L’Expédition d’Abyssinie en 1868

L’Expédition d’Abyssinie en 1868
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 80 (p. 529-562).
L'EXPEDITION
D'ABYSSINIE
EN 1868

Quelques mois se sont écoulés déjà depuis l’expédition d’Abyssinie ; cependant elle est peu connue, et peut-être sera-t-il permis à un témoin de cette rapide campagne de donner en quelques pages le résumé fidèle de notes et d’impressions recueillies jour par jour. Des relations très complètes ont été depuis longtemps publiées sur l’Ethiopie. Si les souvenirs qui en ont été rapportés par ceux qui firent partie de l’expédition anglaise diffèrent souvent des descriptions séduisantes données par quelques voyageurs, on ne doit pas oublier que ceux-ci visitèrent les plus riches districts de l’intérieur, tandis que, entraîné par une course rapide vers Magdala, le corps expéditionnaire n’eut pas le temps de porter ses observations au-delà de la zone étroite parcourue par ses colonnes.

Lorsqu’on apprît les préparatifs de guerre qu’avait ordonnés le gouvernement britannique pour aller venger le droit des gens outragé par e roi Théodoros, l’opinion s’égara sur les intentions de la politique de l’Angleterre et sur la véritable portée de l’entreprise. Elle n’hésita pas à lui assigner pour but la conquête d’une position importante dans la Mer-Rouge et des projets d’établissement dans un pays dont on vantait la fécondité. — L’Europe prêtait d’ailleurs peu d’attention aux premiers incidens de la campagne. L’installation du corps expéditionnaire sur ces rivages avait été pleine d’épreuves, ses premiers pas étaient fort lents. Volontiers on se hâtait de prédire à l’armée anglaise une guerre laborieuse de plusieurs années. Un climat meurtrier, des marches harassantes à la poursuite d’un ennemi dont la tactique serait de toujours se retirer, le manque absolu de ressources dans le pays, devaient finir par triompher de l’énergie et de la patience du soldat, et tous ces efforts aboutiraient à une humiliante retraite. Le massacre des prisonniers européens serait, ajoutait-on, la conséquence fatale de L’envahissement du territoire abyssin, conséquence d’autant plus fatale qu’on ne pourrait laver cet affront nouveau. Un jour, la nouvelle de la prise de Magdala et de la mort de Théodoros vint surprendre l’opinion dans ces pensées. Ce succès brillant, ce dénomment rapide, firent exalter la valeur de l’armée d’Abyssinien les talens de son général en chef, et bientôt la retraite des vainqueurs rendit à l’expédition son véritable caractère.


I

En 1867, à la suite de différends dont les lecteurs de la Revue ont pu suivre les péripéties[1], l’Angleterre résolut de châtier par les armes les bravades de Théodoros. On s’occupa sans retard d’assurer une prompte et décisive exécution des mesures militaires votées par le parlement. Le gouvernement des Indes fut chargé de l’organisation de l’armée expéditionnaire, et Bombay fut fixé comme le point de : concentration et d’embarquement des forces anglaises, qui devaient être placées sous les ordres du lieutenant-général sir Robert Napier, commandant en chef des troupes de la présidence de Bombay. Une partie du matériel et des approvisionnemens devant être expédiée d’Angleterre, le ministère des Indes et celui de la guerre se mirent aussi à l’œuvre. Des officiers furent envoyés dans diverses stations de la Méditerranée, et dans le Levant, pour acheter un nombre considérable d’animaux de transport. Le gouvernement de l’Inde ne pouvait en fournir une quantité suffisante. Le foreign-office obtint de la Porte et de l’Égypte l’autorisation de faire traverser aux troupes le territoire égyptien et d’établir à Alexandrie et à Suez des dépôts de matériel et d’animaux. Le 16 septembre 1867 partait de Bombay une reconnaissance chargée d’explorer le littoral de la Mer-Rouge pour déterminer un point de débarquement et de préparer l’établissement d’une première base d’opérations. La directions de cette reconnaissance était confiée au colonel Merewether, résident politique à Aden. Depuis l’origine du conflit abyssin, le colonel avait été mêlé à toutes les péripéties diplomatiques ; il avait été l’organisateur de la dernière mission diplomatique envoyée à Théodoros, et c’était lui qui avait désigné au choix du gouvernement anglais le chef de cette mission, M. Rassam. Nul homme ne possédait sur le pays des notions plus exactes, et n’était mieux que lui à même de bien conduire ces opérations préliminaires. La plupart des chefs de service du corps expéditionnaire accompagnaient le colonel Merewether. Le 2 octobre, la reconnaissance touchait les rivages de la Mer-Rouge. D’abord on crut pouvoir faire du port de Massouah le point de débarquement ; mais il fut tout de suite constaté que le peu d’étendue de la rade et l’insuffisance des ressources en eau ne permettaient pas de s’arrêter à cette idée. La côte fut explorée ; les indications des voyageurs signalaient différentes baies ouvertes entre l’île de Massouah et le détroit de Bal-el-Maudeb et pouvant donner accès sur le plateau d’Abyssinie après une marche plus ou moins longue à travers les plaines basses et brûlantes qui bordent le littoral. Les difficultés et les périls d’une pareille traversée firent choisir le point le plus voisin du plateau. On s’arrêta donc à la baie d’Annesley, située par environ 15° 15’ latitude nord et 37° 20’ longitude est de Paris, à quelques lieues au sud de Massouah.

La rade d’Annesley, ouverte seulement au nord, forme un excellent mouillage, elle est assez vaste pour abriter des flottes considérables. Sur le rivage, une plaine de cinq ou six lieues de largeur s’étend jusqu’au pied de la muraille orientale du plateau abyssin. Formée de sables recouverts en partie d’une herbe très courte et de fourrés de broussailles, cette plaine, malgré la chaleur torride qui y règne, est exempte des maladies terribles trop fréquentes dans les pays tropicaux. Malheureusement elle manquait d’eau douce, et ce ne fut pas là une des moindres difficultés que rencontra l’armée anglaise pour l’établissement d’un camp. Il fallut y suppléer en installant des appareils distillatoires tant à bord des navires que sur des îlots artificiels spécialement construits pour cet usager La dépense qui en est résultée a été considérable, et l’on peut croire que l’usage de cette eau distillée n’a pas été étranger à la mortalité qui sévit sur les animaux au commencement de l’expédition. La côte était basse et plate, il était indispensable d’établir des cales de débarquement. Comme les matériaux manquaient, il fallut, pour édifier une première jetée, envoyer des barques chercher des pierres de l’autre côté de la rade et fabriquer des fascines avec les broussailles coupées sur le rivage. Plus tard, une seconde jetée sur pilotis fut installée avec des bois apportés de l’Inde. Ces deux jetées n’avaient pas moins de 300 mètres de longueur. On songea dès l’origine à relier par une voie ferrée le pied des montagnes à la mer ; la configuration du terrain semblait rendre facile l’exécution de ce projet. Presque partout il suffisait de poser les rails sur le sol ; mais tout le matériel dut venir de Bombay.

Pendant que le génie s’occupait de ces premiers et indispensables travaux, des études furent dirigées sur les routes qui pourraient donner accès sur le plateau. Il n’existe, à proprement parler, en Abyssinie aucune route, et, pour franchir la formidable chaîne de montagnes qui ferme ce pays du côté de la mer, on ne trouve que de rares sentiers suivant le lit de torrens ordinairement desséchés pendant une partie de l’année. Les reconnaissances firent adopter la passe de Kumoylé, à peu près inconnue et inexplorée jusque-là. Elle avait l’avantage d’être la plus directe et celle qui nécessitait le moins de travaux. Le temps pressait : il fallait que l’expédition pût être terminée avant la saison des pluies. L’établissement dans cette gorge d’une route praticable n’exigea pas moins de trois mois d’efforts. A un certain endroit où il fallait traverser un étranglement formé par des roches granitiques, on dut ouvrir un passage à la mine. Deux compagnies de sapeurs, aidées de deux compagnies d’infanterie indigène, y furent employées pendant ces trois mois. Enfin, à l’extrémité du défilé, le génie fit ramper sur le flanc abrupt de la montagne une route en lacets de 3 kilomètres de longueur. Le résultat de ces travaux, qui font le plus grand honneur aux ingénieurs de l’armée anglaise, fut d’établir entre Zoulla et Sénafé une voie carrossable large de Il mètres, sur une distance de plus de 100 kilomètres.

Pendant ce temps, le corps expéditionnaire était organisé à Bombay. Le gouvernement de la reine en avait fixé la force et la composition d’après les propositions mêmes de sir Robert Napier. L’armée devait comprendre 4 régimens d’infanterie européenne et 10 d’infanterie indigène, 2 escadrons de dragons anglais, Il régimens de cavalerie de l’Inde, 5 batteries d’artillerie, 1 compagnie d’ingénieurs européens, 9 compagnies de sapeurs de l’Inde, des services administratifs en proportion considérable, enfin un nombreux personnel de domestiques, de suivans, et des animaux de transport de toute espèce. L’effectif des combattans consistait en 500 officiers de tous grades, 4,500 soldats européens et 9,500 indigènes ; le nombre des suivans attachés à l’armée atteignait 27,000. Les animaux comprenaient environ 2,500 chevaux de selle ou de trait pour la cavalerie et l’artillerie, 16,000 mulets, 1,600 chevaux de bât, 6,000 chameaux, 1,800 ânes, 7,000 bœufs de trait ou de bât et 44 éléphans destinés au transport de l’artillerie de campagne dans les régions montagneuses. Un chiffre donnera une idée exacte de ce qu’était l’effectif de ce corps expéditionnaire, c’est le total général des hommes embarqués à Zoulla après l’expédition ; ce chiffre est de 42,699. On peut trouver cette force hors de proportion avec le but à atteindre ; mais, si l’on réfléchit à toutes les difficultés que devait prévoir un commandant en chef engagé dans une aussi aventureuse entreprise, si l’on se remet en mémoire les prédictions d’une campagne de plusieurs années, prédictions qu’il eût été imprudent de traiter alors de chimériques, on conviendra qu’avec ses 14,000 combattans l’armée anglaise était vraiment en mesure de faire face à toutes les éventualités que pouvait redouter la prudence du gouvernement britannique. Quant aux 27,000 suivans et au nombre exorbitant des animaux de transport, il est bon de rappeler que les habitudes de l’armée des Indes ne ressemblent en rien à celles des armées de l’Europe. Les privations extrêmes que dut s’imposer le corps expéditionnaire d’Abyssinie sembleraient d’ailleurs prouver que ces chiffres n’avaient rien d’excessif.

La reconnaissance qui, dès les premiers jours d’octobre, avait touché les rivages de la Mer-Rouge était composée d’un petit corps de troupes, à l’aide desquelles il fut possible d’entreprendre les travaux les plus urgens pour l’installation d’un camp dans la plaine de Zoulla. Lorsque le choix de cette base d’opérations eut été arrêté, l’embarquement des soldats put commencer à Bombay, et pendant les mois de novembre et de décembre 1867 une grande partie du corps expéditionnaire arriva dans la baie d’Annesley. Le matériel, les animaux, les approvisionnerons, s’accumulèrent sur le rivage. Les travaux de routes, l’organisation des magasins et de tous les établissemens nécessaires à l’armée furent poussés activement. Si l’ordre le plus parfait ne présida pas toujours à l’installation du corps expéditionnaire, la faute en fut à la nature des choses ; il serait injuste d’en faire un reproche aux chefs chargés de cette difficile organisation, et dont la sollicitude et l’activité furent infatigables. Tout était à créer sur cette plage inhospitalière, et en revoyant les mêmes lieux six mois plus tard il était impossible de ne pas admirer ce que l’armée anglaise y avait dépensé de génie inventif et de labeurs incessans. Les arrivages se succédaient sans interruption. Sans compter les vaisseaux de guerre, les remorqueurs et les petits bâtimens affectés à des services spéciaux, 291 navires nolisés par le gouvernement britannique sillonnèrent sans relâche les mers entre Annesley-Bay, Suez et les rivages de l’Inde. Le commandant en chef n’avait pu quitter Bombay, où il était retenu par la nécessité de compléter l’organisation imparfaite de son armée. Celle-ci manquait avant tout d’un personnel pour ce service des transports qui allait comprendre tant d’animaux. Doit-on s’étonner que les mulets, les chameaux, arrivant de toutes parts et entassés sur la plage de Zoulla, sans conducteurs pour en prendre soin, aient éprouvé dans le principe des pertes considérables ?

