L’Expédition au Mexique et la Politique française

L’Expédition au Mexique et la Politique française
Revue des Deux Mondes2e période, tome 48 (p. 675-706).
L'EXPEDITION DU MEXIQUE
ET
LA POLITIQUE FRANCAISE

I. Le Mexique ancien et moderne, par M. Michel Chevalier. — II. La France et le Mexique, par M. Adolphe de Belleyme. — III. La France, le Mexique et les États confédérés. — IV. Documens et Correspondances, etc.

Il y a près de trois siècles et demi, le jour du vendredi saint de 1519, un homme, sublime aventurier, échappé en rebelle de l’île Fernandina, aujourd’hui l’île de Cuba, mettait le pied sur une plage d’un continent à peine entrevu jusque-là, vaguement découvert depuis quelques années. Il avait avec lui six cent cinquante soldats ou marins, seize chevaux et dix canons. C’est avec cela que Fernand Cortez, foulant un sol encore vierge des dominations du vieux monde, concevait l’audacieux dessein de conquérir un empire inconnu, vaste comme l’Europe, relativement populeux, mais peuplé d’une race faible et mal armée pour la lutte. Sa première pensée de conquérant, en touchant la côte, était de fonder une ville à laquelle il donnait un nom qui rappelait le jour de son débarquement et qui résumait le double mobile de toutes les entreprises espagnoles du temps, la foi religieuse et la fascination de la richesse : il l’appelait la Ville riche de la Vraie-Croix (la Villa Rica de Vera-Cruz). C’est la ville même où nous avons paru à deux reprises, en 1838 et à la fin de 1861, une fois pour une exécution sommaire suivie d’un traité qui est allé rejoindre bien d’autres traités inutiles, la seconde fois pour nous élancer sur le chemin de Mexico, à la poursuite de réparations toujours fuyantes et d’une monarchie qui est encore un problème. C’était certes la plus prodigieuse témérité pour ce conquérant, pour ce chef d’une poignée d’hommes débarqués de la veille, de se hasarder dans un pays dont il ignorait l’étendue, la langue, les mœurs, les ressources. Il avait tout à la fois à contenir ses compagnons, dont quelques-uns commençaient à murmurer, et à faire face à l’inconnu. L’héroïque Espagnol n’hésitait point cependant; il faisait mieux : pour qu’aucune possibilité de retraite ne vînt amollir les courages, il faisait brûler les vaisseaux qui l’avaient porté, et, laissant une partie de ses hommes à la Vera-Cruz, il se mettait en marche, allant devant lui, ignorant où le conduirait sa fortune, sachant seulement qu’au loin, dans une ville renommée, il y avait un empereur qui s’appelait Montézuma, et de qui relevaient plus ou moins toutes les peuplades dispersées dans l’intervalle.

Tout était romanesque dans cette aventure, la nature de l’entreprise aussi bien que le caractère du héros et les moyens d’action. Fernand Cortez avait pour interprète un religieux espagnol, prisonnier depuis huit années des Indiens, Jeronimo de Aguilar, qu’il venait de délivrer en passant dans le Yucatan, et une jeune Indienne qu’un cacique de Tabasco lui avait donnée en présent, une fille simple et passionnée qui s’attacha à lui de tout le dévouement clairvoyant de l’amour et le sauva de plus d’un péril. L’Indienne, dona Marina, comme elle s’est appelée, flairait les pièges et les duplicités qui menaçaient son maître. Fernand Cortez s’arrêta d’abord à peu de distance de la Vera-Cruz, à Cempoallan, au milieu d’une tribu qui le reçut en ami, dont il se fit même un auxiliaire, et de là il s’avança bientôt jusqu’à Tlascala. Cette fois il eut à combattre pour se frayer un passage ; il rencontra une résistance opiniâtre de toute une armée de plus de cinquante mille hommes, et tantôt combattant, tantôt négociant, aussi heureux par les armes que par la diplomatie, laissant partout des alliés, douteux peut-être, mais effrayés et subjugués, il marche encore. Il était parti vers le milieu d’août de Cempoallan, le 8 novembre il était à Mexico, qui s’appelait alors Tenochtitlan, et là, après avoir dompté les populations sur son passage, il réduisit l’empereur Montézuma lui-même à plier devant son audace. Trois mois avaient suffi. Tout n’était point fini encore, il est vrai. L’esprit de résistance se réveilla chez les Aztèques, et à défaut de Montézuma, tué par les siens, un nouvel empereur, un jeune héros, Guatimozin, s’arma pour l’indépendance nationale. Les Espagnols eurent à subir d’effroyables épreuves ; ils furent obligés un instant de se replier en désordre hors de Mexico, et il y eut une nuit, qui a reçu dans l’histoire le nom funèbre de la nuit triste, la noche triste, où ils touchèrent à la destruction. L’étoile du conquérant sembla pâlir élevant celle du jeune Guatimozin ; mais bientôt, aidé des alliés qu’il s’était faits et surtout des secours qu’il recevait des possessions espagnoles voisines, Fernand Cortez rentrait en maître dans Mexico et y restait désormais. Des bandes se répandaient dans le pays, allant, d’un côté, jusqu’à la Californie, de l’autre jusqu’à Guatemala. Les populations, frappées d’un superstitieux étonnement devant la chute de la capitale aztèque, accouraient se soumettre, et en deux ans tout était accompli; la domination espagnole était fondée dans cet empire, transformé par l’audacieux génie d’un homme.

Ce n’est plus aujourd’hui le temps des aventures, ou du moins les aventures se proportionnent naturellement à toutes les conditions et au caractère d’un temps nouveau. Elles impliquent mille questions délicates et complexes qui n’existaient pas lorsque ces entreprises pouvaient être l’œuvre d’une énergique initiative individuelle, à une époque où la parole d’un pape partageait entre les premiers conquérans d’immenses territoires, et où les relations d’états à états n’étaient point un système organisé d’antagonisme s’étendant au monde entier. Des idées et des intérêts nouveaux se sont formés; des races nouvelles, mêlées de sang indigène et de sang européen, se sont élevées. A l’ancienne civilisation aztèque ont succédé trois siècles de domination espagnole et un demi-siècle d’anarchie dans une indépendance stérile. Tout a changé moralement et politiquement dans le Nouveau-Monde comme en Europe. M. Benito Juarez n’est ni un Montézuma ni un Guatimozin ; le maréchal Forey n’est point un Fernand Cortez, pas plus que le général Almonte, quoique de naissance indienne, n’est un chef tlascaltèque allié avec nous, entrant avec nous à Mexico. Et cependant n’est-ce pas comme une fatalité singulière qui, à travers les révolutions et les transformations, et dans de bien autres conditions sans doute, a ramené une armée européenne dans cette même voie que s’ouvrait, il y a trois siècles, Fernand Cortez, marchant, lui aussi, le premier entre tous, de Vera-Cruz sur Mexico?

Ces lieux, ces défilés, ces déserts, qui sont toujours des déserts, plus encore peut-être qu’au moment de la découverte, sont ceux que les premiers conquérans ont traversés; ces villes où nous campons, où nous passons, portent le même nom qu’elles reçurent des Espagnols ou qu’elles portaient avant leur arrivée; ces Indiens que nous rencontrons sont les descendans de ceux qui venaient au camp des premiers envahisseurs, et leur condition morale et matérielle n’a pas beaucoup changé. Notre armée retrouve donc partout les traces de Fernand Cortez sur ce chemin de la Vera-Cruz à Mexico qu’il franchissait en trois mois, et que nous avons mis un an et demi à parcourir, ayant à compter avec des difficultés d’un autre genre et toutes les considérations politiques d’un temps nouveau, portant avec nous la responsabilité d’une entreprise poursuivie isolément après avoir été commencée par l’action collective de trois puissances de l’Europe. Voilà déjà deux ans en effet, sans qu’on y songe parfois, que nous sommes engagés dans cette affaire du Mexique, où nous ont laissés un jour l’Angleterre et l’Espagne, qui n’est point évidemment sans réagir sur l’ensemble de notre politique soit en Europe, soit au-delà de l’Atlantique, et qui se prolonge avec une énigmatique lenteur à travers l’imprévu, au milieu de méfiances craintives de l’opinion et d’illusions dont l’écho retentit dans les polémiques, dans les brochures, jusque dans les livres qui sont, comme celui de M. Michel Chevalier, le code, le dernier mot de l’intervention au Mexique. Je ne veux dire qu’une chose pour le moment, c’est que les livres où dominent les illusions, la politique à la Fernand Cortez, sont assurément les plus rares, et que la première question qui s’offre à tous les esprits est de savoir comment on peut sortir d’une entreprise qui a déjà dépassé toutes les prévisions, où les embarras sont certains, où les avantages sont au moins lointains et peut-être problématiques.

Un des caractères les plus frappans, en effet, de cette singulière expédition qui touche aux intérêts mexicains comme aux intérêts de la France et de l’Europe elle-même dans leurs rapports avec tout le Nouveau-Monde, c’est cet imprévu et cette incertitude qui éclatent à chaque pas, à mesure qu’on avance, et si on veut savoir la raison la plus sérieuse de l’incontestable impopularité dont jouit la guerre du Mexique, il faut avant tout la chercher dans ce fait, que l’opinion n’a jamais pu saisir distinctement la nature, la portée et les limites d’une entreprise qu’elle voyait se dérouler au loin dans une certaine confusion de direction et d’incidens. Ce qui a manqué à la guerre du Mexique, ce n’est assurément ni l’héroïsme dans le combat quand il a fallu ramener en avant un drapeau peu accoutumé à reculer, ni la mâle vigueur de nos soldats au milieu des plus cruelles épreuves de la maladie ou d’une inaction prolongée, ni même, je le crois, la garantie d’intentions protectrices et désintéressées de la part du gouvernement français; ce qui lui a manqué dès l’origine, c’est la précision et la netteté dans la pensée comme dans l’action, et cette sorte d’obscurité, où toutes les complications ont grandi, n’a cessé de peser sur elle. Qu’est-il arrivé? L’entreprise commencée à trois, réglée par un traité du 31 octobre 1861 entre la France, l’Angleterre et l’Espagne, a fini par l’intervention unique et exclusive de la France. L’œuvre, conçue d’abord comme une puissante démonstration morale d’une efficacité souveraine, est devenue une guerre véritable; ce qui n’était considéré au premier jour que comme une affaire de quelques mois dure déjà depuis deux ans; ce qui de loin semblait facile s’est trouvé par le fait hérissé de difficultés, et chaque jour est venu aggraver une situation qui n’était simple qu’en apparence, en mettant à nu une réalité rebelle, en rendant plus sensibles des conditions morales et matérielles où le succès n’est en quelque sorte qu’une complication de plus sans avoir rien de décisif. Le but le plus immédiat désigné à notre action militaire a été atteint, il est vrai ; notre drapeau ne s’est arrêté que juste le temps nécessaire pour reprendre plus sûrement son irrésistible élan. L’armée régulière mexicaine s’est évanouie devant la vaillante bonne humeur de nos soldats et s’est trouvée un jour prise tout entière dans Puebla, la nouvelle Saragosse, comme l’ont appelée ses défenseurs. Puebla une fois démantelée, la route a été ouverte, et nous sommes à Mexico depuis six mois. Nous avons fait ou laissé faire un gouvernement, presque un empereur ; mais est-ce là un dénoûment, et quel sera ce dénoûment?

