L’Industrie pastorale dans les pampas de l’Amérique du Sud

L’Industrie pastorale dans les pampas de l’Amérique du Sud
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 10 (p. 392-422).
L'INDUSTRIE PASTRALE
DANS
LES PAMPAS DE L'AMERIQUE DU SUD

On s’imagine généralement que les pampas sont de vastes déserts verdoyans où la nature a prodigué des pâturages de toute sorte, les peuplant de ruminans et de chevaux qui vivent encore aujourd’hui à l’état sauvage, et fournissent sans frais et sans travail de nombreux produits à l’industrie humaine. Ces idées erronées, trop répandues, seraient une source de déceptions pour celui qui, sur la foi de pareilles assertions, songerait à tenter l’élevage dans la pampa. L’animal sauvage, cheval, bête à cornes ou bête à laine, n’existe pas et n’a jamais existé dans l’Amérique du Sud ; toutes les races que l’on y trouve aujourd’hui y ont été importées par les Espagnols à l’époque de la conquête de ces pays, et, si elles se sont développées et multipliées dans des proportions considérables, ce n’est ni sans travail ni sans longs efforts. Non-seulement il a fallu à l’origine les acclimater et les entourer de plus de soins qu’on ne l’eut fait en Europe, mais encore, pour ainsi dire, dompter la pampa ; l’animal lui-même a dû faire sortir du sol en le labourant de son pied les riches graminées, alors inconnues, dont il tire aujourd’hui sa nourriture. Le travail de la transformation du sol et de ses produits a été aussi lent et aussi coûteux qu’il est productif, et des générations entières d’animaux ont été sacrifiées pour préparer à leurs successeurs la vie paisible dont ils jouissent depuis dans ces régions. Ce travail est d’autant plus facile à étudier qu’après trois siècles il est loin d’être terminé, et qu’il reste encore à conquérir de la même manière 18,000 lieues carrées de pampas dans la seule province de Buenos-Ayres. Raconter cette lente conquête, faire connaître les soins que demandent les animaux élevés dans cet état de demi-liberté, aussi bien que les richesses qu’ils procurent à l’éleveur, voilà ce que nous nous proposons dans cette étude.


I. — LA PAMPA, SES MOEURS ET SES HABITANS.

Celui qui a traversé les mers et contemplé l’horizon de l’Océan calme a vu la pampa. Immense, sans limites, sans variété, à peine accidentée de quelques plis de terrain plus étendus que profonds, semblables à la longue vague de l’Atlantique, elle apparaît partout comme un désert de verdure ; même dans les endroits très peuplés d’animaux, les troupeaux les plus nombreux se voient à peine, ne réalisant en rien l’idée du nombre infini que les statistiques ont laissée dans l’esprit du voyageur. Si vous sortez de Buenos-Ayres, vous la trouvez à la porte, et vous la retrouverez encore toujours semblable à elle-même à 500 lieues de là, sans arbres, sans fleuves, sans montagnes, presque sans villages. Elle n’a d’autre limite au sud que le détroit de Magellan, et à l’ouest la Cordillère ; mais la civilisation n’atteint pas là ; à 120 lieues au sud, à 80 à l’ouest, la pampa est le domaine de l’Indien, luttant sauvagement contre le colon pour lui dérober les trésors de son industrie et de son travail civilisateur en même temps que pour défendre contre lui son désert inutile, sans produits et sans abri.

Terrain d’alluvion assez récent, ce désert fertile produit exclusivement à l’état sauvage une herbe haute et dure appelée paja brava ou pampa, qui lui donne son nom. Semblable à un buisson d’ajoncs, cette plante, le gynerium argenteum des naturalistes, est très connue en Europe depuis qu’elle s’y est généralisée comme ornement des jardins, et l’on comprendra aisément que les animaux la foulent du pied avec colère, refusent de s’en nourrir, et, faute d’autre pâturage, dépérissent et meurent le plus souvent. Aussi une longue patience a-t-elle été nécessaire aux premiers qui ont importé des chevaux et des bêtes à cornes sur ce continent pour parvenir à sauver les premiers venus ; après le débarquement, il fallut recourir pendant longtemps encore aux fourrages apportés d’Europe avant de pouvoir prendre définitivement possession de ces terrains, qui dissimulaient une stérilité ruineuse sous les apparences d’une fertilité sans exemple. Les agronomes et les naturalistes sont d’accord pour déclarer que les graines fourragères qui devaient remplacer rapidement les rudes graminées indigènes furent apportées dans ces chargemens de fourrages destinés aux animaux venus avec les colonisateurs.

Avec l’occupation, il s’est peu à peu formé plusieurs zones dans la pampa ; cette transformation s’est opérée et s’opère encore imperceptiblement chaque année par le séjour des troupeaux. Aux portes de Buenos-Ayres, le terrain s’est le plus anciennement amélioré, et sans parler des quelques hectares consacrés aux cultures horticoles, aux céréales et à la luzerne, les terrains vierges de travail humain ne sont plus déshonorés par les graminées pernicieuses du temps de la découverte. La campagne, après avoir subi le feu, première culture ici comme dans les forêts vierges, a été peu à peu envahie par le chardon ; ce destructeur ardent des ajoncs nuisibles croît en abondance et protège, par sa taille élevée, ses racines vivaces, et même par les facultés d’épuisement qu’il possède, le trèfle, dont l’apparition est le signe définitif de la conquête du sol, et qui atteint la hauteur de 2 ou 3 pieds au printemps des années pluviales. Les bêtes à cornes, les chevaux et les bêtes à laine paissent en liberté enfouis dans ces pâturages et amassent de la graisse pour les jours prêts à venir des chaleurs de l’été : alors les pâturages, séchant plus vite encore qu’ils n’ont verdi, laissent paraître la terre noire et poudreuse sur laquelle les animaux ne feront plus voler sous le souffle de leurs narines qu’une poussière acre et empoisonnée. L’automne ramène quelquefois une végétation luxuriante ; les pluies fécondes de cette époque préparent pour les troupeaux les provisions d’hiver ; si elles manquent avant les gelées d’avril et de mai et les froids souvent rigoureux de juin et de juillet, c’est la mort pour le petit bétail ou l’émigration forcée pour le grand, de toute manière la ruine pour l’éleveur, — ruine passagère cependant, que le temps et la patience répareront vite. La patience ! c’est là ce qui constitue le fond du caractère pampasien ; c’est une vertu que l’habitant de la pampa acquiert forcément et dont il fait un vice en la laissant dégénérer en indifférence et en paresse incurables, mal général qui atteint ici toutes les races, quelque diverses qu’elles soient dans leurs origines.

L’Indien a été jusqu’à la conquête et depuis une antiquité fort reculée le seul maître de ce territoire ; il était oisif, presque nu, marchant à pied, chose à peine croyable pour les colons actuels, dont pas un ne consentirait à faire un kilomètre sans son cheval. Les tribus des Andes seules employaient à leurs transports et à leur nourriture le guanaque et le lama, mais les Indiens du littoral n’avaient pas cette ressource, et ton s’explique difficilement comment ils pouvaient vivre, se vêtir, se déplacer, dépourvus qu’ils étaient de tout auxiliaire, sur un terrain déboisé et sous un assez rude climat. En dehors du poisson, très abondant dans tous les cours d’eau, ils en étaient réduits à la chair des animaux immondes qui peuplaient ces déserts, le tatou, l’iguane, le renard, la biscache, quelques reptiles et quelques oiseaux, sans aucun fruit ni aucune production végétale ; malgré ces élémens alimentaires très insuffisans, il ne paraît pas qu’aucune de ces tribus ait jamais connu l’anthropophagie..

L’Espagnol étonna ces peuplades par l’usage qu’il faisait du cheval ; la vue de ce superbe auxiliaire de l’homme ne contribua pas peu à leur faire comprendre, que la pampa appartenait aux dompteurs de ces animaux, et, quand après des luttes sanglantes elles se retirèrent devant lui, ce fut avec la pensée de lui enlever cet allié ; de nos jours encore rien n’est changé à cet état de guerre, et le vol des chevaux, est généralement la raison déterminante des invasions d’Indiens. Quelle que fût la haine de ces premiers habitans contre les envahisseurs, quelques-uns se mêlèrent à eux dès le début ; les points d’analogie n’étaient pas rares entre ces deux races réunies par le hasard : les Maures avaient laissé dans le sang espagnol les traces profondes de leur longue domination, encore si récente dans la Péninsule, et ces héritiers européens d’une race, africano-asiatique avaient dans leur allure, leur maintien, leurs usages, des points nombreux de ressemblance avec les habitans de la pampa ; ils ne firent que retourner à leurs origines en s’alliant avec les vaincus.

Ces unions produisirent un type nouveau, le gaucho. Né dans la pampa et formé par elle, spécial à ce pays, le gaucho constitue une race à part dans l’ensemble de celles qui peuplent ces solitudes. Généralement d’une taille élevée, le visage osseux et carré, bruni par l’air vif, les cheveux noirs et durs comme ceux de l’Indien, il est par excellence le centaure moderne : honteux de lui, si par hasard il traverse à pied les rues d’une ville, il est élégant, digne d’attention quand il manie le cheval. Il a de l’Espagnol la fierté de l’allure et la vanité, mais aussi la sobriété incroyable que le Maure a léguée à ses descendans ; il abuse de l’eau et vit de viande sans pain, non qu’il le méprise, mais par horreur du travail. Gagner sa vie, son pain quotidien, lui semble des mots vides de sens ; par contre, le jeu est pour lui une passion assez folle pour qu’il joue jusqu’à son cheval et s’expose à aller à pied, dernière des humiliations ! Le jeu le fait vivre, et son troupeau, s’il est assez fortuné pour en avoir un, fait vivre le jeu. Cependant il y a des travaux qu’il aime : ceux qui se font à cheval le passionnent, les grandes courses, les rodeos[1], tous ceux où le lasso joue le rôle principal et aussi la besogne du saladero, où, le couteau à la main, les pieds dans le sang, il tue, écorche, taille la viande, y trouvant une jouissance plutôt qu’un labeur. Là il gagne facilement en quelques heures, un salaire élevé qui le ferait riche, s’il savait économiser ; mais il est à peine payé que son cheval le conduit de lui-même à la pulperia. C’est elle qui remplace pour lui le clocher, le club, le journal, l’intérieur, qu’il ne connaît pas. Au milieu de la campagne, près d’une habitation, s’élève une chaumière ni plus simple, ni plus luxueuse que toute autre dans la pampa, un rancho comme tous les autres, couvert de chaume, aux murs d’adobe (brique crue), mais généralement de roseaux recouverts d’un récrépissage de boue et de bouse de vache ; il y pleut à peu près comme au dehors, le soleil n’y pénètre jamais, un air chaud et humide en est l’atmosphère permanente, le sol est de terre battue ; c’est la pulperia. Devant la porte, un rang de piquets de bois dur, le palenque, où les chevaux des cliens sont réunis ; le nouvel arrivé met pied à terre et laisse là son compagnon recevoir, sellé et bridé pendant des heures et même des journées, le soleil ou la pluie, pendant que lui va, suivant son expression naïve, « satisfaire ses vices » dans la pulperia.

