur constitution, impuissantes à faire des conquêtes, et d’ailleurs la ligue de Cambrai prouva au monde qu’au besoin on savait aussi tourner contre ces républiques les armes étrangères. Tant que le reste de l’Europe fut, comme l’Italie, morcelé, les républiques italiennes, animées par un principe plus énergique, purent facilement repousser les attaques des princes étrangers ; mais, dès qu’il se forma partout de grands états, elles furent inhabiles à résister aux nations compactes et armées qui les entouraient. C’est en voyant l’impuissance où la démocratie était réduite que Machiavel, qu’on a si peu lu et si souvent cité, désespérant des républiques, voulut former un prince capable d’asservir et de défendre l’Italie. Il sentait que pour l’Italie il ne s’agissait plus alors de liberté, mais d’indépendance, et il espérait qu’à une époque où les princes seuls étaient forts, un prince pourrait chasser les étrangers d’une contrée qui n’avait besoin que d’être réunie. Personne ne répondit à cet appel fait par le secrétaire de la république de Florence, et les Farnèse, les d’Est, les Médicis, trouvèrent plus commode de régner sous le bon plaisir de l’étranger que de combattre son influence.

Bien que Charlemagne ait bouleversé la face de l’Italie, cependant, sous les rois de la seconde race, les Français n’exercèrent guère d’influence dans cette contrée. Ce fut plutôt l’Italie qui réagit sur la France, et ceux à qui le nouvel empereur d’Occident confia le soin de policer son peuple furent principalement des Italiens ou des hommes qui étaient allés s’instruire en Italie. Lorsque l’empire passa des Carlovingiens aux Saxons, les relations de la France et de l’Italie devinrent de moins en moins fréquentes, et ce ne fut que plus tard que les poésies des troubadours et les romans de chevalerie renouèrent les relations de ces deux pays. La littérature française s’était tellement répandue en Italie au XIIIe siècle, que, sans parler des poètes italiens qui écrivaient en langue romane, on connaît plusieurs ouvrages écrits en français par des Italiens, tels que la chronique de Canale, le Trésor de Brunetto Latini ; le livre de physique d’Aldobrandin de Sienne ; peut-être aussi la relation du voyage de Marco Polo fut-elle écrite d’abord en français. La bataille de Monteaperti, qui força tant de familles guelfes à chercher un asile en France, resserra les liens que l’activité des marchands lombards avait établis entre les deux pays, et enfin la conquête du royaume de Naples par Charles d’Anjou acheva de consolider ces liens.

Partageant avec le pape le soin de diriger la grande ligue guelfe, si souvent en guerre avec les Gibelins, dont l’empereur était le chef, le roi de France, au XIVe siècle, se trouvait investi d’un pouvoir moral immense en Italie, où il avait en outre pour alliés le pape, le roi de Naples et les comtes de Savoie. Pendant le séjour que firent les papes à Avignon, les relations entre les deux pays devinrent encore plus intimes, et l’on sait combien de familles italiennes vinrent à cette époque s’établir dans le midi de la France, où la plupart occupent encore un rang élevé. Ce fut alors que le roi de France forma le projet de fonder en Italie un second royaume, qui aurait été donné à la branche d’Orléans, en obtenant du pape une cession générale de toutes les terres de l’église pour lesquelles il aurait reçu l’équivalent en France. Les pièces relatives à cette négociation peu connue existent aux Archives du royaume à côté de la correspondance déjà citée relative à Charles d’Anjou : elles montrent combien la France tenait à assurer sa suprématie en Italie. On doit bien regretter que cette négociation, qui dura plusieurs années et qui fut au moment de réussir, ait échoué ; car, une fois le pape sorti d’Italie, les princes français établis à Naples et dans le nouveau royaume qu’on voulait fonder, aidés par les républiques guelfes, auraient fini par vaincre les Gibelins et par rejeter pour toujours les Allemands au-delà des Alpes. Alors, par la force des choses, se serait peu à peu accomplie cette réunion de l’Italie que Dante et les Gibelins avaient voulu voir s’exécuter sous les auspices de l’empereur, chargé par eux d’abattre le pape.

