L’Histoire de l’alphabet
Des savans du plus grand mérite, tels que MM. François Lenormant et Maspero, avaient publié de solides et importantes études sur les écritures du monde oriental et sur l’alphabet ; mais un ouvrage d’ensemble manquait encore. M. Philippe Berger vient d’écrire ce livre, et grâce à la magnifique collection de caractères orientaux que possède l’Imprimerie nationale, il a pu rendre par la typographie la plupart des alphabets anciens. Il a dédié ce beau volume à son cher et illustre maître, M. Renan, « à qui l’épigraphie phénicienne est particulièrement redevable de la précision qui en a fait une science au même titre que l’épigraphie grecque et l’épigraphie latine[1]. »
M. Berger s’est voué depuis longtemps à l’étude des langues et des religions sémitiques, et il est attaché à la rédaction du Corpus inscriptionum semiticarum. Il a dit dans sa préface tout ce qu’il devait à ses maîtres, à ses devanciers ; il a laissé à d’autres le soin de dire tout ce qu’il se doit à lui-même, à quelles enquêtes, à quelles longues et délicates recherches il s’est livré pour mener à bonne fin sa laborieuse entreprise. À la richesse, à la sûreté des informations, il joint la rigueur scientifique de la méthode, et à la fermeté de l’esprit une certaine douceur d’âme, qui se révèle dans sa façon d’étudier et de travailler. Il est de la race des patiens ; il respecte les faits, il est incapable de leur faire violence, il sait suspendre son jugement, il sait douter. Il n’a pas prétendu résoudre tous les problèmes que présente l’histoire de l’écriture ; mais quand il affirme, on peut l’en croire. Personne n’est plus attentif que lui à distinguer les preuves des demi-preuves et des commencemens de preuve. Pour n’en donner qu’un exemple, des savans très ingénieux, mais trop prompts à conclure, se sont flattés de déchiffrer ces confuses et mystérieuses inscriptions hittites, où l’on voit des têtes d’animaux, de buffles, de béliers, des lièvres, des oiseaux, des bras, des jambes, des pieds, des flèches, des tenailles, des fers de lance, des vases et des fleurs. M. Berger rend justice à leur sagacité, mais il les engage avec une exquise politesse à ne pas trop présumer d’eux-mêmes. « En admettant, leur dit-il, que la valeur de tous ces caractères hittites soit parfaitement certaine, il faut reconnaître que tout cela est encore loin de constituer une démonstration… On a cru trouver dans ces caractères l’origine de l’alphabet phénicien. Il faut se garder de tirer des conséquences aussi extrêmes d’une écriture dont nous ne possédons pas encore la clef. Espérons que de nouvelles découvertes viendront hâter la solution du problème. » Si la foi est une vertu théologale, l’esprit de défiance est la première vertu des philologues et des antiquaires.
Quoiqu’il ait écrit son livre à la plus grande gloire de l’alphabet que nous ont donné les Phéniciens, M. Berger a tenu à remonter jusqu’aux origines, jusqu’aux procédés primitifs et fort grossiers auxquels recoururent des êtres pensans ou presque pensans pour traduire les conceptions de leur esprit par des signes matériels et visibles. Il a parlé des bâtonnets marqués d’entailles dont se servaient les Scythes et les Germains pour leur correspondance et leurs pratiques divinatoires, des wampums des Iroquois, ceintures ou colliers composés de coquillages violets ou blancs, faussement appelés « grains de porcelaine, » dont les combinaisons formaient des figures géométriques et qui comprenaient parfois jusqu’à 7,000 grains. Il a parlé aussi des quippos des Péruviens, assemblages de cordelettes en fils de laine bleus, rouges, blancs, bruns, où l’on faisait de distance en distance des nœuds plus ou moins compliqués. Chaque couleur, chaque caprice dans la forme des nœuds avait son sens.