Qu’on se souvienne un instant des conditions premières dans lesquelles s’engageait l’affaire du Mexique et des péripéties aussi confuses qu’inattendues d’une intervention née du traité du 31 octobre 1861, qui liait la France, l’Angleterre et l’Espagne dans une action commune. Au premier abord, c’était certes l’acte de défense et de préservation le plus simple et le plus légitime. Il y avait pour les trois puissances, un moment rapprochées, des griefs nombreux, identiques, tristement monotones. Depuis vingt-cinq ans, le Mexique dans ses guerres civiles accumule contre les Européens les exactions, les spoliations, les brutalités sommaires, et ce n’est pas seulement dans leurs intérêts que les étrangers ont eu à souffrir; c’est dans leur vie même, comme dans la sécurité de leur commerce et de leur industrie, qu’ils ont été souvent menacés. L’Espagne avait dans les mains une série de conventions perpétuellement violées ou méconnues ; elle avait vu ses nationaux systématiquement massacrés, son ambassadeur brutalement expulsé. L’Angleterre avait vu sa légation à Mexico assaillie, des dépôts d’argent anglais violés et soustraits, à main armée, sans compter la suspension permanente des engagemens contractés avec elle. La France n’était pas mieux traitée; ses agens consulaires, ses nationaux, n’étaient pas plus respectés ; les conventions qui sauvegardaient ses intérêts vis-à-vis du Mexique n’étaient pas plus fidèlement exécutées. Pour tous, il y avait, si l’on peut parler ainsi, une liquidation nécessaire de griefs où tous les gouvernemens, tous les partis au Mexique avaient leur part de responsabilité.

Quant à la situation telle qu’elle apparaissait au moment où, après une nouvelle guerre civile, M. Juarez et son parti restaient maîtres du Mexique, elle n’avait certainement rien de rassurant. M. Juarez n’était pas responsable de tout sans nul doute : il recevait, en montant au pouvoir, le lourd héritage d’une série de violences accomplies par d’autres, par les conservateurs comme par les radicaux; mais en même temps à ces violences du passé, dont il avait à répondre devant les victimes comme chef de cette triste république, il ajoutait ses propres actes. D’autres avaient violé les conventions avec les étrangers; lui, il les abrogeait ou les suspendait complètement par un acte législatif de 1861. C’était lui qui était directement responsable de l’expulsion de l’ambassadeur d’Espagne, des attentats dirigés contre des agens consulaires français, d’un vol d’argent commis publiquement au préjudice de l’Angleterre. Il arrivait alors ce qui arrive toujours : c’est qu’en présence des violences des radicaux on oubliait les excès des conservateurs, par lesquels on n’avait pas été mieux traité, et c’était le ministre anglais lui-même, sir Charles Wyke, qui écrivait le 27 août 1861 : « L’unique chance d’un changement avantageux que je puisse entrevoir, je l’aperçois dans le parti conservateur, qui peut arriver au pouvoir avant que tout soit perdu et sauver le pays de la ruine qui le menace. Dès le moment où nous ferons connaître notre résolution de ne pas permettre plus longtemps que les sujets anglais soient volés et assassinés impunément, nous serons respectés. Tous les Mexicains sensés approuveront une mesure dont ils reconnaissent eux-mêmes la nécessité, afin de mettre un terme aux excès qui tous les jours et à toutes les heures se commettent à l’abri d’un gouvernement aussi corrompu qu’impuissant à maintenir l’ordre et à faire respecter ses propres lois. » Ainsi les excès de l’anarchie mexicaine provoquaient la nécessité, l’énergie de la répression européenne, et de l’impuissance de tous les gouvernemens à sauvegarder les intérêts étrangers naissait cet autre désir de chercher dans l’établissement d’un régime plus régulier et plus stable au Mexique une garantie de sécurité dans les transactions. C’était, à vrai dire, toute la pensée de l’alliance formée le 31 octobre 1861 entre la France, l’Angleterre et l’Espagne, alliance nécessaire, légitime dans son principe, prévoyante pour les intérêts de l’Europe dans le Nouveau-Monde, protectrice pour le Mexique lui-même.

Malheureusement, dans cette situation qui semble naturelle et simple, une seule chose était claire, la multiplicité, la gravité criante des griefs de l’Europe, et ici, dès les premiers jours, dans l’interprétation même de ce droit d’intervention que les gouvernemens européens tirent de leurs griefs, dans l’action qui s’engage sous l’influence du traité du 31 octobre, commence cette succession de malentendus et de confusions qui ont fait de la guerre du Mexique une des énigmes les plus obscures et les plus embarrassantes de la politique contemporaine. D’étranges et dangereuses illusions se mêlaient évidemment à ce que j’appellerai la pensée motrice de l’expédition. Tandis que la diplomatie restait ostensiblement sur son terrain, n’admettant la légitimité de l’action coercitive que dans la mesure des griefs européens, n’acceptant l’idée de la régénération intérieure du Mexique que comme une éventualité qu’on pouvait encourager, si elle se réalisait spontanément, mais dont on devait décliner la responsabilité, l’imagination à son tour entrait en scène et faisait son œuvre. La transformation de la république mexicaine en monarchie était présentée comme le dernier mot de l’intervention de l’Europe. Tout était merveilleusement disposé, et le choix du prince appelé à monter sur ce trône nouveau était même fixé. On ne doutait pas que le rêve d’un archiduc empereur du Mexique ne devînt en quelques jours une réalité. Il semblait qu’il n’y eût qu’à paraître devant la Vera-Cruz pour que la nation tout entière se soulevât, secouant le joug de M. Juarez et venant demander un roi. Cette prévision, cette confiance exprimée avec plus d’abandon dans l’intimité, perçait jusque dans la réserve des instructions officielles données par les gouvernemens à leurs plénipotentiaires. « Il pourrait arriver, disait le ministre des affaires étrangères de France à l’amiral Jurien de La Gravière, que la présence des forces alliées sur le territoire du Mexique déterminât la partie saine de la population, fatiguée d’anarchie, affamée d’ordre et de repos, à tenter un effort pour constituer dans le pays un gouvernement présentant les garanties de force et de stabilité qui ont manqué à tous ceux qui se sont succédé depuis l’émancipation. Les puissances alliées ont un intérêt commun et trop manifeste à voir le Mexique sortir de l’état de dissolution sociale où il est plongé... Cet intérêt doit les engager à ne pas décourager des tentatives de la nature de celle que je viens de vous indiquer, et vous ne devriez pas leur refuser vos encouragemens et votre appui moral... » Lord John Russell, en accentuant plus nettement l’attitude de l’Angleterre, se faisait lui-même l’écho de tous les bruits du moment, quand il écrivait encore le 17 janvier 1862 à sir Charles Wyke : « On dit que l’archiduc Maximilien sera invité par un nombre considérable de Mexicains à monter sur le trône du Mexique, et que la nation applaudira à ce changement... Si le peuple mexicain, par un mouvement spontané, place sur le trône l’archiduc d’Autriche, il n’y a rien dans la convention qui s’y oppose. D’un autre côté, nous ne devrions participer à aucune intervention destinée à exercer une pression pour arriver à ce but : c’est aux Mexicains à consulter leurs propres intérêts. » L’Espagne, plus récalcitrante, parce qu’elle aurait voulu la couronne pour un de ses princes, et comptant sans le plénipotentiaire qu’elle envoyait, ne voyait pas moins la monarchie au bout de l’expédition.

D’où venait cette idée? Elle n’était point nouvelle sans doute; elle s’est produite plus d’une fois au Mexique comme l’expression de la lassitude d’une anarchie prolongée. Elle pouvait naître au spectacle de l’impuissance des partis, de la décomposition de cette malheureuse république et aux récits des agens étrangers, qui laissaient entrevoir quelquefois que c’était tout au plus l’affaire d’une promenade d’un régiment de zouaves à Mexico. Au fond, elle était surtout répandue et entretenue par quelques Mexicains bannis ou émigrés volontaires, qui voyaient dans l’intervention une occasion unique de poursuivre à l’abri du drapeau européen un projet longtemps médité, et qui flattaient habilement le gouvernement français de la séduisante perspective d’un empire créé sous ses auspices au-delà de l’Atlantique, de la régénération d’un peuple due à son initiative. Ces Mexicains, je le crois, voyaient dans cette combinaison le salut de leur pays. Ce qu’ils ajoutaient, ce qu’ils laissaient espérer et ce qui était dangereux, parce que c’était l’illusion se glissant dans la politique, c’est que l’œuvre était facile, c’est que la simple apparition des forces alliées au Mexique allait déterminer une insurrection soudaine et universelle des élémens conservateurs. On le croyait si bien que lorsque l’un de ces Mexicains, le général Almonte, était expédié dans son pays au commencement de 1862, c’était dans la pensée que tout était à demi accompli déjà. Et cependant, au moment même où l’on disait en France que nos soldats étaient en marche sur Mexico, rien n’était fait; une partie des forces alliées était beaucoup plus près de se replier vers la Vera-Cruz pour se rembarquer que de se tourner vers Mexico, et le général Almonte, arrivant dans cette confusion avec sa monarchie toute faite, n’était qu’un embarras de plus.

La manière même dont l’expédition était combinée et exécutée à l’origine ne portait pas moins la marque de l’incertitude des trois politiques qui venaient de se lier par un traité. Il est malheureusement vrai qu’on partait comptant un peu sur la bonne fortune. On allait chercher ensemble la réparation de griefs aussi nombreux qu’éclatans, et on ne se mettait point d’accord sur la portée précise des réclamations qu’on allait soutenir en commun. On allait demander au Mexique de se régénérer sous la protection de l’Europe, de se donner un gouvernement nouveau offrant des garanties d’avenir pour lui-même, d’équité, de sécurité pour les étrangers, et on affectait de s’interdire toute immixtion dans les affaires mexicaines. On croyait au moins la guerre possible, puisqu’on envoyait des soldats, puisqu’une marche dans l’intérieur était prévue, et on semblait ne point se douter que dans un pays inconnu, presque désert, ces soldats qu’on envoyait avaient besoin de moyens de transport, de vivres assurés, d’objets de campement, d’un matériel de guerre. L’armée espagnole elle-même, on le sait, quoique plus nombreuse et plus à portée de ses ressources de La Havane, n’était nullement organisée pour l’action. Un seul bataillon avait de quoi camper, et ni Espagnols, ni Anglais, ni Français, n’avaient de quoi faire une étape. Je ne par le plus de l’arrivée prématurée des Espagnols avant les autres alliés et de cette façon décousue dont s’engageait l’expédition.

