L’Hydrologie de l’Afrique australe

L’Hydrologie de l’Afrique australe
Revue des Deux Mondes3e période, tome 51 (p. 133-156).
L’HYDROLOGIE
DE
L’AFRIQUE AUSTRALE

Hydrology of South Africa, by John Croumbie Brown, 1875.

Depuis les premiers voyages de Livingstone, le continent africain, jusqu’alors inabordable, a été attaqué sur tous les points à la fois, Par le nord et par le sud, par l’est et par l’ouest, de hardis explorateurs l’ont pénétré ou traversé et lui ont en partie arraché ses secrets. Les voyageurs ont payé leur tribut et accompli leur tâche en ouvrant la voie ; c’est à la science et à la civilisation d’accomplir la leur en étudiant les problèmes qui s’offrent à nos investigations, en entraînant dans le courant général de la circulation les hommes et les terres qui paraissaient devoir en être à jamais écartées, en faisant concourir à l’accroissement de la richesse sociale les élémens de production ignorés jusqu’ici. Aussi faut-il accueillir avec intérêt les travaux qui peuvent jeter un jour nouveau sur la situation des régions, même connues de longue date, et faire connaître les conditions de leur prospérité. C’est à ce titre que l’ouvrage du révérend J. -C. Brown, sur l’Hydrologie de l’Afrique australe, me paraît digne d’être mentionné. Il l’est encore à un autre point de vue.

M. Brown, après un premier séjour à la colonie du Cap, où il avait été envoyé en 1844 comme missionnaire, chef d’une congrégation religieuse, y retourna en 1863 comme professeur de botanique au collège de l’Afrique australe et y resta jusque dans ces dernières années. Il eut dans chacune de ces positions l’occasion de parcourir la colonie dans toutes les directions et de recueillir sur la géographie physique de celle-ci les renseignemens les plus précieux. M. Brown, en partant pour le Cap, ne connaissait pas les travaux qui avaient eu pour objet de constater en Europe l’influence des forêts sur le climat, sur l’abondance des pluies et sur le régime des eaux ; il n’avait entendu parler ni de l’ouvrage de M. Surell sur les torrens des Alpes, ni de celui de M. Mathieu sur la météorologie forestière, ni de ceux de MM. Domontzey, Costa de Bastelica et tant d’autres sur les reboisemens ; et cependant, en étudiant personnellement et sans parti-pris les conditions climatologiques de l’Afrique australe, il arriva à reconnaître que les perturbations survenues dans le régime des eaux depuis la période historique devaient en grande partie être attribuées au déboisement et à se rencontrer sur ce point avec les savans dont nous venons de citer les noms. Nous avons pensé qu’il n’était pas sans intérêt d’exposer, d’après M. Brown, aux lecteurs de la Revue un ensemble de phénomènes qui, pour se manifester sur un point déterminé, n’en sont pas moins dus à des causes générales dont les effets peuvent se faire sentir partout où l’on sera en présence des mêmes conditions.


I

On attribue généralement la découverte du cap de Bonne-Espérance au navigateur portugais Barthélémy Diaz, qui lui donna le nom de cap des Tempêtes ; mais, d’après Hérodote, les Phéniciens avaient déjà effectué le périple de l’Afrique six cents ans avant l’ère chrétienne. Quatorze siècles plus tard, c’est-à-dire vers l’an 800, la côte orientale de l’Afrique était connue des Arabes jusqu’à la baie de Lagoa, située au 28° degré de latitude sud. En 1480, un Portugais venant d’Abyssinie, nommé Pierre Cavalliao, visita Sofala sur la côte de Mozambique, et, en 1484, un autre Portugais, Diego Cam, s’avança jusqu’au cap Padrone, au 22e degré sur la côte occidentale. En 1486, Barthélémy Diaz planta la croix sur la Sierra Parda, au 24° degré, poussa jusqu’à la baie d’Algoa en doublant le cap de Bonne-Espérance sans le voir, et ne le découvrit qu’à son retour. Vasco de Gama, qui vint ensuite, eut à lutter non-seulement contre les tempêtes qui l’assaillirent, mais aussi contre la révolte de son équipage ; il parvint néanmoins à. doubler le cap en 1497, découvrit le Natal, et remonta la côte orientale jusqu’en Mozambique.

A la suite de plusieurs autres expéditions, les Portugais, aussi bien que d’autres nations européennes, fondèrent sur divers points des établissemens plus ou moins éphémères ; mais ce ne fut qu’en 1652 que la compagnie hollandaise des Indes prit possession du cap et y fit construire un fort qui, cent cinquante ans plus tard, en 1796, fut pris par les Anglais. Rendu en 1801 au gouvernement hollandais, ce fort retomba, en 1806, au pouvoir de l’Angleterre, qui, depuis lors, non-seulement en resta maîtresse, mais étendit sa domination sur les pays voisins. Aujourd’hui la colonie du Cap proprement dite, sans compter les territoires plus ou moins disputés, s’étend jusqu’au fleuve Orange ; elle à une superficie de 640,000 kilomètres carrés environ et une population de 720,000 âmes.

Il y a trois quarts de siècle environ que l’Angleterre a pris pied sur ce point du globe, et cependant ce n’est que depuis quelques années qu’on a commencé à y faire des observations précises sur l’hydrographie et la météorologie ; mais si récentes qu’elles soient, ces observations n’en ont pas moins amené la constatation d’un fait important et d’une extrême gravité ; c’est le dessèchement progressif de cette partie du continent africain. De jour en jour, les lacs diminuent de profondeur, les rivières se tarissent, les sources disparaissent, les habitans émigrent avec leurs troupeaux. Nous allons suivre M. Brown dans l’exposition des faits par lesquels ce phénomène se manifeste et flans la recherche des causes auxquelles il l’attribue.

Au point de vue météorologique, l’Afrique australe peut être divisée en trois zones : la zone orientale, comprenant le Zululand, Natal et la Cafrerie soumise ou indépendante ; la zone centrale, formée d’une partie du bassin central et traversée par plusieurs chaînes montagneuses ; la zone occidentale, englobant le désert de Kalahari, les plaines arides du Namaqualand et du pays des Bushmen, ces dernières situées au sud du fleuve Orange.

La première de ces zones, qu’on peut appeler zone des Cafres, est fertile ; elle est couverte d’arbres et parfois de forêts étendues ; arrosée par de nombreux cours d’eau qu’alimentent des pluies abondantes. La seconde, celle des Bechuana, consiste en plaines ondulées et en prairies arides. On n’y trouve que peu de sources, moins encore de rivières permanentes, et quelques lambeaux de forêts qui diminuent tous les jours et marchent vers une entière destruction. Les sécheresses y sont fréquentes, les pluies peu abondantes, et les irrigations nécessaires pour la culture des plantes européennes. La troisième zone, ou celle des Namaquas et des Bushmen, est nue et stérile ; les orages seuls y amènent des pluies qui alors tombent en cataractes et s’écoulent par des rivières qui sont à sec le reste du temps. Ces pluies sont suffisantes cependant pour faire pousser un maigre gazon que broutent des moutons affamés et pour permettre à quelques arbres et arbustes de végéter sur les bords des rivières desséchées dont ils dessinent le cours. Le vent dominant de cette région est celui du nord-est qui, chargé de vapeurs, commence par arroser le Zululand et Natal qu’il rencontre d’abord sur sa route ; quand les nuages arrivent au-dessus du bassin central et surtout dans la zone occidentale, où ils sont exposés à la radiation d’un sol dénudé, ils s’élèvent dans l’atmosphère et se dissipent sans que l’humidité qu’ils contiennent puisse se condenser. Ce n’est qu’accidentellement, lorsque des courans contraires viennent les arrêter, qu’ils se résolvent en pluies torrentielles, après avoir donné naissance à des orages formidables. L’air devient alors étouffant ; un silence de mort pèse sur la nature, pas un souffle ne se fait sentir. Très bas sur l’horizon, les nuages s’accumulent en masses noires et épaisses faisant entendre de sourds grondemens et sillonnés par de nombreux éclairs ; tout à coup un vent impétueux, chassant devant lui un tourbillon de poussière et balayant tout sur son passage, souffle avec fureur, et aussitôt après, des torrens d’eau et de grêle se précipitent aux éclats du tonnerre, à la lueur des éclairs incessans ; en quelques minutes, tout le pays est inondé, les ruisseaux débordent et des ravins, depuis longtemps à sec, sont transformés en rivières d’un kilomètre de largeur. Au bout d’une heure, tout est fini et le ciel a repris, parfois pour plusieurs années, son implacable azur.