Avant d’inventer les quippos, les Péruviens avaient employé une autre méthode. « Il est curieux, écrivait au XVIe siècle le jésuite espagnol Acosta, de voir des vieillards décrépits apprendre avec un rond de cailloux le Pater Noster, avec un autre l’Ave Maria, avec un troisième le Credo, et savoir quelle pierre signifie « conçu du Saint-Esprit, » quelle autre veut dire « a souffert sous Ponce-Pilate ; » puis, quand ils se trompent, se reprendre seulement en regardant leurs cailloux. » Les Iroquois ne faisaient pas un moins bon usage de leurs wampums. Ces coquilles représentaient pour eux des idées et des phrases. Leurs messagers pouvaient emporter ainsi avec eux des discours entiers, qu’en arrivant à destination ils récitaient mot pour mot. Mais, comme le remarque M. Berger, ce ne sont pas là des écritures, ce sont des expédiens mnémoniques, des méthodes par lesquelles on se créait une mémoire artificielle. Nous n’écrivons pas quand il nous arrive de nous protéger contre nos oublis en faisant un nœud à notre mouchoir.
Ce qui approche davantage de l’écriture, c’est la pictographie, ou l’art de montrer aux yeux ce que l’esprit voit ou croit voir. Les hommes de l’époque quaternaire pratiquaient déjà cet art. Nous possédons des os ou bois de rennes, décorés de dessins et de sculptures, qui représentent quelquefois de véritables scènes. Ces dessins ne sont plus seulement des aide-mémoire, ils peuvent servir à transmettre la pensée comme à la conserver. Le jour où ces tableaux se changeront en récits, l’homme sera près d’écrire. Une scène gravée sur un rocher à Skebbervall, en Suède, nous fait assister à un débarquement d’aventuriers et à leur établissement dans cette contrée. A côté d’épisodes de chasse ou de piraterie, nous voyons des files d’embarcations, que nous pouvons compter ainsi que les guerriers qui les montent. En haut, des disques et des groupes de points indiquent à quelle époque de l’année ou de la lune se passa l’événement. Ici le dessin n’est plus du dessin. La plupart de ces bateaux sont figurés par deux lignes courbes concentriques, hérissées de petits traits parallèles, qui représentent les guerriers. Désormais l’image abrégée, tronquée, se transforme en signe, et c’est la marque de l’écriture. Dès ce jour l’homme a manifesté ce pouvoir d’abstraire qui est son privilège et qui consiste à saisir dans les choses ce qu’elles ont d’essentiel, en supprimant le reste. L’homme est peut-être le cousin du singe ; mais, en matière d’abstraction, un chimpanzé ne sera jamais qu’un novice, et c’est pourquoi il ne s’avisera jamais de parler ni d’écrire.
L’écriture, comme le dit M. Berger, est l’art de fixer la parole par des signes conventionnels, tracés à la main, qu’on appelle caractères. Ces caractères peuvent représenter ou des idées ou les sons de la parole. On appelle écriture idéographique celle qui s’attache à rendre directement les idées, et les caractères qu’elle emploie sont figuratifs. Certains hiéroglyphes sont des images très abrégées où nous pouvons reconnaître, sans trop d’effort, le soleil, la lune, une montagne, un serpent, une fleur, une sandale, un miroir. S’agit-il d’idées abstraites, on recourra aux symboles. Un homme agenouillé, les mains levées, rendra l’idée d’adoration, une lampe suspendue au plafond l’idée de nuit ; un œil ouvert signifiera la veille et la science ; la plume d’autruche rendra l’idée de justice, parce que les plumes des ailes de cet oiseau sont toutes égales. L’écriture phonétique, au contraire, représente par ses caractères non les objets, mais les sons dont se composent les mots exprimant ces objets, et on l’appellera syllabique ou alphabétique, suivant que les caractères exprimeront des articulations complexes ou des sons simples, des syllabes ou des lettres.
Cette distinction entre les deux méthodes n’est juste qu’en théorie ; quand on considère la réalité des faits, on reconnaît que tôt ou tard, par une heureuse fatalité, presque toutes les écritures sont arrivées au syllabisme. C’est le cas des cinq grands systèmes idéographiques de l’ancien monde, le chinois, l’écriture cunéiforme de l’Assyrie, de la Médie, de la Perse, et les hiéroglyphes égyptiens. L’Égypte ne s’en tint pas là ; elle poussa plus loin l’analyse des élémens de la parole ; après avoir dégagé la syllabe, elle dégagea la lettre, et dès la vie dynastie, c’est-à-dire plus de trois mille ans avant notre ère, les habitans de la vallée du Nil possédaient vingt-deux articulations différentes et se servaient pour rendre chacune d’elles d’un ou de plusieurs signes alphabétiques. Champollion s’en douta le premier, ce fut sa gloire : « Il put ainsi jeter les bases de la grammaire égyptienne et reconnaître dans la langue des hiéroglyphes la forme la plus ancienne d’un dialecte dont la langue copte marque le dernier terme. » Il mourut à quarante-quatre ans, et ce fut alors seulement qu’après s’être moqué de lui, on rendit hommage à son génie.
