L’Exposition des impressionnistes

L’EXPOSITION DES IMPRESSIONNISTES

Oh ! ce fut une rude journée que celle où je me risquai à la première exposition du boulevard des Capucines en compagnie de M. Joseph Vincent, paysagiste, élève de Bertin, médaillé et décoré sous plusieurs gouvernements !

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Tout doucement alors, je le conduisis devant le Champ labouré, de M. Pissaro.

À la vue de ce paysage formidable, le bonhomme crut que les verres de ses lunettes s’étaient troublés. Il les essuya avec soin, puis les reposa sur son nez.

— Par Michalon ! s’écria-t-il, qu’est-ce que c’est que ça ?

— Vous voyez… une gelée blanche sur des sillons profondément creusés.

— Ça des sillons, ça de la gelée ?… Mais ce sont des grattures de palette posées uniformément sur une toile salle. Ça n’a ni queue ni tête, ni haut ni bas, ni devant ni derrière.

— Peut-être… mais l’impression y est.

— Eh bien, elle est drôle l’impression !… Oh !… et ça ?

— Un Verger, de M. Sisley. Je vous recommande le petit arbre de droite ; il est gai ; mais l’impression…

— Laissez-moi donc tranquille avec votre impression !… Ce n’est ni fait ni à faire. Ah ! Corot, Corot, que de crimes on commet en ton nom ! C’est toi qui as mis à la mode cette facture lâchée, ces frottis, ces éclaboussures, devant lesquels l’amateur s’est cabré pendant trente ans, et qu’il n’a acceptés que contraint et forcé par ton tranquille entêtement. Encore une fois la goutte d’eau a percé le rocher !

Le pauvre homme déraisonnait ainsi assez paisiblement et rien ne pouvait me faire prévoir l’accident fâcheux qui devait résulter de sa visite à cette exposition à tous crins. Il supporta même sans avarie majeure la vue des Bateaux de pêche sortant du port, de M. Claude Monet. Malheureusement j’eus l’imprudence de le laisser trop longtemps devant le Boulevard des Capucines du même peintre.

— Ah ! ah ! ricana-t-il… En voilà de l’impression ou je ne m’y connais pas… Seulement veuillez me dire ce que représentent ces innombrables lichettes noires dans le bas du tableau !

— Mais, répondis-je, ce sont des promeneurs.

— Alors je ressemble à ça quand je me promène sur le boulevard des Capucines ?… Sang et tonnerre ! Vous moquez-vous de moi à la fin ?

— Je vous assure, monsieur Vincent…

— Mais ces taches ont été obtenues par le procédé qu’on emploie pour le badigeonnage des granits de fontaine : Pif ! Paf ! V’li ! V’lan ! Va comme je te pousse ! C’est inouï, effroyable ! J’en aurai un coup de sang bien sûr !

… Les Choux de M. Pisarro l’arrêtèrent au passage, et de rouge il devint écarlate.

— Ce sont des choux, lui dis-je d’une voix doucement persuasive.

— Ah ! les malheureux, sont-ils assez caricaturés !… Je jure de n’en plus manger de ma vie !

Tout à coup il poussa un grand cri en apercevant la Maison du pendu, de M. Paul Cézanne. Les empâtements prodigieux de ce petit bijou achevèrent l’œuvre commencée par le Boulevard des Capucines ; le père Vincent délirait. Sa folie fut assez douce. Se mettant au point de vue des Impressionnistes, il abondait dans leur sens.

— Parlez-moi de Mlle Morisot ! Cette jeune personne ne s’amuse pas à reproduire une foule de détails oiseux. Lorsqu’elle a une main à peindre, elle donne autant de coups de brosse en long qu’il y a de doigts, et l’affaire est faite. Les niais qui cherchent la petite bête dans une main n’entendent rien à l’art impressif, et le grand Manet les chasserait de sa république.

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Une catastrophe me parut imminente, et il était réservé à M. Monet de lui donner le dernier coup.

— Ah ! le voilà, le voilà ! s’écria-t-il devant le no 98. Je le reconnais le favori de papa Vincent ! Que représente cette toile ? Voyez au livret

— « Impression, Soleil levant. »

Impression, j’en étais sûr. Je me disais aussi : Puisque je suis impressionné, il doit y avoir de l’impression là-dedans… Et quelle liberté, quelle aisance dans la facture ! Le papier peint à l’état embryonnaire est encore plus fait que cette marine-là !

… En vain je cherchai à ranimer sa raison expirante… Pour flatter sa manie je cherchais ce qu’il y avait de possible dans les tableaux à impression, et je reconnaissais que le pain, le raisin et la chaise du Déjeuner, de M. Monet, étaient de bons morceaux de peinture. Mais il repoussait ces concessions.

— Non, non ! s’écriait-il. Monet faiblit là. Il sacrifie aux faux dieux de Meissonnier. Trop fait, trop fait !… Parlez-moi de la Moderne Olympia, à la bonne heure !

Hélas ! allez la voir, celle-là… Vous vous souvenez de l’Olympia, de M. Manet ? Eh bien, c’était un chef-d’œuvre de dessin, de correction, de fini, comparée à celle de M. Cézanne.

… Pour donner à son esthétique tout le sérieux convenable, le père Vincent se mit à danser la danse du scalp.

— Hugh !… Je suis l’impression qui marche, le Boulevard des Capucines, de Monet, la Maison du pendu et la Moderne Olympia, de M. Cézanne ! Hugh ! Hugh ! Hugh !

Louis Leroy.