La porte est ouverte, ou du moins le vestibule sans porte est naturellement ouvert à tout venant ; toutefois au dedans une grille forte et sévère protège le marchand et sa marchandise contre les convoitises des cliens plus avides que fortunés. Une grande politesse règne dans ce réduit et fait contraste avec cette grille insolente : c’est un échange continuel de galanteries, que la langue espagnole fournit du reste en abondance au gauch à jeun ; mais la raison est bientôt partie. Ce sont alors des paris étranges, on propose de jouer la consommation au premier sang, on sort, on tire le couteau, et l’on se livre à un combat généralement moins homérique que ridicule. Cependant les jeux n’ont pas toujours cette sauvagerie. Les courses de chevaux y tiennent le premier rang ; presque chaque jour ce sont des défis, à la suite desquels on se lance droit devant soi jusqu’à disparaître à travers la plaine unie ; la course est courte, rapide et souvent reprise, c’est un passe-temps pour les oisifs, une occasion de paris ruineux et la préparation nécessaire aux grandes réunions, dont le pittoresque est sans égal. Près d’un village, on choisit une avenue large et unie qui se perd au milieu des prairies. Les hommes sont vêtus avec élégance ; leur costume est un mélange de vêtemens européens et d’accessoires indigènes, ils ont pris leur cheval préféré et l’ont couvert d’ornemens d’argent, étriers, mors, éperons à roulettes, avec les brides en cuir de jeune poulain finement tressé et garni de montures également en argent, et la selle si compliquée, composée des tissus de fil et des cuirs les plus fins. Leur costume est le poncho de laine de guanaque, aux tons jaunes harmonieusement fondus, le large pantalon blanc brodé descendant à mi-jambes, de grandes bottes fines, le chapeau de feutre mou, garni d’un foulard ponceau en soie de Chine.

Les femmes, à cheval aussi, n’ont, quant à elles, rien de remarquable dans leur costume, tout à fait européen, mais toutes sont habiles écuyères et se tiennent avec élégance. Les types sont des plus variés : les blanches, étrangères ou nées dans le pays, n’ont pas rang à part et s’y mêlent à la mulâtresse, à la china, à la parda, la couleur plus ou moins brune de la peau n’ayant ici aucune importance sociale ; les pardas même, filles au teint cuivré, aux traits fins, au type indien raffiné, sont ordinairement bien supérieures en beauté aux Européennes ou à la généralité des descendantes pures d’Européens. Ce n’est guère qu’à Buenos-Ayres que l’on trouve de beaux types créoles : l’air de la pampa détruit vite la finesse de la peau ; seules les pardas, dont les traits réguliers et le teint naturellement cuivré ne s’altèrent pas, conservent sur leur visage les preuves de leur jeunesse là où les blanches perdent au même âge toute trace de beauté. Les femmes ne paraissent à ces réunions que lorsqu’elles se tiennent au village, elles ne vont pas à la pulperia, et généralement restent à la maison, mais ne filent pas la laine, ayant aussi peu que les hommes le goût du travail ; faire bouillir de l’eau et sucer dans un tube de métal une infusion de thé du Paraguay, appelé mate, du nom du récipient où il se prépare, est leur seule occupation. Le succès du pulpero est fait, on peut le dire, de la tristesse de l’habitation. Plantée seule au milieu de la plaine, comme une sorte de tente-abri provisoire, sans culture, sans arbres, sans rien qui dénote la présence d’un homme industrieux, elle est un lieu de tristesse par excellence : le délabrement qu’elle présente, la misère qu’elle exhale, l’oisiveté, la font plus vide encore, éloignent l’habitant ; négligeant même l’heure des repas et de la sieste, il s’enfuit au galop de son cheval et va chercher à deux ou trois lieues la pulperia. La famille surveillera le troupeau, mais ne fera rien pour améliorer cet intérieur. Le gaucho a femme et enfans ; rarement il a un état civil, rarement il est marié, faute de villages, de moyens de transport, surtout par indifférence. Le gouvernement ne fait rien pour améliorer cette situation ; quant au gaucho, s’il est indifférent à des formalités qu’il comprend à peine, il respecte du moins les liens qu’il s’est créés et élève ses enfans, comme il a été élevé lui-même, jusqu’à ce qu’ils puissent aller seuls à cheval. A trois ou quatre ans, ils savent se tenir en selle et essayer un galop sur un cheval bridé d’une simple corde passée dans la bouche ; à six ans, ils gardent les moutons et ne craignent pas à dix ou douze de monter les chevaux les plus difficiles. Ils puisent dans cette éducation l’habitude de ne rien faire de leurs bras et reculeront toujours devant tout travail qui ne puisse se faire à cheval ; appliquant leur esprit inventif à substituer ce complaisant auxiliaire à eux-mêmes dans tous les efforts que les circonstances leur imposeront, sans autre instrument qu’un lasso attaché à une sangle fortement serrée autour du ventre du cheval, ils pourront exécuter tous les travaux de force.

En dehors de ces anciens habitans d’un caractère peu envahissant, la pampa est peuplée d’étrangers venus de tous les points du globe et conquérant chaque jour tous les avantages que le gaucho délaisse, le repoussant lui-même comme fit autrefois l’Espagnol de l’Indien, le reléguant aux extrêmes limites de la partie peuplée, sur la lisière de la civilisation, au seuil tous les jours reculé de la barbarie. Cet envahissement date à peine de quelques années ; l’immigration, aujourd’hui si protégée, était en effet prohibée par les lois espagnoles. Avant la proclamation de l’indépendance en 1810, il fallait, pour pouvoir résider dans la vice-royauté, solliciter préalablement l’autorisation royale, et, pour y exercer le commerce, justifier d’une résidence de vingt ans en Espagne ou en Amérique, y avoir pendant dix ans possédé des biens immeubles d’une valeur d’au moins 4,000 ducats ou avoir épousé une fille du pays. Le nouveau régime, loin d’amener une transformation dans un sens libéral de cette législation étrange, fut au contraire l’occasion d’une recrudescence de prohibitions dirigées contre les Espagnols européens, mais qui atteignait de fait tous les étrangers ; c’est ainsi qu’en 1817 on leur interdisait le mariage avec les filles nées dans le pays et en 1819 les charges de tuteur, curateur ou exécuteur testamentaire, imposant en outre leurs successions d’un droit de 50 pour 100. Ces lois prouvent assez sur quels principes économiques et politiques se fondait le nouveau régime, républicain de nom, mais de fait tyrannique et prohibitif à l’excès. Ce ne fut qu’en 1821 qu’une première loi ouvrait au gouvernement un crédit destiné à favoriser la venue de familles laborieuses pour augmenter la population de la province, mais sans lever cependant. Ces prohibitions, que l’Angleterre combattit la première en 1825 avec un succès presque complet, consigné dans le traité qui porte la date du 2 février de cette année.

Cette législation rétrograde et l’état politique du pays suffirent à éloigner les étrangers ; aussi malgré l’abrogation déjà ancienne de ces lois d’un autre âge, étaient-ils fort rares jusqu’en 1852. Ceux qui débarquaient à Buenos-Ayres y restaient et ne se risquaient pas à tenter la colonisation, dans la campagne, domaine exclusif alors du gaucho. Jusqu’en 1862, l’envahissement a été lent, mais il s’est étendu rapidement depuis cette époque, qui marque la fin des révolutions permanentes de Buenos-Ayres. Alors en effet commença l’établissement de chemins de fer dans toutes les directions, et les capitaux sortirent avec eux de la ville, si bien qu’aujourd’hui dans la limite des frontières il n’est pas de point où l’étranger ne domine. Les premiers venus et les plus nombreux au début furent les Basques français et espagnols, travailleurs, opiniâtres, qui prospèrent et s’enrichissent vite ; mais depuis dix ans, de tous les points de la France, même du centre et de la Bretagne, de la Lombardie, de Naples, de la Suisse, de la Savoie, de l’Irlande, arrivent de nombreux colons à la Plata. Ces races trouvent toutes à s’employer différemment, suivant leurs aptitudes, mais toutes avec profit : beaucoup se livrent aux travaux industriels et se groupent dans des villages où ils conservent leur patois, leur langue, leurs habitudes de vie ; beaucoup aussi, ne s’effrayant pas de la vie en pleine campagne, se consacrent résolument à l’industrie pastorale : ce sont presque exclusivement les Basques et les Irlandais. Parmi les autres peuples, le petit nombre qui émigré à la campagne ne rêve pas encore d’y posséder, n’accepte ces travaux que comme un pis-aller fort triste, et recule devant la solitude et le silence de la grande plaine, la fuyant à la première occasion. Tous ces nouveau-venus prennent vite les habitudes de leurs prédécesseurs, se contentant d’opposer à la finesse rusée au gaucho l’âpreté au gain et l’économie de l’Européen. Les railleries dont on l’accable au début font vite de cet étranger un cavalier aussi intrépide que tout autre ; de plus il sait mieux que le gaucho soigner son cheval et en tire un meilleur profit sans en abuser autant ; si même il est agriculteur ou s’il joint seulement pour ses besoins une petite culture à son habitation, il apprend vite à employer le cheval à labourer, à semer, à conduire la faucheuse, à ramasser le blé, à le battre et à le rentrer sans, pour ainsi dire, mettre pied à terre.

Le cheval est donc, à proprement parler, le vrai conquérant et le maître de la pampa ; sans lui, il n’y a ni industrie pastorale, ni séjour même possible dans ces plaines sans fin. Il est juste que nous lui donnions le premier rang dans l’étude des animaux qui peuplent ces déserts.


II. — LE CHEVAL.

Ce roi de la pampa, seul de tous les animaux domestiques, fit partie des premières expéditions à la Plata. Nayant d’autre but en remontant le Parana que de chercher par terre une route plus courte que celle du cap Horn pour arriver au Pérou, les Espagnols songeaient simplement à l’employer dans cette exploration. Les déceptions ne devaient pas leur manquer jusqu’au jour où, définitivement échoués sur ces rivages, ils pensèrent à utiliser les ressources qu’ils y rencontraient. C’est alors qu’ils eurent l’idée de tenter l’élevage et de faire revivre sur le nouveau continent cette industrie des peuples primitifs. D’Espagne partirent diverses expéditions spéciales ; les rois distribuèrent des concessions, nommèrent des chefs de commanderie avec obligation d’importer des quantités déterminées d’animaux reproducteurs.