Mais les Égyptiens n’employaient pas ces caractères alphabétiques à l’exclusion de tous les autres ; ils conservaient encore quelques idéogrammes et un nombre considérable de signes syllabiques, dont M. Maspero a donné la liste dans son Histoire ancienne. Aussi leur écriture fut-elle une des plus savantes, des plus parfaites, mais des plus compliquées qu’on pût imaginer. Ce furent les Phéniciens qui se chargèrent de la simplifier. Ils ne retinrent de cette immense quantité de signes que ceux qui correspondaient à des articulations simples, c’est-à-dire aux consonnes, et obtinrent ainsi vingt-deux caractères qui devaient suffire à rendre tous les sons d’une langue et toutes leurs combinaisons possibles. Quelques orientalistes ont cherché l’origine de cet alphabet, soit dans l’écriture cunéiforme, soit dans l’écriture cypriote. M. Berger a exposé et discuté leurs théories, et en fin de compte il persiste à croire comme Champollion, comme M. de Rougé, comme M. Maspero, que c’est bien aux hiéroglyphes égyptiens que les Phéniciens ont emprunté leurs vingt-deux signes, « que leur alphabet est né de l’écriture égyptienne, comme celle-ci était sortie par un développement naturel des anciennes écritures pictographiques. »
« Les Égyptiens, avait dit Tacite, se servirent les premiers de figures d’êtres animés pour exprimer les idées ; ils furent même, à ce qu’ils disent, les inventeurs des lettres. Puis les Phéniciens, qui étaient les maîtres des mers, les importèrent en Grèce, et on leur attribua la gloire d’avoir inventé ce qu’ils avaient reçu des autres. » On ne pouvait être à la fois mieux informé et plus injuste, et M. Renan a eu raison d’appeler l’alphabet phénicien une des plus grandes créations de l’esprit humain. Il fallait à ce peuple utilitaire et très pratique autant d’intrépidité d’esprit pour débrouiller le grimoire des hiéroglyphes égyptiens que pour naviguer jusqu’au cap des Tempêtes ou pour aller chercher l’étain en Espagne, les épices dans l’Inde, l’ambre jaune dans les brouillards du Nord. Rien de plus simple que cet immortel Discours sur la méthode, qui a tué la scolastique, et ce discours, qui fut un événement, un homme d’un prodigieux génie était seul capable de l’écrire. Comme Descartes, les Phéniciens avaient fait un coup d’Etat, et tout porte à croire qu’ils tâtonnèrent longtemps avant d’oser réduire des centaines de signes à vingt-deux petits caractères qui suffisaient à tous les besoins. La Grèce les adopta, non sans les accommoder au génie de sa langue limpide et sonore, qui ne pouvait se contenter d’une écriture exclusivement composée de consonnes. Après les avoir retournés, redressés, retouchés, elle y ajouta quelques signes exprimant les voyelles. Mais elle ne fut pas ingrate, elle n’eut garde de nier sa dette. Elle se vantait de beaucoup de choses, elle ne se vanta jamais d’avoir découvert l’alphabet. Elle donnait le nom de lettres phéniciennes ou cadméennes aux caractères primitifs d’où était sortie son écriture classique, et pour prouver dans quelle estime elle tenait Cadmus, elle en fit un gendre de Jupiter.
L’alphabet phénicien n’a pas seulement conquis la Grèce, l’Italie et toute l’Europe, il s’est propagé de proche en proche dans l’Asie tout entière, supplantant partout les écritures cunéiformes et hiéroglyphiques. La Chine, il est vrai, lui a fermé ses portes ; mais on a découvert depuis peu que l’Inde, si fière de sa chimérique antiquité, n’a pu se passer du secours de Cadmus pour apprendre à écrire, que l’alphabet sanscrit n’est pas autochtone, que, s’il n’est pas né directement du phénicien, il dérive d’un de ses dérivés, l’alphabet araméen. C’est ainsi que le monde est devenu le tributaire d’un petit peuple qui ne s’occupait guère que de lui-même et qui n’aimait que lui.