Plus tard, il est vrai, la France, déchirée par les factions et envahie par les Anglais, dut renoncer à exercer son influence au dehors, se résigner à assister à la ruine de la maison d’Anjou à Naples, et à laisser préparer la chute des républiques sans pouvoir s’y opposer ni en profiter. Cependant, dès qu’elle fut délivrée du soin de repousser les étrangers, elle porta de nouveau son attention sur l’Italie : Naples et Milan furent envahies successivement par Charles VIII, Louis XII et François Ier. Mais les Espagnols, alliés d’un jour qui se changèrent bientôt en redoutables adversaires, surent d’abord seuls, et ensuite réunis aux Allemands, empêcher les Français de s’établir dans la péninsule. Après la bataille de Pavie, François Ier parut oublier le rôle qu’il avait voulu jouer, et, négligeant les intérêts de la France au-delà des Alpes, sembla satisfait de tirer des artistes de cette Italie pour laquelle il avait prodigué tant de sang et de trésors. C’est alors que la cour de Rome abandonna la France et se jeta dans les bras de l’empereur, et que l’on vit un pape florentin appeler des hordes barbares pour asservir sa patrie au profit de ses parens. On ne saurait s’empêcher d’éprouver encore un sentiment d’anxiété et d’admiration en voyant cette mère des arts, cette Florence qui s’était tant illustrée par les grands hommes qu’elle avait donnés au monde, abandonnée de tous ses alliés, n’ayant plus rien à espérer des puissances de la terre, se tourner vers le ciel, et après avoir choisi Jésus-Christ pour roi, attendre seule avec confiance le choc de Charles V et du pape. Rien ne manqua au prestige de cette lutte admirable, ni l’espoir fondé d’une victoire qui aurait été miraculeuse, ni l’audace d’un Ferruccio, nouvel Annibal, sorti d’un comptoir, qui, pour délivrer sa patrie, forma le projet d’aller surprendre Rome, ni même le génie de Michel-Ange, qui voulut aider de ses propres mains à la défense du dernier rempart de l’indépendance italienne. Enfin Florence tomba livrée par la trahison de ceux qui étaient chargés de la défendre, abandonnée par le roi de France qui oubliait ses promesses au sein des plaisirs, elle vit ouvrir ses portes à l’ennemi au moment où, après dix mois de siége, elle s’apprêtait à renouveler l’exemple de Sagonte[1]. Cet abandon coûta cher à la France, qui perdit pour long-temps son influence en Italie et la confiance qu’on avait en ses promesses. Aussi, depuis lors, la France ne dut plus compter sur l’appui moral des Italiens, qui, livrés successivement à l’empire et à l’Espagne, ne purent voir, dans les irruptions des Français, qu’un moyen de changer de maître sans aucun espoir d’amélioration. Après l’abdication de Charles V, les Espagnols possédèrent Milan, Naples, la Sicile et la Sardaigne : ils rançonnaient tous ces petits princes italiens qui payaient volontiers des sommes énormes pour que leurs ambassadeurs pussent avancer d’un pas dans la chapelle de la cour à Madrid, et ils conspiraient sans cesse contre la république de Venise, qui, bien que déchue de son ancienne splendeur, luttait encore avec courage contre les Ottomans. La seule maison de Savoie, qui avait la clé des Alpes, put se ménager une espèce d’indépendance ; et, tirant habilement parti de sa position, elle sut, par des alliances instables et souvent renouvelées, étendre lentement ses possessions. Depuis trois siècles, le Piémont est le seul état en Italie qui ait su s’agrandir, et cet agrandissement continuel est d’un bon augure dans un pays où tous les élémens de vie et de vigueur politique semblent manquer.

Bien que les Français n’allassent plus aussi souvent se montrer en armes aux Italiens, cependant les relations entre les deux peuples se renouèrent d’une autre manière, et la France, qui essayait, par des mariages multipliés, de soustraire les princes italiens à l’influence exclusive de l’Espagne, vit arriver à la suite de Catherine et de Marie de Médicis une foule de courtisans et de favoris dont la conduite ne dut pourtant pas toujours cimenter l’alliance entre les deux nations. Plus tard, les efforts immenses que fit Louis XIV pour asseoir son petit-fils sur le trône des Espagnes, donnèrent une grande idée de la puissance du cabinet de Versailles ; mais, à la paix, la France, qui sembla renoncer à ses anciens projets, permit à l’Autriche de s’emparer du Milanais, qu’elle avait toujours convoité. On ajouta à cette faute celle non moins grave de donner la Toscane au duc de Lorraine, qui devait bientôt la rendre une dépendance de l’Autriche. La France aurait mieux fait de se réunir à la Hollande pour obtenir le rétablissement de la république de Florence ; car le grand-duc, pressé par un de ses ministres, le marquis Rinuccini, ne se refusait pas, dit-on, à rendre la liberté aux Toscans.

Les souvenirs du règne de Louis XIV s’évanouirent sous la régence et sous Louis XV, et la France, déchue, par la faute de son gouvernement, du rang qu’elle doit occuper en Europe, semblait menacée de ne plus exercer aucune influence au dehors, lorsqu’elle se releva plus forte et plus puissante que jamais par l’action de ses écrivains. C’est un fait bien remarquable que la lenteur avec laquelle se sont répandus en Europe les ouvrages des grands écrivains français du XVIIe siècle, tandis que leurs successeurs ont pénétré partout avec une merveilleuse rapidité. En Italie comme ailleurs, les écrits de Montesquieu, de Voltaire, de Rousseau, ont été lus universellement avant que les tragédies de Racine ou les sermons de Bossuet fussent connus. Cela tient en général à ce que les écrivains du XVIIIe siècle, qui ont porté si loin l’influence de la langue et des idées françaises, disaient avec hardiesse des choses nouvelles capables d’exciter les passions, d’ébranler les croyances et de frapper l’imagination, tandis que leurs admirables devanciers ne faisaient que reproduire sous des formes belles, mais anciennes, des principes déjà connus. En Italie, d’autres causes contribuèrent aussi à cette invasion de la littérature française. On croit généralement, et l’on répète sans cesse, en-deçà des Alpes, que le XVIIe siècle a été, pour la littérature italienne, une époque de décadence, et l’on semble oublier que, si Achillini et le chevalier Marino prodiguaient alors des concetti que l’Europe entière admirait et qui valaient à leurs auteurs de riches pensions, ce siècle, qui fut celui de Galilée, de Torricelli, de Redi et de l’académie del Cimento, vit la réforme de la philosophie en Italie, et que ces grands penseurs furent aussi d’éminens écrivains. La littérature, la langue, les arts ne déclinèrent en Italie qu’au XVIIIe siècle, et l’on sait combien, aux époques de décadence, on est disposé à accueillir les littératures étrangères. D’ailleurs, c’était alors le siècle des princes réformateurs ; et, comme souvent ils rencontraient des obstacles dans les pays qu’ils gouvernaient, ils s’aidaient des idées françaises pour faire réussir leurs projets. C’est ainsi, par exemple, que le grand-duc Léopold de Toscane qui, lorsqu’il devint empereur, signa la fameuse convention de Pilnitz, était d’abord en correspondance avec Condorcet, et lui soumettait ses plans de réforme et ses projets de code. Avant la révolution, les idées françaises avaient envahi toute l’Italie. La guerre d’Amérique, où l’on vit la France monarchique soutenir les droits des républicains, contribua aussi à augmenter l’influence de ces idées. Si, en 1789, la France avait dû franchir les Alpes, elle aurait été accueillie partout avec un enthousiasme universel.