Dans ces zones éloignées de la mer, où il ne tombe annuellement que quelques centimètres d’eau, la plus petite diminution dans la quantité de pluie devient beaucoup plus sensible que sur les points où il pleut davantage : on ne saurait, par conséquent, comparer les sécheresses dont nous nous plaignons parfois en Europe avec celles qui sévissent dans l’Afrique australe, où elles durent plusieurs années, font périr des milliers de bestiaux et réduisent à la plus extrême misère les populations qui sont obligées d’émigrer pour se procurer leur subsistance.

M. Brown cite de nombreux exemples de ces sécheresses prolongées et de la triste condition des habitans qui les subissent. « En faisant, dit-il, en 1847, le tour de la colonie, j’eus à traverser le Karroo, et les souvenirs de ce voyage sont toujours vivans ; il me semble voir encore les squelettes des bœufs que je rencontrai sur ma route, dans une région absolument dépourvue d’eau. En arrivant, un samedi, à notre étape, nous apprîmes que, pour aller à Beaufort, où nous devions nous rendre, nous aurions 84 milles à faire avant de trouver de l’eau. Nous fîmes reposer nos chevaux le dimanche et partîmes le soir pour voyager la nuit et atteindre la source à la fin du jour suivant ; mais vers midi nos chevaux étaient si fatigués, si exténués, si altérés, que nous dûmes les envoyer en avant pour leur faire brouter l’herbe le long de la route et diminuer ainsi leur soif. Arrivés le soir à une ferme, nous fûmes cordialement reçus par le fermier, qui nous offrit du thé. Inconsidérément je demandai un peu de pain. — Du pain ? me dit-il, voilà trois ans que je n’en ai vu. — Comment cela ? répliquai-je. — La sécheresse nous empêche de récolter du blé. — Alors, que cultivez-vous ? — Rien ; quand il survient accidentellement des ondées, nous semons des fèves, mais il est rare qu’elles ne soient pas brûlées à leur tour. — Alors, que mangez-vous ? — Du mouton. — Et quoi avec votre mouton ? — Du mouton. — Comment l’entendez-vous ? — Je l’entends comme je le dis : nous mangeons le gras avec le maigre et le maigre avec le gras, et nous faisons ainsi du mieux que nous pouvons.

« Quoique de semblables conditions d’existence soient assez rares, elles ne sont cependant pas inconnues sur d’autres points de la colonie. Un missionnaire wesleyen me raconta que pendant son séjour au Namaqualand, faute de pouvoir y cultiver du blé, il lui fallait faire un voyage de six semaines pour se procurer la farine nécessaire à sa famille. Il avait à traverser le fleuve Orange, où il n’existe ni gué, ni bac, ce qui l’obligeait à mettre un bateau sur sa voiture, à démonter celle-ci sur la rive pour la faire passer dans le bateau et à la reconstruire de l’autre côté pour continuer le voyage. Au retour, c’était à recommencer, avec les vivres qu’il apportait.

« Dans les tournées que j’ai faites pour étudier les productions naturelles de la colonie, j’ai eu souvent l’occasion d’entendre des plaintes sur la durée des sécheresses, qui parfois sévissaient jusque dans la région des lacs de l’intérieur et transformaient les plaines en déserts de sable. J’ai vu le fleuve Orange si bas qu’il pouvait être traversé à gué par un enfant et montrait dans son lit desséché les débris d’une voiture surprise par une crue subite : j’ai vu les bestiaux mourir par milliers, faute de nourriture, les choux se vendre un penny la feuille, et des bottes de foin que je pouvais tenir entre le pouce et l’index se payer une demi-couronne. Les chevaux étaient réduits à manger les vieux chiffons et les feuilles de papier balayées dans la rue. Ces sécheresses prolongées se terminent toujours par des pluies diluviennes qui changent les routes en rivières ; et qui grossissent les cours d’eau au point qu’il m’a fallu plusieurs fois, pour les traverser, faire usage d’une corbeille suspendue par une corde au-dessus du torrent. »

Livingstone nous a laissé la description d’une de ces sécheresses dont il a été témoin dans le territoire de Bakwain, à l’époque où, simple missionnaire, il n’avait pas encore entrepris les voyages qui ont illustré son nom. « La seconde année, dit-il, il ne tomba pas encore de pluie, il en fut de même pendant la troisième. La rivière de Kolobeng était à sec ; les poissons étaient morts, et toutes les hyènes du pays étaient venues s’en repaître sans parvenir à nous débarrasser de ces matières en putréfaction. Un vieil alligator fut trouvé dans la boue parmi les victimes. La quatrième année fut également calamiteuse, la pluie tombée étant insuffisante pour faire germer les graines. Nous creusions dans le lit de la rivière des trous de plus en plus profonds pour en tirer de l’eau et tâcher de conserver nos arbres fruitiers, mais inutilement. Des aiguilles laissées à l’air pendant des mois ne se rouillèrent pas, et un mélange d’eau et d’acide sulfurique, destiné à une batterie électrique, s’évapora sans la mouiller. Les feuilles des arbres indigènes se flétrissaient et se ridaient, mais sans mourir ; celles des mimosas se fermaient en plein midi comme pendant la nuit. Un thermomètre dont la boule fut placée à trois pouces dans le sol marquait 132 à 134° Fahr. (de 55 à 57 centigrades). Certains insectes exposés au soleil expiraient aussitôt, tandis que les fourmis blanches semblaient plus vives et plus actives que jamais. »

M. Helmore, qui avait entrepris un voyage de mission, mourut de soif avec toute sa famille, après avoir enduré des tortures dont la lettre ci-après, écrite par sa femme à une sœur peu avant sa mort, peut donner une idée. « Je t’écris dans une jolie petite hutte en bois de palmiers, qui, bien que grossière à l’extérieur, offre cependant un abri délicieux contre les rayons dévorans du soleil. » Nous avons été cruellement éprouvés par la chaleur avec 102° F. (39° centigrades) à l’ombre, au point d’en avoir le vertige. Nous attendons la pluie avec l’impatience de ceux qui ont voyagé à travers un pays dénudé et sans eau. Nos pauvres bœufs sont restés quelquefois quatre ou cinq jours sans boire et faisaient peine à voir quand ils tournaient autour de la voiture flairant les caisses d’eau et nous regardant comme pour nous supplier de leur en donner. Nous souffrions beaucoup nous-mêmes parce qu’il fallait ménager notre eau, ne sachant pas combien de temps nous resterions sans en rencontrer… Il fut décidé un jour que mon mari resterait en arrière avec un homme et une voiture, pendant que moi-même je partirais avec les guides, les enfans et les bœufs dans l’espoir de trouver une source avant la nuit. Il nous en restait cinq bouteilles que nous nous partageâmes, et je me mis en route pouvant à peine avancer, tant nous étions faibles et tant nous craignions que la marche n’augmentât notre soif. Les pauvres enfans demandaient continuellement à boire, et, tout en soutenant leur courage, je leur donnai de temps en temps une cuillerée pour humecter leur bouche. Ils faisaient des efforts pour ne pas se plaindre, mais je voyais leurs traits se tirer et leurs lèvres noircir… »

M. Baldwin, qui a passé plusieurs années dans la colonie pour y chasser l’éléphant et autres animaux sauvages, raconte, dans le livre qu’il a publié, sous le titre ; du Natal au Zambèze ? qu’il a été soumis plusieurs fois à des épreuves semblables et n’a été sauvé que par miracle. La soif est un supplice qu’on ne peut connaître en Europe. Cette soif qui vous colle la langue au palais, qui vous empêche d’articuler une parole, ceux-là seuls l’ont éprouvée qui, sous un soleil de plomb, ont traversé des déserts à perte de vue sans eau, sans arbres ni rochers et sans un seul être vivant, déserts qu’il suffit cependant de quelques jours de pluie pour couvrir parfois d’une végétation luxuriante.