Dès les premières semaines de l’occupation, pour diminuer les inconvéniens d’une agglomération d’hommes sous un climat brûlant, on avait poussé en avant quelques corps et acheminé vers les plateaux une partie du matériel. Sans compter les travailleurs qui ouvraient la route à travers lapasse de montagnes, des détachemens occupaient Kumoylé, certains points du passage et même, depuis le milieu de décembre, Sénafé, première étape sur les plateaux. Entre Annesley-Bay et Kumoylé, des postes étaient établis le long de la ligne du chemin de fer, des puits y avaient été creusés, des campemens avaient été installés sur des mamelons aérés pour les convalescens.

L’établissement de Zoulla comprenait une série de campemens s’étendant sur une vaste surface de près d’une lieue de front le long de la mer et d’une profondeur presque égale vers le fond de la plaine. C’était un mouvement incessant de troupes, d’animaux, de matériel débarquant chaque jour ou s’acheminant vers l’intérieur. Les installations les plus larges et les mieux entendues avaient été préparées pour les divers services de l’armée : les travaux des jetées étaient presque achevés, ceux du chemin de fer se poursuivaient sans relâche, et déjà cette voie nouvelle était en pleine activité pour transporter à quelques milles du rivage les approvisionnemens, épargnant ainsi l’emploi des convois de voitures ou d’animaux de bât. L’aspect de la rade n’était ni moins animé ni moins imposant que celui du camp. Plus de 150 navires de tout tonnage et de toute catégorie étaient au mouillage ; à toute heure du jour, les remorqueurs apportaient au rivage des convois de chalands chargés d’hommes, d’animaux, de matériel. C’était vraiment un spectacle féerique. Les habits rouges des soldats anglais mêlés aux costumes sévères ou étincelans et toujours si pittoresques des soldats du Pundjab ou des frontières de Perse, les animaux des types les plus divers de la création réunis là pour le service de l’homme, des coulies de toutes races, Hindous ou Chinois, s’empressant chargés de leurs pesans fardeaux, puis au milieu de ce monde oriental, encadré par les âpres teintes et la chaude lumière du désert, la locomotive, promenant sans cesse son panache de fumée, — est-il possible de rêver un plus merveilleux tableau ? Pourtant, malgré les sommes énormes qui venaient chaque jour s’engloutir à Zoulla, il était aisé de reconnaître que rien n’y manifestait une arrière-pensée de prise de possession permanente. A peine avait-on construit deux ou trois baraques en planches pour loger les directions des services les plus importans. Tout le reste était sous la tente. Trois navires avaient été aménagés en hôpitaux pour les malades européens ; les indigènes étaient soignés dans des campemens spéciaux. A Suez, où de vastes emplacemens avaient été disposés pour réunir les animaux prêts à être embarqués, un hôpital organisé sous, des baraques devait recevoir les malades qu’il serait nécessaire d’évacuer. Quant au campement des troupes à Zoulla, il était établi sous de vastes tentes de. divers modèles usités dans l’Inde, plus comfortables peut-être avec leur double abri de toiles formées, elles-mêmes de plusieurs épaisseurs qu’aucune construction légère n’aurait, pu l’être sous ce climat. On a peine, à concevoir comment on peut faire la guerre avec de pareilles tentes, puisque les plus petites forment la charge de plusieurs chameaux et qu’un éléphant ne suffirait pas à porter les plus grandes ; mais employées à Zoulla, au bord de la mer, dans un camp permanent, elles assurèrent à l’armée anglaise l’installation la plus parfaite et la protection la plus efficace contre, l’ardeur d’un soleil de feu.

Telle était la situation de l’armée d’Abyssinie lorsque, le 3 janvier 1868, sir Robert Napier vint en prendre le commandement en chef. Dès ce moment, les affaires allaient entrer dans une phase nouvelle. Le temps marchait, les principaux moyens d’action étaient réunis, et, bien que les travaux de routes ne fussent pas entièrement terminés, que les moyens de transport ne fussent pas au complet, il fallait se porter en avant. Le général en chef séjourna cependant quelques semaines à Zoulla ; il devait se rendre compte par lui-même de la situation des travaux, des besoins qu’on n’avait pas encore, prévus, et pourvoir, par des ordres précis donnés sur les lieux mêmes, aux exigences du rôle qu’allait jouer cette base d’opérations pendant toute la campagne. Des officiers furent envoyés en Égypte pour y faire de nouveaux achats de chevaux : la mortalité avait été très grande parmi les animaux pendant les premiers mois ; des. corps entiers de cavalerie se trouvaient presque démontés. L’activité infatigable du général, cette sollicitude attentive qu’il portait sur les moindres détails et qui devait assurer le succès complet et rapide de l’expédition, trouvaient un aliment dès ses premiers pas dans le pays. Jamais chef n’imprima plus énergiquement son impulsion personnelle que ne le fit sir Robert Napier en Abyssinie. Faut-il s’étonner qu’il ait été aussi bien seconde et qu’une glorieuse issue ait couronné un pareil ensemble d’efforts ?

Après trois semaines passées au camp de Zoulla, sir Robert Napier transporta son quartier-général à Sénafé, où se trouvaient déjà les troupes les plus avancées. Dès lors il ne quitta plus l’avant-garde, et c’est sous sa direction que la tête de colonne fraya au reste de l’armée un chemin jusqu’à Magdala. Sur son passage, le commandant en chef inspecta les travaux qui se poursuivaient dans la passe de Kumoylé, et put se rendre compte des difficultés inouïes qu’avaient eu à vaincre les ingénieurs et les pionniers de l’armée. Ces difficultés n’étaient malheureusement pas les seules que cette contrée sauvage allait opposer au corps expéditionnaire. Pendant les cinq jours de marche qui séparent Zoulla de Sénafé, on ne rencontra aucune trace de population, et il fut impossible de trouver la moindre ressource pour les colonnes. Après avoir traversé, pour gagner Kumoylé, la plaine aride qui s’étend au bord de la mer, la route s’engageait dans une profonde vallée de hautes montagnes, au milieu des sinuosités de laquelle un torrent s’est frayé son lit. Souvent assez ouverte et en pente douce, cette vallée se resserrait en plusieurs endroits au milieu de roches granitiques qui ne laissaient entre leurs murailles élevées qu’une gorge large parfois de moins de 5 mètres. En ces endroits, la pente du torrent devient très rapide, et, pendant la saison des pluies, les eaux qui descendent des montagnes s’engouffrent avec une violence irrésistible et atteignent jusqu’à 10 mètres de hauteur.

Le plus remarquable de ces étranglemens avait reçu des Anglais le nom de Devil’s Staircase (l’escalier du diable). C’est bien en effet un des accidens les plus étranges que la nature ait jetés là comme un défi pour arrêter l’homme au seuil d’une mystérieuse contrée. A un détour de la vallée, on se trouve subitement au milieu d’un vaste cirque fermé de tous côtés par des cimes élevées ; au fond, un véritable mur de rochers d’une prodigieuse hauteur laisse couler par une étroite brèche un filet d’eau qui s’élance en bouillonnant. C’est par cette brèche qu’il faut chercher une issue. On s’engage dans une sorte de corridor sinueux, où les rayons du jour n’arrivent que faiblement par quelques fentes, entre les rochers dont les masses surplombent de toutes parts, formant des voûtes naturelles au-dessus du lit du torrent. Jamais sans doute les échos de ces lieux sauvages n’avaient redit des accens humains, et pendant six mois ils allaient retentir chaque jour du bruit des colonnes anglaises. L’impression que cause une pareille scène est vraiment solennelle. La traversée du défilé n’avait pas moins de 4 kilomètres ; on cheminait ainsi pendant une heure par une voie tortueuse, dont chaque détour amenait de nouveaux étonnemens. Tout à coup un rayon de soleil se faisait jour, un coin de ciel bleu apparaissait, et l’œil surpris découvrait sur un petit plateau quelques tentes et des soldats anglais. C’était le bivouac où les troupes de chaque convoi devaient successivement prendre quelques heures de repos avant la marche du lendemain. Là, sur un espace de quelques centaines de mètres, vivait tout un monde de soldats, de serviteurs indiens, d’animaux ; la plus petite place avait été disputée aux rochers pour y accrocher une tente, pour y attacher quelques chevaux. Souvent, en même temps qu’une colonne dirigée vers l’intérieur, un convoi descendu des plateaux s’y arrêtait avant de retourner à la mer chercher de nouveaux approvisionnemens. Les mulets, les chameaux, les chars à bœufs, étaient entassés dans le plus pittoresque désordre, et l’on avait peine à comprendre comment chacun pourrait retrouver son rang pour le*départ du lendemain.

Au-delà du défilé, la vallée s’ouvrait de nouveau en traçant de capricieux méandres au milieu des sites les plus bizarres. Ici c’étaient ces fourrés impénétrables que les Anglais appellent jungle, repaire habituel des animaux sauvages ; quelques oiseaux au plumage étincelant, quelques troupes de grands singes qui, à l’approche des Anglais, s’enfuyaient tout effarés chercher un refuge au sommet des rochers, tels étaient les hôtes familiers de ces lieux. Là, des arbres séculaires au large feuillage étendaient au loin l’ombre épaisse de leurs puissans rameaux, bienfaisant abri contre les rayons du soleil répercutés par les parois de la montagne. C’est au milieu d’une pareille nature qu’on arrivait par quatre étapes successives au plateau abyssin. Pour faire ce trajet, les colonnes et les convois devaient emporter leurs vivres et leurs fourrages. Des puits avaient été creusés en quelques endroits où l’eau ne se trouvait pas assez en abondance pour suffire aux besoins des troupes en marche.

A Sénafé, le général en chef fit établir un grand dépôt de vivres ; cette place allait devenir une seconde base d’opérations. Aussi pendant les mois de janvier et de février 1868 une suite non interrompue de convois sillonna chaque jour la passe de Kumoylé pour apporter à Sénafé des approvisionnemens. Ce service, fait d’abord par des animaux de bât seulement, put être entrepris avec des voitures après l’achèvement de la route. Tous les animaux disponibles à Zoulla y lurent employés, et même les batteries laissées en arrière durent y prêter leurs mulets. Le commandant en chef ne voulait pas engager son armée plus loin dans l’intérieur, ni même faire monter sur les plateaux les corps qui arrivaient à Zoulla, sans avoir réuni à Sénafé des approvisionnemens pour plusieurs mois.