Mais l’invasion ne se fit que huit ans plus tard, après tous les déchiremens de la révolution, après tant de scènes lugubres racontées par des émigrés qui ne devaient pas ménager le gouvernement révolutionnaire, et après que le clergé, quittant presqu’en masse la France, avait excité contre la révolution française la haine de tout le clergé italien. Aussi, malgré les prodiges des premières campagnes d’Italie, malgré l’héroïsme de ces soldats de 1797, les Français ne furent bien accueillis que par quelques hommes doués d’un amour assez robuste de la liberté pour excuser les plus sanglans excès de la licence. Dans ses dépêches au directoire, Bonaparte se plaignait de l’isolement dans lequel, malgré le prestige de la victoire, se trouvaient les Français en Italie. Il fut, il est vrai, facile aux vainqueurs d’établir partout des républiques démocratiques ; mais ces républiques, qui avaient toutes pour loi fondamentale qu’aucun décret des autorités italiennes ne serait exécutoire qu’avec le visa d’un général français, donnèrent matière à de sérieuses réflexions aux plus chauds partisans de la liberté. Malgré les cris d’indépendance que l’on fit entendre, l’Italie fut traitée durement et en pays conquis ; les chefs-d’œuvre de l’art, les monumens les plus précieux de la science et de la littérature, furent enlevés aux musées et aux bibliothèques, et durent passer les Alpes. C’était là, si on le veut, le droit du vainqueur ; mais, en traitant avec cette rigueur les Italiens, on les blessait dans leurs sentiments les plus vifs. Le gouvernement français abandonnait ainsi l’espoir de se créer des auxiliaires, il renonçait à l’influence qu’il aurait dû vouloir exercer sur l’Italie, et s’imposait l’obligation de vaincre toujours. Le mécontentement du peuple italien, fomenté par le pape et par l’Autriche, fut contenu et réprimé tant que Bonaparte resta en Italie ; mais, lorsqu’on le sut sur le rivage des Pharaons, et que l’on vit la fortune se déclarer contre les Français, les insurrections éclatèrent de toutes parts, et les nouvelles républiques furent bientôt renversées.

Ce fut un grand malheur, à notre avis, pour l’Italie que cette scission sur une question aussi capitale entre les gens éclairés qui désiraient la liberté, et le peuple qui voulait repousser les Français, et qui fit sur plusieurs points, à Naples surtout, une résistance désespérée. Sans doute, les partisans des Français, les jacobins, comme on les appelait en Italie, avaient d’excellentes intentions. Ils comptaient réformer une foule d’abus qui ruinaient l’Italie, ils voulaient la liberté, et ils surent l’honorer par leur courage sans la souiller par aucun excès. Malheureusement ils ne comprirent pas qu’avant la liberté il y avait l’indépendance, sans laquelle rien ne peut s’établir en Italie, et que, pour fonder l’indépendance, il fallait attirer le peuple, partager ses sentimens, faire cause commune avec lui et adopter ses croyances. Lorsque Napoléon entra en Espagne, certainement les Français amenaient avec eux une foule d’améliorations utiles et de réformes indispensables, et les afrancesados semblaient être les hommes du progrès. Cependant les véritables libéraux en Espagne furent ceux qui se joignirent au peuple pour repousser l’invasion. En effet, quoiqu’ils parussent combattre pour les abus, dès que l’élan fut donné, cette même nation, si dévouée aux moines, suivit partout où ils voulurent la guider les chefs en qui elle avait appris à avoir confiance sur le champ de bataille, et décréta bientôt l’abolition de l’inquisition. La constitution des cortès, qui est la plus libérale de toutes celles qu’on a forgées dans ce siècle, a été rédigée par des hommes qui semblaient les ennemis des réformes. Si à la fin du XVIIIe siècle le peuple italien avait vu les libéraux dans ses rangs, il les aurait investis de sa confiance, et, une fois réveillé, aguerri et bien commandé, il les aurait suivis partout où les intérêts de l’Italie l’auraient appelé. Ce fut là une faute d’autant plus grave que ces symptômes d’énergie dans un peuple si long-temps opprimé étaient plus extraordinaires. Aussi, depuis cinquante ans, l’action du libéralisme italien n’a produit que l’affaiblissement de ce principe d’énergie populaire sans pouvoir le remplacer par rien ; les hommes qui aiment l’Italie doivent bien déplorer ce résultat. Au reste, il ne faut pas qu’on se méprenne sur la nature de nos regrets : nous regrettons ce résultat pour la France aussi bien que pour l’Italie. La plus formidable insurrection italienne aurait été un mal bien passager pour une nation qui, comme la France, sait soutenir avec honneur des luttes contre toute l’Europe. Mais si, par les suites d’une telle insurrection, l’Italie avait pu se rendre indépendante et secouer le joug de l’Autriche, la France, rassurée pour toujours du côté des Alpes et n’ayant plus cette frontière à garder, aurait acquis ainsi un degré de sécurité et un accroissement de puissance qu’elle ne devrait pas hésiter à se procurer par les plus grands sacrifices.