M. Berger a consacré les plus intéressans chapitres de son livre à raconter cette glorieuse histoire. « Rien n’est imposant, dit-il, comme cette marche de l’alphabet à la conquête du monde. Elle a quelque chose du caractère irrésistible et fatal des grandes invasions. En face des migrations des peuples qui lancent périodiquement l’Orient sur l’Occident, nous voyons l’alphabet phénicien remonter le courant. Après s’être établi dans le bassin de la Méditerranée, il pénètre dans le centre de l’Asie de trois côtés à la fois : tandis que l’alphabet indien, qui en dérive, s’empare peu à peu de toute la région située au sud de l’Himalaya et rayonne jusque sur le Thibet et la Mongolie, l’alphabet syriaque s’avance directement à travers le plateau central. Au Nord enfin, l’alphabet gréco-italiote, après avoir contourné l’Europe, devançant les voyageurs modernes, pénètre à son tour dans les plaines le la Sibérie… Tous les alphabets qui sont en usage sur la terre dérivent des vingt-deux lettres de l’alphabet phénicien. Il serait difficile de trouver dans l’histoire des découvertes un autre exemple d’une invention qui ait eu une fortune aussi extraordinaire. » Ce prodigieux succès s’explique facilement. Les Phéniciens avaient trouvé du premier coup la formule de l’écriture universelle. Ils avaient compris que la vraie destination de l’art d’écrire est d’exprimer par des signes visibles les sons de la parole, et ces sons étant à peu de chose près les mêmes partout, les mêmes lettres, légèrement modifiées, ont servi à écrire toutes les langues.
Les savans seuls sentiront tout le prix du beau livre de M. Berger ; mais les ignorans peuvent l’étudier avec profit, il offre une ample matière à réflexions. On est frappé de voir, en le lisant, quel amour a l’espèce humaine pour le compliqué ; le simple ne vient que plus tard, et son jour se fait longtemps attendre. Une autre conclusion qu’on peut tirer de l’histoire de l’écriture, c’est qu’il y a des biens réels dont les peuples se passaient facilement et des biens d’imagination qui leur ont toujours paru plus précieux que les autres. M. Berger estime que l’alphabet fut inventé par les Phéniciens vers l’an 1500 avant notre ère. Le monde était déjà vieux et depuis longtemps il écrivait. Pourquoi s’en est-il tenu durant tant de siècles aux écritures compliquées et laborieuses ? Parce qu’elles répondaient mieux à ses besoins. Dans l’antiquité, l’écriture a servi successivement à trois choses, à graver des inscriptions sur la pierre, à correspondre avec des absens et à fixer sur le papier la parole ailée d’un poète. Les inscriptions sont d’une utilité beaucoup moins évidente que la correspondance et le livre écrit, et cependant l’écriture épigraphique ou lapidaire était la seule dont les hommes d’alors sentissent le besoin. Plus elle était monumentale et décorative, plus elle leur plaisait, et il faut avouer que les hiéroglyphes des Égyptiens font meilleure figure sur une muraille, que les vingt-deux lettres de l’alphabet phénicien. Il suffit, pour s’en convaincre, de jeter un coup d’œil en passant sur l’obélisque de la place de la Concorde.
L’écriture est née le jour où l’homme, se prenant en goût et en estime, éprouva le désir de transmettre quelque chose de lui à la postérité, de perpétuer le souvenir de quelques-unes de ses pensées et de ses actions, qui lui semblaient mémorables. L’art d’exprimer ses idées par de simples traits fut longtemps une science occulte, propriété exclusive d’une classe, d’une caste sacerdotale, d’une corporation de savans et de clercs. Peu importait que les inscriptions ne fussent pas comprises de la foule, ceux qui en avaient la clé se chargeaient d’en fournir l’explication, en se réservant de les interpréter au gré de leurs intérêts. On trouve dans le nord de l’Afrique un grand nombre d’inscriptions en tefinagh, de dates très diverses ; il en est qui remontent à plusieurs siècles, d’autres sont toutes récentes. L’écriture tefinagh, qui est encore partiellement en usage chez les Touaregs, n’est intelligible qu’aux initiés, à certaines femmes surtout, qui conservent ce secret de famille.