Qu’en pouvait-il résulter? C’est qu’une fois l’expédition partie, les gouvernemens n’étaient plus maîtres de rien; on allait se trouver à chaque pas en face de l’imprévu, de l’inconnu. De la confiance exagérée qu’on avait eue dans une insurrection spontanée du peuple mexicain pour la monarchie, tout au moins contre le gouvernement radical de M. Juarez, on retombait dans cette déception qui attendait les agens européens à leur débarquement, et qui allait devenir une source de dissentimens entre eux. A la Vera-Cruz, ils demandaient où étaient les partisans, les amis de l’intervention, et on leur répondait qu’ils étaient dans l’intérieur du pays. Une fois dans l’intérieur, ils cherchaient encore ces conservateurs qui devaient se lever à leur approche; on leur répondait qu’ils ne pouvaient se montrer, qu’ils étaient sous le coup de la terreur inspirée par Juarez et les siens. — De l’absence de toute intelligence précise entre les gouvernemens sur les objets principaux de l’intervention naissaient les conflits d’interprétation entre ceux qui étaient envoyés au Mexique, Les plénipotentiaires en venaient rapidement à ne plus s’entendre sur rien, ni sur le but de l’expédition ni sur le sens du traité du 31 octobre, pas même sur la manière de présenter leurs réclamations. Ceux qui ne voulaient pas traiter avec M. Juarez avaient raison, puisque ce pouvoir n’offrait point évidemment les garanties d’avenir et de sécurité qu’on allait demander au Mexique; ceux qui refusaient de voir dans l’intervention le renversement nécessaire et préalable de M. Juarez n’avaient point tort, puisqu’on déclarait qu’on ne voulait point s’immiscer dans les affaires intérieures du Mexique. Il en résultait qu’on traitait et qu’on ne traitait pas, qu’on gagnait du temps, et que l’alliance se dissolvait lentement avant de se rompre avec éclat à Orizaba, devant l’ennemi.

Chose plus grave, de l’insuffisance des moyens mis au service de l’expédition naissait une nécessité d’inaction là où on avait prévu presque un coup de main, et c’est ce qui expliquait cette convention de la Soledad, qui était, si l’on veut, un arrêt dans l’intervention, un expédient, et qui n’était pas moins une fatalité de la situation. Du décousu des opérations premières, de l’arrivée prématurée des Espagnols, naissait pour la France la nécessité d’augmenter son contingent pour rétablir l’équilibre dans l’action. De l’ensemble de toutes ces causes enfin naissait cette situation extrême, où une alliance qui n’avait rien fait encore volait en éclats dans une dernière conférence des plénipotentiaires à Orizaba, où la convention provisoire de la Soledad disparaissait dans un désaveu de notre gouvernement, et où le général de Lorencez, envoyé pour succéder à l’amiral Jurien de La Gravière, restait seul, au nom de la France, chargé de reprendre une expédition commencée à trois. Les Anglais avaient toujours déclaré qu’ils ne s’avanceraient pas dans l’intérieur au-delà des points où on était allé camper sans coup férir, par suite de la convention de la Soledad. Les Espagnols étaient arrivés bruyamment les premiers à la Vera-Cruz, et se rembarquaient maintenant assez piteusement, par un coup de tête du général Prim, que le gouvernement de Madrid n’a jamais osé désavouer. La France restait donc seule. Jusque-là c’était l’intervention européenne, et elle ne s’était attestée que par l’impuissance dans la division des conseils; c’était dès ce moment l’intervention française qui commençait, avec les alliés de moins et le général Almonte de plus dans notre camp. On était à la fin d’avril 1862.

Une dernière illusion restait, c’est que l’armée mexicaine, si elle existait, s’évanouirait au premier choc, c’est qu’il n’y avait qu’à s’élancer pour rencontrer enfin partout cette insurrection nationale si souvent annoncée, pour marcher jusqu’à Mexico au milieu des acclamations d’un peuple délivré, et c’était la mission que le général de Lorencez avait désormais à remplir. Il pouvait du moins tenter l’aventure qui de loin semblait si facile. La convention de la Soledad n’existait plus; le corps expéditionnaire français venait de s’accroître, il était porté à six ou sept mille hommes. Trois mois avaient été employés avec prévoyance par l’amiral Jurien de La Gravière à préparer une marche en avant en rassemblant tout ce qu’il avait pu trouver de moyens de transport. La marche commençait en effet aussitôt. Elle fut d’abord brillante. Nos soldats, ramenés un moment en arrière pour faire honneur aux engagemens de la Soledad, reprenaient leur élan sur une provocation du général mexicain Zaragoza, dépassaient Orizaba et abordaient avec une vaillante résolution les hauts défilés des Cumbres, qu’ils emportaient comme en se jouant; tout cédait devant leur audace. Les détache-mens mexicains qu’ils avaient devant eux se repliaient rapidement, et le 4 mai on était devant la ville de Puebla, où s’était concentrée l’armée mexicaine, paraissant disposée à se défendre à l’abri de fortifications dont on ne connaissait pas la puissance. Placée à vingt-huit lieues de Mexico, servant en quelque sorte de tête aux deux routes qui viennent de la Vera-Cruz, l’une par Jalapa, l’autre par Orizaba, et qui se rejoignent en avant de la ville, Puebla a été tour à tour prise et reprise par tous les partis. C’est probablement la ville du monde qui a été le plus souvent assiégée : elle en est, dit-on, au cent cinquantième siège. En se présentant devant Puebla, le général de Lorencez était encore évidemment dans cette illusion confiante dont je parlais : il pensait qu’il n’y avait qu’à tenter quelque démonstration vigoureuse pour emporter cette première citadelle de la défense mexicaine et pour provoquer un mouvement de la population tout entière.

Ici commençait le réveil. Le 5 mai au matin, des colonnes composées de zouaves et de chasseurs étaient lancées à l’assaut des hauteurs et du fort de Guadalupe, qui commandent la ville. Au lieu d’avoir à enlever une position de peu d’importance, comme on l’avait dit au général de Lorencez, nos soldats allaient se heurter contre un couvent massif transformé en forteresse, défendu par une garnison de deux mille hommes, protégé par une artillerie énergiquement servie, par tout un système de feux combinés. Quelques-uns des plus intrépides assaillans arrivèrent, sous un feu terrible, jusque dans les fossés du fort, se hissèrent jusque sur les murs, et y périrent; le reste échouait au pied de ce formidable rempart. Un orage torrentiel, obscurcissant l’air, vint interrompre cette lutte, qui était désormais sans issue, puisqu’on n’avait point une artillerie suffisante pour attaquer le fort de Guadalupe, et que l’héroïsme lui-même était impuissant contre cette masse hérissée de feux. Le général de Lorencez venait de faire une expérience pénible pour son âme militaire, pénible aussi pour ce drapeau qui allait chercher au fond du Mexique une disgrâce inattendue. Il avait appris deux choses : c’est que décidément il y avait une armée mexicaine, que la guerre avait partout ses nécessités, et qu’on avait été trompé, que cette insurrection nationale qu’on montrait sans cesse à l’horizon n’était qu’un mirage. Il laissait déborder l’amertume de son cœur de soldat lorsque, quelques jours plus tard, rentré à Orizaba, il disait à sa petite armée : « Soldats, votre marche sur Mexico a été arrêtée par des obstacles matériels auxquels vous deviez être loin de vous attendre d’après les renseignemens qui vous avaient été donnés. On vous avait cent fois répété que la ville de Puebla vous appelait de tous ses vœux, et que la population se presserait sur vos pas pour vous couvrir de fleurs. C’est avec la confiance inspirée par ces assurances trompeuses que nous nous sommes présentés devant Puebla. Cette ville était hérissée de barricades et dominée par une forteresse où les moyens de défense avaient été accumulés. Notre artillerie de campagne étant insuffisante pour faire brèche aux murailles, un matériel de siège était devenu nécessaire. Nous n’avions point ce matériel; mais, confians dans votre intrépidité, vous vous êtes sans hésitation précipités sur des fortifications défendues par de l’artillerie et par un triple étage de mousqueterie. Vous avez fait ce que les soldats français seuls savent faire,... et l’ennemi a si bien appris à vous connaître ce jour-là, que pendant votre retraite de Puebla à Orizaba, quoique vous fussiez embarrassés par un convoi de plus de deux cents voitures, il n’a pas osé vous attaquer, ni même vous inquiéter. » C’est là, j’ose le dire, le résumé naïf, empreint d’une virile tristesse, de cette partie de la campagne du Mexique.

Au fond, cette attaque infructueuse du 5 mai, qui, en intéressant l’honneur militaire de la France, allait donner à l’expédition du Mexique un nouveau caractère, cette attaque infructueuse, dis-je, était peut-être encore un bonheur : elle éclairait toute une situation. Que serait-il arrivé, si, trompée par un succès facile, attirée dans l’intérieur, notre petite armée eût rencontré plus loin quelque épreuve semblable à celle du 5 mai devant Puebla et s’était trouvée ayant l’ennemi en face et ses communications avec la mer interceptées par des tourbillons de guérillas? Six mille hommes de cette trempe, vigoureusement commandés, se fraient sans doute toujours un passage au Mexique. Ils auraient livré des combats heureux sans cesse renouvelés, et ils pouvaient revenir à la fin harcelés, épuisés et décimés sans que leur cœur eût jamais connu la faiblesse. En rentrant à Orizaba par une inspiration de prudence qui devait lui coûter après un revers, le général de Lorencez évitait de tout perdre; il restait dans une contrée salubre, il maintenait ses communications avec la Vera-Cruz, il gardait sa petite armée intacte en attendant que la France vînt à son secours, et il parvenait même dans sa retraite à rallier un des principaux chefs réactionnaires mexicains errant dans le pays, le général Leonardo Marquez, qui lui apportait le contingent délabré de ses bandes presque nues, sans chaussures et sans équipement.