Lorsque commença ce mouvement, le cheval avait pris pied dans le pays depuis un siècle, il pouvait déjà aider l’homme dans l’acclimatation pénible des races européennes ; son utilité, d’avance démontrée, lui assurait une place considérable dans les préoccupations de tous les chefs d’expéditions. Les troupes de chevaux libres disséminés dans la pampa, fils de ceux qui, amenés par les premiers explorateurs, avaient été abandonnés dans les départs précipités, prouvaient aussi combien l’acclimatation en serait facile. Leur multiplication avait été si rapide qu’il y eut bientôt plus de chevaux que ne pouvaient en employer les rares habitans de la pampa. Aujourd’hui encore, après trois siècles écoulés depuis la conquête, avec un accroissement de population considérable, malgré les guerres presque continuelles qui font ici une consommation incroyable de chevaux, comme celle du Paraguay, où il en a péri plus de 400,000, malgré les abatages annuels de ces animaux que l’on immole autant pour se débarrasser du trop-plein que pour utiliser leur graisse et leur peau, le cheval, à peine surveillé, élevé en liberté ou plutôt abandonné à lui-même, suffirait aux besoins d’une population dix fois plus considérable, en abusât-elle, comme elle l’a toujours fait pour tous les usages.

La race introduite par les Espagnols est la race andalouse. Ce cheval petit, aux jambes fines, au cou court, assez semblable au cheval arabe, ne s’est pas perfectionné dans la pampa ; sa nouvelle existence ne lui a donné ni fait perdre aucune qualité, et n’a fait que modifier ses habitudes. La nourriture de rencontre, les intempéries, les vents, que rien n’arrête, ni arbres, ni montagnes, qui soufflent toujours avec violence, du cap Horn en hiver, de l’équateur en été, enfin la vie pénible qui lui est faite, ont par la sélection naturelle constitué une race rude, nerveuse, résistante ; on voit de ces chevaux faire sans peine des courses de 20, 30 et même 40 lieues dans une journée, et si le soir, après cette longue étape, on arrive dans une région désolée par un fléau quelconque, où la sécheresse et la sauterelle ont tout détruit, ne laissant sur le sol qu’une poussière noire, ils passent la nuit sans prendre absolument aucune nourriture, pour repartir le lendemain et faire un trajet semblable. Ces expéditions sont fréquentes, et cette disette n’est pas rare, grâce à l’imprévoyance systématique des habitans, dont aucun n’a pour son cheval cette sollicitude méticuleuse, ni cette affection légendaire que nous prêtons volontiers aux cavaliers de tous les temps et de tous les pays. Le cheval, au retour d’un de ces longs voyages aussi bien que d’une promenade, est dessellé et lâché en liberté ; on le laisse seul chercher sa nourriture, se désaltérer, s’il trouve de l’eau, et quelquefois il lui faut faire une lieue ou deux pour en rencontrer. Le cavalier qui l’a surmené ne prendra pas soin, ni personne pour lui, de lui donner l’eau dont il a besoin, et que généralement un puits fournit à l’habitation comptant sur lui seul, l’animal rejoint la troupe avec laquelle il pâture toujours aux mêmes heures, aux mêmes endroits. Chaque habitant et chaque serviteur de l’estancia doit avoir huit ou dix chevaux personnels pour le service journalier. Chacun en conserve toujours au moins un attaché au palenque, sellé et bridé. Chaque matin, on réunit dans une enceinte formée de pieux de bois dur, serrés les uns contre les autres et fortement réunis par des liens solides, les différentes troupes de chevaux, parmi lesquelles on choisit les bêtes nécessaires au service de la journée ; ceux-là sont attachés au poteau, et, qu’ils restent inutiles ou qu’ils soient employés à un travail quelconque, ils passeront la journée entière sans prendre aucune nourriture et sans pouvoir faire d’autres mouvemens que ceux que permet leur licol attaché fort court. Les troupes de chevaux domptés sont toutes composées de chevaux hongres ; ces cavaliers intrépides n’en emploient pas d’autres, et jamais on n’a vu ni sellé ni attelé un cheval entier pas plus qu’une jument ; c’est là un signe du caractère des habitans, plus fanfarons qu’audacieux, s’étant fait une réputation de cavaliers incomparables et ne se risquant à monter que des chevaux déjà diminués avant d’être domptés.

Les jumens sont toutes sans exception réservées à la reproduction. Elles vivent dans une liberté absolue par troupes de dix à vingt appelées manadas, dirigées par un étalon ; les chevaux, dressés forment des manadas spéciales confiées à une jument madrina. (marraine), portant au cou une clochette. On peut juger par ces détails du cas qu’il faut faire des récits fantaisistes inventés sur les troupes de chevaux sauvages qui couvrent ces plaines ; cet état de liberté n’est rien autre qu’une domesticité réglementée suivant les nécessités du pays.

Lorsque l’on part en voyage, on forme une tropilla de chevaux de relais pris dans une ou plusieurs manadas ; la jument, clochette au cou et, suivie de son poulain, est nécessairement de la partie ; c’est elle qui dirige la troupe. Ces voyages sont pittoresques et fort rapides. La tropilla, fouaillée en avant, prend un trot accéléré, les chevaux montés tendent à la rejoindre et ne perdent pas le galop ; de deux heures en deux heures, on prend des chevaux frais et l’on repart. Les voyages en voiture se font de même. En ce cas, la tropilla est nécessairement beaucoup plus nombreuse ; il n’était pas rare de voir encore, il y a trois ou quatre ans, une voiture en route accompagnée de trente ou quarante chevaux de relais. La création de nombreuses diligences a fait perdre peu à peu cette habitude coûteuse de voyager ; l’estanciero prend prosaïquement le chemin de fer ou la diligence. Celle-ci a des relais fixes et trouve à heure dite dans un lieu déterminé les chevaux dont elle a besoin, fournis sur le parcours par les propriétaires ; c’est une subvention que l’on accorde volontiers pour obtenir l’avantage d’un relais chez soi.

Les jumens donnent assez régulièrement deux poulains tous les trois ans ; les plus vieilles sont choisies chaque année à l’automne et envoyées au saladero pour y être abattues ; l’huile, la peau, les os, les sabots, sont matière à exportation. Le crin se recueille à part au printemps ; les jumens, prises au lasso dans le corral, sont jetées par terre, dépouillées de leur queue et de leur crinière, et, relâchées dans ce piteux état, vont rejoindre la manada. La crinière des chevaux est coupée de même, mais la queue est respectée ; cependant, en temps de révolution, des propriétaires prudens les privent, eux aussi, de cet ornement, évitant ainsi le vol ou la réquisition, ces deux fléaux de l’éleveur de chevaux ; il n’y a pas en effet une recrue qui consentît à monter un cheval ainsi ridiculisé.

Les jeunes poulains, après avoir subi à l’âge d’un ou deux ans l’opération de la marque et de la castration, sont vers trois ans remis au dompteur. Celui-ci est toujours un vrai pampasien ; né et élevé dans la pampa, il ne connaît la ville que de nom et ne met pied à terre que pour s’accroupir ou se coucher, jamais pour marcher ; il n’a d’autre bien que son cheval, d’autre lit que sa selle, dont les pièces nombreuses se divisent et forment un lit très confortable ; il est le plus souvent nomade, et va d’estancia en estancia exercer sa profession ; partout entouré de considération, il est fier de son mérite. Le cheval destiné à être dompté subit, avant de lui être remis, un travail préparatoire : pris en plaine avec les bolas[2] ou le lasso, il est ainsi traîné jusqu’au palenque, où il reste tout le jour attaché et les pieds entravés ; il est lâché de nuit et ramené le lendemain ; quelques jours de ce régime cruel adoucissent un peu son caractère et l’habituent à la présence de l’homme à pied. C’est en effet un des étonnemens de tous les animaux de la pampa que l’apparition de l’homme à pied, et même assez fréquemment les animaux qui fuient devant l’homme à cheval entourent l’homme à pied et l’attaquent jusqu’à mettre sa vie en péril, si la présence d’esprit l’abandonne. L’animal, ainsi un peu calmé, est pris avec deux lassos, l’un jeté au cou et l’autre aux pieds de derrière ; fortement attaché, culbuté et maintenu par plusieurs hommes, il est sanglé, sellé et muselé par le dompteur au moyen d’une corde qui lui serre les narines et passe dans la bouche. Tout ce travail est fait avec une brutalité excessive ; c’est avec des coups violens que l’homme cherche à faire passer dans l’esprit de l’animal la terreur qui semble remplir le sien. Quand il est moins furieux et déjà terrifié, le dompteur le monte, et, le serrant dans ses jarrets puissans, où une longue habitude a concentré toute la vigueur dont il est capable, il lui prouve sa supériorité par des coups redoublés. Le lasso qui retient les pieds de derrière est alors lâché et un premier galop essayé, course furibonde d’où cheval et cavalier reviennent épuisés au milieu des vivats. Il reste alors au dompteur à entreprendre quelque longue course de dix ou quinze lieues pour pouvoir livrer au propriétaire un cheval dompté et recevoir sa prime. Ce traitement a pour résultat de rendre tous ces chevaux fort doux, mais presque tous très difficiles au montoir ; ils se souviennent toujours de leurs premières relations avec l’homme ; une fois montés, ils sont généralement dociles, ignorent le trot, et ne connaissent guère que cette allure commode et monotone vulgairement appelée traquenard, allure générale à tous les chevaux de la pampa, et qui explique la facilité avec laquelle un Européen, même fraîchement débarqué, arrive à faire sans fatigue 20 ou 30 lieues par jour.

Il y a dans toutes les estancias plus de chevaux domptés qu’il n’est nécessaire, les débouchés sont insuffisans, et la pensée se présente naturellement d’utiliser au bénéfice de l’Europe cet excédant sans profit pour le pays. La chose est non-seulement à tenter, mais elle est relativement facile ; ni les capitaux, ni les moyens de transport, ni la matière transportable, ne pourront faire défaut. Le cheval en liberté coûte peu à nourrir, il s’accommode de tous les traitemens, à peine souffre-t-il des plus grandes sécheresses ; il subsiste et prospère sans soins aucuns. Vienne un débouché, et il est à présumer que l’élevage du cheval fera en peu d’années des progrès considérables ; même chose s’est produite en d’autres temps pour le mouton. Le prix d’une troupe de jumens pour l’élevage, étalon compris, est de 14 à 20 francs par tête ; le prix d’un cheval sellé et dompté s’élève dans la campagne jusqu’à 60 francs. Le prix moyen dans la ville a beaucoup augmenté, il est déjà de 150 à 200 francs ; les chevaux de carrosse valent jusqu’à 400 francs ainsi que ceux de tramways, dont la consommation est considérable. Voilà les conditions que rencontrerait l’acheteur en vue d’exportation ; on peut dire qu’en payant sur le marché producteur 150 francs en moyenne par cheval prêt à embarquer, on pourrait trouver des chevaux choisis, dressés et de robes assez élégantes.