Avant d’arriver dans le pays, sir Robert Napier avait lancé des proclamations, renouvelées lors de son débarquement. Il y rappelait les justes griefs de l’Angleterre contre le roi Théodoros, et expliquait nettement le but de l’expédition. La protection la plus complète était promise aux habitans inoffensifs, dont les personnes et les propriétés seraient respectées en toute occasion ; l’engagement formel était pris d’évacuer le pays après satisfaction obtenue. Ces promesses avaient besoin d’être confirmées. a ce point de vue, une pensée préoccupait par-dessus tout le général, la nécessité d’entrer en relation avec les chefs du pays pour s’assurer de leur bon vouloir, surtout pour en obtenir quelques ressources en vivres et en fourrages, si le pays pouvait en fournir, ainsi que le faisaient espérer les indications recueillies. Non content d’entretenir des correspondances au moyen de ses interprètes et agens, sir Robert Napier résolut d’intervenir personnellement et d’ajouter l’autorité de sa parole aux assurances pacifiques qui étaient publiées en son nom. Dès qu’il put quitter Sénafé, il se porta avec un petit détachement jusqu’à Addigrafat, à trois journées de marche en avant, Là, il eut avec un des princes du pays, Kassa, le principal chef du Tigré, une entrevue dont les résultats furent des plus satisfaisans. Le concours de ce chef fut dès ce moment assuré à l’armée. On ne lui demandait point de contingent de troupes, les Anglais n’en avaient que faire ; mais il promettait d’inviter les indigènes à apporter aux Anglais leurs denrées et de faciliter lui-même la réunion des approvisionnerons nécessaires à l’armée. Ce fidèle auxiliaire rendit des services précieux pendant tout le temps de la campagne. Les dollars, répandus à profusion à partir de ce jour, achevèrent de gagner la confiance des Abyssins. Ainsi, dès ses premiers pas dans ces régions inconnues, l’armée voyait disparaître une double difficulté, la crainte de rencontrer des populations hostiles et de ne pouvoir tirer aucune ressource des districts qu’elle allait traverser. C’est ici le lieu de donner quelques détails sur le plan de campagne adopté et sur le pays qui allait être le théâtre de la guerre.

Grâce au choix du lieu de débarquement, l’armée anglaise pouvait être portée en quelques marches sur le plateau d’Abyssinie, dont le climat était frais et salubre ; c’était un grand avantage. L’inconvénient, c’est que le point de départ se trouvait ainsi fort éloigné du point d’arrivée. En débouchant à Sénafé, on était à une distance énorme de Magdala, l’objectif de la campagne, le lieu où l’on savait que les captifs étaient renfermés et où l’on espérait rencontrer l’armée de Théodoros. Par cette route, le corps expéditionnaire avait à parcourir une distance de près de 650 kilomètres avant de joindre son ennemi. Le pays était peu connu ; les relations des voyageurs qui contenaient quelque mention de cette partie de l’Abyssinie ne pouvaient faire prévoir en rien les difficultés inouïes qu’on devait y rencontrer. Une fois arrivé à Sénafé, on pouvait hésiter entre deux lignes d’opérations. L’une suivait à très peu de distance le revers oriental du plateau abyssin, dont la crête s’étend du nord au sud dans une direction presque droite. Ce fut celle que l’on choisit : elle était la plus courte, et en la suivant, comme on se tenait toujours très près de la crête de partage des eaux, on franchissait à peu de distance de leurs sources les fleuves qui découpent si profondément le massif de l’Abyssinie. En s’engageant dans l’intérieur, on aurait sans doute tiré plus de ressources du pays ; mais on aurait rencontré les formidables obstacles de ces fleuves, coulant au fond de vallées profondes et pestilentielles où l’armée pouvait trouver un tombeau. Sénafé est à environ 2,200 mètres au-dessus de la mer. À cette hauteur, les chaleurs accablantes des plaines basses ont disparu ; l’air est pur et léger, il règne un printemps perpétuel. Les rayons du soleil des tropiques y sont presque bienfaisans, et des nuits fraîches viennent réparer les forces de l’Européen, qui croit avoir retrouvé son climat natal. Aucun travail ne paraît plus fatigant que dans nos pays, et presqu’à toute heure du jour les troupes peuvent marcher comme en Europe.

Les géographes et les voyageurs nous ont appris que la vaste région comprise sous le nom général d’Abyssinie est partagée en plusieurs grandes divisions, distinctes entre elles autant par le caractère du pays que par les mœurs et le langage des habitans. En arrivant comme l’armée anglaise par le nord-est, on rencontre d’abord la province du Tigré, séparée de l’Abyssinie proprement dite ou Amhara par de hautes chaînes de montagnes qui forment une ligne brisée, descendant d’abord du nord au sud, puis s’infléchissant vers l’est. Presque toujours le Tigré a obéi à des chefs indépendans, et Théodoros n’était point parvenu à le soumettre tout à fait. Peu peuplée, d’un aspect généralement aride, bien que le sol y soit susceptible de culture, cette région ne présente pas ces chaînes élevées qui, vers l’ouest ou plus au sud, rendent les communications si difficiles en Abyssinie. Ce serait une erreur de croire cependant que le nom de plateau indique ici de vastes étendues de plaines unies. On ne l’emploie pour désigner ce massif qu’en raison de l’altitude qu’il présente, et qui est en moyenne de 2,000 à 2,500 mètres. Peu de pays offrent un sol aussi tourmenté et découpé de ravins et de montagnes. A peine dans certains districts peut-on rencontrer quelques plaines d’un petit nombre de lieues de diamètre. Toutefois le Tigré ne présente pas d’accidens de terrain aussi accentués que le reste de l’Abyssinie ; c’est une région ondulée, traversée à peu près en tout sens, mais principalement de l’est à l’ouest, par des rivières souvent encaissées et dont la saison sèche tarit presque partout le cours. Ces rivières sont des affluens des grands fleuves, le Mareb et le Tacazzé, qui, après un cours irrégulier de quelques centaines de lieues, se réunissent à l’Atbara, pour porter au Nil le tribut de leurs eaux. C’est donc au bassin de ce fleuve qu’appartient tout le versant parcouru par l’armée anglaise. Il faut dix ou douze journées pour traverser le Tigré du nord au sud ; les Anglais n’auraient éprouvé aucune difficulté dans cette marche, si le manque absolu de routes et le peu de ressources du pays ne les avaient souvent arrêtés.

Le commerce est à peu près nul dans le Tigré ; c’est à peine si de loin en loin on rencontre de petits convois d’ânes ou de mulets porteurs de sacs de grain, ou parfois des caravanes de chameaux venues du littoral de la Mer-Rouge avec un chargement de sel. Ce trafic insignifiant se fait par des sentiers mal tracés selon les formes du terrain, la viabilité étant restée à l’état de nature. Pour faire passer une armée suivie d’artillerie de campagne, il était nécessaire d’améliorer du moins les passages les plus difficiles. Les Anglais se contentèrent de quelques coups de pioche tout à fait indispensables.

Du sein du plateau du Tigré surgissent de toutes parts, et plus accentuées vers l’ouest, des montagnes aux formes bizarres, au sommet horizontal bordé de murailles à pic et à arêtes rectilignes. Ces montagnes, appelées ambas, forment le trait caractéristique de l’orographie abyssine. Des crevasses plus ou moins profonde, et dont les formes rappellent les barrancas du Mexique, se remarquent aussi dès l’entrée sur les plateaux. D’ailleurs l’aspect général est triste et dénudé : peu ou point de végétation, pas d’arbres, peu de cultures ; le sol est rocailleux et souvent couvert de hautes herbes desséchées pendant la plus grande partie de l’année. De loin en loin, on rencontre quelques villages de misérable apparence, la plupart à demi ruinés ; on sent que la guerre civile a passé par là, et que l’industrie des habitans n’a pu relever les ruines amoncelées. Peu ou point de centres de population de quelque importance ; un peu de grain, orge, blé, maïs, quelques chevaux ou mulets et de chétifs troupeaux de bœufs constituent à peu près les seules ressources du Tigré. L’eau se trouve d’ailleurs presque partout en quantité suffisante pour les besoins d’une armée.

Pas plus que le pays, les habitans n’offrent l’occasion d’études bien variées. Les voyageurs ont depuis longtemps fait connaître les Abyssins, et quelques-uns se sont plu à les peindre sous les plus séduisantes couleurs. On a vanté leur bravoure, leur caractère bienveillant et hospitalier, leur foi religieuse, leurs mœurs douces et patriarcales. Il se peut qu’un séjour prolongé au milieu de ces populations, qu’un contact plus intime avec elles permette de recueillir d’intéressantes observations ; mais à première vue l’on ne rencontre pas en Abyssinie de ces types qui frappent comme chez tant de peuples de l’Orient, dont les costumes, les mœurs et le caractère sont à chaque pas l’objet de nouvelles surprises. Des traits réguliers, une taille élevée et bien prise, distinguent l’Abyssin du nègre, dont il a d’ailleurs la peau foncée. Quant à son costume, il se compose invariablement d’une chemise et d’un pantalon de toile blanche, et d’une grande pièce d’étoffe de même couleur, bordée d’une large raie rouge, dans laquelle il est constamment drapé. La seule chose qui prête à sa physionomie un type original c’est sa coiffure ; chez l’homme, comme chez la femme, de longs cheveux noirs sont tressés et enroulés suivant mille combinaisons dont la bizarrerie laisse bien loin derrière elle nos modes les plus excentriques. Chaque jour, des centaines d’Abyssins se pressaient autour des tentes, attirés par cette banale curiosité des races orientales et surtout par l’appât de nos dollars, qu’ils venaient échanger contre les modestes produits de leur pays. On sait que le dollar autrichien de Marie-Thérèse, connu aussi sous le nom de talari, est la seule monnaie ayant cours dans quelques contrées de l’Orient. En Abyssinie, un ou deux dollars sont le prix ordinaire d’un bœuf. Malheureusement, comme il n’existe aucune monnaie fractionnaire, il fallait payer un dollar le plus petit objet, une tasse de lait ou quelques œufs, toutes les fois qu’on ne pouvait donner en échange une poignée d’orge ou de farine.

Il serait fastidieux de suivre pas à pas les colonnes anglaises à travers le plateau du Tigré : la monotonie du paysage égalait celle des marches. Une seule fois on put se croire au bout de cette succession désespérante de montagnes dénudées et de plaines stériles. La colonne venait de gravir un massif de collines élevées, lorsqu’en arrivant au sommet du versant opposé nos regards tombèrent avec ravissement sur le plus délicieux paysage qu’on puisse imaginer. A nos pieds s’étendait une riante vallée toute couverte de prairies verdoyantes au milieu desquelles serpentait une petite rivière aux eaux abondantes et limpides. De majestueux sycomores y répandaient leur ombre ; au milieu de bosquets embaumés, quelques palmiers balançaient leurs cimes élégantes, et sous les rayons dorés du soleil couchant des roches minérales étincelaient des plus brillantes couleurs. Dans un de ses nombreux replis, la rivière baignait un petit promontoire couvert de grès rouges, au milieu desquels s’élevait un modeste sanctuaire à demi caché dans un bouquet de verdure et de fleurs. Rien ne peut rendre la joie que nous causèrent quelques heures passées dans ce lieu. La petite église, dont l’état de délabrement témoignait le plus complet abandon, avait été taillée dans le rocher même, dont les chaudes nuances lui prêtaient l’effet le plus pittoresque. La forme était celle d’une croix grecque, et un double rang de piliers massifs en décorait l’intérieur. Plus d’un voyageur sans doute avait été déjà séduit par le charme de ce site. Théophile Lefèvre en donne une gracieuse description dans son Voyage d’Abyssinie. Ce n’était, hélas ! qu’une oasis au milieu du désert, qu’un épisode bien court dans notre marche. Quelque cent mètres plus loin, la nature aride du plateau reparaissait aussi monotone que jamais.

Le mois de février fut employé à faire franchir aux premières colonnes les quelques marches qui séparent Sénafé d’Antalo. Souvent il fallait s’arrêter pour s’ouvrir un chemin praticable au milieu des rochers. Pendant tout ce temps, l’activité la plus grande régnait en arrière : entre Zoulla et le quartier-général, c’était un mouvement incessant de convois. Sans compter l’établissement de Sénafé, où venaient chaque jour s’entasser des ressources, tirées du pays même ou de la mer, on forma sur plusieurs points de petits dépôts gardés par des postes pour assurer presque à chaque station le ravitaillement des colonnes nombreuses qui suivaient l’avant-garde.