Ce qui était peut-être possible d’abord cessa de l’être après les réactions sanglantes qui suivirent partout la retraite des Français. Les auto-da-fé de Sienne, les exécutions barbares de Naples, cimentèrent dans le sang les inimitiés des partis. À Naples, on vit Nelson, aveuglé par une femme de mauvaise vie, prêter son vaisseau amiral aux bourreaux de la reine Caroline, et, ce qui est encore plus odieux, accepter un duché pour salaire de ce crime. Aussi dit-on qu’à Londres une main italienne a gravé le titre de duc de Bronte sur le tombeau du héros de Trafalgar.

Après la bataille de Marengo, Napoléon pouvait assurer l’indépendance italienne, et, en se faisant le protecteur du nouvel état, se créer un allié d’autant plus fidèle que les Italiens auraient su que leur sort était attaché à celui de la France, et que les défaites des Français devaient amener leur ruine ; mais il préféra des sujets mécontens à des amis dévoués. Et on dut le croire préoccupé de la crainte que l’Italie ne devînt trop puissante, lorsqu’on le vit réunir Rome, la Toscane et le Piémont à la France, faire un royaume d’Italie qui était à peine le quart de l’Italie, donner Naples à son frère et former même un petit état pour sa sœur. Comme la Sicile et la Sardaigne servaient d’asile aux rois de Naples et de Piémont, l’Italie, qui à présent est morcelée en huit états, se trouvait alors divisée en six. La différence, comme on le voit, n’est pas grande. Cet arrangement pouvait être utile pour la France en temps de paix et de prospérité ; mais, à chaque guerre avec l’Autriche, l’Italie devenait une charge, et il fallait dépenser beaucoup d’argent et sacrifier beaucoup d’hommes pour la contenir, car les Italiens faisaient alors ce qu’ils ne cesseront de faire tant qu’on les traitera comme un peuple conquis : ils appelleront de tous leurs vœux les Français pour chasser les Autrichiens, et peu de temps après l’arrivée des Français, pour leur échapper, ils tendront les bras aux Autrichiens. Aussi, à l’approche de la chute de l’empereur, il y eut partout des émeutes et des soulèvemens en Italie, et l’on sait qu’il y en eut même qui furent l’ouvrage des libéraux.

Cependant, en quittant l’Italie, les Français laissèrent des souvenirs ineffaçables. Ils avaient fait beaucoup : le nouveau code, l’égalité devant la loi, la division des propriétés, l’abolition des mains-mortes et des substitutions, la suppression des ordres monastiques, étaient des améliorations dues aux Français, et qu’à la restauration les anciens gouvernemens ne purent pas entièrement abolir, ils avaient fait mieux : ils avaient armé et aguerri le peuple, ils avaient donné un exemple admirable de la puissance de la discipline à des hommes plus capables en général de montrer de la bravoure individuelle que de soutenir avec calme, réunis en bataillons, le choc de l’ennemi. Aussi, après leur départ, malgré les proclamations les plus énergiques, dans lesquelles on avait cherché, à l’aide des promesses de liberté et d’ancienne gloire militaire, à soulever les Italiens, on se garda bien de conserver en Italie une armée italienne, et l’on eut toujours soin d’éparpiller dans les cantonnemens les plus reculés de l’empire les soldats qu’on tirait du royaume lombardo-vénitien.

Les idées à l’aide desquelles en Allemagne comme en Italie on avait excité les peuples contre Napoléon ne pouvaient pas rester stériles ; et, lorsque la révolution d’Espagne fit croire aux Italiens que le temps était venu de secouer leurs chaînes, la révolution de Naples éclata, puis celle du Piémont, et une grande fermentation se manifesta dans la Lombardie et dans la Romagne. Si la France, à laquelle tout le monde tendait les bras depuis qu’on avait éprouvé de nouveau le joug de l’Autriche, se fût réunie à l’Angleterre et eût protesté contre les intentions de la sainte alliance, elle aurait raffermi son ascendant en Italie, et probablement l’invasion de Naples n’aurait pas eu lieu ; mais, inspirée par de mauvais conseils, elle donna son assentiment à la croisade qui se préparait contre la liberté italienne. On sait comment les choses se passèrent. La résistance ne fut pas longue, et la réaction fut terrible. Tous les échafauds furent couverts de sang. L’Autriche seule n’en fit pas verser. Elle espérait peut-être se faire une réputation de clémence en envoyant pourrir au Spielberg des hommes chez lesquels, en 1814, elle s’était appliquée à exciter les sentimens qu’elle punissait avec tant de rigueur en 1821.

Ces excès ne pouvaient pas changer les sentimens des Italiens, et comme, après la guerre d’Espagne, on se persuada que le gouvernement français redoutait toutes les tentatives d’insurrection, et qu’il aiderait à les réprimer partout, on fit des vœux pour qu’il fût renversé, et l’on assista avec passion à ce combat admirable que l’opposition en minorité dans les chambres, mais en majorité dans le pays, livrait aux Bourbons. Ce fut à cette époque que l’influence française parvint à son plus haut degré en Italie. Malgré les rigueurs des gouvernemens et l’habileté des douaniers, les discours de Foy, de Benjamin Constant, de Manuel, les pamphlets de Paul-Louis Courier, qui étaient lus et commentés d’un bout à l’autre de l’Italie, excitaient partout l’enthousiasme et entretenaient la confiance.

On peut concevoir par là avec quels transports l’Italie reçut la nouvelle de la révolution de juillet. Ce grand acte de la justice nationale frappa autant par le courage que les vainqueurs avaient montré dans le combat que par leur modération après la victoire ; et toutes les espérances durent renaître lorsqu’on vit la Belgique, la Pologne, la Saxe, suivre l’exemple donné par la France, et le ministère tory renversé en Angleterre. Vers la fin de 1830, on pensa généralement que, pour étouffer les germes de ces révolutions, l’Europe monarchique ferait la guerre à la France, et que, pour se défendre, celle-ci serait forcée de proclamer l’émancipation de tous les peuples. Dans le cas où la guerre n’éclaterait pas, on crut que l’Europe se verrait forcée de reconnaître l’indépendance de tous les peuples qui se seraient insurgés.