Malgré les chaleurs écrasantes du jour, il arrive fréquemment que l’eau contenue dans des vases en plein air se congèle pendant la nuit, parce que la sécheresse de l’atmosphère est telle que l’évaporation se fait assez rapidement pour amener un abaissement considérable de température. C’est un phénomène analogue à celui de la congélation de l’eau obtenue par le vide opéré sous une cloche pneumatique. Cette sécheresse toutefois n’est que relative, car l’atmosphère contient encore en suspension une grande quantité d’humidité, ainsi que le prouve l’accumulation de nuages que provoque instantanément un abaissement accidentel de température. Mais ces nuages se dissipent le plus souvent avec la cause qui les a produits, comme la vapeur qui s’échappe de la cheminée d’une locomotive, et le ciel reprend sa sérénité. Quand ils se résolvent en pluies, c’est par cataractes et en causant les plus grands ravages. C’est ainsi qu’en 1867, Port-Elisabeth fut victime d’une inondation qui sapa les fondemens des maisons et les fit écrouler ; un cyclone avait, dans son mouvement giratoire, entraîné dans les régions élevées de l’atmosphère les vapeurs qui, sous l’influence d’une température plus basse, se précipitèrent en pluie avec une telle violence que, dans l’espace de six heures, il en tomba une hauteur de 6 pouces 1/2 avec accompagnement de tonnerre. Sur plusieurs rivières, les ponts furent emportés, et, sur un grand nombre de points, les plaines furent couvertes d’eau. En 1869, la ville du Cap fut également inondée et éprouva de grands désastres ; en 1871, ce fut le tour de la province Victoria ; un déluge s’abattit sur un village, entraîna les bestiaux, détruisit les maisons et fit périr un grand nombre d’habitans ; les années suivantes, d’autres localités furent atteintes.

Toute cette eau qui tombe instantanément, souvent accompagnée de grêlons de la grosseur d’un œuf de poule (on en a même vu de la grosseur de la tête d’un enfant), est suspendue dans l’atmosphère avant même l’apparition d’un seul nuage et ne se précipite que par la lutte des courans opposés. Elle serait pour le pays une véritable bénédiction si elle se répandait peu à peu à divers intervalles, tandis qu’elle n’est qu’une cause de désastres et de calamités en se déversant d’un seul coup précédée et suivie de longues sécheresses. Tandis que les colonies anglaises de l’Afrique australe sont pendant la plus grande partie de l’année en proie aux sécheresses, les régions plus au nord sont au contraire abondamment pourvues d’eau. Livingstone, Stanley, Cameron et ceux qui sont venus après eux, n’ont jamais eu à y souffrir de la soif et ont éprouvé plus de difficultés pour franchir les marais et les fleuves que pour traverser des déserts. Ils nous dépeignent les contrées qu’ils ont parcourues comme couvertes de bois, de lacs et de rivières, ce que faisaient d’ailleurs présumer l’étendue et la puissance des trois grands fleuves qui prennent naissance dans l’Afrique centrale, le Nil, le Congo et le Zambèze. L’humidité de cette partie du continent doit être prodigieuse pour pouvoir fournir de pareilles masses d’eau, puisque, sur certains points, le Congo a plus de 200 brasses de profondeur et que son courant est visible jusqu’à 300 milles dans l’Océan, où il déverse 870,000 mètres cubes par seconde. Il semble que telle a été autrefois aussi la situation de l’Afrique australe et que le changement qui s’y est opéré date d’une époque relativement récente.

Le docteur Moffat, qui a habité la colonie pendant cinquante ans et qui, comme d’autres avant lui, a décrit les effets des sécheresses, raconte qu’à son arrivée dans le Latakoo, en 1821, les indigènes lui parlaient sans cesse des cours d’eau qui autrefois sillonnaient le pays, des pluies qui activaient la végétation et tapissaient les rochers de verdure, des forêts de grands arbres qui couvraient les collines et les plaines voisines. Ils racontaient que dans le Kurinam et d’autres rivières se jouaient les hippopotames et que l’herbe des prairies était assez haute pour cacher ces animaux. Le docteur a lui-même pendant son séjour assisté à cette modification progressive du climat et constaté que le pays était beaucoup plus aride au moment de son départ qu’à son arrivée.

M. Chapman, dans le voyage qu’il fit de Natal aux chutes du Zambèze par la route qui traverse la partie orientale du désert de Kalahari, rencontra, avant d’atteindre la rivière de Botletlié, de vastes plaines gazonnées au milieu desquelles se trouvent un grand nombre d’étangs desséchés, dont il ne reste pour en marquer la place que des masses de sel cristallisé. Des indigènes se souviennent avoir vu les étangs pleins d’eau et la plaine à l’état de marais en communication avec le Botletlié. A mesure qu’elle se desséchait, les poissons mouraient et devenaient la proie des vautours. Un grand nombre de sources et de rivières qui coulaient jadis d’une façon permanente sont aujourd’hui taries.

Les affluens du lac Ngami ont actuellement une section beaucoup trop grande pour leur débit, comme il arrive à des canaux d’irrigation dont les écluses sont à moitié fermées ; leurs eaux sont évaporées par le soleil ou se perdent dans les sables. Le lac Ngami lui-même, qui est à une élévation de 1,200 mètres environ et qui a 80 kilomètres de long sur 15 de large, diminue journellement de profondeur. Les rives en sont basses, presque inabordables et c’est avec difficulté qu’on peut naviguer en bateau au milieu des bancs de sable ; ce qui prouve que ce lac était autrefois plus étendu, ce sont les nombreux squelettes et défenses d’éléphans qu’on trouve enfouis dans le voisinage. Ce sont ceux d’animaux qui venaient boire dans le lac et qui ont été dévorés par des carnassiers, et dont la carcasse a été engloutie dans les vases aujourd’hui solidifiées.

Le désert de Kalahari, dont les plaines arides s’étendent comme on sait entre le fleuve Orange et le Zambèze, vers le 20° degré de latitude, s’élargit tous les jours ; il mord incessamment sur les terres qui l’entourent et remplace par des broussailles les cultures qui les couvraient. Les sources s’y tarissent, les cours d’eau disparaissent et les lacs s’y dessèchent en laissant une couche de sel scintiller au soleil. Les habitans, hors d’état de se nourrir, émigrent vers des régions moins déshéritées et cèdent la place aux animaux féroces, qui s’y multiplient sans obstacle.

Le même phénomène se manifeste sur d’autres points du continent africain. Ainsi M. E. Reclus, dans sa Géographie, fait remarquer que, du temps des Romains, le désert du Sahara était moins étendu qu’aujourd’hui ; qu’on y trouvait des palmiers en abondance, de nombreuses oasis et des rivières dont il ne reste plus aujourd’hui que les lits. Les chotts du sud de l’Algérie, qu’on a supposés à tort avoir jadis été en communication avec la mer, étaient sans doute des lacs qui, comme ceux de l’Afrique australe, se sont desséchés à une époque relativement récente.

Tous ces faits et des milliers d’autres dont il est fait mention dans les récits des voyageurs ou dans les mémoires adressés aux sociétés savantes prouvent d’une façon incontestable que, depuis les temps historiques, toute cette partie de l’Afrique s’est desséchée, et que ce dessèchement et l’aridité qui en est la conséquence se continuent sous nos yeux.

A quelles causes faut-il attribuer ce phénomène d’où dépend l’avenir de la colonie ?


II

D’après M. Brown, ces causes sont multiples. Il y en a de générales qui résultent de la constitution géologique du sol ? et de locales qui, dans une certaine mesure, dépendent de l’action de l’homme. Parmi les premières, la principale est le soulèvement graduel du continent africain, dont on trouve la preuve en examinant les terrains des diverses chaînes de montagne. La montagne de la Table, notamment, qui domine l’entrée de la baie du Cap, à une hauteur de 1,000 mètres environ, présente du côté de celle-ci une section verticale qui permet de reconnaître les diverses couches dont elle est formée. A la base, se montre le granit qui, comme on sait, est une roche primitive, l’assise même de la croûte terrestre, dont il représente en quelque sorte le squelette. C’est lui, qui en se décomposant sous l’influence de la chaleur et de la pression des vapeurs chargées de carbone qui constituaient l’atmosphère des premiers âges, a fourni la plupart des élémens des autres formations. Au-dessus du granit sont des schistes ardoisiers, puis des couches stratifiées de boue et de sable solidifiés qui forment la masse de la montagne. Les premiers sont inclinés, et montrent par là qu’ils avaient été déposés en poussière impalpable avant le soulèvement du granit ; tandis que les boues qui se sont solidifiées par assises horizontales de 600 à 800 mètres d’épaisseur prouvent un dépôt postérieur à ce soulèvement. Les autres chaînes de montagnes ont une composition identique, et, comme celle de la Table, ont émergé du fond des eaux avec l’ensemble du continent.