Cependant trois mois à peine restaient encore avant la saison des pluies. Quelques nouvelles reçues des prisonniers, quelques renseignemens recueillis autour de nous, confirmaient le général en chef dans l’espoir d’atteindre Théodoros à Magdala ; mais les évaluations les moins exagérées estimaient que cette place était encore à quinze journées de marche. D’un autre côté, si l’armée anglaise avait eu quelque difficulté à faire mouvoir, ses colonnes dans les plaines du Tigré, tous les rapports faisaient pressentir que des obstacles bien plus sérieux l’attendaient au-delà d’Antalo. Le pays était ravagé par la guerre civile, partagé entre une foule de petits chefs sans cesse en lutte les uns contre les autres ; il était douteux qu’on pût en obtenir autant de secours que du prince Kassa. Sir Robert Napier prit promptement un parti décisif. Il fallait à tout prix que la campagne fût terminée avant la un de mai, et pour cela force était d’atteindre Magdala dès le commencement d’avril. La route était ouverte, entre la mer et Antalo : sans retard, le général en chef expédia des ordres à Zoulla et fit avancer à marches forcées les diverses colonnes qui devaient se réunir sous son commandement pour attaquer la position de Magdala. Lui-même résolut de se porter en avant avec la tête de colonne pour se rendre compte des difficultés et des ressources qu’il allait rencontrer. Par une sage prévoyance, il fit établir à Antalo une troisième grande place de dépôt dont le rôle devait être capital pendant le reste de la campagne. Ce point extrême des provinces soumises à l’autorité de Kassa était indiqué comme devant former le dernier grand centre d’approvisionnemens à la lisière d’un pays dont on. ignorait encore ce qu’il serait possible de tirer.


II

C’est à ce moment qu’allait commencer pour l’armée anglaise une série de privations, de fatigues et d’épreuves de toute nature qui donnent à la campagne d’Abyssinie un caractère tout particulier. Réduits au plus strict nécessaire comme moyens de transport, manquant parfois de vivres et n’ayant pas le stimulant d’une victoire glorieuse et probable comme prix de leurs efforts, officiers et soldats supportèrent ces pénibles travaux avec une constance et une abnégation à toute épreuve. Il faut renoncer à décrire ces marches harassantes, ces colonnes allongeant leur unique file par des sentiers étroits à peine tracés au milieu des rochers et des précipices, ces bivouacs sur un sol tantôt poudreux, tantôt détrempé par les orages, où dix officiers s’entassaient dans une simple tente de soldat. Bien souvent les troupes, parties à la pointe du jour, n’avaient pas gagné le camp avant la tombée de la nuit. C’était une coupure imprévue qu’on avait rencontrée et qui n’avait pu être franchie qu’après deux ou trois heures de travail ; plus fréquemment, c’était la chute de quelque mulet dans un passage étroit qui avait arrêté la colonne. Ces accidens se renouvelaient dix fois, vingt fois dans une seule marche, et le soir, au lieu du repos si nécessaire, de nouvelles épreuves attendaient le soldat au bivouac. Souvent les bagages n’arrivaient qu’à une heure avancée de la nuit ; la ration, rarement complète, ne donnait qu’une nourriture insuffisante ; le temps manquait pour cuire les alimens. Un peu de viande, une livre de farine de médiocre qualité, quelques grammes de thé, voilà de quoi se composait l’ordinaire du soldat. Le pain, le biscuit même, étaient choses inconnues, encore plus l’alcool pour couper l’eau, parfois saumâtre et malsaine. L’officier avait à souffrir les mêmes privations et partageait en tous points le régime du soldat. Quant aux animaux, leur condition était, s’il est possible, plus misérable encore ; très rarement ils recevaient la moitié de la ration rigoureusement nécessaire, et ils n’en devaient pas moins marcher tous les jours, car il était impossible de donner aux troupes une seule journée de repos.

Quelques mots sur le pays compris entre Antalo et Magdala feront mieux sentir avec quelles difficultés l’armée anglaise allait se trouver aux prises dans cette seconde partie de la campagne. Presque en sortant d’Antalo, la route s’engage dans une région de hautes montagnes dont les diverses chaînes, s’étendant dans une direction perpendiculaire à celle de la ligne d’opérations, forment autant d’obstacles considérables à franchir. A chaque étape, il faut ainsi passer des cols situés à une hauteur de 1,000 mètres et plus au-dessus de l’altitude générale du plateau, ou descendre dans de profonds ravins qui présentent les mêmes différences de niveau[2]. On traverse successivement une série de vallées dont les torrens s’écoulent à l’ouest vers le Tacazzé ; dans l’une d’elles se trouve le lac Ashangi. A quelques marches de Magdala, la route coupe le Tacazzé tout près de sa source, mais dans une vallée très profonde ; il fallut ouvrir à la mine un sentier en lacets sur les flancs abrupts des rives. Au-delà de cette vallée, on monte sur le vaste plateau de Wadela, dont l’altitude dépasse 3,000 mètres. A l’extrémité de ce plateau, d’une longueur d’environ 70 kilomètres, l’armée anglaise devait rejoindre la route construite par Théodoros avec son armée, dans sa marche de Debra-Tabor sur Magdala. Traînant à sa suite une artillerie pesante, le négus avait employé un mois entier à franchir les deux gigantesques crevasses au fond desquelles coulent les rivières Djedda et Bashilo, tributaires du Nil-Bleu. Ces deux coupures sont les derniers obstacles qu’on rencontre entre la plaine de Wadela et Magdala. Séparées l’une de l’autre par le petit plateau de Dalanta, d’une largeur d’environ 8 kilomètres, elles n’ont pas moins de 1,200 mètres de profondeur, et les bords sont taillés tellement à pic qu’on les jugerait d’abord infranchissables. Heureusement Théodoros, avec les 20,000 bras de son armée, avait ouvert sur les flancs une route qui, malgré une exécution grossière et des pentes rapides, permit aux colonnes anglaises de passer.

Sauf cette traversée du Djedda et du Bashilo, la région comprise entre Antalo et Magdala ne présentait avant l’arrivée de l’armée anglaise aucune voie de communication, tout au plus quelques sentiers à peine accessibles aux mulets. C’est par le fer et par la mine que les colonnes se frayèrent successivement un chemin, et dans cette dernière partie de la ligne suivie de la mer à Magdala les ingénieurs de l’armée firent des prodiges tels qu’au retour de l’expédition, deux mois après le passage si laborieux des premières colonnes, les Anglais trouvèrent presque partout une route facile.

Au commencement de mars, le général en chef quittait, avec les premières troupes, Antalo, où le reste des forces destinées à l’attaque de Magdala arriva le 15 mars et les jours suivans. La marche en avant fut lente par suite de la difficulté de réunir des approvisionnemens suffisans et de la nécessité d’ouvrir des passages praticables dans une région où la nature avait semé tant d’obstacles. Les ordres les plus rigoureux concernant les bagages, exécutés avec une ponctualité qui fait grand honneur aux sentimens militaires des officiers anglais, réduisirent les impedimenta et assurèrent aux colonnes le plus de légèreté qu’on pût obtenir. Les officiers durent abandonner leurs effets personnels, leurs tentes, et laisser à Antalo le peu de matériel qu’ils avaient pu emporter jusque-là. Une tente de troupe fut accordée pour 10 officiers de tout grade, depuis celui de colonel. Les généraux partagèrent une tente avec leur état-major particulier. L’ordinaire de tous fut réduit à une simplicité qui rappelait les brouets des Spartiates. Le commandant en chef donnait d’ailleurs le premier l’exemple d’une soumission rigoureuse aux privations de toute nature qu’il imposait à son armée.

L’artillerie de montagne put suivre sans peine. Le corps expéditionnaire avait été pourvu de deux batteries légères d’un nouveau système de canons d’acier organisées en vue de la nature du pays. Armées de pièces d’un poids inférieur à 60 kilogrammes et surtout rendues plus mobiles par une ingénieuse répartition du chargement des caisses à munitions, ces deux batteries répondirent aux espérances Qu’on avait fondées sur elles. Le matériel de campagne, consistant en 4 canons Àrmstrong de 12, avait pu arriver jusqu’à Antalo sur ses roues ; il ne fallait pas songer à le mener ainsi plus loin. Cependant les Anglais tenaient à honneur de montrer leurs gros canons à Magdala. Le matériel fut démonté et chargé sur des éléphans[3], les attelages suivant haut le pied ; 19 éléphans furent employés au transport des 4 pièces et de leurs avant-trains. Deux mortiers de 8 pouces, chargés de la même manière, exigèrent l’emploi de Il autres éléphans, les bombes étant portées à dos de mulet. En ajoutant quelques éléphans chargés d’approvisionnemens divers pour la batterie, un total d’environ 40 de ces animaux accompagnait l’armée. Sans leur secours, il eût été impossible de faire suivre ce lourd matériel, et pas un accident n’arriva, soit à l’aller, soit au retour. Il fallut toutefois en former une colonne spéciale, ces animaux ne pouvant, dans un pays aussi difficile, suivre l’allure des troupes. En général, ils mettaient douze heures à franchir l’étape, que les colonnes parcouraient en cinq ou six heures de marche.

Pour quiconque n’a point suivi les colonnes expéditionnaires de l’armée des Indes, la marche d’un convoi d’éléphans est un spectacle tout nouveau. Rien de plus intéressant que de voir ces gigantesques quadrupèdes s’avancer d’un pas lent, mais toujours assuré, sur les sentiers les plus étroits, gravir ou descendre les pentes les plus rapides, ici sondant le sol avec leur large pied pour s’assurer que leur masse y trouvera un appui solide, là écartant ou arrachant avec leur trompe les broussailles qui feraient obstacle à leur marche. Leur puissance et leur imposante stature n’ont d’égales que leur intelligence et leur docilité ; un Indien, parfois un enfant, suffit à les conduire, et jamais maître ne connut de serviteur plus obéissant et plus dévoué. Entre l’éléphant et son cornac, il s’établit par l’habitude d’une éducation et d’une vie journalière communes une sorte de concert de pensées, et, si ce dernier vient à manquer ou à périr, il n’est pas rare que l’éléphant se refuse à toute espèce de service.

On sait comment se fait le chargement des caravanes de chameaux. Pour l’éléphant, la cérémonie se passe à peu près de même ; seulement, la construction massive de ses membres ne lui permettant pas de les replier sous son corps, c’est par un double écart en avant et en arrière qu’il parvient à s’accroupir pour recevoir son fardeau.

La présence de ces colossales bêtes de somme dans l’armée anglaise causait chaque jour de nouveaux étonnemens parmi les Abyssins. Ceux-ci ne connaissaient que les éléphans sauvages, qui abondent dans les régions chaudes du littoral ou dans les vallées basses de l’intérieur, et ne pouvaient concevoir qu’on eût dompté la nature farouche de ces redoutables animaux jusqu’à en faire de si dociles auxiliaires. Est-il vrai d’ailleurs que l’éléphant d’Afrique, d’un caractère plus irascible que son congénère d’Asie, ait toujours résisté aux tentatives de domestication ? La première fois qu’il nous fut donné de voir une troupe d’éléphans en marche, ce fut dans un des sites de montagnes les plus tourmentés de l’Abyssinie. Le camp, prévenu de l’arrivée du convoi, s’était porté en masse au pied des hauteurs qui dominaient la vallée où se trouvait notre bivouac. La route suivait pendant quelque temps la crête de la montagne et descendait par une pente rapide au milieu de rochers qui en certains points en dérobaient les contours. Le jour commençait à baisser lorsque parurent, à 500 pieds au-dessus de nos têtes, des masses confuses dont le mouvement était à peine sensible ; peu à peu on les vit s’engager sur la pente, puis se rapprocher, disparaissant de temps en temps pour reparaître bientôt, et la colonne, arrivée dans la plaine, défila enfin majestueusement au milieu d’une double haie de soldats anglais, et s’arrêta au bivouac qui lui était préparé. Les clartés douteuses du crépuscule donnaient à ce spectacle quelque chose de fantastique.