Deux obstacles sérieux se présenteront : l’insuffisance de la taille et les marques à feu dont tous les chevaux sont déshonorés. En effet, la propriété des animaux ne s’affirme dans la pampa que par l’application d’une marque à feu ; le poulain reçoit à un an sur la cuisse la marque de son propriétaire, qui en cas de vente l’applique de nouveau en même temps que l’acheteur la sienne ; l’animal n’a donc changé de propriétaire qu’une fois, et il a déjà été marqué trois fois au fer rouge. Ces hiéroglyphes, qui s’entremêlent sur la cuisse gauche de tous les animaux, n’ont rien de gracieux et ôteront en Europe beaucoup de leur valeur aux chevaux importés. Il faudrait, pour éviter cet inconvénient, que les propriétaires renonçassent à cet usage, ce qu’ils ne pourront faire que lorsque leurs terres seront assez fermées pour être infranchissables pour les animaux retenus dans ces enceintes. Ces temps sont loin, c’est là une dépense inabordable, et les fermetures de fil de fer raidi et soutenu par des pieux, en usage jusqu’ici, n’ont été qu’un obstacle illusoire à la fuite des animaux et particulièrement des chevaux.

Le second inconvénient sera, jusqu’à de nouveaux perfectionnemens, l’aspect et la taille des chevaux. Il faut bien le dire, l’œil habitué aux races européennes ne rencontre guère dans celles-ci que des laideurs de détail dont l’ensemble est rarement supportable. Le cou est court et fort, la tête petite, l’arrière-main sans vigueur et sans élan ; de plus la taille, et c’est là une question majeure, est en moyenne au-dessous de celle adoptée par la remonte de la cavalerie, et ce défaut est malheureusement plus prononcé encore chez les jumens, presque toutes fort petites ; sans cela, il serait toujours préférable d’exporter des pouliches de trois ans, dont le prix est minime, étant complètement dédaignées.

Aucun de ces défauts n’est irréparable. Déjà de riches propriétaires se sont occupés de la question pratiquement. Les Anglais ont importé des étalons et créé des types métis qui brillent aux courses de Buenos-Ayres, d’autres ont importé des étalons de France et d’Allemagne et obtenu des chevaux de carrosse de belle apparence ; faute de demandes pour d’autres espèces, les éleveurs ont tous porté leur attention de ce côté, et le luxe des voitures a jusqu’ici largement récompensé ces tentatives. Que la demande se présente pour les chevaux de selle d’une certaine taille, et l’on verra bientôt les efforts intelligemment conduits la satisfaire et trouver dans la plus-value le remboursement de frais considérables de première installation et d’importation d’étalons et de jumens. Les moyens de transport ne manqueront pas aux innovateurs ; il arrive chaque mois à Buenos-Ayres vingt ou vingt-cinq steamers d’outre-mer, dont quelques-uns, très spacieux, sont spécialement aménagés pour le transport d’un grand nombre d’émigrans ; au retour, les vastes entre-ponts réservés pour cet objet étant vides, rien n’est plus facile que d’y pratiquer les divisions nécessaires et de tenter l’expérience. On l’a tentée déjà en 1874, et l’expédition, ayant donné d’assez bons résultats à Marseille, eût été certainement renouvelée sur une grande échelle, si la guerre civile n’eût éclaté à Buenos-Ayres. Or le premier effet des guerres dans ce pays est l’enlèvement des chevaux : ils sont considérés comme marchandise, à ce point que les propriétaires n’ont sur eux qu’un simple droit d’usufruitier que la guerre suspend. Elle suspend naturellement aussi l’exportation des animaux sur pied et la retarde pour longtemps par la consommation excessive dont elle est l’occasion. Heureusement cette dernière insurrection a été courte, et la question se pose aujourd’hui d’une manière sérieuse ; elle doit intéresser vivement l’Europe, et sera pour la république argentine l’aurore d’une nouvelle prospérité, faisant une industrie productive de l’élève, jusqu’ici délaissée, du plus intéressant auxiliaire de l’homme.


III. — LES BÊTES A CORNES.

Ce fut en 1553, cinquante ans après les premières descentes des Espagnols sur les rives de la Plata, que deux Portugais dont l’histoire a conservé les noms, les frères Goës, amenèrent de Sainte-Catherine sur la côte du Brésil, par la route de terre, huit vaches et un taureau, souche de tout le bétail qui couvre aujourd’hui les plaines platéennes. L’homme qui avait soigné ces animaux pendant ce voyage, qui dura plus de six mois, fut récompensé par le don d’une vache ; de là le proverbe encore existant : « cher comme la vache de Goës. »

Le sol se prêtait si merveilleusement à la multiplication de ces animaux que leur nombre dépassa bien vite celui de la population, et qu’un siècle après on aurait eu plusieurs troupeaux pour le prix de la vache de Goës. La race n’a pas subi de variations. Depuis quelques années seulement, de riches propriétaires ont importé d’Angleterre des taureaux de Durham, et ont créé une race métisse fort belle qui fournit d’excellentes laitières. Ce n’est qu’aux environs de Buenos-Ayres que ces vaches sont soignées et utilement exploitées ; la production du lait, fort lucrative là comme dans le voisinage de toutes les grandes villes et principale préoccupation de l’éleveur européen, n’est nullement recherchée par l’éleveur ou estanciero de la pampa. C’est à peine si, dans une estancia riche de plusieurs milliers de vaches, on en trouverait une ou deux habituées à donner du lait et en donnant pour les besoins de l’habitation ; quant au beurre, l’usage et la fabrication en sont peu répandus, et sur la petite quantité que consomment les Européens une partie est importée du Havre et de Cherbourg ; l’estanciero fait peu ou point de cuisine, et n’emploie ni beurre, ni graisse : il se contente d’un rôti copieux sans aucun assaisonnement. Le but de l’éleveur est donc de produire non pas du lait, mais bien du cuir, de la graisse et de la viande, qui, salée et séchée au soleil dans les saladeros, est expédiée au Brésil et à La Havane, où elle fait la nourriture exclusive des nègres.

L’élevage des bêtes à cornes dans l’industrie pastorale constitue la grande culture. L’estancia ou terre consacrée à l’élevage est en ce cas d’une grande étendue, elle ne saurait être de moins d’une lieue carrée dans les meilleurs terrains et de 2 ou 3 lieues dans les terrains neufs ou médiocres. L’animal en effet a besoin d’espace ; respectant peu les limites du cadastre et même les clôtures, il violerait trop fréquemment la propriété d’autrui, si le terrain était restreint, les plus grands soins et une garde continue n’empêcheraient pas ces incursions. Le terrain étant vaste au contraire et suffisant pour nourrir les animaux qui le couvrent, rien n’est plus facile que de l’habituer à n’en pas sortir, à ne pas se mêler aux troupeaux voisins, à venir aux mêmes heures du jour se réunir tout entier, se reposer et, pour ainsi dire, se faire reconnaître au même endroit. Faire bonne garde, toujours surveiller son troupeau, le réunir chaque jour, connaître tous ses animaux, fussent-ils des milliers, tels sont les travaux productifs de l’estanciero, se résumant tous dans le mot rodeo. Ce travail, qui se fait, bien entendu, à cheval et emploie un nombre d’hommes proportionné à l’étendue de l’estancia, consiste à faire plusieurs fois par jour le tour du troupeau.

Dans les estancias de grande étendue, et il en existe de 15 à 20 lieues carrées, les animaux sont divisés par groupes de 2,000 ou 3,000, habitués à se réunir et à paître dans des endroits différens, n’ayant de commun que la marque que tous portent semblable. Il faut compter par lieue dans les meilleurs terrains un maximum de 3,000 têtes qui produisent chaque année une augmentation de 700 à 800 animaux, permettant au propriétaire de vendre autant de vaches grasses et de bœufs de trois à quatre ans à raison d’un prix qui varie de 50 à 80 francs par tête. On peut sur cette base calculer l’énorme revenu que produit un établissement de ce genre ; nous ne croyons pas, — et nous avons pour nous la longue expérience de ceux qui dans le pays ont consacré leur existence à cette industrie, — qu’il y en ait d’aussi sûre en même temps qu’aussi lucrative ; mais il faut pour l’entreprendre pouvoir disposer dès le début d’un capital assez considérable.

L’estanciero, éleveur de bêtes à cornes, est ordinairement un descendant d’Espagnols depuis plusieurs générations établis dans le pays, ayant entrepris cet élevage à une époque où il n’en existait pas d’autre et où le mouton n’avait pas encore conquis droit de cité. Généralement riche, il habite presque toujours la ville et ne s’occupe que superficiellement de l’administration de sa terre, laissant ce soin à ses intendans, majordomes et sous-majordomes ; le produit est si abondant et si sûr qu’il ne fait pas seulement la fortune rapide de ceux-ci, mais qu’il laisse encore des rentes au propriétaire. Nous pouvons donner, pour établir sur des chiffres l’importance de cette industrie, le compte d’administration des quatre dernières années de deux estancias situées dans des parages différens. La première, de pâturages tendres et depuis longtemps peuplée, a donné les résultats suivans :


Années Têtes de bétails Morts Proportion Naissances Proportion
1871 18,645 204 1 1/2 pour 100 5,220 28 pour 100
1872 19,321 136 1 pour 100 5,796 30 pour 100
1873 19,750 1,580 8 pour 100 2,568 13 pour 100
1874 18,290 639 3 1/2 pour 100 4,023 22 pour 100

soit un revenu moyen de 20 pour 100 par le seul fait du croît en déduisant 3 pour 100 de morts ; mais il faut remarquer que de l’animal mort on retire le cuir, soit les deux tiers de la valeur qu’il avait vivant, que l’année 1873 a été une année désastreuse comme on en compte à peine une sur vingt, que la perte a été considérable, et le croît presque nul. À ces valeurs, il faut ajouter la plus-value de la vente des animaux gras : on voit par exemple qu’en 1871 les naissances ont été dans cet établissement de 5,000 net, et les ventes de 4,300 ; or les animaux pris au hasard, petits et grands, valent environ 30 francs, mais les animaux gras en valent au moins 50 ou 60. Nous trouvons donc comme résultat total pendant ces quatre années : 15,000 animaux vendus au prix minimum de 50 fr., — soit 750,000, 2,500 cuirs à 20 francs, 50,000, — formant un revenu total de 800,000 francs sans avoir diminué le capital primitif et ayant supporté une très mauvaise année et une médiocre ; le capital engagé était, terrain compris, de 800,000 francs environ, en adoptant même comme base les prix d’aujourd’hui. On trouve donc comme résultat d’une mauvaise période le capital remboursé en quatre années ou un revenu annuel de 25 pour 100, risques, pertes et frais déduits ; ces derniers sont presque insignifians et ne s’élèvent pas à 1 pour 100.