Bientôt fut proclamé en France le principe de non-intervention. Dans cette circonstance, les Italiens auraient cru manquer à leur fortune, s’ils n’avaient prouvé qu’ils étaient capables de renverser des gouvernemens qui ne vivaient que par l’appui de l’Autriche. Jusqu’à quel point furent-ils poussés à ces insurrections par la France ? Jusqu’à quel point des hommes qui, immédiatement après la révolution de juillet, se trouvèrent portés au pouvoir plutôt par la part qu’ils avaient prise à ce grand évènement que comme les représentans de la politique du pays, encouragèrent-ils les tentatives et les espérances des Italiens ? C’est ce qu’il est bien difficile de déterminer. Il est probable que les uns en dirent plus qu’ils n’auraient dû dire, et que les autres comprirent plus qu’ils n’auraient dû comprendre. Toujours est-il qu’en entendant proclamer le principe de non-intervention, les Italiens crurent le moment opportun. On n’ignore pas comment se termina cette levée de boucliers. Les Autrichiens passèrent le Pô avec des troupes considérables, et sans même déclarer la guerre. Un changement de ministère s’ensuivit en France, et les Italiens, écrasés avant d’avoir songé à se défendre, furent encore plus sensibles aux sarcasmes dont on les accabla qu’à l’abandon qui avait amené leur chute.

Ce changement si subit porta un coup fatal à l’influence française en Italie. Non-seulement la défiance et le découragement firent place aux sentimens qui portaient généralement les Italiens vers la France, mais l’immense émigration qui fut la suite du triomphe des Autrichiens, éloigna du sol italien des milliers d’hommes imbus des idées françaises, et qui avaient de l’ascendant dans le pays. Or, en Italie, où il n’y a ni tribune, ni liberté de la presse, ni armée nationale les réputations se créent lentement et sont très difficiles à remplacer.

L’influence qui échappait à la France aurait pu passer aux mains de l’Autriche si celle-ci avait su s’arrêter à temps et prendre l’initiative du progrès. Heureusement pour l’Italie, les Autrichiens n’ont jamais deviné ce qu’il fallait faire pour s’emparer de l’esprit des Italiens ; on ne comprit même pas le cri de Viva i Tedeschi ! qui s’éleva dans quelques parties des légations à l’arrivée des troupes autrichiennes, et qui signifiait seulement qu’on les préférait encore au gouvernement pontifical. N’ayant plus d’espoir dans la France, les Italiens recommencèrent à faire ce qu’ils avaient déjà fait sous la restauration : ils se rattachèrent au parti qui leur promettait un appui, et cet appui, ils l’attendirent des radicaux français, qui se déclaraient les amis et les protecteurs des peuples opprimés, et qui repoussaient les actes de leur gouvernement. Pendant les dernières années qui suivirent l’invasion de la Romagne, tout ce qu’il y avait de patriotes ardens en Italie se rallia au parti radical. Ce mouvement dirigé par des chefs qui n’étaient pas en Italie, finit par inquiéter sérieusement les gouvernemens italiens, et l’on poursuivit ces apôtres de la liberté avec une sévérité qui prit dans certains états le caractère d’une véritable barbarie. Les persécutions et les tourmens étouffent rarement les sectes, et si ce mouvement se ralentit peu à peu, ce fut d’un côté parce que, en prêchant la république pour arriver à l’indépendance, on renversait la question, qui en Italie est tout-à-fait indépendante de la forme du gouvernement, et d’autre part parce qu’on commença généralement à craindre que la république ne pût s’établir en Italie qu’imposée par une minorité énergique, qui, comprimant l’opinion générale, aurait besoin pour réussir d’abolir la liberté. Or, même chez les Italiens qui aiment les républiques par le souvenir des grandes choses qu’elles ont faites au moyen-âge, il n’y en a pas beaucoup qui pensent devoir sacrifier la liberté à une forme de gouvernement. D’ailleurs, les radicaux italiens n’ont pu s’entendre long-temps avec les radicaux français, qui, malgré les leçons de l’expérience, ont semblé souvent trop disposés à renouveler la propagande armée et oppressive du dernier siècle, plutôt qu’à laisser chaque peuple développer à sa guise et suivant ses propres besoins les améliorations et les progrès qui lui sont nécessaires.

Depuis quelques années, les esprits se sont calmés sensiblement en Italie ; excepté la Romagne et la Sicile, pays malheureux et horriblement gouvernés, et qui tous les jours espèrent changer, parce qu’ils ne sauraient rester comme ils sont, on a cessé de croire à un changement prochain. On prononce toujours le mot Italie avec espoir, on désire vivement l’indépendance italienne, mais on ne sait pas d’où elle peut arriver, et l’on cherche à instruire le peuple et à réaliser des améliorations qui ne peuvent produire leur effet qu’au bout d’un temps très considérable. On songe moins à la France, et l’on affecte même de s’en éloigner. L’occupation d’Ancône, qui produisit d’abord quelque effet, cessa d’exciter l’attention lorsqu’on dut renoncer à voir des ennemis du pape dans les soldats français. Les affaires de l’année dernière ont été vite et judicieusement jugées. On n’a pas cru que la France, malgré ses démonstrations, ferait la guerre à l’Europe pour soutenir le pacha d’Égypte, et l’on ne croit pas non plus que l’Europe ose, par une croisade inutile et dangereuse, forcer la France à sortir de son inaction.