Ces dépôts, dont l’épaisseur peut donner une idée du temps qu’il a fallu pour les former, ont été pendant des milliers d’années soumis à l’action des courans sous-marins qui tantôt en ont balayé les matières, tantôt ont creusé des vallées ou élevé des montagnes au milieu de la masse, modelant ainsi dans les profondeurs de l’Océan le relief que nous avons aujourd’hui sous les yeux. Les diverses chaînes de cette partie de l’Afrique sont parallèles entre elles et parallèles à la côte ; elles sont séparées par des plateaux horizontaux qui s’étagent les uns derrière les autres. Les pentes vers la mer sont généralement abruptes ; elles sont plus douces sur le versant opposé et se relient graduellement au terrain plat de l’intérieur, qui est plus élevé que sur les côtes. Il est probable qu’il y existait autrefois un immense lac dont les eaux avaient leur issue par un des cols de la chaîne de montagnes qui lui servait de digue. Ces eaux, par leurs érosions incessantes, ont fini par détruire l’obstacle qui s’opposait à leur écoulement et se sont échappées en desséchant le bassin supérieur. Aujourd’hui une seule rivière, le fleuve Orange, suffit pour drainer les pluies qui y tombent et qui ne sont plus retenues par aucune barrière. C’est ainsi que dans l’Amérique septentrionale le seuil qui sépare le lac Erié du lac Ontario, entre lesquels se trouvent les chutes du Niagara, se rétrécit chaque année ; un jour viendra où les eaux emporteront cet obstacle devenu impuissant et se précipiteront vers la mer en laissant à sec les lacs supérieurs dans le bassin desquels le Saint-Laurent et ses affluens continueront à couler. En Finlande, une quantité innombrable de lacs, étages les uns au-dessus des autres, se déversent par plusieurs chutes successives dont la dernière et la plus belle est celle d’Imatra, dans le lac Ladoga, véritable mer intérieure qui n’a pas moins de 16,000 kilomètres carrés et dont la Neva entraîne le trop-plein dans le golfe de Finlande. Le jour où les érosions du fleuve auront détruit la barrière qui sépare le lac de la mer, une immense débâcle se produira et toute la région se desséchera.

L’étude de la géographie physique de l’Afrique australe nous apprend que celle-ci, d’abord entièrement recouverte par les eaux, a été soulevée de façon que quelques-unes de ses parties sont arrivées à la surface ; que, submergée de nouveau, elle s’est soulevée graduellement pour devenir d’abord, comme l’Amérique septentrionale et la Finlande, une vaste région d’îles et de lacs avec leur pittoresque encadrement et que, le mouvement se continuant, elle a fini par être la contrée que nous avons sous les yeux et qui, de jour en jour, devient plus sèche et plus aride.

Pour que les terrains qu’on reconnaît avoir été déposés dans les profondeurs de l’Océan forment aujourd’hui des montagnes de plus de 1,000 mètres de hauteur, il faut ou que la mer se soit retirée ou que le sol se soit élevé, il paraît probable que ces deux phénomènes se sont produits simultanément à la suite d’une de ces oscillations de l’écorce terrestre qui ne cessent de se manifester et dont nous sommes pour ainsi dire les témoins. Ces oscillations, qui modifient sans cesse le contour des rivages, se produisent tantôt brusquement à la suite de cataclysmes intérieurs, tantôt lentement comme ceux d’une masse qui cherche son équilibre. On en voit les effets sur tous les points du globe. C’est ainsi que l’Océan-Indien, du 15e degré nord au 15e degré sud, paraît être un ancien continent, aujourd’hui submergé, tandis que la côte orientale de l’Afrique jusqu’à la Méditerranée et une partie de l’Inde ont récemment émergé du fond des eaux. Les plus vieilles traditions constatent l’existence d’un continent appelé l’Atlantide, et situé entre l’Europe et l’Amérique. Il est probable qu’il s’est enfoncé dans les flots à l’époque où la région qui s’étend des Carpathes au plateau central de l’Asie et qui était couverte par l’Océan scythique, en est sortie ; il n’est pas non plus téméraire de supposer que les Ibériens, qui se trouvent aujourd’hui concentrés dans le pays basque, sur les deux ver-sans des Pyrénées et qui, par leur physionomie, leur langage et leurs croyances, ne peuvent se rattacher a aucune autre race, ne soient les descendans des habitans de ce continent qui ont échappé à l’engloutissement.

Le long des côtes de la Grande-Bretagne et de l’Irlande, ont remarque aujourd’hui une bande de largeur variable, formée de couches alternatives de sable et de gravier, mêlés de coquillages marins et sur laquelle sont bâties la plupart des villes maritimes. Cette bande est adossée à un escarpement continu plus ou moins élevé et qui, suivant qu’il est constitué par des roches plus ou moins dures, se présente soit sous la forme de collines arrondies couvertes de gazon, soit sous celles de falaises abruptes avec leurs cavernes et leurs sinuosités pittoresques. Il n’est pas nécessaire d’être géologue pour reconnaître au premier coup d’œil que cet escarpement a été autrefois battu par les flots et qu’il longeait la mer. S’il s’en trouve aujourd’hui à une certaine distance, il faut ou que la mer se soit retirée par suite d’un abaissement de niveau ou que le sol se soit élevé d’une hauteur suffisante pour que les parties autrefois submergées soient actuellement au jour.

Un des exemples les plus frappans des mouvemens de l’écorce terrestre est celui que nous offre la formation des récifs de corail, qui sur une étendue de plus de 7,000 kilomètres, encombrent l’Océan-Pacifique. Ces récifs, de forme circulaire, sont groupés de façon à entourer des espaces de 80 à 100 kilomètres de diamètre et s’élèvent du fond des mers sur lequel ils reposent, souvent à une très grande profondeur. Ils sont dus au travail incessant d’innombrables polypiers, qui, bien que vivant dans l’eau, ne subsistent que près de la surface. On ne peut donc s’expliquer ces constructions prodigieuses que par l’hypothèse d’un immense continent qui, en s’abîmant dans l’océan, laissa d’abord émerger comme autant d’îles les sommets des montagnes ; à mesure que ceux-ci disparurent sous les flots, ils furent envahis par ces animalcules et devinrent la base de leurs constructions sous-marines, constructions qui vont sans cesse en s’élevant à mesure que la base sur laquelle elles reposent va elle-même en s’enfonçant davantage. Sur quelques points, les coraux s’élèvent au-dessus de la mer, mais comme ils n’ont pu être créés que sous l’eau, il faut bien admettre qu’ils en sont sortis par le fait d’un soulèvement, soit lent, soit subit, dû à quelque volcan. Les solitudes du Pacifique sont donc le théâtre de phénomènes qui constatent d’une manière irrécusable les oscillations de la croûte terrestre. Il n’est d’ailleurs pas un point du globe qui n’en fournisse des preuves aussi évidentes.

Les stratifications des diverses couches géologiques et les fossiles qu’elles renferment indiquent bien que les élémens dont elles sont composées ont été déposés au fond des mers. Quand à une première couche en succède une autre d’une nature différente, il est clair que ce changement n’a pu s’opérer qu’après une période pendant laquelle la première s’est trouvée émergée ; engloutie de nouveau, celle-ci a servi de base au dépôt de la seconde couche, qui, elle-même, remonte à la lumière avant la formation de la troisième, et ainsi de suite ; il s’est donc produit dans toute la masse terrestre et il se produit encore aujourd’hui des mouvemens lents ou brusques qu’explique la nature plastique de la matière qui la compose et l’énorme pression à laquelle elle est soumise dans les profondeurs insondables des océans.