Nous avons fait le même calcul pour la même période sur une estancia située dans les régions de pâturages durs, en voici le résultat :


Années Têtes de bétails Morts Proportion Naissances Proportion
1871 28,560 214 3/4 pour 100 5,997 20 pour 100
1872 31,256 312 1 pour 100 6,251 20 pour 100
1873 31,150 8,722 28 pour 100 1,869 6 pour 100

La terre, dans ces régions, a une valeur beaucoup moindre, mais les résultats sont aussi beaucoup moins incertains. Si nous ne trouvons qu’une augmentation moyenne de 15 pour 100 contre une perte moyenne de 8 pour 100, n’oublions pas que dans ces parages l’année 1873 a été si terrible qu’elle ne peut servir de base ni entrer dans une moyenne. Après quelques années d’établissement dans les pâturages durs, les pertes sont peu sensibles, mais l’engraissement est toujours moins rapide, les naissances moins nombreuses et par conséquent l’élevage moins productif ; cependant on peut compter encore en moyenne sur une rente nette de 20 pour 100 du capital engagé, moyenne qui va en s’élevant tous les jours, et qui vient au bout de quelques années, par l’amélioration rapide du pâturage, à s’équilibrer avec le produit considérable des terrains mieux situés. Une entreprise de ce genre donne une tranquillité du lendemain qui suffit à expliquer l’indifférence de l’estanciero. Il est vrai de dire que les vieilles familles, qui ont acquis ces propriétés pour fort peu de chose il y a de longues années, et les ont peuplées d’animaux dans un temps où les bêtes à cornes valaient de 5 à 10 fr., n’ont pas encore ouvert les yeux sur la valeur du capital ainsi représenté, et le prix toujours croissant des animaux permet à leur indifférence d’augmenter en même temps que leurs revenus.

Cette insouciance et l’absence du propriétaire se révèlent dans l’aspect même de l’habitation. Il ne faut chercher ici rien qui ressemble au château d’un riche propriétaire du centre de la France, ni même à la ferme confortable d’un petit éleveur normand. Un toit de chaume soutenu par quatre murs de boue, une porte basse et pas de fenêtre, un puits sans margelle, un pieu pour y attacher le cheval, c’est là en général toute l’habitation où végète une famille dans les privations et l’oisiveté : la sobriété poussée à ce point n’est plus une vertu, c’est un vice antisocial. Heureusement quelques propriétaires riches semblent vouloir secouer cette torpeur par des exemples utiles, et montrer à leurs voisins les avantages de ce bien-être que l’homme a créé partout où il s’est établi. On peut déjà citer des établissemens assez nombreux où l’on a élevé des maisons luxueuses, créé des jardins, même de la grande culture, et enfermé tout cela au milieu de futaies d’eucalyptus, de saules, de peupliers et de pêchers. Dans une propriété princière de Il lieues carrées d’étendue, située à 25 kilomètres de Buenos-Ayres, il existe une forêt de trente à quarante mille eucalyptus ; un parc de 500 hectares a été créé, embelli de toutes les essences d’arbres, de fermes modèles et de tous les enchantemens de nos grands châteaux français. Malheureusement il n’est pas permis à tout le monde de prendre ainsi la nature corps à corps, de créer des forêts là où elle n’a pas mis un arbre, où règnent les vents les plus variables, où la sécheresse de l’été amène toute sorte d’insectes destructeurs, où les gelées d’hiver ne respectent rien, où les révolutions détruisent en un jour le travail de plusieurs années : il faut pour cela des capitaux considérables, un caractère résistant et opiniâtre ; mais, pour se créer un peu de bien-être, il suffirait de ne pas attendre tout du ciel seul et d’occuper à un travail quelconque les longs loisirs de la vie pastorale.

Le chef de l’exploitation, en l’absence du propriétaire, est un majordome ; il vit à peu près à la manière de tous les hommes employés au travail de l’établissement, dont le système d’alimentation serait à peine supportable pour un Européen : il se compose uniquement d’une infusion d’un thé spécial connu sous le nom de yerba du Paraguay, qui s’aspire par un tube de métal plongé dans une petite courge sauvage servant de récipient et appelée mate. Prendre le mate constitue le fond de la vie du gaucho et en général de toute personne résidant à la campagne ; il remplace le thé du Russe, le café de l’Arabe. Souvent les hommes employés dans l’estancia passent tout le jour sans prendre autre chose que cet aliment débilitant ; le soir seulement, au coucher du soleil, on fait le rôti à la mode nationale, et l’on destine à cet usage une ou deux vaches par jour suivant les besoins de l’estancia. La viande en est distribuée avec libéralité ; le cuir étendu sur le sol, étiré par des chevilles enfoncées en terre, est ainsi desséché, la graisse est recueillie dans des vessies, et ces produits vendus en leur temps ; les os seront employés à faire le feu de la cuisine, et le surplus inutilisé blanchit au soleil jusqu’à ce qu’il trouve un emploi où un acquéreur. Les têtes, dépouillées des cornes, servent de siège ; dans les ranchos où l’on a quelque prétention au confortable, l’os frontal est garni d’une peau de mouton et devient ainsi un siège un peu moins rébarbatif. Ce meuble lui-même n’est pas d’une nécessité absolue, l’usage est non pas de s’asseoir, mais bien de s’accroupir sur les jarrets, position des plus fatigantes pour qui n’a pas hérité de ses aïeux une aptitude spéciale. C’est ainsi accroupis qu’hommes et femmes se réunissent autour du feu, fait au milieu de la chambre, qu’il remplit d’une fumée acre ; peut-être se reposent-ils ; en tout cas, ils évitent la fumée, tout à fait insupportable. Si l’on vous invite à entrer, ce que la politesse vous oblige d’accepter, ayez soin à faire comme eux, autrement vous devrez sortir vite en vous frottant les yeux et criant grâce, ce qui vous fera mal juger et passer pour un homme aussi peu habitué aux élégances de la vie qu’aux usages du monde.

Avant le lever du soleil, les hommes sont debout et se préparent au travail. Le premier soin, après avoir sucé quatre ou cinq mates, est de prendre au lasso dans l’enceinte, où un homme les a amenés dès l’aube, les chevaux nécessaires au travail de la journée, et pendant ce temps le soleil se lève, les troupeaux se rendent à leurs pâturages, si le temps le permet ; si au contraire il pleut, si la rosée ou la gelée est trop forte, le troupeau doit rester au rodeo, c’est-à-dire sur la hauteur, où l’on a l’habitude de le réunir et où il a passé la nuit ; on l’y gardera en galopant autour de lui jusqu’à ce que, le soleil ayant dissipé la rosée ou la gelée, il puisse aller pâturer sans avoir à craindre la météorisation. Ces précautions se prennent à l’automne et au printemps ; une fois l’heure venue où il peut paître sans danger, hommes et chevaux lui laissent le champ libre. Ces mille ou deux mille animaux se lèvent alors, s’étirent, se forment par groupes et se rendent lentement à leurs pâturages ; ils s’en vont au loin, mais la plaine est si unie qu’ainsi même ils demeurent sous l’œil du maître, et, par un effet d’optique étrange, ils semblent grandir à mesure qu’ils s’éloignent, se découpant en silhouettes gigantesques sur l’horizon. La pampa, comme le désert, a ses mirages trompeurs ; c’est ainsi que parfois au loin une misérable chaumière entourée de quelques acacias rabougris et de terrains secs et nus vous semble une île verdoyante plantée d’arbres, avec des lacs sans fin ; il y a des journées où de tous les côtés vous apercevez des paysages enchanteurs là où l’herbe elle-même ne pousse quelquefois qu’à regret et où règnent la misère et la dévastation.

Tous les jours ne sont pas aussi calmes, il y a même des journées d’un travail tellement rude et spécial que l’Européen le mieux disposé ne saurait l’aborder : le gaucho par contre l’accomplit gaîment sous un soleil tropical, à cheval, au milieu d’une poussière sui generis, sans se donner de repos pendant des heures et sans prendre même de nourriture avant la tombée de la nuit. Ces travaux sont ceux auxquels donne lieu l’opération de la marque et de la castration.

La marque des animaux est un vieil usage de la pampa qui durera encore des siècles. Les propriétés n’étant pas fermées, et, faute de bois ou de fer, ne pouvant l’être qu’à très grands frais, les animaux sont abandonnés à eux-mêmes et ne peuvent être matériellement surveillés dans leurs excursions quotidiennes, à plus forte raison lorsqu’une sécheresse prolongée ou une tempête les éloigne pour plusieurs jours et quelquefois plusieurs mois de l’estancia. Il est de toute nécessité que dans ces voyages lointains chaque animal porte avec lui son état civil et la preuve de son origine ; l’usage s’est donc établi d’appliquer à tous une marque à feu sur la cuisse ou sur l’épaule. Chaque estanciero a la sienne, propriété exclusive, inviolable comme toute autre ; le nombre en est si grand qu’il a fallu inventer les contorsions de lignes les plus bizarres pour arriver à n’en pas avoir deux semblables. La formalité d’inscription à la police étant remplie, l’estanciero peut reprendre partout où il les rencontre non-seulement les animaux sur pied, mais même les cuirs en poils sur les marchés ; les peines les plus sévères frappent ceux qui s’emparent d’un animal marqué ou colportent, sans laisser-passer du juge de paix, des cuirs dont la propriété ne leur a pas été régulièrement transmise. Il n’existe pas d’autre moyen de sauvegarder les droits de chacun ; on a vu en effet, dans des années de grande sécheresse, jusqu’à deux millions de bêtes à cornes réunies dans des plaines de 40 ou 50 lieues que le fléau n’avait pas atteintes ; sans la marque, ces mélanges seraient inextricables, et, malgré l’habitude de ces animaux de retourner là où ils ont été élevés, beaucoup seraient perdus pour leurs propriétaires. Ces raisons ont sauvé cet usage, condamné depuis longtemps, car cette brûlure perd la robe des chevaux en les rendant fort laids, troue les cuirs, qui deviennent impropres à beaucoup d’usages, ne disparaissant ni à la tannerie, ni même sous le vernis ; de plus le travail de la marque est pour l’éleveur un des labeurs les plus rudes.