En constatant cet affaiblissement de l’influence française, que pour notre part nous déplorons vivement, nous ne devons pas passer sous silence une autre cause qui a contribué notablement, avec les circonstances politiques, à amener ce résultat. Nous voulons parler de la manière souvent inexacte et quelquefois même malveillante dont l’Italie a été appréciée par la plupart des écrivains français.

De toutes les littératures étrangères, la littérature française est la seule qui soit véritablement répandue en Italie. Les ouvrages allemands y sont peu lus ; les livres anglais le sont davantage, mais ils n’ont toujours qu’un nombre restreint de lecteurs, tandis qu’il n’y a pas une production remarquable publiée en France qui, malgré les défenses les plus rigoureuses, ne soit bientôt répandue en Italie où le français est fort cultivé par des gens qui parfois négligent même un peu leur propre langue. Les journaux, les revues, les voyages, les drames, y pénètrent à l’instant, et, comme on n’a pas grand’chose à faire en Italie, on y lit beaucoup, et l’on s’intéresse naturellement à ce qu’on dit des Italiens dans les autres pays. Dans une contrée où les travaux littéraires ne rapportent presque rien, on s’imagine que tout ce qu’écrit un auteur est l’expression de sa conscience, et l’on prend tout au sérieux, sans songer que souvent, dans les pays où la plume d’un écrivain est une source de gain, la production littéraire ne devient trop souvent qu’une spéculation industrielle, et que l’on fait parfois imprimer non pas ce que l’on croit vrai et utile, mais ce que l’on pense devoir obtenir un prompt débit. Or, ces voyages, ces articles de journaux, où l’Italie est jugée presque toujours d’après des impressions d’auberge ou des souvenirs de spectacle, et où les sarcasmes ne sont pas épargnés, produisent au-delà des Alpes un effet déplorable. En France, on se ferait difficilement une idée exacte du mal que font ces perpétuelles histoires de brigands, de vetturini et de cavaliers servans qui se répètent sans cesse et qui servent de canevas à presque tout ce qu’on écrit sur l’Italie.

En causant dernièrement en Italie avec un homme très considéré dans son pays, nous lui disions combien cette susceptibilité nous semblait excessive à l’égard de productions auxquelles en général on attache en France si peu d’importance. — « Vous avez raison, me répondit-il, et nous savons fort bien qu’à Paris, où l’on renonce rarement au plaisir de dire un bon mot, on imprime beaucoup de choses qui n’ont pas toute la portée qu’elles sembleraient avoir ; la vivacité de leur caractère conduit quelquefois les Français à avancer un jour des propositions qu’ils rétractent d’une manière très aimable le lendemain, et nous n’avons pas oublié qu’en 1814 des écrivains fort connus crurent nous dire une injure en rappelant que ce Napoléon, dont on prépare en ce moment l’apothéose, était Italien. Mais comment voulez-vous que nous restions indifférens à toutes ces calomnies qui se débitent continuellement sur le compte de l’Italie ? Nous les ressentons d’autant plus vivement, que nous sommes plus malheureux, et il nous semble que l’Europe devrait être plus indulgente envers un pays à l’égard duquel elle a beaucoup de reproches à se faire. Toutes les nations ont eu leurs jours de gloire et d’abaissement : si nous étions libres et puissans, nous nous contenterions de sourire en lisant les injures que l’on vomit sans cesse contre l’Italie à propos de ces Borgia, qui étaient tous Espagnols ; en l’état où nous sommes, nous ne savons pas pardonner la malveillance de l’intention en faveur de l’ignorance de l’auteur. Un peuple qui se laisserait insulter sans ressentir l’injure aurait perdu jusqu’au souvenir du sentiment national. Voyez, ajoutait-il, comme tous les journaux français se sont émus au bruit d’une farce plate et ignoble, intitulée le Coq gaulois, qu’on joue dans ce moment-ci à Londres, et où il y a une chanson dont chaque couplet se termine par ces mots : Le coq chante et ne se bat pas ! On devrait songer en France que tout cela profite à l’Autriche, qui est bien aise de voir les Italiens s’éloigner pour des misères de la seule nation intéressée à leur délivrance. »

Ces observations étaient justes, et j’en ai pu récemment constater l’opportunité en voyant combien, depuis quelques années, on était devenu ombrageux en Italie à l’égard de la France, et combien on cherchait, par toute sorte de moyens, à user de représailles. Pour répondre à ces articles de journaux où l’on annonce avec une certaine affectation chaque assassinat commis par un Italien, il y a des gens en Italie qui lisent avec une attention scrupuleuse la Gazette des Tribunaux, et qui forment une statistique exacte de tous les crimes qui se commettent en France. Dans la société italienne, on raconte avec délices les histoires vraies ou fausses des lionnes parisiennes et des membres du Jockey-Club, et l’on est enchanté lorsqu’on peut citer tel savant voyageur qui a donné, comme preuve de la douceur du climat de Milan, un palmier sur lequel il a vu des dattes (l’arbre et les fruits sont en bronze), ou tel autre (crime irrémissible aux yeux des Italiens) qui a attribué à Rembrandt un tableau de Raphaël. Tout s’envenime, et comme les gouvernemens italiens cherchent, par tous les moyens, à affaiblir l’influence française en Italie, ils jouissent de ces dissensions et les fomentent. Ces dispositions sont sans doute déplorables ; mais comment les changer ? Il faudrait qu’en France les écrivains et la presse tout entière se rappelassent toujours qu’à raison de la grande action qu’ils exercent sur l’Europe, ils ne peuvent rien dire qui ne soit lu et commenté avec soin, et que, quand on est investi d’un tel ascendant, il faut ne rien avancer à la légère et sans y avoir réfléchi.