Vers la fin de mars, la plupart des détachemens avaient atteint le plateau de Wadela, les derniers ayant dû franchir à marches forcées la région montueuse qui s’étend depuis Antalo jusqu’au Tacazzé, sur une longueur de 14 étapes. La marche sur ce plateau fut relativement facile, bien que les troupes eussent à souffrir de la rigueur du climat, qui, à cette altitude de plus de 3,000 mètres, fait succéder des nuits glaciales à des journées où le thermomètre marque souvent 30 degrés. Les vivres commençaient aussi à manquer ; jusque-là, la sollicitude du général en chef, heureusement secondé par l’habile et infatigable concours des agens politiques, avait réussi à tirer du pays tout ce qu’il tenait en réserve de grains et de fourrages ; mais on approchait de Magdala, et, pendant sa marche sur cette forteresse, Théodoros avait impitoyablement rasé le pays environnant. Les quelques villages disséminés sur le plateau de Wadela ne présentaient au moment du passage des Anglais. que des monceaux de ruines ; quelques pauvres habitans osaient à peine se montrer au milieu des décombres de leurs foyers. Ces difficultés avaient été prévues ; des convois étaient acheminés des places de dépôt échelonnées en arrière. Quelques-uns étaient conduits par des auxiliaires du pays, dont l’emploi fut une précieuse ressource ; il fallait les attendre. Le général en chef n’avait pas cessé d’ailleurs d’entretenir des relations avec les chefs indigènes, et, s’il n’était pas possible d’en tirer les mêmes utiles services qu’avait rendus Kassa dans le Tigré, au moins l’armée fut-elle assurée de leurs bonnes dispositions. Leur haine commune contre l’ennemi qu’ils redoutaient tous également, Théodoros, était un sûr garant de leur fidélité.

Parvenue sur ce plateau après une suite d’efforts surhumains et de marches sans exemple, l’armée anglaise, si près du but, pouvait croire que ses épreuves étaient terminées. Quels obstacles auraient pu l’effrayer d’ailleurs après l’ascension de l’amba Alaji, ou celle encore plus rude des bords escarpés du Tacazzé ? Cependant les plus terribles fatigues l’attendaient dans les trois ou quatre dernières étapes qui la séparaient de Magdala. On a vu plus haut qu’à l’extrémité sud du plateau de Wadela le terrain tombe brusquement et à pic dans une vallée profonde de 1,200 mètres, gigantesque crevasse qu’on croirait produite dans le sol par quelque cataclysme récent. De l’autre côté, de ce gouffre, au fond duquel coule la rivière Djedda, le plateau de Dalanta, semblable d’aspect et d’altitude à celui de Wadela, se relève tout aussi brusquement, de sorte qu’il faut arriver au bord même de l’abîme pour en soupçonner l’existence ou en sonder la profondeur : de Wadela à Dalanta, l’œil n’aperçoit aucune interruption. La direction connue de la route frayée par Théodoros du plateau de Wadela jusqu’à Magdala assurait à l’armée anglaise de n’être pas arrêtée bien des semaines au bord de. cet obstacle. Le général, en chef en fit lui-même la reconnaissance ; la réalité dépassait ce que l’imagination, familiarisée avec les précipices de l’Abyssinie, avait pu concevoir de difficultés nouvelles. Quelques travaux de réparations indispensables furent entrepris aussitôt, et le 4 avril, à la pointe du jour, la première colonne paraissait au bord septentrional du Djedda.

Ce n’est pas sans un sentiment de doute et d’appréhension que ces troupes, aguerries par une expérience de plus de trente marches au milieu des ravins et des montagnes, s’engagèrent sur les pentes abruptes où, à chaque pas, hommes et animaux étaient menacés de rouler dans l’abîme. A mi-hauteur s’étend un petit plateau horizontal, comme une marche haute de 600 mètres d’un escalier de géans taillé par les mains de la nature, puis on retrouve un nouvel escarpement qui tombe à pic jusqu’au lit même de la rivière. La descente dura trois heures ; il fallut s’arrêter pour réunir les divers élémens de la colonne, indéfiniment allongée. On eût dit une cataracte humaine précipitée au milieu de ces escarpemens. Tandis qu’une atmosphère vivifiante et légère régnait sur le plateau, la température au fond de ce gouffre était accablante. Des roches et des cailloux roulés formaient le lit de la rivière ; quelques flaques d’eau étaient disséminées dans de petits bassins ; quelques grands arbres, et principalement de maigres buissons épineux, étaient la seule trace de végétation dans cette vallée, que certaines relations représentaient comme éblouissante de la verdure des tropiques.

Après une halte assez longue, il fallait gravir la rive opposée sur des pentes non moins inaccessibles pour gagner le bivouac du plateau de Dalanta. A pied, à la tête de ses troupes, sir Robert Napier s’engagea le premier au milieu des ravins et des rochers ; une épaisse couche de poussière recouvrant des pierres roulantes rendait la marche encore plus pénible. Il faisait presque nuit lorsque la tête de colonne atteignit le bord du plateau de Dalanta ; il n’avait pas fallu moins d’une journée entière laborieusement remplie pour gagner ce plateau, qu’on semblait toucher du bivouac de la veille. La nuit était complète bien avant qu’aucun bagage eût pu arriver jusqu’au camp. Sans tentes, sans vivres, les troupes furent une fois de plus privées d’un repos si chèrement acheté ; pour comble d’infortune, un orage violent éclata sur le camp. La pluie eut bientôt détrempé le sol gras et fertile et transformé la surface en un marais glissant et fangeux. Jamais nuit au bivouac ne fut moins comfortable, et pourtant il eût été impossible de saisir un murmure ou une plainte ! C’est dans ces épreuves de la vie des camps, d’autant plus rudes qu’elles ne sont compensées par aucune gloire, qu’on se prend à admirer le caractère tout original du soldat anglais ; le flegme britannique, type distinctif de nos voisins, prête à leurs vertus militaires une physionomie à part qu’on ne retrouverait dans aucune autre armée.

Désormais une seule marche séparait l’armée anglaise de Magdala : le petit plateau de Dalanta allait devenir le point de concentration de toutes les forces destinées aux opérations contre la forteresse où Théodoros restait enfermé avec ses captifs. Du 5 au 9 avril, les colonnes rejoignirent successivement le quartier-général, les éléphans arrivèrent avec le gros matériel d’artillerie, et quelques convois de vivres apportèrent les ressources les plus indispensables. Comme le Wadela, Dalanta avait été dévasté par les bandes de Théodoros, et ne pouvait absolument rien fournir. Ce délai de quelques jours fut employé à des reconnaissances dirigées par le général en chef vers le Bashilo, pour se rendre compte de la position de Magdala. La vallée au fond de laquelle coule la rivière Bashilo est un gouffre semblable à celui du Djedda. Plus profonde encore que la première, cette crevasse reproduit les mêmes accidens de terrain et en particulier le même plateau intermédiaire. À 4 ou 5 kilomètres à l’ouest du point où était établi le camp anglais, les deux vallées se joignent, formant ainsi au plateau de Dalanta une enceinte continue, et les deux rivières unissent leurs eaux pour les porter au Nil-Bleu. De la rive septentrionale du Bashilo, l’œil apercevait, à 10 ou 12 kilomètres à vol d’oiseau, les hauteurs dont l’ensemble compose la position de Magdala. Le terrain sur la rive opposée ne se relève pas aussi brusquement, mais s’étage en une série de plateaux successifs, profondément découpés par des ravins tributaires du Bashilo et perpendiculaires au cours de cette rivière. Au-dessus de ces plateaux, et isolé du reste du système, surgit un massif formé de trois ambas d’inégale hauteur disposées en un triangle irrégulier. Ces trois ambas, qui portent les noms de Fala à l’ouest, Sélassé à l’est et Magdala vers le sud-est, sont reliées entre elles par des croupes ou de petits plateaux, et en certains endroits isolées par des précipices d’une grande profondeur. Le camp de Théodoros était installé sur ce massif ; les ambas étaient armées d’artillerie, celle de Magdala, la plus en arrière et la moins accessible, formant la citadelle et comme le réduit de la position.

Les forces réunies sur le plateau de Dalanta, d’un effectif d’environ 5,000 combattans, comprenaient 4,000 hommes d’infanterie, dont moitié Européens, 500 cavaliers de l’armée des Indes et 500 hommes d’artillerie pour le service d’une batterie de fuséens et de dix-huit bouches à feu[4]. La batterie de fuséens, armée de 12 tubes pour le tir des fusées américaines de Hale, était servie par un détachement de marins. Un petit nombre de soldats du génie anglais et quelques compagnies de sapeurs de l’Inde complétaient la colonne expéditionnaire, à laquelle vinrent s’adjoindre quelques jours plus tard deux escadrons de dragons de la garde qui rallièrent le camp devant Magdala. Pour les opérations, ces forces avaient été réparties en deux brigades mixtes comprenant des troupes de toutes armes.

Pendant leur séjour sur le plateau de Dalanta, les Anglais eurent à subir plusieurs violens orages, prélude ordinaire de la saison des pluies. Les pénibles épreuves qui en résultèrent pour tous durent donner à réfléchir sur les difficultés que présenterait la retraite, si l’armée était attardée dans ses opérations. D’un autre côté, si on touchait le but, on était presque aussi loin d’une solution qu’en mettant le pied sur la terre d’Abyssinie. Rien ne pouvait faire prévoir l’issue de cette aventureuse campagne ; les rapports des espions, les renseignemens fournis par les chefs indigènes venus spontanément au camp anglais, ne laissaient rien soupçonner des dispositions de l’ennemi. Tout ce qu’on savait, c’est que Théodoros occupait Magdala avec les prisonniers ; les forces qu’il y avait rassemblées indiquaient la. pensée d’une résistance sérieuse. C’était un grand point pour l’armée anglaise, qui si longtemps avait eu la crainte de ne jamais rencontrer d’ennemi à combattre. La lutte une fois engagée, l’issue n’en pouvait être douteuse, et le seul échec que pouvait craindre la politique de l’Angleterre, c’était le massacre des prisonniers dans le cas où le roi Théodoros serait exaspéré par cette lutte. Plus le coup porté serait rapide, plus on devait compter sur un succès complet.

Tous ces motifs augmentaient l’impatience de sir Robert Napier. Dès qu’il eut réuni les moyens d’agir qu’il attendait et rassemblé les données les plus indispensables sur les positions et les forces de l’ennemi, il résolut de marcher sans retard. Le camp fut levé le 10 avril au matin ; l’armée s’engagea sur les pentes qui dominent la rivière Bashilo. Cette descente fut plus longue et peut-être plus difficile encore que celle du Djedda, et en renouvela toutes les péripéties. Vers midi, toutes les forces étaient réunies au fond de la vallée, au bord d’un ruisseau aux eaux limoneuses coulant au milieu de bancs, de grèves et de galets qui forment le lit du Bashilo pendant la saison des pluies. Malgré la proximité des positions de l’armée de Théodoros, rien ne faisait soupçonner qu’on pût rencontrer l’ennemi ce jour-là. Une reconnaissance conduite par le quartier-maître-général de l’armée fut envoyée dans la direction de Magdala. Le major-général, sir Charles Staveley, qui avait le commandement direct des troupes, reçut l’ordre d’appuyer cette reconnaissance et d’aller occuper avec la première brigade un des plateaux intermédiaires entre la vallée du Bashilo fit la position de Magdala. La seconde brigade établit son camp au bord même de la rivière.