Au jour désigné, on se réunit entre voisins ; les troupeaux de chacun ont été visités, et les animaux égarés repris par leurs propriétaires respectifs, de telle façon que les veaux qui n’ont porté jusque-là qu’un signe à l’oreille soient bien authentiquement du troupeau que l’on va marquer. Le travail se fait le plus souvent en liberté ; les animaux sont groupés et entourés d’un cercle d’hommes à cheval armés de lassos. Dès le matin, on tue une jument et, on allume un grand feu d’os, les fers y rougissent et sont ensuite trempés dans la graisse huileuse de la jument tuée. Le jeune taureau désigné est poursuivi par le gaucho à cheval, le lasso tourbillonne et vient s’abattre autour de son cou. Le cheval d’un mouvement souple et vigoureux se raidit des quatre pieds, assujettissant ainsi le lasso sans le rompre ; le taureau, les quatre pattes liées, est aussitôt jeté à terre, maintenu sur le flanc et marqué au fer rouge au milieu des vivats. Cette lutte et ce travail durent à peine un instant, on enduit alors la blessure de graisse, et l’animal est lâché ; si le temps est pur et sec, l’air de la pampa cicatrisera cette plaie en quelques jours, et l’on choisit si bien son moment que très peu de bêtes souffrent ou meurent de cette blessure. La journée se passe ainsi, et un animal est à peine pris que le lasso est déjà envoyé de nouveau avec une telle habileté qu’il est rare que le coup ne porte pas et que l’animal se dérobe.

La marque n’est pas permise en tout temps ; dans les époques de sécheresse par exemple, comme il est habituel que les animaux quittent leurs querencias[3] pour aller chercher l’eau et la nourriture qui leur manquent, la marque est interdite : il serait alors trop facile aux propriétaires favorisés d’un cours d’eau de s’approprier tous les animaux égarés ; aussi l’opération a-t-elle lieu presque partout à la même époque, au printemps, alors que les campagnes sont verdoyantes et tous les animaux réunis dans leurs pâturages respectifs, avant que les fortes chaleurs d’été ne la rendent dangereuse en amenant la gangrène sur la blessure profonde que fait nécessairement le fer rouge.

Au commencement de l’été, quand les premières chaleurs ont mûri les fourrages et leur ont donné les qualités nutritives exigées pour un engraissement complet, on s’occupe de réunir les troupes qui seront envoyées aux saladeros, sans préjudice de celles que l’on destine toute l’année aux marchés de la ville de Buenos-Ayres. Pour l’abatage, on choisit les bœufs de trois à quatre ans. La conduite de troupes de quatre à cinq cents animaux pendant de longues journées de voyage est un travail difficile qui demande beaucoup d’habileté : il faut tout le jour les diriger, les pousser lentement en leur permettant de pâturer le long du chemin et les empêchant de se dérober ; la nuit, il faut les réunir, les surveiller, les protéger contre la panique qui souvent les prend et produit alors une mêlée générale où un grand nombre est exposé à périr. Les troupes, à leur arrivée au saladero, sont enfermées dans un corral où presque immédiatement commence l’abatage. Les animaux tués sont débités, et toutes les parties expédiées, la viande séchée pour le Brésil et La Havane, le cuir salé et le suif pour Anvers, Liverpool et Le Havre, les os pou » : l’Angleterre ainsi que les cornes et les sabots, le sang lui-même est aujourd’hui réduit en poudre et exporté comme guano. De tous ces produits, l’industrie locale n’en conserve aucun, il est plus économique de recevoir la bougie d’Anvers, les cuirs préparés de Millau, la viande fumée de Hambourg, que de s’appliquer à travailler tous ces produits pour la consommation ; grâce à l’étrange système économique des douanes du pays, l’objet manufacturé en Europe, quel qu’il soit, fait toujours une concurrence victorieuse au produit nécessairement inférieur de l’industrie locale.

La richesse produite par la pampa est aujourd’hui colossale, mais l’avenir surtout en est illimité ; bien que chaque jour, par suite de la division des terres et de l’invasion de l’étranger, l’élève du gros bétail doive se retirer devant celle du mouton et devant la culture, cette industrie ne saurait de longtemps être atteinte ni diminuer d’importance. En effet, le terrain occupé jusqu’à ce jour ne représente pas la dixième partie de celui à conquérir sur l’Indien et sur le désert ; ce travail de conquête se fera peu à peu, et l’on peut entrevoir que la pampa de l’Amérique du Sud pourvoira tous les marchés du monde le jour où la science aura trouvé la solution de la question du transport de la viande abattue. En attendant, le commerce, qui cherche aussi bien que la science des champs nouveaux pour son activité, a tenté déjà des exportations d’animaux sur pied et en approvisionne quotidiennement la ville de Rio-Janeiro, située à 600 lieues de Buenos-Ayres.

Aujourd’hui le nombre des bêtes à cornes s’élève environ à 60 millions ; mais, le jour où tous les terrains inoccupés seront peuplés de la même manière, ce nombre peut atteindre 250 millions, que la république argentine nourrirait aisément dans les 136,000 lieues carrées de plaine qu’elle contient. Les débouchés ont le temps de se former avant que ce peuplement s’opère ; en attendant qu’ils soient ouverts, l’habitant de l’Amérique du Sud se livre à une véritable orgie de gaspillage de viande. La ville de Buenos-Ayres, qui compte moins de 250,000 habitans, consomme par jour 300 bêtes à cornes et 5,000 moutons ; bien que ces animaux soient beaucoup plus petits que ceux tués dans les abattoirs des villes d’Europe, cela fait plus de deux livres de viande par jour et par habitant. Le prix de la viande autorise du reste ce gaspillage ; quoiqu’il ait subi une hausse depuis la grande sécheresse de 1874, il ne dépasse pas 3 ou Il francs pour la viande de mouton, et pour celle de bœuf 5 ou 6 francs les 25 livres. Le transport et le débit en ville donnent seuls le prix à cette denrée ; dans la campagne, la viande n’a aucune valeur, et l’on ne prise que le cuir et la graisse. Il ne faudrait pas croire que cette abondance fasse le bonheur de l’Européen ; le Français surtout n’y trouve aucun avantage et ne pense qu’à se plaindre du prix du pain, qui dépasse 50 centimes la livre en temps normal : aussi s’empresse-t-il d’en produire comme agriculteur, meunier ou boulanger, pour avoir le droit d’en manger à sa faim, se rappelant toujours

Quels bons croûtons de pain coupait la ménagère !


IV. — LE MOUTON.

L’élevage du mouton représente dans les plaines de l’Amérique du Sud la petite culture, et, bien entendu, ici comme partout où la terre est libre et accessible à tous, elle tend à devenir la plus importante, si déjà elle n’occupe le premier rang : elle n’appartient pas, à proprement parler, à la pampa, n’est possible que dans les terrains depuis longtemps peuplés de bêtes à cornes, et constitue l’arrière-garde de la colonisation ; elle est spéciale à l’étranger, le premier, il y a vingt ans à peine, il s’est consacré à cet élevage, et lui a donné la place et l’importance qu’il mérite. Avant 1850, le mouton, dont l’introduction à la Plata remontait cependant à trois siècles, n’avait littéralement aucune valeur vénale ; l’élevage de cet animal, si utile à l’homme et pour qui la domesticité semble être l’état de nature, était si complètement dédaigné qu’il vivait sans aucun soin, presqu’à l’état sauvage, traqué comme un fauve ; sa laine n’était pas même recueillie, sa chair n’apparaissait jamais sur le marché de Buenos-Ayres ni sur la table de l’habitant, on le tuait pour employer le cadavre desséché au chauffage des fours à briques. Des Français pour la première fois en 1852 eurent l’idée d’acheter et d’exporter pour les manufactures du midi de la France les laines de la Plata, alors tout à fait inférieures. Ils les payèrent pendant longtemps un prix dérisoire ainsi que les peaux ; ces prix, dont on se souvient encore, étaient de 60 centimes à 1 franc les 25 livres de laine. Les peaux avec laine se payaient le même prix la douzaine ; aujourd’hui, la laine vaut de 15 à 25 francs l’arrobe de 25 livres, et les peaux de mouton s’achètent jusqu’à 80 francs. la douzaine ; l’exploitation des laines et des peaux atteint de 250,000 à 300,000 balles par an, du poids de 1,000 livres chacune.

En vingt-cinq ans, armé de patience et aidé de peu de capitaux, l’étranger a conquis presque seul ces résultats sans parvenir à convaincre la majorité des indigènes, qui gardent leurs préférences exclusives pour l’élève des bêtes à cornes, et même leur ancienne répulsion pour la viande de mouton. A l’époque dont nous parlons, l’extrême dédain avec lequel on traitait le mouton avait amené une dégénérescence complète dans l’espèce et produit une race à part, dont quelques échantillons subsistent encore dans les provinces où cet élevage est le plus négligé. Cette race créole portait une laine longue, forte, entremêlée, en apparence feutrée, assez semblable à la bourre faite de la crinière des bêtes à cornes. Presque tous ces individus dégénérés ont disparu et fait place aux espèces d’importation européenne, Rambouillet, Saxons, Negretti, Lincoln, amenés à grands frais, élevés avec les plus grands soins et croisés avec les restes des anciens troupeaux ; mais il a fallu de longues années pour amener une transformation complète dans la nature de la laine. Pendant ce temps, quelques manufacturiers d’Europe avaient créé une fabrication spéciale pour employer la laine créole, si bien qu’aujourd’hui, où elle disparaît, elle reste nécessaire et se trouve quelquefois demandée sur les marchés de Buenos-Ayres à des prix que n’atteint pas la laine des troupeaux raffinés.

Les étrangers qui au début pouvaient se consacrer à cet élevage s’établissaient discrètement sur des terrains dédaignés des propriétaires ou appartenant à l’état, et avec quelques moutons créaient en peu d’années les élémens d’une fortune au milieu des dédains des riches estancieros. Que faut-il en effet pour entreprendre cet élevage ? Peu d’argent pour le commencer et peu de travail pour le mener à bien ; un enfant de huit ans suffit à garder une troupeau de 2,000 têtes et à lui donner toute l’année, sauf le moment de la tonte, les soins qu’il réclame ; à plus forte raison suffit-il à soigner les 400 ou 500 brebis du début prêtées ou achetées à crédit, permettant ainsi à la famille de se livrer à tout autre genre de travail jusqu’au jour où elle pourra vivre dans une oisiveté productive en s’occupant du troupeau ainsi augmenté.

Les Irlandais sont parmi les émigrans ceux qui se sont livrés avec le plus de profit à cette sorte d’élevage. Hommes rudes, habitués aux privations, débarquant sans ressources, ils forment dans la province de Buenos-Ayres une grande famille de 35,000 individus environ, s’aident les uns les autres, tendent la main aux nouveau-venus, et acquièrent un premier capital qui s’augmente rapidement ; tous à leur arrivée se consacrent exclusivement à l’élevage du mouton, et l’on en peut citer dont les fortunes colossales se sont faites là, et qui possèdent jusqu’à 250,000 moutons.