Un sauvage, à qui on montrait son nom écrit en caractères qu’on pouvait lire, s’écriait avec un profond étonnement : « Où sont mes jambes ? où est ma tête ? Je ne vois rien là de ce qui me distingue. » Les profanes à qui les initiés expliquaient le sens d’une inscription durent éprouver un étonnement du même genre, et comme il n’y a qu’un pas du mystère à la magie, ils attribuèrent à la parole écrite une vertu miraculeuse. On voit dans l’Edda Brinhild enseigner à Sigurd la puissance surnaturelle de l’écriture runique : « Tu graveras des runes de victoire si tu veux avoir la victoire ; tu les graveras sur la poignée de l’épée, tu en graveras d’autres sur la lame en nommant deux fois Tyr. Tu graveras des runes de tempête si tu veux sauver ton navire dans le bruissement des écueils ; tu les graveras sur l’étrave et sur le plat du gouvernail. Tu graveras des runes de pensée si tu veux devenir plus sage que d’autres. Odin lui-même a imaginé ces runes. »
Ce ne fut pas seulement dans les contrées du Nord qu’on se persuada sans peine que le nom qui signifiait puissance était puissant de sa nature, que celui qui donnait l’idée de Dieu était divin. Dans tous les pays du monde on admit comme article de foi qu’une prière écrite a une efficacité souveraine, et qu’un anathème gravé sur la pierre a d’infaillibles effets. Parmi les textes épigraphiques cités par M. Berger, il en est peu qui ne se terminent par une malédiction ; c’est encore une réflexion que feront tous ses lecteurs. Que demande à sa dame la Baalat de Byblos le roi Yehaumelek, fils de Yeharbaal ? « Quiconque, dit-il, soit personne royale, soit simple homme, surajouterait un travail à cet autel-ci et au portique que voilà, et quiconque… et quiconque… que la grande Baalat de Byblos extermine cet homme-là et sa postérité I » Préférez-vous l’inscription de la synagogue de Palmyre : « Le Seigneur éloignera de toi toutes ces mauvaises plaies d’Egypte que tu connais, mais il en frappera tous tes ennemis. » Les caractères de cette inscription ont un air anguleux et massif, et on leur a donné le nom d’hébreu carré.
L’écriture nabatéenne a une toute autre physionomie, elle soude les lettres les unes aux autres par des ligatures. Elle n’en était pas moins bonne pour souhaiter du mal à ses ennemis : « C’est ici le tombeau qu’a fait Aïdou. Que maudissent Dusarès et Menât et Qeïs quiconque le vendrait, ou l’achèterait, ou le mettrait en gage, ou le prêterait ! » L’alphabet himyarite, « dont les lettres, de forme assez compliquée, portent de petites aigrettes, tantôt anguleuses, tantôt arrondies, qui leur donnent une certaine ressemblance avec les chapeaux qui couvrent les cheminées sur les toits d’une grande ville, » était aussi un excellent instrument de mort : « Cippe de Kasm, fils de Dafa. Puisse Ahtar l’Oriental faire mourir celui qui le détruirait ! » On a remarqué que rien n’est plus rare qu’une affiche de police qui permet ou autorise quelque chose ; ce qui n’est pas moins rare, c’est une antique inscription destinée à bénir quelqu’un. L’homme fut dans tous les temps un être fort ingénieux, mais dans tous les temps aussi il fut un animal médisant et maudissant.
Si l’espèce humaine n’avait jamais employé l’écriture qu’à graver des inscriptions sur la pierre et le marbre, elle n’aurait pas eu besoin de l’admirable alphabet que lui ont donné les Phéniciens. Le premier mérite de l’écriture lapidaire est d’être architecturale et de joindre le mystère à la majesté. Mais quand le commerce s’avisa d’utiliser l’art d’écrire pour faciliter ses transactions, il fallut tout simplifier et mettre cette science occulte à la portée du vulgaire. Il ne s’agissait plus de perpétuer le souvenir de sentences ou d’événemens mémorables, mais d’écrire le plus facilement possible des pensées d’un jour, dont la postérité n’aura cure. A la pierre et à la pointe se substituèrent le papier et le calame, et on vit apparaître l’écriture cursive qui est favorable, comme le remarque M. Berger, à la paresse de la main, en lui permettant de faire en un seul trait ce qu’on faisait en plusieurs et qui se conforme « à la loi du moindre effort, par laquelle s’expliquent tous les progrès industriels. » Cette réforme ne pouvait être faite que par le peuple le plus commerçant de l’antiquité, peuple à l’intelligence déliée et audacieuse, amoureux des aventures lucratives, des fatigues, des périls, unissant cet esprit de justice exacte que demande le commerce avec la dureté du cœur et l’âpreté pour ses intérêts.