La route qui conduit du Bashilo à Magdala s’engage, en quittant les rives de ce cours d’eau, dans un défilé resserré formé par le lit de l’un des torrens tributaires et dominé des deux côtés par des hauteurs abruptes et élevées. C’est seulement en gravissant les pentes, à l’extrémité de ce défilé, qu’on aperçoit le massif de Magdala dominant tous les plateaux de la rive gauche du Bashilo. La première brigade était forte d’environ 1,900 hommes, et était accompagnée d’une batterie de montagne et d’une batterie de fuséens de la marine. Au moment où la tête de colonne gravissait les pentes qui conduisent aux plateaux, des coups de canon retentirent sur les ambas de Fala et de Sélassé, et des bandes d’Abyssins, se précipitant des hauteurs, assaillirent les troupes anglaises avec une intrépidité qu’on n’eût point soupçonnée. Aucune disposition n’avait été négligée pour éviter toute embuscade et toute surprise ; aussi ce premier choc fut vigoureusement reçu et immédiatement repoussé. En un clin d’œil, l’infanterie fut déployée et prit position sur le plateau ; la batterie de montagne et celle des fuséens ouvrirent sur les masses ennemies un feu meurtrier. L’engagement fut bientôt général ; mais les chances de la lutte étaient trop inégales pour qu’elle pût se prolonger. Disputant pied à pied le terrain avec une énergie trop mal secondée par un armement impuissant, l’ennemi, décimé par les effets foudroyans des projectiles de l’artillerie anglaise et par les décharges meurtrières des fusils Snider, dut se replier en désordre vers ses positions. Les canons de Fala et de Sélassé n’avaient pas cessé leur feu pendant toute l’action, mais aucun projectile n’arriva dans les rangs des Anglais ; ils étaient à une distance qui dépassait la portée du tir, L’infanterie anglaise et les troupes indigènes rivalisèrent d’entrain dans la poursuite ; entre tous, les soldats du Pundjab se firent remarquer par leur sauvage énergie et leur ardeur emportée, que n’arrêtaient ni fourrés ni précipices. Leur régiment fournit à lui seul presque tous les blessés, dont le chiffre total pour les troupes engagées ne dépassait pas 20 ; pas un seul homme n’avait été tué.

La nuit arrêta la poursuite, et peut-être sans cette circonstance l’armée anglaise eût occupé, dès le soir même du 10, les premières hauteurs de la position de Magdala. L’effet produit n’en devait pas moins être décisif. Les pertes des Abyssins étaient considérables ; leur général en chef avait été tué ; près de 400 cadavres furent comptés sur le champ de bataille, et les renseignement les moins exagérés firent estimer à 2,000 hommes le chiffre des tués et blessés. On a prétendu que le roi Théodoros n’avait pas eu la pensée de cette attaque, et qu’il avait dû céder pour l’ordonner à la pression des chefs de son armée ; lui-même, pendant l’engagement, était resté à Magdala. Il n’est pas douteux qu’en adoptant la tactique d’y concentrer ses moyens de défense pour y attendre les Anglais, il eût pu faire acheter chèrement la victoire à ceux-ci ; mais il est probable qu’en les voyant paraître, dès les premiers jours d’avril, sur le plateau de Dalanta, il ne pouvait croire qu’ils y eussent réuni des forces et des moyens d’action capables de faire tomber Magdala. Informé par ses espions des mouvemens de l’armée anglaise depuis son apparition dans le Tigré, le négus savait qu’il lui avait fallu deux mois pour franchir les dix marches qui séparent Antalo de Sénafé. Comment pouvait-il supposer qu’en moins d’un mois ses ennemis arriveraient d’Antalo à Dalanta à travers un pays bien plus difficile et un parcours au moins double du premier ? En apercevant de ses hauteurs inaccessibles, dans la matinée du 10 avril, le mouvement de la colonne anglaise, il dut croire à une faible reconnaissance dépourvue d’artillerie et dont ses bandes nombreuses et vaillantes triompheraient aisément. On a su depuis que les batteries de montagne avaient été prises par les Abyssins pour des bagages de l’armée, proie qui excitait leur convoitise et qu’ils ne supposaient pas à l’abri d’un coup de main hardi. On ne peut d’ailleurs s’étonner que de pareils ennemis n’eussent pas des notions parfaitement exactes sur les effets foudroyans des canons rayés et des carabines Snider.

Sir Robert Napier, qui avait suivi la première brigade, assista aux dernières péripéties du combat. Il envoya immédiatement à la seconde brigade l’ordre de rallier son quartier-général, tandis que les troupes de la première bivouaquaient sur le lieu même de l’engagement. Pendant la nuit, la seconde brigade rejoignit, et avant la pointe du jour toutes les troupes furent mises en mouvement. Le commandant en chef, se rapprochant de Magdala, alla établir son camp sur un petit plateau au-dessous de l’amba de Fala, d’où il commandait la route qui conduisait aux positions de l’ennemi.

Il serait assurément très exagéré de faire du combat du 10 avril une action de guerre digne des fastes de l’armée anglaise ; mais on comprendra combien le succès de cet engagement imprévu avec un ennemi qu’on avait craint si longtemps de ne jamais rencontrer dut exalter les âmes et y effacer jusqu’à l’ombre de tout sentiment de lassitude ou de découragement. Cette campagne, que des esprits chagrins avaient jugée sans issue, désormais on en voyait la fin brillante et prochaine, suivie d’une rapide retraite. Au bout de cette retraite apparaissait le retour dans la patrie, l’oubli des fatigues, des privations et des misères. Telles étaient les pensées de tous au matin du 11 avril. Quiconque a vu des expéditions lointaines sait tien qu’outre le noble sentiment du devoir et les aspirations de la gloire des armes, deux idées surtout soutiennent le moral des hommes au milieu des plus cruelles épreuves, la certitude du succès et l’espoir du retour.

Il restait encore, pour que le triomphe fût complet, à recueillir sains et saufs les prisonniers et à s’emparer du roi Théodoros mort ou vivant. La crainte qu’il pût s’enfuir de Magdala et échapper ainsi à la vengeance de l’Angleterre n’avait pas cessé de préoccuper le commandant en chef. Aussi des dispositions furent prises sur-le-champ pour investir Magdala. Guidé par la même pensée, sir Robert Napier avait, quelques jours auparavant, entamé des négociations avec la reine des Wollo-Gallas, tribu guerrière qui habite les confins sud-est de l’Abyssinie. Il voulait obtenir que les Gallas s’opposassent aux mouvemens de Théodoros, s’il cherchait à s’échapper par leur territoire ; la mission eut un plein succès, et, peu de jours après la prise de Magdala, la reine des Gallas reçut au camp l’hospitalité du général en chef de l’armée anglaise.

D’autres sentimens agitaient en ce moment l’esprit du négus. Convaincu qu’il lui serait possible encore de faire sa paix avec l’Angleterre au moyen de quelques concessions spontanément et gracieusement offertes, il dépêcha, dès le matin du 11 avril, des parlementaires à sir Robert Napier. Le lieutenant Prideaux et un missionnaire, M. Flad, deux des captifs européens, arrivèrent au camp anglais chargés de cette mission. Les hourras les plus sympathiques saluèrent leur présence au milieu de leurs compatriotes ; chacun était curieux de les voir, de les entendre, d’apprendre de leur bouche que les infortunés dont la délivrance aurait coûté tant de fatigues étaient encore tous vivans, prêts à jouir de la liberté qu’on leur apportait. Les envoyés de Théodoros eurent avec le général en chef une longue entrevue. Le roi offrait de rendre immédiatement tous les prisonniers ; le combat de la veille l’avait convaincu de la supériorité des armes européennes ; il y avait perdu l’élite de son armée ; il sentait que la résistance était impossible et exprimait le désir de conclure avec l’Angleterre un traité d’amitié. Il priait donc le commandant en chef de lui faire connaître sur quelles bases il voudrait entamer les négociations. À ces ouvertures, sir Robert Napier répondit par la plus inflexible détermination ; la pensée qu’il pouvait compromettre le salut des captifs n’ébranla pas la résolution formée depuis longtemps dans son esprit d’obtenir une vengeance et une réparation éclatantes. La patience de l’Angleterre avait été lassée, et le pays ne pouvait avoir sacrifié tant de millions pour arrêter son armée victorieuse, après une campagne si pénible, devant un traité illusoire. La réponse du général en chef fut que le roi Théodoros devait ouvrir à l’armée anglaise les portes de Magdala et se rendre lui-même sans conditions., La promesse de la vie sauve et d’un traitement en rapport avec sa situation passée lui était seule faite.

C’est avec la plus vive anxiété que l’année attendit de connaître l’effet produit par cet ultimatum rigoureux sur le négus, dont on n’ignorait pas le caractère aider et les farouches, emportemens. Aussi grande fut la joie de tous lorsqu’on vit le soir même arriver, au camp les prisonniers anglais renvoyés par Théodoros, aux avant-postes. Le roi offrait un troupeau en présent au commandant en. chef ; ce présent ne fut pas accepté, et les conditions furent répétées de nouveau. Sir Robert Napier accordait à l’ennemi un délai pour y répondre, jusqu’au 13 avril au ; matin. Quelques Européens restaient encore captifs à Magdala : . dans la journée du 12, ils furent renvoyés au camp ; mais aucune réponse ne fut faite aux conditions imposées pour la capitulation.

Il parait hors de doute qu’à ce moment Théodoros eut la pensée de s’échapper de Magdala, et de se retirer dans une autre forteresse, distante de quelques lieues ; mais, cerné comme il l’était de toutes parts, il fallait, pour accomplir ce projet désespéré, qu’il pût emmener dans sa retraite une troupe de soldats dévoués capable de se frayer un passage au milieu de ses ennemis. Aucun de ses plus fidèles ne répondit à l’appel du négus. C’est alors, dit-on, qu’il tenta une première fois d’en finir avec la vie ; le coup qui devait le frapper fut détourné par un de ses serviteurs. Abandonné de tous depuis qu’une journée fatale avait fait tomber son prestige, ce malheureux chef attendit alors avec une sorte d’inertie résignée que l’heure de la vengeance eût sonné pour l’Angleterre. Il voulait bien succomber sous les coups d’une implacable destinée ; mais sa fierté de barbare se révoltait à toute idée de soumission.

Le 13 avril au matin, l’armée anglaise prit les armes ; ne laissant au camp que les gardes nécessaires, le général en chef mit ses troupes en mouvement sur Magdala, et disposa ses, moyens d’attaque pour le cas où l’ennemi défendrait ses positions. A peine la colonne était en marche qu’on vit descendre de toutes les hauteurs une foule d’hommes, de femmes, d’enfans, chargés d’armes et d’effets de toute sorte, et traînant à leur suite un nombre considérable de chevaux et de mulets. C’étaient les débris de l’armée de Théodoros et la population de Magdala qui fuyaient les calamités de la guerre, implorant la merci des vainqueurs. Les hommes furent désarmés, puis on laissa tous ces malheureux gagner l’intérieur du pays. Il était évident que l’armée ne rencontrerait aucune résistance. Les deux ambas de Fala et de Sélassé furent occupées sans coup férir ; on n’y trouva que quelques canons, les mêmes qui avaient tiré sur les troupes anglaises dans, la journée du 10, et dont plusieurs étaient hors de service. Cependant quelques fuyards s’étaient retirés dans Magdala. Sir Robert Papier, voulant épargner à ses troupes le risque d’une attaque de vive force, fit placer ses batteries en position et ouvrir le feu sur la place. La distance trop grande et surtout la configuration du terrain où elles purent être établies, qui était fortement dominé par Magdala, rendirent leur tir à peu près inefficace. Leur secours était d’ailleurs superflu. Pas un coup ne fut répondu aux salves de l’artillerie anglaise ; aussi, après quelques instans de cette canonnade inutile, le général en chef fit lancer une colonne d’assaut.