Le terrain propre à cet élevage doit être choisi dans les parties le plus anciennement peuplées où les graminées dures et hautes ont disparu sous le pied colonisateur des vaches et des chevaux, et ont été remplacées par des plantes courtes, touffues et tendres à la dent ; les meilleurs sont naturellement ceux couverts de trèfle, mais ce ne sont pas les seuls bons, le trèfle a même un inconvénient grave qui a empêché longtemps la laine de la Plata d’atteindre son prix sur les marchés européens, c’est le grand nombre de ses graines, sorte de petites rondelles garnies de poils durs, dont la toison se couvre avant que la tonte puisse être terminée, et qui s’attache à la laine de façon à en rendre le peignage à la machine fort difficile ; les immenses plaines du sud de la province de Buenos-Ayres, où le trèfle est rare, sont peuplées d’innombrables troupeaux de brebis dont la laine est plus recherchée que celle de l’ouest et du nord, où il couvre toute la plaine. Le sud cependant a toujours été dédaigné par les premiers estancieros, ce qui a permis aux étrangers de s’y établir en grand nombre, d’y acquérir à bas prix de vastes terrains fertiles, et d’y commencer avec peu de débours l’élevage en petit, aujourd’hui si productif.

L’estancia consacrée à l’élevage du mouton est généralement composée de terrains restreints ; cependant il y a de riches propriétaires qui occupent 5,6 et même 10 lieues. Pour Un troupeau de 2,000 têtes, 200 hectares, 250 au maximum, suffisent ; la terre se divise en conséquence, et, sur 1 lieue de pâturages passables, on peut placer de 10 à 12 troupeaux de cette importance. On trouve facilement des terrains Il louer, bien qu’ils soient chaque jour plus recherchés. Le système pratiqué est celui de l’association : le propriétaire ou locataire du terrain fournit un rancho, 1,000 brebis, 200 hectares à un métayer qui, fournissant également 1,000 brebis et entrant pour moitié dans les frais d’installation, aura la garde du troupeau. Tous les produits se diviseront par moitié ; le métayer cependant a le droit de nourrir sa famille en tuant les animaux nécessaires à sa consommation ; il doit compte, bien entendu, de chaque peau provenant de ces abatages quotidiens. D’octobre à décembre a lieu la tonte ; en mai, avant la mise bas d’automne, qui commence à cette époque et qui est la plus productive, on peut vendre les animaux gras ou vieux et faire place ainsi aux agneaux.

Le produit de ce genre d’industrie est vraiment prodigieux. Nous avons pris au hasard le compte de rendement d’un troupeau de 2,040 moutons élevés par un métayer soigneux associé par moitié. Il fut payé en avril 1874 5 francs par tête, soit 10,200 francs ; en décembre, le produit net en laine fut de 2,200 francs, les peaux provenant de la consommation du métayer et de quelques animaux morts donnèrent 420 francs ; en avril 1875, on put extraire du troupeau 800 animaux choisis que l’on vendit 9 francs pièce, soit 7,200 francs, et le troupeau, augmenté déjà des mises bas d’avril, resta encore de 1,900 têtes à la veille de la mise bas d’automne, qui devait donner au moins 500 agneaux, soit un revenu de près de 100 pour 100 en une seule année pour un troupeau très ordinaire. Certes il y a des métayers peu soigneux et des propriétaires négligens qui détruisent ou laissent perdre leur troupeau peu à peu, et au bout de quelques années sont plus pauvres qu’au début ; mais l’homme travailleur et sobre ne trouvera nulle part un emploi plus avantageux d’un petit capital. Ce premier capital, l’immigrant qui fera preuve de qualités sérieuses ne manquera pas de propriétaires qui le lui prêtent, trop heureux de s’attacher un homme capable de faire prospérer leurs intérêts en même temps que les siens propres ; mais il ne faut pas croire que cette-vie soit des plus douces, le seul charme pour celui qui aime le far-niente le plus invariable, c’est l’oisiveté absolue.

Est-ce un travail en effet que d’ouvrir à l’aube en été, à dix heures en hiver, la porte du parc ? Le troupeau de lui-même va pâturer où bon lui semble, et le soir un enfant à cheval suffit à le rassembler et à le ramener bêlant. Les quelques soins à lui donner consistent pendant le jour à faire un tour ou deux à cheval pour empêcher qu’il ne se mêle avec le troupeau du voisin ; quelquefois, mais rarement, dans les nuits d’orage, une surveillance est nécessaire ; on ne peut en effet le faire entrer au parc, où il s’enfoncerait dans la boue au grand péril du profit de l’année. Quel autre charme que le travail offrirait cependant cette existence peu riante ? Le cadre en est triste, la monotonie en est lugubre. L’éleveur de moutons étranger ou indigène a pour toute habitation un rancho fait de paille recouverte de boue délayée, protégé d’un toit de chaume ; d’une toile tendue ou d’une cloison légère, de boue aussi, on fait deux pièces. L’une est la cuisine, la salle de réunion et le dortoir des hommes ; le feu y est allumé tout le jour au milieu même de la pièce ; le combustible, qui n’est autre que la fiente du mouton recueillie dans le corral et séchée au soleil, laisse échapper une fumée acre qui a peine à sortir par les interstices du chaume. L’autre pièce est la chambre des femmes ; il est surprenant de voir la quantité d’êtres humains qui vivent là pêle-mêle, se multipliant dans l’insouciance, sans la moindre dignité humaine. Toute l’habitation représente une dépense d’installation de 400 à 500 francs, car il faut songer que les quelques bois qui servent d’armature aux autres élémens très dissolubles sont apportés de fort loin, et que les transports sont très coûteux. L’indigène n’est gourmand que de citrouilles et de pastèques, et ces végétaux rampans ont seuls l’honneur d’une apparence de culture ; l’étranger embellit quelquefois de quelques arbres ce triste séjour. Celui, en exceptant les Irlandais, qui se décide à se consacrer à l’élevage du mouton n’est généralement pas nouvellement débarqué : il est venu d’Europe sur la foi des contes bleus des agens d’émigration ramasser des onces d’or sur les quais de Buenos-Ayres ; il y a trouvé une population remuante, très occupée de ses intérêts, ardente au gain et moins disposée à se serrer pour faire place au nouveau-venu qu’à rire de son air vainqueur et de conquérant du Nouveau-Monde. Il a cherché alors à se faire une place, essayant de tout, entreprenant les métiers qui lui étaient les plus étrangers, réussissant peu et finalement partant pour la campagne y refaire sa vie ; il devient alors, s’il est doué d’une nature résistante, un vrai berger, et, s’il est persistant, réussit à vivre et à se constituer un capital sûr. Parmi les émigrans de race latine, fort peu jusqu’ici se sont décidés à courir cette aventure, méprisant les exemples qu’ils ont sous les yeux.

Les écueils sont rares : à de longs intervalles apparaît une épizootie qui frappe la race ovine ; en ce cas même, tout n’est pas perdu, les peaux peuvent être sauvées, beaucoup d’animaux préservés, c’est un retard et non une ruine pour l’éleveur. Si la guerre civile ou une invasion d’Indiens survient, l’éleveur de moutons est beaucoup moins atteint que tout autre, c’est à peine si on lui mange quelques animaux en lui laissant les peaux. Les maladies, sauf la gale, qui diminue le rendement de la laine, sont rares chez ces animaux élevés à l’air libre ; on peut compter sur un produit à peu près sûr et entreprendre cette industrie avec un petit capital et un grand fonds de courage et de patience, certain de recueillir au bout de quelques années le résultat de ce travail obscur.

Celui qui peu à peu, à force de temps, est parvenu à augmenter son troupeau, louant chaque jour une nouvelle étendue de terrain, aspire, bien entendu, à obtenir la propriété du sol sur lequel il a constitué sa nouvelle aisance. Cette acquisition est permise et possible à tous, bien que dans ces dernières années une spéculation mal raisonnée ait porté le prix des terrains hors des-limites de leur valeur intrinsèque. Nous ne parlerons pas de ceux rapprochés de Buenos-Ayres dans un rayon de 8 à 10 lieues : le prix en varie de 4,000 fr. à 200 fr. l’hectare, suivant la situation, ce ne sont déjà plus des terrains propres à l’élevage, ils sont consacrés à l’agriculture. Le vrai rayon de l’industrie pastorale commence à 10 lieues et s’étend jusqu’à 60 et 70 lieues de Buenos-Ayres ; dans cette région, les terrains valent de 50,000 à 150,000 francs la lieue carrée de 2,700 hectares, soit de 18 à 60 fr. l’hectare ; c’est un prix qui permet d’essayer l’élevage du mouton en réservant à chaque troupeau une étendue assez vaste. En s’éloignant encore de Buenos-Ayres, dans des régions de pâturages déjà assez tendres, le gouvernement concède à des conditions fort avantageuses des terrains au prix de 30,000 et même 14,000 francs la lieue carrée, payables en trois ans ou six ans ; mais ces concessions n’ont pas été jusqu’ici une faveur offerte à l’immigrant, elles se font à quelques intrigans, amis du pouvoir, qui ne les revendent qu’à gros profits : aussi est-il plus sage pour celui qui veut acquérir de choisir des terrains déjà peuplés depuis longtemps et mieux préparés pour un élevage sûr et sans risques. C’est en effet souvent une source de déceptions incalculables pour les nouveaux habitans que des essais de colonisation de terrains vierges ; il est arrivé que, trompés par des apparences brillantes, des étrangers ont sollicité des concessions, risqué de gros capitaux sur des terrains neufs pour n’y recueillir que la ruine. Cela est vrai surtout pour les terrains boisés, abondans sur les rivages du Haut-Parana et du Paraguay. Des compagnies ont obtenu ou racheté des concessions de centaines de lieues couvertes de bois, ont engagé dans ces opérations des sommes importantes qui s’y sont englouties sans laisser de traces ; les Bois seuls, disait-on, devaient payer tous les frais de la colonisation, mais devant le prêtée arbre on a vu combien les outils et les hommes étaient insuffisans, que le sol n’avait pas d’assises, et qu’au milieu de marais que l’on ne soupçonnait pas le transport d’un arbre jusqu’à la rivière, située à 100 mètres, était un problème insoluble. Ce qui s’est produit pour les terrains boisés est fréquent aussi dans la pampa : le terrain vierge dévore le troupeau et ruine le colon ; il faut être riche pour acheter les terrains à bas prix.