Telles sont les causes qui, nous le répétons avec un profond regret, ont affaibli dans ces dernières années l’action de la France en Italie. Elles se résument en deux mots : méfiance envers le gouvernement, irritation contre la presse française. Et pourtant l’alliance la plus intime ne serait-elle pas également utile aux deux pays ? N’est-il pas dans l’intérêt de la France de chercher à exercer en Italie une influence pour laquelle on a répandu tant de sang, et dont résultera toujours une diminution relative de la puissance des ennemis qu’on pourrait avoir à combattre un jour ? Abandonnant ses anciens projets de conquête, la France relèverait infailliblement son ascendant en Italie, si elle se bornait à y exercer un patronage éclairé, et à s’y montrer prête, dans la paix comme dans la guerre, à soutenir le progrès. En temps de paix, elle doit rassurer les gouvernemens italiens sur ses intentions, se montrer favorable à toutes les améliorations, sans essayer d’imposer sa volonté. Que les peuples et les princes sachent que la France est disposée à donner au moins un appui moral à leur indépendance sans jamais vouloir y porter atteinte, qu’elle ne veut que contrebalancer la prépondérance exclusive de l’Autriche, et elle deviendra l’arbitre des destinées italiennes, car les conseils calmes et persévérans d’une grande nation finissent toujours par être écoutés. Mais il faut, avant tout, qu’elle se trace une ligne constante de conduite, sans jamais s’en départir. Au lieu de s’avancer quelquefois un peu à la légère, de manière à faire concevoir des espérances exagérées aux libéraux, pour reculer ensuite, il vaut mieux qu’elle reste en repos. Car, par sa constitution, par sa position, par sa littérature, par la gloire de ses armes, elle exercera toujours en Italie une action qui ne pourrait qu’être affaiblie par des tentatives avortées. Elle doit chercher à y répandre les produits de son industrie ; elle doit surtout prouver aux princes qui voudraient préparer des réformes, et il y en a peut-être dans la péninsule, que dans les lois, dans l’administration, dans l’instruction publique, on ne peut rien réformer sans adopter ses principes.

Voilà quel rôle, en temps de paix, doit jouer la France en Italie. Pour le cas de guerre, il faut que, renonçant, nous le répétons, à toute idée de conquête, elle se borne à vouloir éloigner les Autrichiens d’Italie, en déclarant qu’elle laissera aux Italiens réunis et rendus à l’indépendance le soin de se constituer comme ils le jugeront à propos. Si l’Italie se persuade qu’elle sera traitée par la France comme une sœur cadette, à l’éducation de laquelle il faut pourvoir, elle s’attachera irrévocablement à la fortune de son aînée, pour qui elle deviendra une alliée sûre et utile, et fera bonne garde du côté de l’Allemagne. Autrement, on ne saurait assez le dire, si on la traite en pays conquis, l’Italie désirera toujours les Français tant qu’elle sera opprimée par les Autrichiens, et regrettera les Autrichiens quand elle aura les Français. Pendant la paix, la possession de l’Italie est sans doute chose fort agréable ; mais, au moindre bruit de guerre, c’est un très grand embarras de garder un pays prêt toujours à s’insurger en faveur des ennemis de ceux qui l’occupent. Pour que les Italiens soient parfaitement rassurés, il faudrait que les partis en France s’entendissent à cet égard, car l’Italie a besoin de pouvoir compter sur les intentions de tous ceux qui tôt ou tard seraient appelés à diriger la politique française.

Si la France a intérêt, suivant nous, à raffermir son influence en Italie, nous croyons que l’Italie est encore plus intéressée à pouvoir compter sur l’appui de la France. Il serait sans doute fort beau pour les Italiens de se passer de tout secours étranger pour opérer leur régénération ; mais cet espoir, que quelques personnes nourrissent encore, est-il fondé sur l’expérience, est-il justifié par l’étude des faits et des circonstances, par la connaissance des obstacles que l’on doit nécessairement surmonter pour parvenir à ce grand résultat ? Malheureusement non. Même en temps de paix, et seulement pour opérer les réformes les plus sages, les plus nécessaires, on rencontre une opposition de la part de l’Autriche, qui ne favorise pas dans les autres états les améliorations qu’elle adopte chez elle. Ainsi, par exemple, visant à une popularité qu’elle n’atteindra jamais, nous en sommes convaincu, il paraît qu’elle désire se réserver le monopole des amnisties. Sans une cause puissante, sans cette opposition directe ou détournée de l’Autriche, comment expliquer ce fait singulier et passablement étrange du silence que gardent tous les princes italiens après l’amnistie que le nouvel empereur d’Autriche a accordée, il y a déjà assez long-temps, aux émigrés et aux condamnés politiques lombards, amnistie que personne n’a osé imiter ? Peut-on supposer que sans un obstacle caché, et cet obstacle ne peut venir que de l’Autriche, d’autres princes italiens, dont quelques-uns ont été les amis, les complices même (qu’on nous permette ce mot qui ne saurait être pris ici en mauvaise part) des principaux émigrés, auraient pu ne pas rappeler d’anciens camarades ? Peut-on croire que, sans la volonté de l’Autriche, le chef d’une religion de pardon et de charité aurait consenti à se montrer plus rancunier que le fils de l’empereur François ? Non ; les intentions des Autrichiens sont manifestes ; ils veulent paraître plus clémens que tous les autres gouvernemens de l’Italie, qui ont bien tort de pousser jusque-là leur déférence.