L’amba de Magdala forme une forteresse naturelle défendue par une ceinture continue de rochers à pic, s’élevant en certains points à 500 mètres au-dessus du fond des ravins, et dominant d’au moins 100 mètres le terrain sur lequel s’avançait la colonne d’attaque. Un escalier étroit, grossièrement taillé dans le flanc du rocher, donne accès de ce côté à une porte par laquelle on pénètre dans la place. C’est sur cette voie escarpée, longue de plus de 100 mètres, que s’engagea l’infanterie anglaise ; la porte était solidement barricadée, et les premiers assaillans durent se servir d’échelles pour pénétrer dans une première enceinte formant une sorte de retranchement avancé. Les corps de quelques soldats abyssins, atteints par les projectiles de l’artillerie, jonchaient le sol de cette enceinte. Par une seconde porte, on débouchait dans la place elle-même. Lorsque les soldats anglais franchirent cette porte, un cadavre était étendu à quelques pas en arrière. Les interprètes et quelques-uns des prisonniers qui avaient accompagné la colonne d’assaut reconnurent sur-le-champ le roi Théodoros. Peu d’instans avant l’attaque, il s’était tiré dans la tête un coup de pistolet, ne voulant pas tomber vivant entre les mains de ses ennemis.

Telle fut la fin, non sans quelque grandeur, de cet homme, dont le nom parvenu jusqu’en Europe avait eu ses momens de prestige. Pour l’abattre, il avait fallu les armes d’une grande puissance. Si l’histoire nous a appris à admirer quelques héros de l’antiquité dont la mort tragique rappelle celle de Théodoros, n’est-il pas juste d’accorder aussi à ce chef barbare sa part de renommée ? Le ciel lui-même sembla vouloir s’associer à cette catastrophe. Au moment où les Anglais s’étaient montrés devant Magdala, une auréole lumineuse du plus vif éclat (un halo solaire) avait paru autour du disque du soleil, pour s’évanouir seulement après la mort du négus. Les anciens n’auraient pas manqué de voir un présage dans ce brillant météore, dont la coïncidence bizarre avec les dramatiques événemens de la journée frappa tout le monde. De bien sanglantes images se mêlent aussi au souvenir de cette fin du négus. Pendant que la colonne d’assaut pénétrait dans Magdala, nos regards se détournaient avec horreur du spectacle hideux de plus de 300 cadavres jetés sans sépulture au fond d’un abîme. Peu de jours auparavant, Théodoros avait fait massacrer ces malheureux et précipiter leurs corps du haut du rocher. La dépouille du négus fut recueillie et gardée par une sentinelle anglaise ; mais, parmi les quelques serviteurs fidèles restés au dernier moment près de lui, aucun ne la réclama pour lui rendre les honneurs funèbres. Il fut enterré le lendemain dans l’église de Magdala, et la présence de quelques habits rouges fut la seule pompe qui accompagna ces tristes funérailles. La veuve de Théodoros et son héritier reçurent l’hospitalité au camp anglais et furent emmenés par l’armée dans sa retraite ; la reine mourut en route, son fils seul fut embarqué et conduit en Angleterre.


III

Une explosion de joie accueillit dans l’armée anglaise la nouvelle de la mort du négus ; il semblait que chacun redoutait l’embarras qu’eût causé à l’Angleterre Théodoros prisonnier. Les captifs étaient libres, leur ennemi abattu et sa citadelle au pouvoir des Anglais ; quatre jours leur avaient suffi pour terminer la campagne. Le 10 avril, les armes britanniques avaient été victorieuses ; le 13, la politique de l’Angleterre obtenait un triomphe éclatant et complet. Le but de l’expédition d’Abyssinie était atteint peut-être au-delà même des espérances ; mais ce n’était pas trop d’un pareil succès pour compenser les frais énormes de cette guerre et surtout pour payer les épreuves si pénibles qu’elle avait imposées au corps expéditionnaire.

La prise de Magdala livrait aux mains des Anglais tout le matériel de guerre de l’armée du négus : il consistait principalement en une quarantaine de canons de bronze de tous modèles et de tous calibres ; quelques-uns avaient été fondus dans le pays ; les affûts, les caissons, grossièrement construits, rappelaient par de minutieux détails les types de nos modèles français. On trouva en outre une certaine quantité de fusils doubles à percussion d’importation européenne, un nombre très considérable de sabres, de piques et de boucliers du pays et une grande quantité de poudre de guerre. De tout cela, rien ne méritait l’honneur d’être rapporté comme trophée. Ce matériel fut donc détruit ; puis, voulant accomplir un dernier acte de vengeance, l’armée anglaise incendia Magdala, ce lieu témoin de la captivité et des tortures de tant d’infortunés.

Le 18 avril, l’armée quittait le camp de Magdala, traînant à sa suite les Européens avec leurs familles arrachés à leur captivité. Après une longue étape et une ascension pénible sur les rives du Bashilo, elle se retrouva sur ce même plateau de Dalanta d’où elle était partie huit jours plus tôt pour attaquer l’armée du négus, incertaine encore du succès de la campagne. Comme les événemens avaient marché depuis ce jour, et combien aussi étaient différentes les pensées de tous ! C’était pour la dernière fois que se trouvaient réunies les forces qui avaient combattu à Magdala. Pour opérer cette longue et pénible retraite de trente-cinq marches, le commandant en chef devait diviser son armée en plusieurs petites colonnes, capables de traverser plus aisément qu’une seule colonne nombreuse un pays difficile et dépourvu de ressources. Le 20 avril, avant de se séparer de ses compagnons d’armes, sir Robert Napier les passa en revue sur le plateau de Dalanta, voulant rester lui-même avec l’arrière-garde. Le mouvement de retraite commença dès le lendemain. Le 23 avril, le quartier-général quittait à son tour Dalanta. Les incidens de cette marche rappelèrent, à très peu de différence, ceux qui avaient signalé le mouvement en avant de l’armée. Si le travail des sapeurs, poussé sans relâche pendant toute la campagne, avait pu aplanir les plus sérieux obstacles du terrain, l’abondance était loin d’avoir augmenté depuis le premier passage des colonnes anglaises. Les faibles ressources du pays étaient depuis longtemps épuisées. Jusqu’à Antalo, où le général en chef arriva le 12 mai, les privations furent toujours les mêmes. Quelques orages épouvantables qui fondirent sur les bivouacs furent d’ailleurs pour les troupes la cause de nouvelles souffrances.

Le récit des événemens de cette rapide campagne nous a entraînés jusqu’à Magdala, à la suite du quartier-général, sans avoir eu le temps de jeter un coup d’œil en arrière. On pourrait s’étonner que, sur près de 14,000 combattans envoyés en Abyssinie, 5,000 à peine eussent pris une part active à l’expédition. Ce serait une grave erreur de penser que les autres troupes fussent restées inactives, pendant les trois mois qu’avait duré la marche en avant de la colonne d’opération. Sir Robert Napier n’avait pas entendu se jeter à l’aventure avec une poignée d’hommes dans un pays inconnu et si loin de sa base. Jamais les communications d’une armée ne furent mieux assurées, et, si les approvisionnemens réclamés impérieusement ne purent toujours arriver, la véritable raison fut l’impossibilité de les faire suivre à travers un pays de montagnes dépourvu de routes. La longueur de la ligne d’opérations, qui ne comprenait pas moins de 650 kilomètres de Zoulla à Magdala, donnera l’idée du nombre des détachemens et de l’effectif des troupes qui furent employées à maintenir les communications. La cavalerie irrégulière de l’Inde rendit les plus utiles services ; sans cesse en marche, la nuit comme le jour, au milieu des montagnes les plus escarpées et des précipices, ces cavaliers indigènes, souvent par petits groupes, quelquefois isolés, eurent un rôle capital pendant toute l’expédition. La nature du pays devait nécessairement amoindrir et presque supprimer le rôle ordinaire de leur arme dans les opérations de guerre.

Ce qu’il est difficile de ne pas admirer, ce sont les travaux de tout genre entrepris par l’armée anglaise sur une pareille distance. Les ingénieurs, les sapeurs, les corvées de travailleurs, pris dans les troupes de toutes armes, accomplirent de véritables prodiges. Les 650 kilomètres de routes devenues praticables, et en bien des points carrossables, avaient été exécutés en moins de six mois, à travers une région où n’existait, sur la plupart des points, aucune trace dévoie de communication. Des établissemens considérables avaient été créés sur divers points en vue d’une occupation nécessitée par une prolongation de la guerre. Sans parler des camps d’Antalo, d’Addigraht et de quelques autres places, où la garnison occupait des postes retranchés approvisionnés largement, le camp de Sénafé avait été transformé en trois mois en une vaste place d’armes, où l’armée entière eût trouvé l’installation la plus complète pour hiverner pendant la saison des pluies. Six mois de vivres y étaient accumulés ; des hôpitaux baraqués, des abris pour les animaux et le matériel, de l’eau en abondance, des campemens comfortables pour les troupes, assuraient au corps expéditionnaire les moyens de défier la fortune adverse qui l’eût retenu dans le pays.

C’était à Zoulla surtout, à cette base d’opérations si bien choisie et si précieuse, que les plus surprenans efforts avaient été dépensés pour transformer une plage déserte en un vaste entrepôt. Chargée de fournir à tous les besoins futurs de l’armée et devant suffire à toutes les prévisions du commandant en chef, cette place de dépôt était devenue un établissement militaire capable de servir de base à une grande armée. Le mouvement de la flotte n’avait pas cessé de l’approvisionner journellement, et les travaux du chemin de fer, pousses activement, avaient permis d’utiliser cette voie pour emporter vers l’intérieur le matériel de toute espèce. Ce ne fut que dans le courant du mois de décembre 1867 qu’on put commencer les travaux du chemin de fer, les études préliminaires ayant exigé un certain temps. Dirigée du môle de Zoulla au camp de Kumoylé, au pied des montagnes, cette voie avait atteint, dès le 19 février 1868, une longueur de 6 milles (9 kilomètres 1/2). La circulation fut établie sur-le-champ, et tandis qu’on transportait au fur et à mesure des besoins le matériel nécessaire pour la construction d’une nouvelle section de la voie ferrée, les approvisionnemens étaient transportés à un dépôt provisoire établi à la tête de la ligne ; chaque jour, 150 ou 200 tonnes de matériel étaient ainsi enlevées, ce qui épargnait au service des transports de longs délais et des fatigues considérables pour les animaux. On put dès lors ne laisser à Zoulla qu’un très petit nombre d’animaux, et tandis qu’au bord de la mer il fallait les abreuver d’eau distillée d’un prix de revient exorbitant, ils trouvèrent au milieu de la plaine l’eau douce que fournissaient en abondance des puits creusés par l’armée. A la fin de mars, la ligne atteignait le neuvième mille, et avant le 1er mai le parcours total de 12 milles (19 kilomètres) était terminé. Des corvées, prises dans les divers corps de l’armée, avaient seules accompli ces travaux sous la direction du service du génie. Les rails, les traverses, le matériel roulant, avaient été apportés de l’Inde, et ce ne fut pas une petite difficulté que de mettre en état de service tous ces objets de modèles divers. Le sol mouvant du désert fut parfois un obstacle sérieux, pour établir solidement les rails ; des tranchées durent être creusées à travers quelques collines ; il fallut jeter sur des torrens huit ponts en fer, dont quelques-uns à plusieurs travées.