Les matières entraînées par les fleuves et les rivières modifient incessamment le contour des mers. Il n’est pas un ruisseau, si petit qu’il soit, qui n’emmène avec lui des terres enlevées aux montagnes d’où il sort et ne fournisse son contingent aux dépôts créés par les fleuves. Le Mississipi, dont la vallée a de 50 à 60 kilomètres de large, et l’embouchure environ 200 kilomètres, charrie des débris et des arbres déracinés en quantité suffisante pour couvrir une étendue de plusieurs milliers de kilomètres carrés. L’Amazone, avec les matières qu’il entraîne, trouble les eaux de l’Océan jusqu’à une distance de 500 kilomètres de l’embouchure. Le Gange par ses dépôts a formé un delta de plus de 100,000 kilomètres carrés. Les eaux du Koang-Ho renferment 1/2 pour 100 de matières en suspension qui pourraient, dans l’espace de trente jours, créer 1 kilomètre carré de terrain solide. Le Pô et ses affluens ont depuis deux mille ans atterri au nord de l’Adriatique une bande de terrain de 160 kilomètres de long sur une largeur qui varie de 2 à 30 kilomètres.

Toutes ces matières enlevées des régions supérieures et entraînés dans les mers en élèvent le niveau et en modifient les rivages ; elles exercent sur le fond une pression énorme qui peut en changer l’assiette et contribuent ainsi à renouveler incessamment la face de la terre. C’est à un phénomène de ce genre qu’est due l’apparition à la lumière non-seulement de l’Afrique australe, mais celle de l’Afrique tout entière dont le relief général présente une succession de chaînes de montagnes étagées les unes derrière les autres et séparées par des plaines ou des vallées de plus en plus élevées, à mesure qu’on pénètre plus avant. La partie centrale semble être un immense bassin dont les dépressions encore couvertes d’eau forment des lacs auxquels le Nil et le Congo servent de canaux d’écoulement, tandis que le Zambèze draine les eaux de toute la région intermédiaire entre le fleuve Orange et le bassin central. Le continent africain dont la configuration est celle d’une gigantesque ampoule, n’a pu être le résultat d’un soulèvement brusque, mais a été au contraire celui d’un soulèvement lent, pendant lequel la matière en fusion a brisé par places la croûte terrestre qui l’étreignait. Les failles ainsi produites qui se montrent dans les diverses formations géologiques, tantôt remplies des matières incandescentes de l’intérieur qui s’interposent comme un mur entre les parties d’une même couche, tantôt interrompant seulement la continuité des stratifications, sont des preuves évidentes de la dislocation de l’écorce du globe.

C’est à une rupture de ce genre que sont dues les chutes du Zambèze, auxquelles Livingstone a donné le nom de Victoria Falls et qui offrant le spectacle le plus grandiose et le plus imposant peut-être qui existe au monde. Le fleuve qui, à cet endroit, a plus de 4 kilomètre de large, se précipite à une immense profondeur dans une crevasse étroite, ouverte dans la roche basaltique perpendiculairement à la direction primitive et qui, coupant brusquement le lit du fleuve, a dû en modifier le cours normal. Voici du reste la description que M. Baldwin donne de ces chutes[1].

« J’ai atteint, dit-il, le Zambèze à 3 kilomètres environ au-dessous da la cataracte. Eu cet endroit, il a plus de 3 kilomètres de large. Des îles nombreuses de toutes les dimensions, l’émaillent de verdure ; la plus grande, qui doit avoir de 16 à 20 kilomètres de tour, est baisée jusqu’au bord de l’eau ; c’est un bouquet de baobabs dont quelques-uns ont 20 mètres de circonférence ; on y voit aussi des palmiers de différentes espèces, entre autres des palmyras et des dattiers sauvages.

« Le Zambèze est le plus beau fleuve que j’ai pu admirer, mais son lit est rocailleux et peu profond… Vous entendez rugir la cataracte à une distance de 16 kilomètres et bientôt vous apercevez d’immenses colonnes de vapeur dont la masse blanche est couronnée de l’arc-en-ciel. Le fleuve qui, au-dessus de la chute a 1,600 mètres de large, se verse tout entier dans une crevasse énorme, tellement profonde que j’ai compté jusqu’à dix-huit avant qu’une pierre d’au moins ô kilos eût fini de descendre ; encore ne l’ai-je pas vue au fond de l’eau, mais seulement quand elle en a gagné la surface. J’étais vis-à-vis des cataractes à peu près au niveau d’où elles se précipitent, et j’aurais pu jeter un caillou de l’autre côté de l’abîme. A l’endroit où les cataractes sont le plus volumineuses, l’œil ne peut les suivre au-delà de quelques mètres de profondeur, à cause du rejaillissement de l’eau qui poudroie, se vaporise et retombe en pluie fine à 100 mètres à la ronde. C’est une chute perpendiculaire de plusieurs centaines de pieds par trente ou quarante nappes de différentes largeurs. Au fond de la gorge, ces divers courans se rejoignent, tourbillonnent, s’entre-choquent et sa ruent avec furie au travers de la passe. » Au-dessous des chutes, le fleuve tournoie dans une gorge profonde pressée, inaccessible, où il bondit violemment sur un lit de rocaille. J’ai suivi les détours de ce défilé jusqu’à une certaine distance, et j’en reviens à penser qu’à partir des chutes, il n’a pas plus de 3 kilomètres. C’est une succession de ravins, de montagnes et de vallées. Au fond de cette gorge, le Zambèze ne paraît pas plus large qu’un torrent gonflé des montagnes d’Ecosse. L’inconvénient de cette admirable scène est d’être masquée, précisément là où elle affairait de plus de grandeur, par les nuages épais qui s’élèvent au fond et voilent les chutes principales. Ce sont les nappes les moins importantes qui seules peuvent être suivies du regard. » Dans la description qu’il fait du même spectacle, Livingstone dit que les rayons du soleil communiquent aux panaches vaporeux une teinte sulfureuse qui fait ressembler ce gouffre béant à la gueule de l’enfer.

Le Shire, un des affluens du Zambèze, a également des cataractes importantes. Sortant du lac Nyassa, dont il paraît être le prolongement, il est dans la partie supérieure à un niveau de 400 mètres plus élevé que dans son cours inférieur, et il rachète cette différence par plusieurs chutes dont la plus importante tombe à une profondeur de 30 mètres sur une largeur de 100 mètres environ en projetant dans les airs d’innombrables parcelles de mica qui scintillent au soleil et qui sont dues à l’érosion de la roche par les eaux. Ici, comme au Niagara, le seuil de la cataracte recule chaque année et sa disparition n’est qu’une affaire de temps. La plupart des cours d’eau de cette région sont dans le même cas. Le Nil et le Congo eux-mêmes ne peuvent passer du plateau élevé du centre de l’Afrique dans les plaines qu’ils arrosent que par des chutes successives, dont quelques-unes ont, comme celle du Zambèze, une imposante majesté.

Pour en revenir au soulèvement de l’Afrique, dont ces diverses cataractes sont une manifestation, nous en trouvons une nouvelle preuve dans l’inclinaison des couches ardoisières qu’on remarque sur divers points de la colonie et notamment dans les rues mêmes du Cap. Les matières, suspendues dans l’eau, qui ont constitué ces couches, n’ont pu être déposées qu’horizontalement ; si donc elles sont aujourd’hui inclinées, c’est parce qu’elles ont été soulevées par une éruption de granit en fusion qui les a brisées et relevées sur leur base. Lorsque cette éruption n’a pas été assez forte pour vaincre la pression exercée par les eaux sur ces masses encore plastiques, celles-ci n’ont pas éprouvé de rupture et ont été simplement soulevées en forme d’ampoule. C’est du reste la forme qu’affecte le continent africain tout entier. Certaines chaînes de montagne ont été soulevées par l’expansion du granit à travers les schistes ardoisiers avant le dépôt du terrain silurien et du vieux grès ronge qui recouvrent aujourd’hui ces derniers ; mais la plupart proviennent des érosions produites par les courans sous-marins dans les dépôts des matières accumulées dont elles attestent la puissance. A mesure que l’écorce terrestre se souleva, la mer diminua de profondeur ; en se retirant, elle creusa des vallées et laissa comme des témoins de sa présence des lacs qui remplirent les dépressions. Les vallées servirent de canaux d’écoulement aux eaux des pluies, et les crevasses qui se produisirent dans l’écorce terrestre ouvrirent à ces eaux de nouvelles issues. Le même phénomène s’est reproduit sur d’autres points du globe, car la plupart des continens doivent leur naissance à des soulèvemens analogues tantôt brusques, tantôt lents. Quand le soulèvement a été brusque, les lacs ont des bords abrupts et déchirés comme en Suisse ; quand il a été lent, ils sont nombreux et de forme arrondie comme en Finlande et en Afrique. Tous ces lacs se dessèchent peu à peu à mesure que le soulèvement, en se prononçant davantage, force les eaux à s’écouler vers les niveaux inférieurs ; comblés d’autre part par les matières entraînées par les torrens, ils deviennent des plaines qu’une simple rivière suffit à drainer.