C’était là le côté le moins défavorable de l’échec du 5 mai, qui trouvait ainsi en lui-même son correctif et sa compensation ; mais en même temps ce revers inattendu avait plusieurs conséquences également fâcheuses : il laissait pendant quatre ou cinq mois une poignée d’hommes aux prises avec toutes les difficultés d’une vie en pays ennemi, loin de tout secours ; il rendait plus sensible la solidarité de l’intervention française et d’un parti dont nous portions la fortune dans notre camp, qui était notre allié sans être absolument une force pour nous, qui nous créait au contraire plus d’embarras qu’il ne nous offrait d’avantages et de moyens de succès ; il grandissait enfin le pouvoir moral de M. Juarez et de son gouvernement en leur donnant le prestige momentané d’une victoire imprévue, en exaltant l’instinct de résistance et en refroidissant où en réduisant au silence ceux qui n’attendaient qu’un succès de l’intervention française pour se tourner vers elle. On était alors à la fin de mai, et il y avait au moins quatre ou cinq mois à passer au Mexique dans ces conditions, qui pouvaient en certains momens devenir difficiles, si ce n’est périlleuses.

Certes la difficulté n’était point précisément de se maintenir à Orizaba à l’abri de toute insulte. Si la petite armée qui venait de s’arrêter devant Puebla était insuffisante pour pousser sa marche offensive jusqu’à Mexico, elle avait tout ce qu’il fallait de vigueur et de résolution pour opposer à toute agression une fière défense. Rien ne le prouvait mieux que ce qui arrivait peu après. Le général Zaragoza, le vainqueur de Puebla, tout fier de son succès, ne songeait à rien moins qu’à cerner et à prendre le corps expéditionnaire français; il eut même la fatuité singulière de sommer avant l’action le général de Lorencez de se rendre. Ses dispositions n’étaient point mal prises. Tandis qu’il devait attaquer Orizaba d’un côté le 14 juin, le général Gonzalez Ortega devait s’emparer du Cerro del Borrego, qui domine la ville et que les chefs de l’armée française avaient négligé d’occuper. Dès la veille de l’attaque, le général Ortega était en effet maître des positions qui lui avaient été désignées. Malheureusement pour lui, le déloger de là fut l’affaire d’une compagnie française qui, sous la direction d’un intrépide officier, le capitaine Détrie, gravissait pendant la nuit cette montagne escarpée, trouvait l’armée mexicaine endormie, la dispersait, et restait à son tour maîtresse de ces formidables hauteurs après un combat acharné livré dans l’obscurité, au milieu des cris que poussait le général Ortega pour rallier ses soldats. Zaragoza n’eut point envie de pousser plus loin son siège d’Orizaba, et l’armée mexicaine disparut, dégoûtée de toute tentative nouvelle.

Le danger le plus redoutable n’était donc point dans une attaque contre laquelle on était toujours en garde; la difficulté la plus sérieuse était de vivre matériellement. Lorsque le petit corps expéditionnaire conduit par l’amiral Jurien de La Gravière arrivait pour la première fois à Orizaba et à Tehuacan à la faveur de la convention de la Soledad, on était en paix, on pouvait s’approvisionner dans le pays. Depuis que la guerre était ouverte, le premier soin de l’armée mexicaine était de faire le vide autour du camp français, de ne laisser rien arriver, de chasser même les bestiaux à de grandes distances. Il fallait tout tirer de la Vera-Cruz, et là était justement la difficulté. Ces trente-trois lieues qui séparent Orizaba de la mer, on ne pouvait les parcourir qu’au prix d’efforts immenses. Il fallait rassembler péniblement des moyens de transport, faire escorter les convois, se battre souvent contre les guérillas qui tentaient d’intercepter la marche, se mesurer avec tous les obstacles naturels, aggravés par la saison des pluies. De la Tejeria, près de la Vera-Cruz, à la Soledad, il n’y a que six lieues; on mettait six jours à les parcourir, traînant les voitures à travers les terrains marécageux. On ne pouvait avancer qu’à l’aide du travail incessant des sapeurs du génie, et quelquefois on marchait pendant dix-huit heures de suite sans pouvoir trouver un emplacement sec où le soldat pût se reposer. Le résultat le plus heureux était de faire arriver un convoi en un mois, et il y eut des momens où les vivres étaient sur le point de manquer, où on était réduit à diminuer les rations pour les hommes et pour les chevaux. La population affamée commençait à émigrer. Ainsi vivre au jour le jour, sans ravitaillemens assurés, ne maintenir qu’à grand’peine les communications avec la Vera-Cruz par l’occupation forcée de toute une ligne de postes, et en affaiblissant la défense d’Orizaba par cette dissémination nécessaire de petites garnisons, attendre dans une inaction ingrate et irritante, voilà donc à quoi se passaient plus de quatre mois. La situation pouvait être plus violente et plus périlleuse, elle ne pouvait être plus oppressive pour une poignée d’hommes jetés à deux mille lieues de la France et réduits à tout attendre d’eux-mêmes.

Et cependant, qu’on le remarque bien, il y avait parmi nous des Mexicains; il y avait, disait-on, une masse de population sensée et fatiguée d’anarchie qui nous attendait; il y avait dans notre camp un chef suprême de la nation qui s’était institué lui-même à l’abri de notre drapeau, un simulacre de gouvernement qui se remuait à notre ombre, qui rendait des décrets, émettait du papier-monnaie, se donnait le passe-temps de rédiger des dépêches ou de destituer des généraux, et célébrait même avec la ponctualité sérieuse de la routine les fêtes du calendrier mexicain. A quoi nous servait cette alliance, rendue plus sensible par l’arrivée du général Almonte et par ses prétentions de chef suprême? A rien; elle nous compromettait, elle nous isolait, elle rétrécissait la politique de la France, elle donnait à notre intervention la couleur d’une compétition de parti. De cette présence du général Almonte, notre armée ne retirait pas même le faible avantage de quelques facilités de plus, d’une intelligence plus intime avec le pays. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est la correspondance du général de Lorencez résumée dans un rapport officiel. Tous les efforts pour se procurer des mulets de bât pour les transports échouèrent contre les mauvaises dispositions des habitans. Quand un de nos détachemens entrait à Cordova, la population presque tout entière manifestait son hostilité en fuyant à notre approche. Sur la ligne de nos communications, il n’y avait aucun secours à attendre, et jusqu’aux portes de la Vera-Cruz, à la Tejeria, nos postes étaient exposés à être assaillis par des bandes descendues des hauteurs de Jalapa. La terre chaude était infestée d’ennemis.

A Orizaba même, la malveillance se donnait carrière par toute sorte de bruits inquiétans qui ne pouvaient ébranler l’armée, mais qui la tenaient sans cesse en alerte. Le contingent mexicain aurait pu du moins prêter quelque secours, et Marquez se remuait de son mieux pour s’organiser, pour se donner une apparence d’armée. Cependant c’était là encore une charge. Ce contingent mexicain, il fallait l’équiper, le vêtir, l’armer, le nourrir, lui avancer même de l’argent, et, cela fait, on ne pouvait en attendre qu’un médiocre service. Un jour le général Marquez partait avec deux mille cavaliers pour aller protéger un convoi : il n’attendit même pas à la Tejeria le chargement des voitures; il repartit aussitôt, laissant le convoi. Il expliquait son retour précipité par le bruit d’une attaque qui menaçait Orizaba, et la vraie raison était qu’il n’aurait pu retenir ses hommes un jour de plus dans une région où sévissait la fièvre jaune. Peu après il se déclarait hors d’état d’escorter un autre convoi préparé à la Vera-Cruz. Quant aux autres chefs de bandes réactionnaires disséminées dans le reste du pays, ils tenaient la campagne pour eux-mêmes, contre M. Juarez, bien plus qu’ils ne concouraient à nos opérations. C’est à quoi nous servait jusque-là le général Almonte. Comme homme menacé de proscription et de mort en arrivant au Mexique, il devait trouver assurément la protection de notre drapeau; comme chef de gouvernement, il n’était plus qu’un embarras dans la situation difficile où nous étions.

La conséquence la plus grave peut-être de l’événement du 5 mai, c’était l’avantage moral évident que cet échec, donnait soudainement à M. Juarez et à son gouvernement aux yeux du pays. Ils n’en valaient pas mieux à coup sur, mais ils avaient pour eux le prestige d’une victoire remportée sur une intervention qu’ils représentaient comme une invasion, et le parti dominant à Mexico se hâtait d’exagérer, d’exploiter un succès de hasard. Le président lui-même se rendait à Puebla pour distribuer des médailles aux héroïques défenseurs de la nouvelle Saragosse, et lorsque peu après, au mois de septembre, le général Zaragoza mourait subitement, on transportait le vainqueur de Puebla à Mexico, on lui décernait les plus grands honneurs; on avait même l’indignité de mettre à ses pieds un drapeau français : l’armée mexicaine avait vaincu les soldats de Solferino ! Sans avoir la portée qu’on lui donnait, l’incident de Puebla était évidemment une sérieuse complication morale qui avait pour premier effet une certaine surexcitation d’orgueil national colorée de toutes les hyperboles de l’imagination mexicaine. Jusque-là il était bien clair que l’Indien rusé et opiniâtre qui était à la tête de la république mexicaine, que M. Juarez avait tous les avantages sur l’intervention. Il avait habilement démêlé dès l’origine les faiblesses de l’alliance, et il avait aidé de son mieux aux dissentimens par l’intermédiaire de son ministre des affaires étrangères, M. Manuel Doblado, le principal auteur de la convention de la Soledad, le négociateur retors envoyé au général Prim, le libéral préféré de sir Charles Wyke. Par suite de l’échec de Puebla, M. Juarez devenait le représentant populaire de l’indépendance menacée ; il était la personnification vivante de la résistance.

Cette indépendance mexicaine au reste, cette indépendance qui n’était nullement menacée, M. Juarez et les siens la défendaient d’une étrange façon, en multipliant les contributions de guerre, en pressurant périodiquement les capitalistes à Mexico, en rendant des décrets qui déclaraient toutes les propriétés particulières des Mexicains propriétés nationales, en pesant sur la population tout entière par des menaces de proscription et de mort, en redoublant, à l’égard des étrangers, d’exactions, de spoliations et de violences. M. Juarez, en participant à la plupart de ces violences, en éludait quelques-unes, il faut lui rendre cette justice. Un jour, à Mexico, une tourbe de bas peuple, assaillant en tumulte le palais du gouvernement, demandait au président de désarmer les étrangers pour armer les nationaux, d’expulser les Français, les amis des Français, les afrancesados, les ennemis ou les traîtres, et on ajoutait que si le gouvernement ne se hâtait pas de prendre ces mesures, le peuple lui-même ferait justice... M. Juarez éludait prudemment, apaisait ces énergumènes, invoquait la nécessité d’une délibération plus mûre; au fond, il refusait pour le moment de recourir à ces extrémités de représailles. La politique de Mexico n’était pas moins, dans la plupart de ses actes, un système désordonné de violences et de persécutions de toute sorte, et elle profitait surtout du temps qui lui était laissé pour préparer une résistance vigoureuse, en multipliant les difficultés autour de nous par des dévastations régulières qui allaient jusqu’à couper les récoltes, de telle façon que dans cet intervalle, dans cette trêve agitée de quelques mois, la défense s’organisait et s’accroissait dans la proportion même de l’attaque qu’il était facile de prévoir après un premier échec de nos troupes devant Puebla. Il y avait sans doute de la jactance dans toutes les déclamations des radicaux mexicains; il y avait aussi une passion assez sérieuse exaltée par le souvenir du 5 mai, et qui se croyait assez forte pour attendre l’orage.