Jusqu’au 24 mai, les trains ne cessèrent de se succéder, emportant jusqu’au pied des montagnes tous les approvisionnemens nécessaires ; à cette date, la campagne était terminée. Dans la retraite, le chemin de fer rendit de nouveaux services. Arrivées à Kumoylé les troupes furent embarquées sur la voie ferrée et conduites sur le môle de Zoulla, d’où elles étaient immédiatement transportées à bord des bâtimens. Cela permit d’éviter aux régimens fatigués par de longues marches d’avoir à séjourner plusieurs jours dans les plaines brûlantes du littoral, où des maladies étaient à redouter pour des hommes épuisés par les privations de la campagne. Chaque jour, les trains du chemin de fer transportaient ainsi jusqu’à 1,500 hommes avec les bagages et le matériel. Ces chiffres font juger suffisamment les inappréciables services que rendit au corps expéditionnaire d’Abyssinie l’établissement de cette voie ferrée. La nature du pays n’eût pas permis de la pousser plus loin. Non compris la valeur du matériel apporté de l’Inde, où il avait déjà servi, ces 19 kilomètres de chemin de fer avaient coûté seulement 6,000 livres sterling. Il serait beaucoup trop long de donner une description détaillée de tous les travaux exécutés en Abyssinie pendant le court séjour de l’armée anglaise. Une ligne télégraphique, double dans la. traversée du défilé de Kumoylé, put être conduite avant la fin de mars jusqu’à Antalo, sur un parcours de plus de 300 kilomètres ; les poteaux nécessaires pour soutenir les fils durent être apportés presque partout, le pays manquant de bois.

Pressé par la saison des pluies, dont les troupes avaient senti déjà les premières et terribles atteintes, sir Robert Napier poursuivit sa retraite à marches forcées vers la côte. Le 24 mai, le quartier-général arrivait à Sénafé, sa dernière station sur les plateaux. C’est là que le commandant en chef de l’armée anglaise eut une dernière entrevue avec le prince Kassa, ce chef du Tigré dont le concours avait été si précieux jusqu’à la fin. Sir Robert Napier tenait à laisser à Kassa un témoignage éclatant de la gratitude de l’Angleterre : 1,500 fusils Enfield et une batterie de montagne de pièces à âme lisse, présent inestimable pour ce chef, payèrent les services constans et dévoués qu’il avait rendus. Les dernières marches dans les gorges des montagnes devaient être les plus pénibles. Il avait suffi de quelques jours de pluie pour emporter toute trace de la belle route ouverte peu de mois auparavant. En quelques passages, et notamment dans ce défilé si bien nommé par les Anglais l’Escalier du Diable, c’était un véritable chaos. Des soldats isolés périrent dans cet endroit, surpris par un orage subit qui y accumula plus de 30 pieds d’eau. Malgré ces difficultés et ces quelques accidens, la retraite s’acheva heureusement. Dès les premiers jours de juin, l’armée avait évacué les plateaux, l’embarquement se poursuivait sans relâche. On a vu déjà que les corps ne stationnaient même pas un jour dans la plaine torride de Zoulla ; on n’avait laissé sur ce point que le personnel rigoureusement nécessaire pour surveiller l’embarquement. Sir Robert Napier demeura le dernier de tous à Zoulla, fidèle à sa promesse de veiller jusqu’au dernier instant avec sollicitude sur l’armée qui lui était confiée. Le 13 juin 1868, pas un soldat anglais ne restait sur la terre d’Abyssinie. Le matériel encombrant et en particulier celui de la voie ferrée, qu’il avait été impossible d’embarquer, fut confié à la garde d’un bataillon de troupes égyptiennes campé dans les environs jusqu’au jour où une saison moins chaude permettrait d’en venir faire l’enlèvement. La flotte anglaise quitta Annesley-Bay après un séjour de neuf mois, et bientôt à l’activité bruyante du camp succéda le silence du désert. Quelques baraques encore debout marquaient seules la trace du passage éphémère de la civilisation occidentale sur ces rivages.

Ces notes devraient s’arrêter ici. Au lendemain du jour où le dernier navire s’éloigna de la baie d’Annesley, tout était fini pour l’Angleterre en Abyssinie. L’expédition n’était plus qu’un souvenir glorieux pour l’armée de sir Robert Napier, étrange et passager pour ces races que la présence des soldats anglais avait un instant étonnées. Cependant n’est-on pas tenté de se demander quel sera l’avenir de l’Abyssinie et quelle influence la chute de Théodoros peut avoir sur les destinées de ce pays ? Assurément le passage rapide des Anglais n’y laissera pas de traces suffisantes pour ouvrir une ère de progrès. De temps immémorial, l’Abyssinie a été partagée entre une foule de petits chefs et déchirée par des luttes intestines sanglantes. L’empire éphémère fondé par Théodoros ne saurait lui survivre ; déjà bien avant l’arrivée de l’armée anglaise, la domination du négus était plus nominale que réelle. Il régnait sur un désert et sur des ruines, ayant pour capitale son camp, pour seuls sujets une soldatesque brutale attirée sous sa bannière par l’amour des combats et l’espoir du pillage. Contraint, pour nourrir son armée, d’être sans cesse en mouvement, il s’abattait avec ses bandes sur les plus riches districts et n’y laissait en se retirant que la dévastation. Parmi les chefs qui s’étaient d’abord reconnus ses vassaux, il n’en était plus un seul qui ne fût devenu son ennemi juré. Le prestige de ses victoires passées et surtout la terreur qu’inspirait encore son nom les empêchaient seuls de s’armer contre lui, et, au moment où l’armée anglaise parut devant Magdala, il eût été impossible à Théodoros de tenir la campagne. En tirant vengeance des outrages qu’elle avait eu à souffrir, l’Angleterre a en même temps délivré l’Abyssinie d’un tyran exécré ; mais il ne pouvait entrer dans ses vues d’intervenir en aucune façon dans les affaires du pays et de couvrir de son protectorat la souveraineté précaire qu’elle eût conférée à l’un des chefs accourus au-devant de son armée victorieuse. L’expérience coûteuse de l’expédition devait lui suffire. L’Abyssinie restera donc probablement ce qu’elle était avant Théodoros, et l’on doit espérer seulement que ses habitans pourront conserver leur indépendance. Depuis longtemps, cette terre est une proie convoitée par l’Égypte ; jusqu’ici, la résistance énergique des indigènes, fanatisés par la plus violente haine religieuse, a toujours empêché les envahisseurs musulmans d’entamer l’intégrité de ce territoire. L’Égypte avait rêvé d’y prendre pied en prêtant au corps expéditionnaire anglais le concours de quelques bataillons. C’est un honneur pour l’Angleterre d’avoir répudié ces offres intéressées ; elle avait compris toutes les difficultés que lui eût suscitées la présence dans ses colonnes d’auxiliaires détestés.

Faut-il espérer que les admirables travaux accomplis par les Anglais serviront d’exemple aux Abyssins, que l’or répandu par le corps expéditionnaire sera pour le pays une source de prospérité ? Le temps fera vite disparaître tout vestige de ces travaux, et peut-être une seule saison de pluies aura suffi à effacer du sol la route frayée par les pionniers de sir Robert Napier. Avant même de quitter le pays, l’armée a pu voir quelques orages bouleverser de fond en comble la voie si remarquable ouverte dans la passe de Kumoylé. Quant à leurs dollars, depuis longtemps sans doute pillés par les chefs ou cachés par de pauvres habitans, il n’en reste plus aujourd’hui que quelques trésors enfouis et perdus à jamais pour la richesse commune de l’humanité. Le commerce seul pourrait ouvrir à l’Abyssinie une porte qui lui permît d’entrer un jour dans le concert des nations civilisées. Or il paraît peu probable que l’activité des races occidentales aille chercher dans ces parages des débouchés nouveaux. Fermée du côté de la mer par une ceinture de montagnes inaccessibles, l’Abyssinie n’offre pas l’attraction de richesses inépuisables ou même de produits variés. Le peu de trafic qui se fait dans ces régions a suivi jusqu’à présent la voie du Haut-Nil, à travers des contrées qu’un climat meurtrier interdit presque complètement à l’Européen, et peut-être le commerce des esclaves a-t-il été la principale source de fortune pour les rares traitans qui hantent ces parages. Enfin un état permanent d’hostilité avec les tribus musulmanes de la côte est un dernier obstacle qui interdit aux Abyssins toute relation avec la Mer-Rouge.

Il faut chercher ailleurs les véritables conséquences de l’expédition d’Abyssinie, et il ne serait pas juste de la réduire aux proportions d’une victoire facile remportée par une armée européenne sur des bandes indisciplinées et d’une vengeance stérile obtenue au prix de quelques millions de livres sterling. Le retentissement du triomphe de l’armée anglaise a été grand dans tout le monde oriental ; la présence au corps expéditionnaire de plus de 30,000 Indiens aura contribué puissamment à en répandre la renommée dans le vaste empire indo-britannique. On ne doit pas oublier que ce qui a fondé surtout la grandeur et la prospérité matérielle de l’Angleterre, c’est la persistance et la fermeté avec lesquelles, dans tous les temps et sur tous les points du globe, elle a su faire respecter son pavillon et protéger ses nationaux. Pouvait-elle sans danger oublier en Abyssinie ces traditions d’une grande et noble politique, et laisser sans vengeance l’insulte faite à son drapeau et les indignes traitemens infligés à ses agens ? Non sans doute, et, quelque grands que fussent les sacrifices qu’elle dût s’imposer, l’Angleterre a bien fait de ne pas reculer devant une entreprise coûteuse, pleine de périls, de hasards et sans grande compensation de gloire ou d’avantages immédiats. Tôt ou tard elle recueillera le fruit de sa victoire. Déjà nous apprenions, il y a peu de semaines, qu’une expédition projetée l’année dernière sur les frontières du Bengale avait cessé d’être nécessaire ; il est permis de penser que l’impression produite par les succès de l’armée d’Abyssinie n’aura pas été sans influence sur la soumission des tribus révoltées. Qui sait si le prestige de cette dernière guerre n’évitera pas au gouvernement des Indes plusieurs campagnes ? Si tel doit être l’heureux résultat de l’expédition d’Abyssinie, que l’Angleterre paie sans regrets les 8 ou 10 millions de livres qui représentent les frais de la guerre.


Louis D’HENDECOURT.

  1. Voyez, dans les livraisons du 1er juin 1865 et du 1er mars 1868, les études de M. Lejean sur l’Abyssinie, et le travail de M. Blerzy sur les actes qui ont déterminé la guerre, dans la Revue du 1er juillet 1868.
  2. Ce sont ces ascensions répétées souvent plusieurs fois dans la même journée qui donnèrent lieu à une plaisanterie attribuée par le Times à un soldat anglais et qui avait cours en effet dans l’armée : « They may call it a table land, but I call it a table turned upside down, and we are marching up and down the legs. »
  3. Il n’est pas sans intérêt d’indiquer de quelle manière le matériel démonté était réparti sur les éléphans ; en voici le détail :
    Pour chaque pièce, 1 éléphant 4 éléphans
    Pour chaque affût, 1 éléphant 4
    Pour chaque avant-train et une roue, 1 éléphant 4
    Pour les deux coffres à munitions et une roue, 1 éléphant 4
    Pour les huit roues restant, à raison d’un éléphant pour trois roues 3
    Total 10 éléphans


    La charge de l’éléphant qui ne portait que doux roues était complétée avec divers accessoires ; le poids moyen de ces différentes charges est d’environ 800 kilogrammes, bâts compris.

  4. Deux mortiers de 8 pouces, quatre canons Armstrong de 12, et douze canons légers de montagne en acier.