L’importation récente de l’élevage du mouton dans la pampa enlève nécessairement à ce genre d’industrie toute espèce d’originalité, il n’a pas le pittoresque des travaux de l’élevage des bêtes à cornes. La vie de l’éleveur est vide, celle du troupeau est sans incidens, elle se passe en plein air ; le corral où on le rentre le soir est en tout semblable aux parcs à brebis connus en France, avec cette différence qu’étant à poste fixe, le sol s’en élève avec rapidité jusqu’à former un monticule de résidus riches en azote et en ammoniaque ; c’est là une richesse encore négligée faute de moyens de transport à bas prix, et qui un jour pourra fournir à l’Europe des chargemens aussi nombreux que ceux que l’on a extraits des îles Chinchas ; pour le moment, dans ce pays où l’engrais est inutile, l’habitant n’en utilise qu’une faible partie comme combustible. Le matin, ce corral où les brebis ont passé chaudement la nuit sur un sol brûlant est ouvert, et le troupeau sort, se dirigeant de lui-même sur le point où il doit pâturer ; on le surveille à peine, assez cependant pour l’empêcher de se mêler aux troupeaux existant dans le voisinage. Si un groupe s’égare, ce qui est fréquent, et se mêle à un troupeau étranger, le propriétaire a le droit d’en exiger l’examen : on fait alors rentrer les animaux dans le corral et l’on vérifie les oreilles des 2,000 ou 3,000 brebis qui s’y trouvent renfermées ; c’est en effet à l’oreille que l’agneau a reçu la marque de propriété ; les animaux étrangers sont pris par le pied et mis à part.

Au printemps, d’octobre à décembre, a lieu l’important travail de la tonte ; les bras manquent généralement, le pays étant peu peuplé, hommes et femmes sont à l’œuvre. Les moutons réunis dans une enceinte auprès d’un hangar, s’il en existe, un homme les prend un à un, et, après avoir lié le patient, le jette aux tondeurs ; ceux-ci, armés de forts ciseaux à ressort automoteur, pointus et d’un pied de long, au tranchant affilé, en moins de cinq minutes ont tourné, retourné l’animal et l’ont lâché dépouillé de sa toison, le plus souvent les chairs mises à vif par la pointe des ciseaux ; la toison, repliée en boule sur elle-même, montrant extérieurement la racine blanche des poils, est liée avec une ficelle et remise par le tondeur contre un jeton de 10 ou 20 centimes suivant le prix du jour ; les meilleurs tondeurs, généralement indigènes, se font 20 et 25 francs par jour.

Comme chez nous la moisson et la vendange, la tonte est l’occasion de fêtes de tout genre, de bals avec guitares et chants ; s’il pleut ou que le temps fraîchisse, la tonte est nécessairement arrêtée, et les fêtes redoublent. A l’automne commencent les grands abatages de moutons dans les fonderies de suif. En 1869, ils s’élevèrent jusqu’à 10 millions de têtes, à la suite d’une baisse subite du prix de la laine sur les marchés d’Europe ; depuis il y a eu un très grand ralentissement dans ces travaux : le haut prix de la laine a élevé le prix de la brebis, la consommation toujours croissante de la ville de Buenos-Ayres et l’exportation des animaux sur pied pour le Brésil ont imprimé un tel mouvement de hausse des prix que la fabrication du suif a été fortement atteinte. Ce débouché restera toujours ouvert pour le trop-plein des troupeaux, mais il était peu avantageux pour l’éleveur de n’en pas avoir d’autres. Dans cette année 1869, le prix du mouton, qui dix ans auparavant était de 8 à 10 francs, était tombé à 3 et 4 francs ; aujourd’hui, même après la tonte, les moutons gras ne valent pas moins de 9 à 12 francs, c’est une augmentation de valeur d’au moins 500 millions de francs pour l’ensemble des troupeaux de la république, que l’on peut estimer à 70 millions de têtes.

Après ces détails donnés sur cette modeste et riche industrie, on comprendra facilement que les mines et les aventures du mineur soient délaissées dans un pays où sans travail, presque sans premier capital, mais avec la résolution de supporter une vie oisive et rude, un homme a devant lui un horizon certain de bien-être et de fortune. On a vu quelques déclassés venir chercher dans cette existence la satisfaction de leurs désirs ambitieux et y réussir, mais en réalité ils sont rares. Le succès sur la terre d’Amérique appartient à ceux qui consentent à refaire leur personnalité, en constituant des débris de l’Européen un homme nouveau, à s’américaniser, mot nécessaire pour exprimer cette transformation curieuse que subît celui qui a passé l’Océan. A vivre au milieu de cette société en formation, l’Européen, oubliant le vieux monde, ses traditions, sa routine, retrempé dans un individualisme absorbant, acquiert une énergie spéciale, dominé qu’il est par la doctrine de l’intérêt personnel, loi générale à laquelle il essaierait vainement de se soustraire. Si l’on veut s’expliquer la raison de cette transformation, on la trouvera dans l’esprit de retour, mobile que ne connaît pas l’homme sédentaire, dont la vie plus ou moins heureuse est fixée là où il est né et qui peut accepter la médiocrité, qui, pour l’émigrant, contient une menace d’exil perpétuel.

Le sol d’Amérique influe différemment sur les différentes catégories d’émigrans : inutile de dire que les dix années de collège, bagage du bachelier, lui seront d’un mince profit, que l’étranger lettré, à quelque degré qu’il le soit, n’a de rang à prendre dans la société américaine qu’à la condition de s’y refaire une éducation spéciale, toute différente de la première. Par contre, une place considérable appartient à l’homme nature qui débarque avec deux bras prêts à tout, qui n’a pas même essayé un apprentissage, ou du moins qui, s’il a un métier, le connaît superficiellement ; tout travail lui est bon, les salaires élevés et la vie matérielle facile lui assurent un avenir prospère. Il semble créé pour lui, ce pays où le superflu est hors de prix, mais où le nécessaire est pour rien ; peu lui importent ces joies de l’esprit et des yeux, ce luxe des sociétés européennes, qui distribuent gratuitement tout un monde de jouissances, où la nature elle-même a prodigué des satisfactions de tout genre. Ici, rien de semblable ; dans les villes, tous les luxes hors de portée, rien de gratuit pour les yeux ni l’esprit, la nature elle-même sans pittoresque et sans beauté, mais le nécessaire en abondance à la portée de tous.

Entre ces deux classes d’individus, il y en a une, intermédiaire, qui trouverait la satisfaction de tous les désirs qu’elle ne saurait réaliser en Europe ; nous voulons parler du petit fermier et du petit propriétaire français, vivant péniblement sur une terre morcelée à l’excès sans profit possible, sans pouvoir même développer sa famille sous peine de ne pouvoir l’alimenter. Celui-là, armé déjà d’un capital, quelque minime qu’il soit, accompagné d’une famille connaissant les travaux des champs, trouverait dans les pampas de Buenos-Ayres un climat des plus salubres, de vastes plaines fertiles, des terrains à acheter à des prix relativement bas ; il tâtonnera peut-être un peu au début, mais, bien dirigé, il prospérera vite une fois enraciné, s’assurant à lui-même et préparant aux siens une aisance qu’il eût vainement rêvée en Europe. Quelques-uns échoueront, d’autres se lasseront ; là comme partout les revers vous attendent, là comme partout il y a de bons et de mauvais jours ; mais là plus que partout le travail est facile et rémunérateur.

Il faut vraiment que l’ignorance des résultats économiques de l’émigration soit bien profonde pour qu’elle rencontre en France, en Allemagne et en Italie l’opposition gouvernementale dont elle est l’objet. Est-ce donc une vérité si méconnue, qu’émigration c’est production ? L’émigrant, à quelque catégorie qu’il appartienne, n’emporte-t-il donc pas avec lui ses usages et ses mœurs ? Entrant dans la vie américaine, plus large, et d’où est bannie la mesquinerie des pays trop peuplés, il développe ses besoins, mais dans le sens de ses habitudes premières, les fait connaître et les impose même aux différens peuples au milieu desquels il vit ; tout son travail retourne ainsi au centuple à la mère-patrie et vient augmenter chez elle la production, l’exportation et partant la richesse. On pourrait citer à l’appui mille exemples, c’est ainsi qu’en Italie le mot inconnu d’exportation est devenu une réalité et une source de prospérité depuis que les Lombards et les Napolitains s’expatrient par milliers pour revenir sans exception jouir chez eux du bien-être acquis ailleurs. Prenons un exemple en France facile à contrôler.

De 1852 à 1860, à peine y avait-il quelques Français à Buenos-Ayres, l’exportation des vins de Bordeaux pour tout le bassin de la Plata n’atteignait pas en 1855 500 barriques par an ; on ne consommait alors que les gros vins de Barcelone, que les Espagnols y avaient dès longtemps fait connaître. Vers-1860, la création d’une ligne de vapeurs de Bordeaux à Buenos-Ayres fut le signal d’un commencement d’émigration vers la Plata, qui s’accentua sérieusement vers 1866. En 1872, la colonie française de la province de Buenos-Ayres ne dépassait pas 50,000 individus, l’exportation des vins de Bordeaux pour la Plata atteignit jusqu’à 28,000 barriques dans un mois et ne descendit dans aucun au-dessous de 15,000 ou 18,000. Niera-t-on que ces quelques milliers de Français aient plus fait pour développer notre richesse nationale en la faisant connaître que 500,000 pris au hasard qui sont restés chez eux ? N’ont-ils pas, dans une mesure considérable, développé en France la production en répandant au dehors l’exemple de leurs habitudes ? Ce qui est si sensible dans le monde matériel ne l’est pas moins dans l’ordre moral et intellectuel : nos livres, nos journaux, notre littérature sont surtout répandus au dehors par ceux qui émigrent et inspirent à tous les étrangers le désir de connaître un pays où tout se sait et s’enseigne ; c’est ce qui amène chez nous avec les nombreux étrangers un élément nouveau de richesse.

Il est certain qu’un temps viendra où les gouvernemens des pays neufs n’auront plus à répandre des primes et à entretenir des agens, et verront l’émigration aussi protégée par les gouvernemens européens qu’elle est aujourd’hui entravée, un temps où cette erreur économique ira rejoindre le vieux système espagnol, jaloux, prohibitif à l’excès et en même temps ruineux, qui, en fermant l’accès des colonies aux peuples étrangers, en ajournait le développement sans profit pour personne. L’Angleterre a depuis longtemps adopté le système contraire, et en a prouvé pratiquement la valeur par le profit qu’en ont tiré ses-banques et son industrie. Peu à peu tous les gouvernemens suivront cet exemple ; alors peut-être aurons-nous rendu un service en faisant connaître une des industries où l’activité humaine peut trouver le plus utilement son emploi.


EMILE DAIREAUX.

  1. On comprend dans l’expression intraduisible de rodeos tous les travaux de la campagne qui se font à cheval et ont trait aux soins des troupeaux.
  2. Les bolas sont un engin composé de trois lanières de cuir en forme de T, chacune terminée par une boule de fer ou de pierre ; la plus petite se prend dans la main ; on imprime alors aux deux autres un mouvement de rotation précipité, et le tout jeté sur l’objet à atteindre vient l’embrasser avec une violence irrésistible.
  3. Pâturages préférés, de querer, aimer.