Les pluies périodiques, qui, dans l’Afrique centrale, tombent sur une surface convexe à pentes peu prononcées, suivent d’abord une direction incertaine. Elles ne sont pas, comme dans le bassin de l’Amazone, qui est adossé à une immense chaîne de montagnes, entraînées immédiatement par un fleuve impétueux à pente rapide et bien accentuée ; elles forment d’abord une multitude de ruisseaux au cours indécis, qui ne vont rejoindre les rivières principales qu’après des méandres et des circonvolutions sans nombre. C’est au point qu’un même lac alimente souvent des cours d’eau entraînés dans des directions opposées.

Dans l’Afrique australe, où le dessèchement est plus avancé, la plupart des rivières ont un caractère torrentiel ; à sec, pendant une grande partie de l’année, elles s’enflent subitement au moment des pluies ou des orages et passent en quelques minutes d’une profondeur de quelques centimètres à une profondeur de 10 ou 15 mètres. La crue est si rapide qu’il n’est pas d’année où des campe-mens, installés dans leur lit desséché, ne soient engloutis. Certains cours d’eau s’évaporent et se perdent dans les sables ; tel est le cas du Kuraman, qui sort d’un rocher en état de faire tourner un moulin et qui, après plusieurs disparitions, finit par se réduire à un mince filet. Quelle que soit la situation des terrains sur lesquels elles tombent, les eaux des pluies s’écoulent toujours vers la mer, lentement ou rapidement, superficiellement ou souterrainement ; mais plus ces terrains sont élevés, plus cet écoulement se fait vite, plus aussi la région devient aride. Tel est le cas de l’Afrique australe, dont le soulèvement a amené, sur une grande partie de son étendue, le dessèchement progressif.


III

Si le soulèvement du continent africain, en précipitant l’écoulement des eaux pluviales et en leur ouvrant de nouvelles issues, est la principale cause de l’aridité du sol, la rapidité de l’évaporation provoquée par la sécheresse de l’atmosphère en est une autre qui à également une grande importance. Si l’homme n’a aucune action sur la première, il n’en est pas de même de cette dernière, dont il peut, dans une certaine mesure, atténuer l’énergie.

Les terres occupent sur la surface du globe environ 125 millions de kilomètres carrés, tandis que les mers en couvrent 380 millions, c’est-à-dire plus du triple. C’est l’eau qui s’évapore de celles-ci qui entretient l’humidité de l’atmosphère, forme les nuages et alimente sous forme de pluie, de neige, de grêle ou de rosée les sources, es torrens et les rivières qui tantôt embellissent et fertilisent les contrées qu’elles traversent, tantôt les dévastent et les ruinent. Cette évaporation est très considérable et doit être à peu près égale à la quantité d’eau que les fleuves restituent à la mer, puisque le niveau de celle-ci reste sensiblement le même ; elle a été évaluée par Metcalfe à 135 milliards de mètres cubes par jour et par Elisée Reclus à 85 milliards, quantités qui dépassent tout ce que notre imagination peut concevoir. L’évaporation des lacs situés dans l’intérieur des terres est plus active encore que celle des mers et augmente à mesure que la profondeur des eaux diminue. C’est ainsi que, lorsqu’on souffle sur un corps froid, la vapeur qu’on y dépose reste un moment stationnaire, puis disparaît presque subitement et d’autant plus vite que la surface humectée se réduit davantage. C’est à cette cause qu’il faut attribuer le dessèchement graduel du lac Ngami, aujourd’hui encombré de bancs de sable, et celui des nombreux étangs dont parle Livingstone, qui n’ont laissé d’autre trace de leur présence qu’une croûte de sel sur l’emplacement qu’ils avaient occupé.

L’air absorbe l’humidité jusqu’à ce qu’il soit saturé, mais la quantité d’eau nécessaire pour produire cette saturation varie avec la température ; en d’autres termes, la puissance d’absorption de l’air est d’autant plus grande que la température est plus élevée. D’autre part, le sol tend, par ses affinités chimiques, à retenir l’humidité qu’il contient, et cette qualité, qu’on appelle l’hygroscopicité, est plus ou moins prononcée suivant les élémens dont il est composé. La puissance d’absorption de l’air l’emporte d’autant plus sur la force de résistance du sol que l’atmosphère est plus sèche et plus éloignée de son point de saturation ; elle s’accroît avec la température et avec la facilité qu’ont les rayons solaires de pénétrer jusqu’au sol.

On sait que l’eau ne se laisse pas traverser par les rayons de chaleur, mais qu’elle les réfléchit ; c’est pour ce motif que, lorsqu’un nuage vient à s’interposer entre la terre et le soleil, la température baisse aussitôt ; de même, lorsque pendant les froids de l’hiver, il survient du brouillard, la chaleur radiante de la terre ne pouvant se disséminer dans l’espace, la température tend à s’élever. Ainsi, plus l’atmosphère est humide, moins les rayons solaires ont de puissance calorifique, puisqu’une partie se trouve réfléchie ; plus au contraire l’atmosphère est sèche, plus les rayons de chaleur venant soit du soleil, soit de la terre, la traversent facilement et plus, par conséquent, augmente la différence de température entre le jour et la nuit, entre l’été et l’hiver. Ainsi, la présence de l’humidité dans l’atmosphère a pour effet d’arrêter ou de réfléchir les rayons de chaleur, de diminuer par cela même l’évaporation et d’empêcher le dessèchement du sol. Or l’expérience prouve que la végétation produit ce résultat au plus haut degré et que, lorsqu’elle disparaît, la sécheresse se manifeste aussitôt.