C’est dans ces conditions qu’arrivait devant la Vera-Cruz, vers la fin de septembre et au mois d’octobre, une armée nouvelle ayant à sa tête le général Forey, envoyé par la France aussitôt que le mouvement de retraite de nos soldats et l’impossibilité d’aller plus loin avaient été connus. Je ferai remarquer que c’était le troisième contingent envoyé par la France, que cette expédition avait déjà dévoré deux chefs, l’amiral Jurien de La Gravière, qui, après avoir dirigé les premiers pas de l’intervention, après s’être vu désavoué pour n’avoir pas fait ce qu’il ne pouvait pas faire, venait en ce moment même reprendre avec autant d’abnégation que de dignité le simple commandement de l’escadre dans le golfe du Mexique, et le général de Lorencez, qui, après avoir voulu marcher et ne l’avoir pas pu, venait de passer quatre mois au milieu des épreuves d’une pénible immobilité. L’un et l’autre n’étaient coupables que de s’être trouvés jetés dans des circonstances que la politique n’avait pas suffisamment mesurées. Le troisième chef arrivait avec des forces qui devaient être d’abord de vingt-quatre mille soldats et qui se sont élevées bientôt jusqu’à trente-cinq mille hommes. La mission du général Forey était tout à la fois politique et militaire; elle semblait avoir pour objet de rectifier jusqu’à un certain point quelques-unes des erreurs de direction d’une entreprise obscurcie de fatalités imprévues, de nous dégager notamment de toute solidarité avec un parti, avec cette ombre de gouvernement dont le général Almonte s’était fait le chef, et que nous paraissions traîner dans notre matériel. Les instructions données le 3 juillet au général Forey révélaient cette pensée de relever le caractère de l’intervention et d’ouvrir aux Mexicains une voie d’équité impartiale et protectrice. « Voici la ligne de conduite que vous avez à suivre, disaient les instructions impériales : 1° faire à votre arrivée une proclamation dont les idées principales vous seront indiquées; 2° accueillir avec la plus grande bienveillance tous les Mexicains qui s’offriront à vous ; 3° n’épouser la querelle d’aucun parti, déclarer que tout est provisoire tant que la nation mexicaine ne se sera pas prononcée ; montrer une grande déférence pour la religion, mais rassurer en même temps les détenteurs de biens nationaux... Le but à atteindre n’est pas d’imposer aux Mexicains une forme de gouvernement qui leur serait antipathique, mais de les aider dans leurs efforts pour établir, selon leur volonté, un gouvernement qui ait des chances de stabilité et puisse assurer à la France le redressement des griefs dont elle a à se plaindre. » C’est pour se conformer à ce programme que, dès son arrivée, le général Forey faisait tout simplement disparaître le gouvernement d’Almonte et ne le reconnaissait plus, ajoutant dans ses conversations que nul n’avait reçu le mandat de se constituer en chef suprême de la nation, et que le camp français était ouvert à tous les Mexicains, auxquels il donnait rendez-vous à Mexico pour débattre les destinées du pays. La question politique se trouvait ainsi écartée ou ajournée; il ne restait pour le moment que la question militaire, et c’était bien assez.

Comme chef militaire, le général Forey ne pouvait avoir qu’un but, aller planter à Mexico même le drapeau qu’une résistance imprévue avait fait reculer un instant; mais pour arriver à Mexico il fallait d’abord s’emparer de Puebla, et avant même de se présenter de nouveau devant Puebla il fallait se porter à Orizaba, s’organiser, faire passer vingt-cinq mille hommes par des chemins que six mille hommes avaient eu de la peine à parcourir, et qui étaient infestés de partisans, soustraire les bataillons qui se succédaient à la Vera-Cruz aux meurtrières influences de la fièvre jaune, qui décimait l’escadre et sévissait sur tout ce littoral de la terre chaude. Les premiers détachemens qui avaient précédé le général Forey avaient été expédiés aussitôt sur Orizaba; ils atteignirent la Soledad, et là ils trouvèrent le pont du Rio-Jemmapa brûlé par les guérilleros. Sur une rive était une colonne venant de la Vera-Cruz; sur la rive opposée était une autre colonne venant d’Orizaba pour chercher des vivres. Il fallut trois jours pour rétablir les communications. Il ne suffisait pas d’amener l’armée tout entière à Orizaba, il fallait faire arriver tous les moyens de guerre, un matériel considérable, une artillerie embarrassante; il fallait approvisionner le corps expéditionnaire de munitions, de vivres, maintenir des communications toujours attaquées, accumuler des moyens de transport sans lesquels on ne pouvait rien. Dès son débarquement à la Vera-Cruz, le général Forey était en quelque sorte saisi par cette question des transports, la première de toutes pour une armée au Mexique, où la condition est de pouvoir marcher. Un matériel de transport fut acheté aux États-Unis et expédié. Une partie put arriver, l’autre partie fut arrêtée par le gouvernement américain. Quand on avait des voitures, c’étaient les attelages qui manquaient. La difficulté était de trouver des mules dans le pays même au prix des plus grands efforts. C’était là, en réalité, l’objet d’une première occupation du port de Tampico à cette époque, occupation qui aurait eu bientôt de l’importance, si on avait pu la maintenir, pour surveiller cette partie du Mexique jusqu’à la province de San-Luis de Potosi, mais qui, dans la pensée du général Forey, n’était destinée qu’à protéger un achat considérable de mules. Un officier mexicain, le général Lopez, s’était chargé de cette mission d’un achat de mules; il ne songea qu’à ses propres affaires, et on quitta Tampico après avoir perdu du temps et avoir compromis les habitans qui s’étaient ralliés à nous. Un travail immense, insaisissable et ingrat était donc nécessaire pour préparer cette marche en avant de toute une armée, et si l’on songe aux lenteurs inévitables de ces opérations multiples, on comprendra comment le général Forey, arrivé à la Vera-Cruz le 25 septembre, à Orizaba le 24 octobre, n’était prêt cependant à entrer en action que quatre mois plus tard, comment ce résultat, si lent qu’il fût, eût été même impossible sans les prodigieux efforts de la marine, toujours occupée a seconder les chefs de l’armée au milieu des obscures épreuves de la fièvre jaune, qui s’était abattue sur l’escadre et emportait les officiers, les aumôniers, les médecins militaires, des équipages presque entiers.

Pendant ce temps, M. Juarez ne restait point certainement inactif. Le gouvernement de Mexico, sentant le péril venir, se disposait à une défense sérieuse, plus sérieuse peut-être qu’on ne le pensait. Il avait organisé trois armées : l’une de réserve, commandée par M. Manuel Doblado, qui, après avoir quitté le ministère des affaires étrangères, était rentré dans son état de Guanajuato, dont il était gouverneur; l’autre, l’armée du centre, placée sous les ordres de M. Ignacio Comonfort, un rival de M. Juarez autrefois, un ancien président, qui s’était rapproché du gouvernement, et recevait la mission de couvrir Mexico en opérant sur la ligne de Puebla. Ces deux armées ne constituaient pas une force bien redoutable. La troisième, la plus nombreuse et la mieux façonnée à la guerre, était celle que notre corps expéditionnaire avait devant lui, qui, depuis la mort du général Zaragoza, avait pour chef le général Gonzalez Ortega, et qui au moment voulu devait défendre Puebla. La ville même de Puebla se trouvait dans un sérieux état de défense. On avait mis le temps à profit depuis huit mois pour augmenter les fortifications, pour développer les travaux. Il y avait deux forts principaux, ceux de Guadalupe et de Loreto, et sept forts secondaires. Guadalupe était armé de plus de quarante canons, et cent pièces de gros calibre étaient réparties entre les autres forts de façon à croiser leurs feux. En outre des quartiers entiers, les maisons, les édifices, avaient été barricadés avec un art singulier. Des approvisionnemens immenses avaient été accumulés dans la ville, comme en vue d’un long siège. Tous les couvens avaient été convertis en magasins et en arsenaux. Le général Ortega, qui devait défendre Puebla, n’était point un soldat, quoiqu’il se fût fait une certaine réputation, il y a quelques années, en battant le dernier président conservateur du Mexique, Miramon. C’était, comme la plupart des généraux de M. Juarez, un militaire improvisé dans la guerre civile; mais il avait la bonne volonté de combattre, et il avait avec lui les généraux Negrete, Mendoza, Ghilardi, Lamadrid, Paz, un officier du génie, le colonel Colombrès, qui avait dirigé les travaux de défense de Puebla. On était ainsi en présence, s’observant encore, lorsqu’à la fin de février 1863 nos corps s’ébranlaient, les uns venant par la route de Jalapa et de Perote, les autres partant directement d’Orizaba, franchissant de nouveau les défilés des Cumbres, et tous se réunissant sur le plateau pour marcher ensemble sur Puebla, où Gonzalez Ortega venait de se réfugier. En ce moment extrême, M. Juarez lui-même partait de Mexico pour passer une revue de l’armée mexicaine, qui était de plus de vingt mille hommes. Tout se préparait donc : de jour en jour on se rapprochait. Le 16 mars, l’armée française tout entière, avec ses convois et son matériel, se concentrait au village d’Amozoc, et le 18 chaque corps avait pris son poste pour l’action. Le siège était commencé, un siège véritable, régulier, se développant pas à pas à travers les dramatiques péripéties de la guerre.