On peut vendre, acheter, conclure des marchés de quelque importance sans écrire ; cela se voit tous les jours chez certains peuples fétichistes de l’Afrique qui ont le goût et l’entente du trafic et ne possèdent rien qui ressemble à un alphabet. Mais les Phéniciens ne s’en tenaient pas au commerce de caravane. La mer n’était pour eux qu’un grand chemin, et ils faisaient sans cesse de plus grandes entreprises et des expéditions plus lointaines. Ils s’étaient mis en rapport avec toutes les nations de la terre, portant à l’une ce qu’ils tiraient de l’autre. Ces négocians avaient de florissantes industries, et leurs sociétés en commandite, leurs associations marchandes établissaient partout des stations, des comptoirs, des factoreries. À mesure que les opérations de leur négoce se compliquaient, ces inventeurs de la pourpre sentirent le besoin d’inventer aussi l’écriture facile et rapide, et désormais, ayant sacrifié le beau à l’utile, ils purent tenir leurs comptes et converser avec les absens.
Parmi toutes les écritures nées de l’alphabet phénicien, les plus cursives furent les plus goûtées, les plus promptes à s’exporter, à se répandre. C’est aux Araméens que revient la gloire d’avoir propagé l’alphabet dans le monde oriental ; ils le firent accepter de tous les peuples sémitiques, même des Juifs, et c’est par eux qu’il a pénétré jusque dans l’Inde, jusqu’aux confins de la Chine. Leur écriture s’introduisit de bonne heure en Mésopotamie. « Elle se substitua à l’écriture cunéiforme pour la correspondance, les pièces de chancellerie, les contrats, pour toutes les relations des hommes entre eux. L’alphabet araméen est devenu l’écriture cursive de toutes ces contrées, celle qu’on employait sur papyrus. L’écriture cunéiforme semble n’avoir été usitée que pour écrire sur la pierre ou la brique. »
À la vérité, les Égyptiens eux-mêmes, si peu commerçans qu’ils fussent et quoique la mer ne fût pour eux que l’impur Typhon, n’avaient pu se dispenser de transiger avec les nouveaux besoins. « Ils n’employaient guère l’écriture hiéroglyphique, dit M. Maspero, que sur les monumens publics ou privés ; pour les usages de la vie courante, ils se servaient d’une écriture cursive dérivée des hiéroglyphes et nommée hiératique par les modernes. Entre la XXIe et la XXVe dynastie, le système hiératique se simplifia pour la commodité des transactions commerciales. Les caractères s’abrégèrent, diminuèrent de nombre et de volume, et formèrent une troisième sorte d’écriture, la populaire ou démotique, employée dans les contrats à partir du règne de Shabak et de Tahraqa. » Mais les Égyptiens ne réussirent ni ne cherchèrent à se débarrasser des signes syllabiques et des idéogrammes, des homophones et des polyphones, et la plus simple de leurs écritures fut toujours compliquée. Ce peuple de sages, infiniment supérieur aux Phéniciens dans toutes les sciences spéculatives et divines, avait des scrupules qu’on n’avait pas à Tyr. Il était incapable de sacrifier ses traditions et l’amour du mystère aux commodités de la vie. Personne ne l’a mieux dit que Voltaire : « Les Phéniciens, en qualité de négocians, rendirent tout aisé, et les Égyptiens, en qualité d’interprètes des dieux, rendaient tout difficile. »
Après être devenu l’outil universel du commerce, l’alphabet cursif se mit au service des écrivains et des poètes. Les Phéniciens rédigèrent des cosmogonies, des relations de voyage, des traités d’agriculture ; tout le monde en fit autant, on eut des livres et des bibliothèques. Cela nous semble tout naturel et cependant, durant des siècles, la littérature s’était passée de l’alphabet ; la méthode orale lui suffisait, et dans quelque dialecte qu’on les eût composés, les vers et les récits se transmettaient de bouche en bouche. Frédéric-Auguste Wolf fut traité d’esprit paradoxal et téméraire quand il osa prétendre que l’écriture était inconnue à Homère et à ses contemporains. On se refusait à admettre que dans un temps où la langue que parlaient les Grecs était déjà une lyre à sept cordes capable de rendre toutes les nuances du sentiment et de la pensée, leur plus grand poète fût un illettré ; on ne pouvait admettre non plus que deux grands poèmes de vingt-quatre chants chacun eussent été composés et conservés sans le secours de l’écriture. Plusieurs années avant Wolf, Rousseau s’était permis d’avancer que si les héros d’Homère avaient su écrire, l’intrigue de l’Odyssée serait absurde et inepte, qu’Ulysse eût trouvé facilement l’occasion de donner de ses nouvelles, et il inclinait à penser « que les poèmes homériques restèrent longtemps écrits seulement dans la mémoire des hommes et furent rassemblés par écrit assez tard et avec beaucoup de peine. » Nous avons fini par donner raison à Rousseau et à Wolf, et nous ne songeons plus à nous étonner quand on nous apprend que les livres sacrés des Hindous n’ont été fixés que très tardivement par l’écriture, que l’introduction de l’alphabet dans l’Inde ne doit guère dater que du IVe ou du Ve siècle avant notre ère, que, selon toute apparence, il ne fut d’un usage courant que cent ans plus tard. Nous avons renoncé à tenir pour invraisemblable tout ce qui déroute nos habitudes d’esprit.