lia végétation est un phénomène naturel en ce sens que la terre est destinée à être tapissée de verdure et qu’elle n’est jamais dénudée que par le fait de l’homme. Partout où elle est abandonnée à elle-même, elle ne tarde pas à se couvrir d’abord de graminées, puis d’arbustes et enfin de forêts ; les plantes ont raison des roches les plus dures ; ce sont d’abord des lichens qui s’attachent à leurs parois, les désagrègent peu à peu et, en y maintenant une certaine humidité, en provoquent la décomposition ; les poussières qu’ils arrêtent forment une couche de terre sur laquelle les végétaux d’un ordre supérieur trouvent une assiette suffisante, et bientôt cette couche devient assez forte pour que les graines des arbres puissent y germer. A peine poussés, ceux-ci deviennent de puissans agens de destruction ; ils projettent dans toutes les directions, pour y chercher leur nourriture, leurs racines, qui pénètrent dans les moindres crevasses et qui émiettent la roche sous leurs étreintes, pendant que leurs feuilles, en se décomposant, fournissent un humus abondant qui se transforme en terre végétale. Ce sont donc les forêts qui ont préparé le globe pour l’homme et l’ont pour ainsi dire rendu habitable ; grâce à elles, il a trouvé sa demeure prête et a pu s’y installer sans être voué à la mort. Les forêts protègent le sol et y maintiennent l’humidité. Par l’humus qu’elles fournissent, elle en augmentent l’hygroscopicité ; par leurs racines, elles facilitent l’infiltration des eaux dans les couches inférieures et eu empêchent les ravinemens ; par le couvert que donne le feuillage, elles forment un obstacle à l’évaporation. Elles exercent également une action sur le climat et la distribution des pluies, ainsi que l’ont démontré les expériences entreprises ; par MM. Mathieu à Nancy et Fautrat à Senlis[2]. En forêt, la température moyenne est toujours plus basse qu’en terrain découvert, mais la différence est moins sensible en hiver qu’en été ; les températures y sont moins extrêmes et plus égales du jour à la nuit, de saison à saison ; le refroidissement et réchauffement se produisent plus lentement et n’y occasionnent pas de variations brusques ; d’où l’on peut conclure que, si les forêts tendent à abaisser la température générale d’un pays, par contre, elles en diminuent les écarts et en éloignent les météores dangereux. Par cela seul que la température y est plus basse, il doit pleuvoir davantage sur un sol boisé que sur un sol nu, et les expériences citées plus haut confirment cette conclusion. La quantité de pluie qui, dans nos pays tempérés, tombe dans une région boisée est de 6 pour 100 supérieure à celle qui tombe dans une région dénudée ; le feuillage de la forêt retient environ un dixième de cette eau ; mais comme l’évaporation est cinq fois moins considérable sous bois que hors bois, le sol de la forêt conserve encore sa fraîcheur après que les terres labourées ont depuis longtemps perdu la leur. Les chiffres donnés par M. Mathieu ne sont applicables qu’à nos contrées ; mais dans les régions tropicales, les différences qu’on constate entre les parties baisées et les parties dénudées sont bien plus sensibles. Ces expériences ont, en effet, été répétées au Cap et ont démontré que l’évaporation en terrain nu est bien plus considérable qu’en terrain couvert ; M. Blore constata qu’en six jours, cette différence était de 1 pouce dans des vases de 60 pieds de diamètre ; or un pouce en six jours donne 17 pouces pour les cent deux jours que dure la sécheresse ou 384,000 gallons par acre (soit 4,300 mètres cubes par hectare). Ainsi, pour chaque hectare de forêt détruit, il s’évapore en pure perte chaque année 4,300 mètres cubes d’eau.

Dans les parties dépourvues de boisées rayons solaires pénètrent sans, obstacle jusqu’aux couches profondes qu’ils échauffent et privent de leur humilité ; ils décomposent l’humus que les vents n’ont pas emporté en brûlant le carbone et restituant l’ammoniaque à l’atmosphère et réduisent l’hygroscopicité du sol, qu’ils stérilisent en même temps qu’ils le dessèchent[3]. L’absence de forêts diminue la fréquence des pluies parce que la radiation du sol, en élevant la température, dissipe les vapeurs amenées par les vents, qui ne se résolvent en pluie que lorsqu’un vent contraire, venant à arrêter le courant primitif, en comprime les couches et en condense l’humidité. Cette condensation se fait alors subitement, en dégageant une grande quantité d’électricité et occasionnant des orages souvent désastreux et accompagnés de grêle. Celle-ci est due à l’évaporation très rapide que subit la pluie en traversant des couches d’air sec et qui lui enlève une assez grande quantité de chaleur latente pour la congeler. Aussi la grêle est-elle beaucoup plus fréquente dans les régions dénudées que dans celles qui sont couvertes de bois. J’ai cité à ce sujet, dans l’étude mentionnée plus haut, un fait bien concluant qui m’a été raconté par M. Cantegril, conservateur des forêts à Carcassonne. Le 8 juin 1874, un orage à grêle épouvantable, marchant du nord-ouest au sud-est, après avoir dévasté le département de l’Ariège, qui est entièrement déboisé, arriva dans la partie sud du département de l’Aude, qui est couverte de sapinières ; la grêle cessa aussitôt de tomber et ne recommença que dans le département des Pyrénées-Orientales, où le déboisement est presque complet et où elle ravagea les cinq ou six premières communes qui se trouvaient sur le passage du météore. Et cependant, au-dessus des forêts, l’air était chargé d’électricité, puisque pendant le passage de l’orage, huit sapins furent frappés de la foudre et réduits en morceaux.

Puisque pendant certaines saisons la terre laisse échapper sa chaleur, tandis qu’elle en reçoit du soleil pendant d’autres, la disparition des forêts, en supprimant un écran protecteur, rend le climat plus extrême, c’est-à-dire plus froid en hiver, plus chaud en été. Les vents soufflent alors sans obstacle et balaient la neige qui abritait le sol et qui, accumulée dans les fonds, occasionne, au moment du dégel, des inondations dans les vallées. La surface du globe, au lieu d’absorber les eaux pluviales, devient un amas de poussières que celles-ci entraînent avec elles ; les ruisseaux, à sec pendant l’été, sont des torrens furieux en automne et au printemps ; les montagnes, en se désagrégeant, obstruent les fleuves de leurs débris qui s’accumulent dans les estuaires et forment des bancs dangereux pour la navigation ; la couche végétale enlevée laisse le roc à nu, pendant qu’elle va elle-même transformer les lacs en marais pestilentiels. La terre devient ainsi de moins en moins productive, de moins en moins habitable. Comme la présence des forêts avait eu pour effet de préparer le séjour de l’homme sur le globe, leur disparition a pour résultat de l’en chasser.

Un coup d’œil jeté sur les différentes parties du monde confirme absolument les déductions théoriques qui précèdent.

Tous les lieux habités ont été autrefois couverts de bois, et partout on en retrouve des traces. Le passage de la vie sauvage à la vie civilisée n’a pu se faire que par le défrichement d’une partie d’entre eux ; mais sur un grand nombre de points, les défrichemens ont dépassé la mesure. Dans les régions froides ou tempérées, comme le nord de l’Europe, le Canada, les états de l’Est de l’Amérique septentrionale, ils ont diminué la rigueur du climat, qui est devenu plus sec, plus chaud et plus salubre ; ils ont augmenté l’étendue des terres arables et procuré à l’homme de meilleures conditions d’existence ; mais il n’en a pas été de même dans le sud de l’Europe, en Afrique et en Asie.

La Grèce et l’Asie-Mineure ne répondent plus aux descriptions qu’en faisaient les anciens. Les sources, les ruisseaux, les cascades ont cessé leurs murmures ; les plaines, jadis couvertes de moissons, sont des déserts, et les coteaux ombragés de vignes et d’oliviers ne montrent plus que le rocher nu. Le despotisme turc a couvert de ruines cette région où coulaient le miel et le lait. En Palestine, le déboisement date de plus loin et a dû se produire même avant la conquête des Juifs, car, tandis que l’Ancien-Testament fait souvent mention de chênes, de pins et de cèdres, le Nouveau ne fait allusion aux bois que lorsqu’il parle de la poutre qu’on voit dans l’œil du voisin. C’est donc dans l’intervalle de l’apparition de ces deux livres que les forêts ont été détruites. En s’avançant vers l’est, nulle part les effets du déboisement n’ont été plus désastreux qu’en Perse. Sous le gouvernement des shahs, toute cette contrée, autrefois si fertile, si bien arrosée, irriguée avec tant de soin, couverte de jardins d’où s’exhalait l’odeur des roses, peuplée d’habitans industrieux et énergiques, est devenue un désert où le voyageur rencontre à chaque pas des canaux à sec, des vestiges de ponts sur des rivières disparues, des maisons en ruines, des murs écroulés, des églises cuisant au soleil, et nulle part un arbre pour s’abriter, une source pour étancher sa soif. Cet état, qui témoigne de l’irrémédiable décadence des pays mahométans, est relativement récent, puisque Tavernier raconte qu’au XVIIe siècle un noble Persan lui a déclaré que, pendant qu’il gouvernait une province, quatre cents sources s’y étaient taries. La race musulmane a également laissé des traces de son passage dans le nord de l’Afrique, autrefois le grenier de Rome et aujourd’hui en proie aux sécheresses et aux sauterelles. L’Algérie elle-même ne recouvrera son ancienne splendeur que par le reboisement du tiers au moins de sa surface. Les steppes de la Tartarie sont sillonnées de rivières qui, aujourd’hui à sec, fertilisaient autrefois la contrée ; celles de la Crimée étaient, au temps de Mithridate, fertiles et peuplées, comme l’attestent les nombreux vestiges de villages, d’aqueducs, de tombeaux et de souches d’arbres qu’on retrouve dans le sol.