Je ne sais si quelque illusion obstinée avait pu survivre encore. A la puissance des combinaisons défensives qui enlaçaient Puebla, à la vigueur des premiers engagemens, on ne tardait pas du moins à reconnaître que c’était là une opération des plus sérieuses, et durant ce siège de deux mois entiers peut-être y eut-il des momens d’anxiété, d’incertitude cruelle, où le général Forey était tout près de croire que les moyens dont il disposait étaient encore insuffisans, que la France avait à envoyer un nouveau contingent. Une inquiétude singulière régnait à la Vera-Cruz, où l’on ne savait rien, parce que le général Forey, depuis qu’il était engagé, avait coupé toute communication. Ce fut la source de tous ces bruits qui se répandaient un instant en Europe, représentant l’armée française comme ayant échoué encore une fois et prête à lever le siège. Ce qui était vrai, c’est qu’on ne marchait que pas à pas, rencontrant une résistance opiniâtre, n’emportant chaque ouvrage qu’au prix des plus énergiques efforts, échouant quelquefois. Chaque pâté de maisons nécessitait un siège particulier, et on se voyait menacé d’avoir à enlever ainsi la ville morceau par morceau. « Il faut voir soi-même, écrivait le général Forey, les défenses incroyables accumulées par l’ennemi dans les quadres pour s’en faire une idée et apprécier tout ce qu’il faut que nos soldats déploient d’audace, d’énergie, de patience, pour s’emparer de ces forteresses, bien autrement difficiles à enlever qu’un fort régulier. On ne peut comparer à rien de ce qu’on voit en France la disposition de Puebla, disposition de toutes les villes du Mexique, qui comptent presque autant d’églises que de maisons, et où toutes les maisons en terrasse se dominent les unes les autres. Dans le quadre 29, il y avait une usine dans la cour de laquelle les Mexicains avaient fait une espèce de redan dont les deux faces s’appuyaient sur deux côtés de la cour à des maisons crénelées. Ce redan était précédé d’un énorme fossé de 4 à 5 mètres de largeur et autant de profondeur. Le parapet avait plus de 4 mètres d’épaisseur, et le talus inférieur était formé d’énormes madriers en bois de chêne. Derrière ce redan, toutes les constructions étaient crénelées, et les issues préparées et couvertes de tambours. D’un quadre à l’autre, la communication était établie par une galerie souterraine. Nos soldats n’auraient jamais pu enlever cet ouvrage, si la brèche pratiquée dans le quadre, sur l’indication d’un habitant, n’avait donné accès dans les écuries de l’usine, espèces de caves voûtées parallèles à la face du redan, qui a pu être tourné par ces écuries... »

Un jour, le 25 avril, on se disposait à attaquer un de ces quadres, celui de l’église et du couvent de Santa-Inès. Malheureusement les zouaves formant la tête de colonne, emportés par leur fougue et bravant un feu meurtrier, se laissaient entraîner au-delà d’un obstacle formidable sans regarder derrière eux; ils s’aperçurent trop tard qu’ils n’étaient pas suivis, et là, ne pouvant ni avancer ni reculer, après avoir combattu jusqu’au bout comme des lions, selon le mot du général Ortega lui-même, ils restèrent prisonniers, intimidant encore leurs adversaires de leur fière attitude. On avait échoué, c’était à recommencer, et le temps s’écoulait. Les lenteurs mêmes du siège étaient considérées comme un triomphe, et les coups d’éclat de la résistance retentissaient à Mexico. Le 29 avril, sous le coup même de l’affaire de Santa-Inès, M. Juarez, en ouvrant la session du congrès, disait dans un discours enflammé : « Le monde entier acclamera notre honneur, parce qu’en vérité ce n’est pas un petit peuple celui qui, divisé et travaillé par de longues et désastreuses guerres civiles, trouve en lui-même assez de virilité pour combattre dignement contre le monarque le plus puissant de la terre... » Et le président du congrès répondait à son tour : « Non, non, il n’est pas petit, il n’est pas misérable, il ne mérite pas la servitude, le peuple qui, pliant sous le poids de calamités inouïes, montre tant d’énergie quand on le croyait déchu, multiplie sa force jusqu’au prodige, et soutient sans secours étrangers toutes les complications d’une situation si hautement compromise. » En définitive, la place se défendait vigoureusement, c’est là ce qu’il y avait de clair; le reste était de l’exaltation de langage, et quant à la durée de la résistance, la garnison elle-même était peut-être la première à ne point se laisser aller aux illusions qu’on paraissait se faire encore à Mexico. Tout consistait pour elle à savoir si elle pourrait être secourue, et si, par des sorties combinées avec des attaques du dehors sur nos lignes, elle pourrait rompre le cercle de fer et de feu qui de jour en jour étreignait de plus près la ville. C’était Comonfort qui, manœuvrant entre Mexico et Puebla, était chargé de tenter cette opération de secours dont l’éventualité n’avait point échappé au coup d’œil des chefs de l’armée française, et lorsque le 13 mai Comonfort, vigoureusement attaqué sur les hauteurs de San-Lorenzo par le général Bazaine, se voyait jeté en quelques heures de combat dans une déroute complète où disparaissait presque entièrement sa petite armée, il ne restait aucun espoir pour les défenseurs de Puebla.

La défaite de l’armée de secours, l’impossibilité désormais démontrée de communiquer avec l’extérieur ou de se frayer un passage à travers nos lignes trop bien gardées, paralysaient subitement la résistance, et dès le 14 mai le général Ortega essayait de négocier un armistice d’abord, une capitulation ensuite, pour tâcher au moins de se retirer avec son armée: Le général Forey n’acceptait rien qu’une reddition sans conditions, menaçant la garnison de la passer au fil de l’épée, si elle attendait l’assaut général, si elle ne se constituait pas simplement prisonnière après être sortie avec les honneurs de la guerre. De plus en plus cerné, Ortega crut avoir assez fait. Il fit briser les armes, enclouer les canons, détruire les drapeaux, et se mit à la discrétion du général Forey. Il restait entre les mains de l’armée française 26 généraux, 225 officiers supérieurs, 800 officiers subalternes et à peu près 12,000 soldats prisonniers. Le général Forey aurait pu peut-être avoir plus tôt raison de la ville par des opérations autrement conduites, mais il ne serait pas arrivé à prendre l’armée mexicaine. La garnison de Puebla, de son côté, aurait pu sans doute se défendre encore, et l’énergie de la résistance ne laissait pas entrevoir un dénoûment si prompt, si éclatant, si complet; mais le feu du premier moment tombait de jour en jour. La défaite de Comonfort avait provoqué une véritable panique. L’abattement gagnait les malheureux Indiens transformés en armée pour soutenir une cause qu’ils ne comprenaient guère. On risquait de se trouver au premier moment sans combattans. Or, par la chute de Puebla, c’était évidemment le boulevard de la défense mexicaine qui tombait. C’est à Puebla que le gouvernement de M. Juarez avait accumulé tous ses moyens de résistance, et c’est là qu’il mettait tout son espoir. Les travaux de fortifications accomplis à la hâte et avec plus de bruit que d’efficacité à Mexico n’étaient qu’un simulacre, une sorte de représentation patriotique qu’on se donnait en forçant tout le monde à y prendre part. C’étaient des espèces d’ateliers nationaux où l’on convoquait avec fracas toute la population pour avoir le droit d’imposer des amendes à ceux qui refuseraient de répondre à l’appel. La chute de Puebla laissait si bien le gouvernement désarmé, qu’à la première nouvelle de la reddition de la ville assiégée, dès le 27 mai, M. Juarez rendait un décret transportant à San-Luis de Potosi les pouvoirs de la fédération mexicaine. Il partait lui-même assez tristement avec un petit corps de troupes, les ministres, les membres du congrès, les principaux fonctionnaires, tandis que d’un autre côté le général Forey recevait le 2 juin à Puebla une députation composée des consuls des États-Unis, de Prusse, d’Espagne, et envoyée par la municipalité de Mexico pour remettre la ville entre les mains du chef de l’armée française, et hâter l’arrivée de nos soldats dans la capitale du Mexique. La chute de Puebla avait eu lieu le 18 mai; le 10 juin, le général Forey, après s’être fait précéder par le général Bazaine, faisait à son tour son entrée dans Mexico à la tête de l’armée, au milieu des pompes, des tentures, des drapeaux, des inscriptions, des acclamations, qui se renouvellent dans tous les pays, et particulièrement au Mexique, devant tous les gouvernemens. La question militaire avait fait un pas, elle l’avait fait rapidement, en quelques jours, quoiqu’elle ne fût pas aussi décidément résolue qu’elle le paraissait. La question politique, la question de la régénération du Mexique, cet autre mot d’ordre de notre intervention, se relevait tout entière.

Les événemens ont une logique naturelle et irrésistible. Depuis un an et demi, on voyait la monarchie à travers l’expédition française; on ne l’imposait pas, on l’admettait comme une conséquence possible et prévue, comme une éventualité qui était dans le vœu intime d’une nation courbée pour le moment sous un joug révolutionnaire et n’attendant que sa liberté pour se prononcer. Des Mexicains concouraient à cette œuvre, dans laquelle ils voyaient la dernière ressource de leur pays. Un parti, vaincu il est vrai, silencieux, mais puissant par la fortune, par les lumières, par l’influence sociale, pouvait être considéré comme se ralliant secrètement à cette pensée. Pour une population mobile et fatiguée de tout, c’était un changement. Il était bien simple que dans le vide laissé par M. Juarez, sous l’impulsion désormais plus libre des promoteurs de l’idée monarchique, à l’abri d’un drapeau envoyé au-delà de l’Atlantique pour être le témoin et au besoin le protecteur de la régénération mexicaine, il était bien simple, dis-je, que dans ces conditions on courût au dénoûment. C’est ce qui est arrivé en effet, et tout ce qui s’est passé à Mexico depuis l’entrée de l’armée française, le 10 juin, n’est en quelque sorte que la mise en scène de la monarchie.

Au premier instant du départ de M. Juarez, le pouvoir restait à la municipalité, qui chargeait un ancien officier, le général Salas, de maintenir l’ordre dans la ville. C’était uniquement un pouvoir de transition remplissant une mission de sûreté publique. L’organisation commençait le jour où le général Forey créait par un décret une junte composée de trente-cinq notables, désignés par le ministre de France. Cette junte, à son tour, devait nommer un triumvirat de citoyens mexicains pour exercer le pouvoir exécutif et convoquer une assemblée de nouveaux notables, au nombre de 215, pour choisir la forme définitive du gouvernement du Mexique. Le triumvirat fut composé du général Almonte, du général Salas et de l’archevêque de Mexico, Mgr Labastida, qui était absent, et qui fut provisoirement remplacé par Mgr Ormaechea. L’assemblée des notables, réunie le 7 juillet, n’hésitait pas longtemps : elle se prononçait pour la forme monarchique, décidait que le souverain prendrait le titre d’empereur, et proposait d’offrir la nouvelle couronne impériale à l’archiduc Maximilien d’Autriche. Des libéraux avaient été désignés pour faire partie de l’assemblée des notables; quelques-uns s’excusèrent, d’autres ne répondirent même pas. Ce qui est arrivé depuis, on le sait. Une députation mexicaine a été envoyée en Europe; elle s’est rendue au château de Miramar, près de Trieste, pour offrir cette couronne un peu improvisée au prince autrichien, et l’archiduc Maximilien, peut-être assez ému à mesure que le moment d’une résolution approchait, a répondu d’une façon sympathique et évasive, en subordonnant tout au moins son acceptation à des conditions d’assentiment populaire et de garanties européennes qui résument en réalité toute la question mexicaine. Après avoir paru décidé il y a quelque temps, peut-être en est-il venu à hésiter.