L’écriture est une admirable invention, mais l’antiquité a pensé avec raison qu’elle avait l’inconvénient d’affaiblir la mémoire, et qu’avant de s’en servir, les hommes savaient une foule de choses qu’ils oublièrent depuis. Au temps d’Homère, il y avait sur les bâtimens de commerce, nous le savons par un vers de l’Odyssée, un contrôleur de la cargaison, φόρτου μνήμων ; il enregistrait dans sa tête la liste des marchandises embarquées ; s’il l’avait couchée sur le papier, peut-être eût-elle été moins exacte. Il y avait dans le même temps des rapsodes capables de réciter des milliers de vers sans sauter un mot. Dans ses fameux Prolégomènes qui firent tant de bruit, Wolf parle d’une marchande de sa connaissance, absolument illettrée et d’un esprit assez borné, qui aimait à faire le dénombrement de toutes les marchandises qu’elle avait en dépôt dans diverses villes ; en l’écoutant discourir, Wolf pensait au φόρτου μνήμων de l’Odyssée. Un éminent agronome me disait un jour : « Le meilleur de mes maîtres valets était un Savoyard qui ne savait ni lire ni écrire ; achats, ventes, marchés, dates et chiffres, le moindre détail demeurait incrusté dans son souvenir, et il connaissait mes affaires mieux que moi. Celui qui l’a remplacé est très fort en orthographe et il oublie tout. »
Les Grecs racontaient que le dieu Teuth, qui avait découvert l’écriture, vint trouver Thamus, roi d’Egypte, et lui dit : « Voici une découverte qui rendra tes sujets plus savans et leur donnera plus de facilité à retenir. » — « Ingénieux Teuth, père de l’écriture, lui répondit le roi, par amour pour ton invention, tu lui attribues des effets qu’elle n’aura point, car ceux qui sauront cet art négligeront leur mémoire et feront naître l’oubli dans leurs âmes. » — Il ajouta : « Tu donnes à tes disciples une science plus apparente que réelle ; ils seront, pour la plupart, sans instruction et d’un commerce difficile. » — Thamus était aussi injuste qu’impoli. De vrais savans tels que M. Berger nous étonnent par l’abondance de leurs lectures et sont d’un commerce fort agréable. Cependant, quelle que soit son admiration pour l’alphabet phénicien, M. Berger est le premier à penser que pour ne savoir ni lire ni écrire, un homme n’est point un barbare, qu’il ne faut pas confondre l’écriture cursive et la civilisation, queues arts, les sciences, la philosophie, tout était commencé bien avant que les Phéniciens eussent trouvé leurs vingt-deux lettres.