Tout ce qui éloigne les Italiens de la France les ramène nécessairement vers l’Autriche, qui profite de cet éloignement. Où trouveront-ils un autre appui ? L’Angleterre est trop égoïste et elle est l’alliée naturelle de l’Autriche ; d’ailleurs, elle convoite peut-être la Sicile, et n’est probablement pas empressée de contribuer à la régénération d’un pays qui, comme Napoléon l’a remarqué, pourrait, par sa position, par l’étendue de ses côtes et par les dispositions naturelles des habitans, se rendre maître du commerce de la Méditerranée. L’Espagne, absorbée dans ses querelles intérieures et dépourvue de marine, ne saurait coopérer directement à l’affranchissement de l’Italie. La Russie, si éloignée, n’aime guère les peuples qui désirent l’indépendance, et nous ne sommes plus au temps où, comme on l’assure, elle cherchait à exciter secrètement des princes italiens contre l’Autriche. Reste donc la France, la France qui seule peut préparer la délivrance de l’Italie si elle adopte la politique de patronage et renonce aux conquêtes Mais, pour que l’attention de la France soit attirée sérieusement de ce côté, il ne faut pas seulement qu’elle y trouve son intérêt, il faut aussi qu’elle voie dans les Italiens des hommes dignes de conquérir leur indépendance et capables de la conserver ; il faut qu’elle leur reconnaisse les qualités des peuples qui méritent la liberté, qu’elle leur voie supporter le joug non-seulement avec impatience, mais aussi avec tristesse. Quand les étrangers reprochent aux Italiens des défauts qui sont inséparables de la nature humaine, ils ont tort ; mais comment ne s’étonneraient-ils pas de cette soif de plaisirs, de cette inoccupation générale qu’ils remarquent si souvent en Italie ? Ce qu’on demanderait surtout aux Italiens, c’est la gravité, la sévérité de mœurs qui sied si bien à tout le monde, et qui va à merveille aux hommes qui ont besoin de se préparer aux grandes luttes de l’ame et du corps. Les personnes qui connaissent le mieux l’Italie s’accordent à dire, il est vrai, que depuis quelques années, sous ce rapport, il y a amélioration au moins dans certaines provinces. Si le fait est vrai, on ne saurait assez s’en réjouir. Pour que l’Italie reprenne son rang parmi les nations, il faudra ou qu’un sentiment très vif s’empare des masses, ce qui n’est guère probable aujourd’hui, ou bien que l’homme y devienne un instrument de production et de travail, au lieu d’être, comme il l’est à présent, un instrument de sentimens et de passions. C’est un fait qui ne peut plus échapper à personne : les peuples qui produisent peu n’ont ni les richesses ni l’activité nécessaire pour résister aux peuples productifs et travailleurs. Sans doute, sous le rapport esthétique, l’homme productif est moins intéressant que l’homme artiste ; mais les artistes sont maintenant partout dominés par les travailleurs. La production active et multipliée, les affaires, la soif des richesses, sont aujourd’hui un stimulant funeste peut-être, mais nécessaire, pour les peuples, qui, à défaut d’autres principes, tomberaient dans l’anarchie ou dans l’affaissement. Il faut organiser les masses en Italie, il faut leur donner des besoins, des intérêts nouveaux ; il faut les faire participer à la prospérité du pays. Le sentiment religieux n’est plus assez vif pour agiter fortement le peuple, et d’ailleurs il se passera long-temps avant que ce principe soit une force entre les mains des amis de l’indépendance italienne. Tous ceux qui s’occupent de la morale, du bien-être et de l’instruction des masses, travaillent pour le sort futur de l’Italie et méritent la reconnaissance du pays ; mais il faudrait s’efforcer d’éviter ce qui est arrivé en d’autres contrées, où, à mesure que les masses s’élèvent, les sommités semblent s’affaisser. Il y a des gens qui ont cru remarquer que même en Italie, depuis que l’on s’y occupe beaucoup des connaissances et de l’instruction élémentaires, il surgit moins d’esprits supérieurs, et que les hommes qui honorent le plus ce pays sont presque tous d’un âge mûr. Ce ne peut être là qu’un fait accidentel, et sans doute la nouvelle génération, si dévouée à l’instruction du peuple, entreprendra avec succès dans la suite des travaux plus brillans, et n’oubliera jamais que, si le concours des masses est indispensable pour exécuter les grandes entreprises, les hommes éminens qui font la gloire des nations sont également nécessaires pour diriger ces entreprises et pour en assurer le succès.


G. Libri.
  1. L’ambassadeur vénitien, Charles Capello, qui résidait à Florence pendant le siége, écrivait au doge de Venise, le 14 juillet 1530, que les Florentins étaient décidés à faire une sortie générale dès que Ferruccio, qui devait arriver de Pise au secours de la ville avec cinq mille hommes, serait en vue de Florence, et qu’ils voulaient tous vaincre ou mourir. Et il ajoutait : « Ils ont résolu que, si par malheur ils étaient battus, ceux qui seraient restés à la garde des portes et des remparts seraient obligés de tuer de leurs mains les femmes et les enfans, et d’incendier la ville, et qu’ensuite ils devraient sortir pour se réunir aux autres combattans, afin que, la ville étant détruite, il n’en restât que la mémoire de la grandeur d’ame des citoyens, pour servir d’exemple à ceux qui sont nés libres et qui veulent vivre en liberté. » Ferruccio fut surpris, au moment où il approchait de Florence, par le prince d’Orange, général en chef des assiégeans, et auquel Malatesta, qui commandait à Florence et qui trahissait, avait promis de ne pas laisser faire de sorties. Le prince d’Orange et Ferruccio se battirent avec acharnement et périrent tous deux. Malatesta ouvrit bientôt les portes de la ville aux ennemis, après avoir poignardé un des commissaires envoyés par la république pour lui ôter le commandement.