De son côté cependant, M. Juarez n’a point renoncé à la lutte. Chassé de Mexico, il s’est réfugié à San-Luis de Potosi, où il s’est établi avec son gouvernement, le congrès, les chefs de son armée, et dès son arrivée à San-Luis, au moment même où notre armée entrait à Mexico, le 10 juin, il traçait, dans une proclamation aux Mexicains, le programme de la guerre qu’il était résolu à soutenir. « Concentré sur un point, disait-il, l’ennemi sera faible sur les autres; disséminé, il sera faible partout. Il se verra forcé de reconnaître que la république n’est point renfermée dans les villes de Mexico et de Saragosse (Puebla), que la vie, la conscience du droit et de la force, l’amour de l’indépendance et de la démocratie, le noble orgueil soulevé par l’envahisseur de notre sol, sont des sentimens communs à tout le peuple mexicain... » Ce n’est pas seulement M. Juarez qui a parlé ainsi et qui a relevé le drapeau de la résistance depuis les événemens de Mexico. Un homme habile et d’un libéralisme modéré, qui a paru quelquefois être un rival pour M. Juarez, qu’on a cru récemment disposé à s’entendre avec l’intervention, et qui nourrit peut-être la pensée secrète de se mettre à la tête d’un parti national pour traiter avec nous, M. Manuel Doblado, renfermé dans son état de Guanajuato, s’adressait, lui aussi, aux populations sur lesquelles il règne. « Je fais un appel, disait-il, à tous les habitans de l’état, conservateurs, modérés et libéraux, pour qu’ils servent, chacun dans sa sphère, la cause de l’indépendance. La question de parti n’existe plus. Désormais doivent disparaître avec les haines politiques toutes les funestes dénominations nées de la guerre civile. Dans la lutte sanglante où nous sommes lancés, il n’y a plus que deux camps, Mexicains et Français, traîtres, envahisseurs et envahis... Je n’ai point la jactance de vous annoncer des triomphes et d’énumérer des forces imaginaires. Notre faiblesse est un fait, et c’est ce fait même qui a motivé l’invasion; mais notre devoir est de nous défendre... » En réalité, quelques progrès qu’ait faits l’intervention dans ces derniers temps, on peut dire que la défense n’est point épuisée, de telle sorte que le problème ne cesse de subsister dans ce qu’il a de plus sérieux. Dans cette phase nouvelle, c’est encore la question tout entière de l’intervention, de sa nature, de ses limites; elle se relève avec cette complication de moins de l’honneur des armes à venger, avec tout ce cortège de difficultés matérielles et morales qui intéressent notre politique dans le Nouveau-Monde et en Europe.

Et d’abord c’est cette difficulté première de la pacification du Mexique, d’un pays immense où chaque marche est comme une conquête nouvelle. Sans doute l’intervention étend par degré son influence. Le vote monarchique de Mexico a retenti dans un certain nombre de villes. Des populations entières semblent disposées à se rallier à un drapeau de conciliation, et il est évident que l’action de la France ne peut qu’être bienfaisante. Sans doute aussi la résistance de M. Juarez et de son parti n’est point inépuisable: elle existe cependant, elle s’étend à des provinces entières; elle a pour soldats tous ces partisans qui se répandent dans le pays, qui le dévastent et le rançonnent le plus souvent sous prétexte de défendre son indépendance. On pourra avoir raison de ces bandes toutes les fois qu’on les atteindra; mais c’est là justement la dangereuse alternative qui se présente, de laisser le champ libre à la multitude de guérillas, ou de disséminer, d’épuiser des forces fractionnées à la poursuite d’un ennemi insaisissable, et il y a ici un fait curieux à observer, qui se reproduit invariablement et à chaque pas depuis le commencement de l’expédition du Mexique. Ce ne sont point les partisans de l’intervention qui manquent dans la république mexicaine, on peut le dire : seulement ils ont besoin d’être protégés; ils se défient, ils redoutent les représailles. Là où nous paraissons, ils se montrent, et encore ils craignent souvent d’être abandonnés. Faudra-t-il dès lors s’engager dans une occupation indéfinie de tous les points du Mexique ? Le général Forey, aujourd’hui maréchal, écrivait, il n’y a pas bien longtemps, à des Mexicains trop pressés de charger la France de leurs propres affaires, que notre armée occupait soixante-cinq villes, bourgs ou villages entre la Vera-Cruz et Mexico, et qu’elle étendait son action dans un rayon de vingt-cinq lieues autour de la capitale mexicaine. Faudra-t-il occuper toutes les villes, toutes les provinces pour les pacifier, pour faire reconnaître le gouvernement nouveau?

Ce qu’il y a de dangereux, c’est la difficulté extrême d’atteindre le gouvernement établi à San-Luis de Potosi dans ses moyens d’action, dans ses ressources, et cette difficulté est d’autant plus grande que les relations de M. Juarez sont à peu près libres par la mer comme par la terre. On a essayé récemment de paralyser la résistance intérieure par un blocus maritime plus étroit. Malheureusement il suffit de jeter les yeux sur une carte du Mexique pour reconnaître que ce blocus ne peut avoir qu’une efficacité restreinte et problématique. D’abord il ne s’étend pas aux côtes de l’Océan-Pacifique, qui restent pleinement ouvertes; il n’est établi que dans le golfe du Mexique, et ici même il ne peut être qu’une attaque partielle et à demi impuissante. Le blocus en effet laisse au commerce un accès libre sur les points que nous occupons, et il se produit un fait à peu près inévitable : les marchandises soumises, à leur arrivée, aux tarifs de la douane, sont encore exposées, pour s’écouler à l’intérieur, à payer les droits établis par les autorités ou les chefs de bande de M. Juarez. En outre il y a une ville, Matamoros, située sur le Rio-Grande-del-Norte, à environ dix lieues de la mer, et qui par sa position est devenue le centre d’un grand commerce des états confédérés du sud. De ce mouvement commercial, M. Juarez tire, dit-on, un revenu de plus de 30,000 francs par jour. Matamoros, par des considérations politiques, a dû être laissée en dehors du blocus, qui ne commence que dix lieues au-dessous. Ainsi, autant qu’on en peut juger en observant les faits sans illusion, la pacification matérielle du Mexique n’est point encore accomplie; elle reste une des tâches sérieuses de l’intervention, si la France va jusqu’à subordonner entièrement le premier objet de son expédition, le redressement de ses griefs, au rétablissement d’une paix intérieure incontestée.

Ce n’est là cependant que le côté matériel et jusqu’à un certain point secondaire des affaires du Mexique telles qu’elles apparaissent aujourd’hui. Au fond, cette pacification tient évidemment à la solution d’un problème bien autrement grave, d’un ordre tout moral et politique, celui de la régénération intérieure du Mexique, et c’est ici surtout que s’élève cette grande et pressante question de savoir jusqu’à quel point la France peut prêter son nom, sa protection, ses garanties, dans quelle mesure elle peut concourir à la reconstitution mexicaine, sans aller au-delà de tous les intérêts de sa politique. Malheureusement les Mexicains ont parfois des façons d’interpréter les événemens de leur histoire qui ne servent pas à éclaircir les difficultés du moment ni à les résoudre, et qui doivent quelque peu étonner nos zouaves. Lorsque l’assemblée des notables de Mexico se réunissait au mois de juillet 1863, la commission chargée de proposer le rétablissement de la monarchie trouvait le moyen d’illustrer l’intervention de ce commentaire au moins bizarre : « En fixant sa vue, disait-elle, sur la série d’admirables événemens dont la réalisation a été nécessaire dans l’ancien et dans le Nouveau-Monde pour que nous soyons réunis aujourd’hui sous la garantie d’une nation puissante, afin de délibérer tranquillement sur la future constitution d’un gouvernement qui assure notre félicité, l’imagination est confondue, et elle cherche en vain dans les débiles ressources de la sagesse humaine la solution de ce problème que contemplent les nations de la terre pleines d’étonnement... Un moment de réflexion suffit pour convaincre que le sort du Mexique est intimement lié à la chute de Louis-Philippe, à l’établissement de la république française de 1848, au coup d’état de 1851, à la création de l’empire français qui en fut la conséquence, à l’élévation au trône par le suffrage universel du grand Napoléon III, aux glorieux triomphes de la France en Crimée, en Italie, à la paix inopinée de Villafranca, à la scission des États-Unis, qui se dévorent sans pitié, enfin aux attentats de tout genre dont s’est rendue coupable la féroce démagogie mexicaine en secouant le frein salutaire de toute morale, et en foulant aux pieds les principes de ce droit auquel rendent hommage toutes les sociétés civilisées. Pensez-y, messieurs, ici il n’y a ni hyperbole ni paradoxe. Qu’un seul de ces événemens ne se fût pas réalisé, ou qu’il ne se fût pas réalisé au point précis du temps où chacun s’est placé dans l’histoire, qu’il se fût vérifié avant ou après dans ses relations avec les autres, la cause du Mexique était perdue sans remède, et elle était perdue pour toujours. Ainsi Dieu pousse les rois et les peuples, etc. » Je dis simplement d’abord que le bon sens souffre quelquefois de voir ces philosophies portées au bout de l’épée de nos soldats, et l’histoire contemporaine tout entière transformée en un prologue de l’expédition du Mexique et de la monarchie d’un archiduc.

Allons au fond des choses. La monarchie, une monarchie intelligente et libérale peut certes être un bienfait pour le Mexique, et elle n’aurait point de peine en tous les cas à valoir mieux que tous les gouvernemens qui se sont succédé depuis un demi-siècle. Le prince que les notables de Mexico ont choisi, sans prêter peut-être aux idéalisations poétiques dont il a été l’objet, est assurément fait pour exercer utilement la souveraineté, et je dirai comme on disait au commencement de l’intervention : Si les Mexicains se prononcent spontanément pour la monarchie et pour l’archiduc Maximilien, rien n’est mieux. Seulement il s’agit de savoir ce qu’est cette restauration monarchique, quelles difficultés elle rencontre, et dans quelle proportion nous pouvons y engager notre politique et nos finances.