Mais leur découverte, une fois lancée dans le monde, y fit une révolution. Supprimez l’alphabet et tout sera changé dans l’histoire du genre humain. Trois grandes religions, qui ont eu une influence décisive sur ses destinées, auraient été étouffées dans leur berceau si l’écriture cursive ne leur avait servi de véhicule pour se répandre au loin et obtenir leurs entrées partout. L’inscription de Mésa, où l’on reconnaît, comme l’a remarqué M. Renan, une écriture qui n’en est plus à ses débuts, atteste que dès l’an 1000 avant Jésus-Christ, les Hébreux non-seulement connaissaient les lettres, mais qu’ils écrivaient couramment. Ils étaient prédestinés à devenir le peuple d’un livre. La loi de l’Evangile sera une loi écrite, Mahomet écrira, le monde sera gouverné par des livres, et ces livres feront la fortune de l’alphabet employé à les écrire. C’est la Bible latine, autant que le génie de Rome, qui a propagé l’alphabet latin dans toute l’Europe occidentale ; c’est la liturgie grecque qui a imposé l’alphabet byzantin aux peuples slaves, et si jamais l’Afrique tout entière apprend à écrire et à lire, c’est au Coran qu’elle en sera redevable. Il a déjà rendu ce service aux gens de Kong, dont l’écriture arabe offre, paraît-il, une ressemblance frappante avec l’écriture coufique usitée vers le IVe siècle de l’hégire. Quand ils délivrèrent un sauf-conduit au capitaine Binger, ils commencèrent par ce petit préambule : « Louanges à Dieu qui nous a donné le papier comme messager ! Louanges à Dieu qui nous a donné le roseau comme langue ! » Ils auraient pu dire aussi : « Louanges à la Phénicie ! louanges à Cadmus ! » Mais, selon toute apparence, les gens de Kong ne connaîtront jamais Cadmus, et il serait superflu de leur expliquer que, s’il n’exista jamais, si son histoire est un mythe, il y a souvent beaucoup de vérité dans les fables.
L’alphabet que nous devons aux Phéniciens sera-t-il remplacé quelque jour par une notation plus simple encore des élémens de la parole ? M. Berger n’est pas éloigné de le croire. Jusqu’ici, loin de simplifier, nous avons tout compliqué, et les Phéniciens ne seraient pas contens de nous. Ils nous reprocheraient de nous être écartés du principe de l’écriture alphabétique, qui veut que chaque lettre réponde exactement à un son. « Nos écritures modernes ne sont plus phonétiques que dans une très faible mesure ; elles sont devenues des écritures savantes, qui ne sont pas sans quelque analogie avec les hiéroglyphes des Égyptiens. Ce défaut, commun à presque toutes nos langues, est particulièrement sensible en français ; il faut six lettres pour écrire le mot aiment, où la prononciation ne fait entendre que deux sons. » D’intrépides réformateurs de notre orthographe prétendent corriger, retrancher tous ces abus. M. Berger, qui est un esprit fort tempéré, ne leur donne ni tout à fait raison ni tout à fait tort. Il estime que notre orthographe savante rend admirablement toutes les nuances de notre grammaire, qu’elle est favorable à la clarté, qui est le génie de notre langue. Mais il est trop de son siècle pour ne pas faire quelques concessions aux utilitaires, et il pense qu’à côté de notre écriture savante il s’en créera une autre, toute commerciale, destinée à faciliter les achats et les ventes, « quelque application du phonographe, une sorte de photographie de la parole, qui nous viendra peut-être d’Amérique. »
Il y aura toujours dans ce monde des Phéniciens et des Égyptiens, et il faut désespérer que Tyr et Mizraïm s’entendent jamais. « L’alphabet, dit M. Berger, était dans le principe une écriture née des besoins du commerce, une sorte de tachygraphie, qui dut paraître bien grossière aux Égyptiens, habitués aux formes élégantes et aux finesses orthographiques de leurs hiéroglyphes. Ils l’appelaient l’écriture des vils Hétas, et pendant mille ans encore, ils continuèrent à tracer leurs inscriptions et à recopier leurs livres sacrés et leurs œuvres littéraires avec leur écriture nationale. » Les nouveaux Phéniciens qui ont voulu réformer notre orthographe, et qui ne sont point de vils Hétas, ont compromis leur cause par leurs imprudences. Ils ont eu si peu de ménagemens pour nos habitudes, nos traditions et nos faiblesses, si peu de respect pour ce je ne sais quoi qui fait que les mots ont un visage, une physionomie et un charme, ils ont si peu compté avec les superstitions des poètes et les pudeurs des grammairiens, avec le plaisir des yeux et le goût, que presque toute l’Egypte s’est révoltée.
G. VALBERT.
- ↑ Histoire de l’écriture dans l’antiquité, par Philippe Berger. Paris, 1891 : Imprimerie nationale.