Sauf dans l’Inde, où existe un rudiment d’administration forestière, les forêts ne sont, dans les colonies anglaises, l’objet d’aucune protection ; elles ont disparu des Barbades, de la Jamaïque, de Maurice, et avec elles les pluies qui arrosaient et fertilisaient ces îles[4]. L’Afrique australe a particulièrement souffert de cette incurie. Les forêts y étaient autrefois nombreuses, et aujourd’hui encore, dans la partie orientale et dans certaines régions montagneuses, on en trouve d’étendues couronnant les montagnes et envahissant les plaines ; les arbres qui les composent appartiennent presque tous aux genres olivier et acacia et atteignent parfois de fortes dimensions. On y rencontre aussi des sumacs, des podo-carpus, des cèdres du Cap, qui sont des arbres de grande valeur, et diverses autres essences. Parfois aussi, dans les plaines ou sur les bords d’anciens lacs, se montrent des bouquets de baobabs gigantesques qui doivent remonter à plusieurs milliers d’années et dont la présence, nécessairement postérieure au dessèchement du terrain qu’ils occupent, peut faire juger des progrès de la sécheresse. Cette partie de la colonie est la plus humide et la plus fertile, mais en se dirigeant vers l’ouest, vers le pays des Cafres, on voit le sol se dénuder de plus en plus et les pluies devenir de plus en plus rares.

La destruction des forêts du sud de l’Afrique est antérieure à la présence des Européens, mais elle s’est continuée depuis lors ; elle est due surtout à l’habitude que les indigènes ont d’incendier les herbes et les broussailles et qui a fait donner par les premiers navigateurs à cette terre le nom de terre de fumée. Le docteur Casilis, dans un livre intitule les Bassoutos, ou Vingt-Trois Ans dans le sud de l’Afrique, dit que l’herbe y atteint une telle hauteur qu’il faut la brûler, chaque hiver et que c’est pour ce motif que les arbres ont disparu, sauf sur le bord des rivières et sur le sommet des montagnes. Ce fait est confirmé par Livingstone et par le docteur Moffat, qui attribuent à d’autres causes encore la destruction des forêts, notamment à l’insouciance des indigènes et des colons, qui abattent des arbres pour satisfaire leurs moindres besoins, sans aucune préoccupation de l’avenir. Les troncs épars et les racines, qu’on rencontre au nord du fleuve Orange et même dans le désert de Kalahari prouvent que toute cette région était boisée. Au dire des habitans, il existait autrefois, une vaste forêt composée surtout d’acacias giraffea entre le Transwaal et les chutes du Zambèze ; aujourd’hui, elle a disparu et la sécheresse a succédé aux plaies qui fécondaient la campagne. Il y a également chez les Hottentots une tradition d’après laquelle la vallée du Zonderende était autrefois ombragée par une forêt d’arbres magnifiques qui a été incendiée pendant la guerre entre les premiers colons et les indigènes. En suivant le cours de la rivière, on trouve en effet sur les bords de nombreuses souches de podocarpus, de custinia, et d’autres essences qui portent encore des traces de feu ; des troncs énormes d’une belle couleur rouge gisent sur le sol et présentent un bois absolument sain, bien que la destruction soit antérieure à la naissance d’aucun homme aujourd’hui vivant.

Les colons ont pris aux indigènes l’habitude d’incendier les prairies, et sur ces parties autrefois couvertes d’une herbe luxuriante, on ne rencontre plus que le buisson du rhinocéros (elytropapsus rhinocerotis) dont les graines transportées par le vent germent sur le sol préparé par le feu ; . les forêts consumées sont remplacées par des broussailles. Aux environs du Cap, un propriétaire avait planté une forêt de pins piniers qui, au bout de quinze ans, lui rapportait 300 livres ; elle fut détruite par un incendie allumé par un voisin. Il en a été de même d’une magnifique forêt de pins maritimes (pinus pinaster) qu’on voyait, il y a quelques années, en face de la montagne de la Table. Les forêts de l’état, pour ainsi dire livrées au pillage, se dégradent journellement et donnent chaque année un revenu moins considérable, et des montagnes que M. Brown dit avoir vu boisées lors de son premier séjour au Cap. sont aujourd’hui absolument dénudées. Ces incendies, qui sont allumés dans les broussailles soit pour défricher le terrain, soit pour en faire sortir la gibier, ne peuvent être maîtrisés, et lorsqu’ils sont activés par le vent, ils s’étendent sur des surfaces considérables. En 1865, il y en eut un dont la fumée fut entraînée à plus de 100 milles de distance et qui dévora toutes les forêts du Somerset. Les arbres furent absolument consumés et la belle vue dont on jouissait en descendant la vallée du Van-Staten fut perdue à jamais. La quantité de gibier détruite fut énorme ; les ponts sur la rivière furent brûlés et des villages eux-mêmes furent la proie des flammes. En 1869, un autre incendie, activé par un fort vent du nord-est et des chaleurs exceptionnelles, parcourut une étendue de 400 milles de longueur et de 15 à 150 milles de largeur. Des forêts, des récoltes, des villages furent détruits ; une grande quantité de bétail périt, et les habitans, pour échapper aux atteintes du feu, durent se réfugier dans le lit desséché de la rivière. De magnifiques forêts renfermant des arbres de 10 mètres de circonférence furent anéanties en quelques heures. L’imprudence d’un bûcheron en allumant sa pipe réduisit à la misère de nombreux fermiers, qui perdirent leurs bestiaux, leurs récoltes et leurs richesses.

Le déboisement de cette région a eu pour effet d’en augmenter la sécheresse. Dans la ville de Griqua, les fontaines qui fournissaient l’eau en grande abondance ont cessé de couler après la destruction d’un bois d’oliviers et des broussailles qui recouvraient les hauteurs voisines, parce que les réservoirs intérieurs n’étaient plus alimentés par les pluies, La disparition des forêts a été plus rapide dans ces dernières années que précédemment, d’abord parce que la race cafre a des habitudes de dévastation que n’avait pas la race hottentote qui occupait autrefois le pays ; ensuite parce que, le fer étant inconnu, les indigènes n’avaient pas de haches pour couper les arbres. Commencée par l’homme, la destruction se continue par les animaux ; des troupeaux de moutons broutent jusqu’à la racine les herbes et les broussailles et creusent par leur piétinement des sentiers par lesquels l’eau s’écoule sans pénétrer dans le sol.

En présence de ces faits multipliés, il est nécessaire que le pouvoir prenne des mesures pour maintenir les montagnes boisées, pour empêcher le gaspillage et la dilapidation des forêts ; pour arrêter les incendies et pour veiller à ce que la colonie ne se transforme pas en désert. Cette transformation ne sera sans doute pas absolument empêchée, puisque la principale cause du dessèchement est le soulèvement du continent, et contre cette cause la loi ne peut rien ; mais au moins peut-on faire en sorte que, par leur incurie, les habitans ne hâtent pas l’heure où cette partie de l’Afrique deviendra inhabitable. L’homme ne viole jamais impunément les lois de la nature et il est toujours la première victime des fautes qu’il commet.


J. CLAVE.

  1. Du Natal au Zambèze, par M. Baldwin.
  2. Voir dans la Revue du 1er juin 1875 : Étude de météorologie forestière.
  3. L’eau dont la ville de Constantinople est abreuvée provient de réservoirs qui sont alimentés par des sources venant de la forêt de Belgrade. A la suite d’exploitations qui y furent faites, les eaux diminuèrent au point qu’il fallut retirer les concessions pour laisser repousser le bois dont la présence rendit aux sources leur ancien débit.
  4. Au commencement du XVIe siècle, Sainte-Hélène était couverte de forêts de gommiers, d’ébéniers et de bois rouge, les premiers croissant près du rivage, les autres sur les collines de l’intérieur. Elle avait alors de l’eau et était arrosée par des pluies fréquentes. Depuis, les colons ayant abattu les arbres que des troupeaux de chèvres empêchaient de repousser, l’île se dénuda et fut exposée à de fréquentes sécheresses. Le mal était devenu tel qu’à la fin du siècle dernier, on dut y porter remède ; on créa des pépinières d’arbres exotiques et cent trente-trois espèces nouvelles furent introduites. On fit des plantations sur une grande échelle, et depuis lors les sécheresses ont disparu au point qu’il y pleut autant qu’en Angleterre.