L’erreur est de croire que la paix du Mexique tient à un établissement monarchique. Une forme plus stable de gouvernement peut créer une condition meilleure sans doute, elle ne déracine pas le mal qui est au plus profond de la situation du Mexique, et dans ce mal même elle trouve son plus sérieux obstacle. Qu’on se représente en effet ce qu’est ce pays quatre ou cinq fois grand comme la France et parsemé d’une population incohérente qui se compose de cinq millions d’Indiens qu’aucune civilisation n’a éclairés encore, et de deux millions d’Européens ou demi-Européens dont les mœurs publiques ont subi l’atteinte corruptrice de toutes les révolutions. Cette prépondérance de la population indienne sur l’élément cultivé est peut-être le fait le plus caractéristique de la société mexicaine, et ce qu’il y a de plus curieux aujourd’hui, c’est que les deux hommes le plus en vue, le général Almonte et M. Juarez, sont de sang indien. Quant à la masse, elle est restée absolument inculte et sauvage. Dans certaines provinces, comme celles de Chihuahua et de Durango, les indigènes sont d’une barbarie féroce, se jettent sur les fermes, menacent même parfois les villes. Le Yucatan est presque tout entier peuplé d’Indiens. La condition de cette classe est une véritable servitude réglée encore par un régime spécial. L’Indien appartient en somme au grand propriétaire, à l’hacendero, sur la terre duquel il vit. Une fois devenu son débiteur, et il l’est toujours, il ne peut plus le quitter. Le gouvernement lui-même n’a jamais su le chiffre exact de cette population. Il y a au fond des forêts des villages qui n’ont jamais été visités, il en est d’autres dont une partie des habitans se dérobe dans des retraites inaccessibles pour échapper à la capitation. Dans la ville de Mexico, peuplée d’environ deux cent mille âmes, la population européenne ne compte pas pour plus d’un vingtième ; le reste se compose d’Indiens, de métis, de leperos, et pourrait devenir redoutable. Les insurrections d’Indiens sont très fréquentes, et elles sont même un fait à peu près permanent. Il y a donc là un danger toujours présent et ce qu’on pourrait appeler un problème social né de cette prépondérance numérique d’une masse barbare qui, depuis quelques années surtout, commence à s’agiter, à se jeter dans la vie politique.

Autre question : il y a une armée au Mexique; il y en a même deux le plus souvent, une au service de chaque parti. Et de quoi se composent ces armées? De malheureux Indiens enrôlés par force, par la presse. Ceux qui échappent aux libéraux tombent dans les mains des conservateurs. Au moment de son départ, M. Juarez ne recrutait point autrement le petit corps qu’il conduisait avec lui à San-Luis de Potosi. Les officiers seuls ont quelque instruction, et savent ce que c’est que la vie militaire. L’armée mexicaine se partage entre cette masse obéissante, pressurée, et ces officiers qui depuis cinquante ans jouent aux révolutions. La réforme de l’armée et des mœurs militaires est certes une des premières nécessités poulie Mexique. J’en dirai autant du clergé, qui, par ses mœurs aussi bien que par son intelligence, est bien au-dessous de sa mission. Le clergé au Mexique a des richesses immenses; il possède seul une grande partie du territoire, et un des actes du gouvernement de M. Juarez a été, on le sait, la prise de possession des biens de l’église au nom de la nation. Organisation religieuse, règlement des rapports entre l’église et l’état et des questions de propriété ecclésiastique, épuration du corps sacerdotal, amélioration de l’état du bas clergé, tout est à refondre. L’administration et la magistrature sont devenues des foyers de vénalité et de corruption. Quant à l’état matériel du pays, industrie, viabilité, tout est à faire, à commencer par les finances, qui participent de l’anarchie universelle. Rien ne peint mieux la situation financière habituelle du Mexique que ce mot d’un ministre entrant au pouvoir il y a quelques années : « A ma première entrée au ministère, j’ai trouvé 14 réaux dans les caisses; la seconde fois, il y avait 700 piastres; je serais embarrassé de dire ce qu’il y a aujourd’hui. » Le Mexique a des dettes de toutes les origines et de toutes les dates : une dette intérieure qu’il n’a jamais réglée, une dette étrangère qui a été l’objet d’une série de conventions toujours violées. Il doit à l’Angleterre plus de 250 millions de francs; il doit à l’Espagne, à la France, et le capital s’est incessamment accru des intérêts qu’il n’a pas payés. Aujourd’hui encore cette dette va se grossir de toutes les réclamations qui motivaient à l’origine l’intervention réglée par le traité du 31 octobre 1861, et de l’indemnité particulière qui sera due à la France. Certes ce ne sont pas les ressources naturelles qui font défaut au Mexique; ce qui lui manque, c’est un budget dont le déficit ne soit pas la plaie, un système régulier de contributions, toute une organisation financière, et par-dessus tout la fidélité à ses engagemens.

C’est donc dans ces conditions que naît la monarchie nouvelle au Mexique. On ne peut se dissimuler qu’elle n’ait d’immenses difficultés à surmonter, à commencer par celle de vivre. M. Michel Chevalier, qui est le confiant historien des futures prospérités de cette monarchie, lui trace un large et séduisant programme : création d’une armée, réorganisation des finances, réforme du clergé et de l’enseignement, explorations scientifiques, exploitation des mines, chemins de fer, assainissement des villes. C’est bien là en effet le programme, il se réalisera comme il pourra et quand il pourra. Seulement voici la question : la France peut-elle se laisser entraîner dans cette voie de compromettante solidarité par une occupation indéfinie ? Peut-elle accepter cette responsabilité de faire vivre un empire au-delà de l’Atlantique, de défendre le Mexique contre sa propre anarchie, de garantir ses emprunts? Si elle impose ses conseils, ce sera une domination abusive, une conquête; si elle prête son secours à un parti, à une monarchie même, sans avoir un droit de direction, elle risque d’aider sans le vouloir au triomphe d’idées qui ne sont point les siennes, qui sont celles de la politique qu’elle combat en Europe. Elle s’aventure dans l’inconnu.

La question est d’autant plus grave qu’elle ne se circonscrit pas dans ses effets au Mexique, qu’elle est pleine d’obscures fatalités, et que pour une création sans avenir, si elle ne naît pas spontanément de la conscience du peuple mexicain, si elle ne porte pas en elle-même sa vitalité, la politique de la France traîne un véritable poids dans le Nouveau-Monde comme en Europe. Elle se sent tour à tour engagée ou retenue dans ses rapports avec les États-Unis et les autres républiques américaines aussi bien que dans les affaires de l’Occident. L’expédition du Mexique a le malheur, en réalité, de nous exposer, aux méprises, aux défiances et aux conflits qui peuvent naître à un jour donné d’une situation contrainte. Qu’arriverait-il, si l’Union américaine se reconstituait, si cette masse d’aventuriers que la guerre occupe aujourd’hui se rejetait sur le Mexique? Et d’un autre côté, pour couvrir le Mexique, est-il de l’intérêt de la France de prêter à la confédération du sud la force d’une reconnaissance de gouvernement à gouvernement, de patronner en quelque sorte un état fondé sur l’esclavage? Est-il même bien sûr que les confédérés du sud reconnus, définitivement séparés de la fédération du nord et pacifiés, fussent des voisins commodes pour la nouvelle monarchie mexicaine ? C’est là évidemment une source possible de complications où la politique française perd sa liberté et ne suit plus ses traditions, ses mobiles naturels. Dans le reste de l’Amérique espagnole même, l’expédition du Mexique, mal comprise, mal connue, n’est point sans avoir eu déjà des conséquences pénibles pour l’ensemble de nos relations, pour notre rôle dans cette partie du Nouveau-Monde. Elle a provoqué tout au moins dans certains pays américains une explosion de méfiances qui dégénère en hostilité contre nos nationaux, et qui serait devenue un secours plus effectif pour le gouvernement de M. Juarez, si la force de ces tristes états égalait leur mauvais vouloir. L’hostilité des états hispano-américains est puérile et injuste, je le veux, surtout si elle naît de la crainte de voir l’intervention s’étendre graduellement dans l’Amérique du Sud; mais si la France, par elle-même, n’a rien fait pour provoquer ce soulèvement de méfiances, d’autres ont parlé, et c’est un des conseillers les plus écoutés, je crois, de l’intervention, M. Hidalgo, qui, dès l’origine, écrivait publiquement à l’un de ses amis d’Espagne soutenant la candidature d’un prince espagnol : « Si les alliés vont, comme je l’espère, jusqu’à la capitale, il est certain que l’opinion se prononcera en faveur du système monarchique. Le prompt établissement de la monarchie au Mexique entraînera indubitablement des mouvemens analogues dans les autres républiques hispano-américaines, et dans celles-ci on ne pourrait faire moins que de tenir compte du mérite des princes que vous me nommez... » Nous voilà donc transformés en promoteurs d’un mouvement qui s’étendrait à l’Amérique tout entière! C’est ainsi que le commentaire obscurcit nôtre œuvre réelle en donnant à notre politique une portée qui devient à notre insu une provocation à la méfiance contre nous, et qui dépasserait la limite de tous les intérêts de la France.

Quant à notre politique en Europe même, la France n’est point absolument liée sans doute par notre présence au Mexique, par la nécessité d’avoir au-delà de l’Atlantique une armée nombreuse, de la transporter, de la ravitailler, de la soutenir par une escadre toujours en mouvement. N’est-il point manifeste cependant que c’est là un des élémens les plus graves des résolutions de la politique française sur le continent? Dès l’origine, c’était là justement la préoccupation des esprits qui voyaient avec crainte commencer une entreprise dont on ne pouvait encore mesurer ni la portée ni le caractère, lorsqu’en Europe tout semblait se préparer pour une crise: ce serait certes un étrange spectacle, et ce ne serait pas un avantage pour notre ascendant, au moment où nous travaillons à la régénération du Mexique, de laisser périr un peuple qui est là plus près de nous, qui lutte dans des convulsions héroïques, et dont la cause est la nôtre, la cause de la civilisation tout entière. — Mais alors, dira-t-on, n’y a-t-il donc rien à faire? Il y a surtout, ce semble, à se préserver des illusions qui ont fait de cette entreprise du Mexique un enchaînement de surprises et de malentendus. La première erreur a été, tout au commencement, de ne point préciser les vraies conditions et le sens de l’action collective qui se nouait entre les trois puissances, et c’est l’erreur de tous. Une seconde faute a été, lorsqu’on s’est vu engagé, de n’avoir point des forces suffisantes pour atteindre rapidement le but de l’intervention, et c’était la conséquence de ces assurances trompeuses qui provoquaient les justes récriminations du général de Lorencez. Une dernière erreur serait de se laisser entraîner au-delà de ce qu’on a fait en souscrivant à toutes ces conditions de garanties, d’occupation indéfinie, en acceptant ce rôle de sentinelles autour d’un trône élevé sur notre passage. Notre armée a fait son œuvre comme elle fait toujours, avec une intrépidité héroïque et pleine d’abnégation : c’est à la politique de faire la sienne en se dégageant sans plus de retard et avec une sage hardiesse des solidarités compromettantes qui pourraient devenir pour elles la source de complications nouvelles, en précisant nettement la limite de son action. Le meilleur parti aujourd’hui est d’en finir en laissant enfin le Mexique libre de se réorganiser, de se reconstituer dans des conditions de prospérité et d’indépendance auxquelles nous aurons concouru, mais qui ne seraient qu’une apparence trompeuse, un piège, si elles avaient besoin, pour se maintenir, de la protection permanente d’un drapeau étranger, fût-ce le drapeau désintéressé et glorieux de la France.


CHARLES DE MAZADE.