L'Examen de conscience d'un empereur romain - Marc-Aurèle

L’EXAMEN DE CONSCIENCE
D’UN EMPEREUR ROMAIN

I. Les Pensées de Marc-Aurèle. — II. Les Antonins, par M. le comte de Champagny, 1863.

Depuis quelques années, l’attention a été plus d’une fois attirée sur Marc-Aurèle, grâce à des publications diversement intéressantes qui ont fait connaître avec plus de précision l’empereur et le philosophe. M. Ampère, dont la perte récente est en ce moment l’objet de tous les regrets, et M. Noël Des Vergers ont cherché des lumières nouvelles sur ce règne, l’un dans l’archéologie, l’autre dans les monumens épigraphiques. Les Pensées de Marc-Aurèle ont été traduites avec fermeté par M. Pierron[1], sa doctrine exactement exposée par un professeur distingué, M. de Suckau[2]. Enfin M. de Champagny dans son nouvel ouvrage, les Antonins, vient de faire sur Marc-Aurèle une longue étude historique et morale que nous avons lue avec un vif intérêt, mais non sans déplaisir et tristesse. L’auteur de ce livre ne manque sans doute ni de convictions généreuses, ni d’une certaine éloquence; il juge les institutions et les mœurs de l’empire en politique, en honnête homme et en chrétien : il a eu le courage, devenu rare, de réserver dans son histoire une grande place à la primitive église, donnant ainsi une idée plus complète de la société romaine; mais, par cela même qu’il est le défenseur et l’ardent avocat du christianisme naissant, il s’est fait l’accusateur injuste de la philosophie profane. Afin de mieux prouver que la foi chrétienne était nécessaire pour renouveler le monde, ce que nous sommes loin de contester, M. de Champagny a déprécié plus qu’il n’est permis les choses et les hommes de l’antiquité. Comme si l’étonnante pureté de Marc-Aurèle était un embarras pour cette thèse historique, l’auteur semble avoir cru prudent d’ôter à l’empereur et au sage le prestige dont l’avait entouré l’admiration unanime de la postérité. Sans doute ce n’est pas de propos déli-béré que M. de Champagny dépouille un grand homme de ses qualités, il a fait de lui çà et là une peinture où manque peut-être la chaleur, non la vérité; mais, après avoir rendu à Marc-Aurèle des hommages décens qui lui coûtent d’autant moins que ces vertus qu’il admire lui paraissent inspirées par le christianisme, il rabaisse son caractère ou ses idées insensiblement, sans trop s’en apercevoir lui-même. Marc-Aurèle n’est plus à ses yeux qu’un écolier bien élevé, un prince d’une incurable faiblesse, qui ne connaît pas les hommes, dont l’esprit n’est pas droit, ni la volonté ferme; on parle ironiquement de sa piété, on conclut enfin que par son aveuglement et sa débonnaireté c’est lui qui perdit l’empire romain. Le lecteur est tout surpris de rencontrer même des mots déplaisans, d’une dureté choquante, les mots d’hypocrisie et de sottise. De restrictions en restrictions, de retouche en retouche, l’image de Marc-Aurèle, par un procédé connu en peinture, devient presque risible. Dans ses jugemens successifs, M. de Champagny passe de la sympathie à la courtoisie, de la courtoisie à la sévérité, de là même à l’injustice, pour finir par l’inexactitude. Après avoir lu ce livre, notre premier mouvement a été de vouloir le réfuter et de rétablir les faits méconnus; mais comme une discussion de détail dépasserait le cadre qui convient à cette étude, pour soulager du moins notre peine, nous nous sommes plongé, sans plus nous occuper de l’histoire de M. de Champagny, dans la lecture des Pensées, qui partout respirent le pardon des offenses, et nous esquissons rapidement le portrait de Marc-Aurèle pour faire du moins une légère réparation au plus noble des hommes.


I.

Il faut s’arrêter devant cette âme si haute et si pure pour contempler dans son dernier et dans son plus doux éclat la vertu antique, pour voir à quelle délicatesse morale ont abouti les doctrines profanes, comment elles se sont dépouillées de leur orgueil et quelle grâce pénétrante elles ont trouvée dans leur simplicité nouvelle. Pour que l’exemple en fût plus frappant, la Providence, qui, selon les stoïciens, ne fait rien au hasard, voulut que le modèle de ces simples vertus brillât au milieu de toutes les grandeurs humaines, que la charité fût enseignée par le successeur des sanglans césars et l’humilité par un empereur.

Nous ne venons pas raconter l’histoire, d’ailleurs connue, d’un prince dont Montesquieu a pu dire : « Faites pour un moment abstraction des vérités révélées, cherchez dans toute la nature, et vous n’y trouverez pas de plus grand objet que les Antonins... On sent en soi-même un plaisir secret lorsqu’on parle de cet empereur; on ne peut lire sa vie sans une espèce d’attendrissement. Tel est l’effet qu’elle produit qu’on a meilleure opinion de soi-même parce qu’on a meilleure opinion des hommes. » Bien qu’il soit opportun en tout temps de peindre une si belle vie, il n’entre pas dans notre dessein de toucher à ce règne sans exemple d’un souverain qui se conduisit toujours en sage, qui, sans pédantisme et sans utopie, fit couler dans ses lois, ses règlemens, son administration, les principes rêvés par les philosophes, fut doux autant que ferme, sut faire la guerre sans l’aimer, gouverna le plus immense empire en magistrat d’une république, ne garda du pouvoir suprême que les soucis et les peines, et remplit les plus grands devoirs qui puissent être imposés à un homme, comme on remplit une modeste fonction, simplement, virilement, sans faste, même sans le faste de la vertu. On ne veut voir ici que le moraliste empereur qui, dans son livre des Pensées dévoile ingénument son âme, non pour la montrer au public, mais pour la connaître lui-même, pour en surveiller les faiblesses, pour s’exciter au bien, qui, dans le silence de ses nuits, sans confidens et sans témoins, se faisait comparaître devant sa conscience, méditait sur les grands problèmes de la vie et de la mort, et dont les observations morales, les notes intimes jetées ainsi sur le papier sans ordre, sans suite, selon ses préoccupations du jour, composent aujourd’hui pour nous un des plus aimables livres de l’antiquité, livre unique, qui est à la fois un soliloque souvent sublime et un examen de conscience.

L’examen de conscience n’était pas une coutume nouvelle, et depuis longtemps la philosophie recommandait cet exercice spirituel, qui semble n’avoir été pratiqué avec ferveur que sous l’empire romain. La politique n’offrant plus d’aliment aux esprits ni de matière à l’activité des citoyens, les réflexions morales et les exercices intérieurs de la pensée parurent avoir plus de prix. Le despotisme, en comprimant de toutes parts les âmes, les rejetait, les refoulait sur elles-mêmes. De là vient sans doute que cette vieille prescription pythagoricienne, sortie d’une école mystique, se répandit et fut adoptée par les autres sectes. Le bon Horace, moins léger qu’on ne pense, et qui avait aussi ses heures sérieuses, faisait à sa manière son examen de conscience, lorsque, dans son fit ou dans ses promenades solitaires, il songeait à se rendre meilleur, et se grondait doucement en homme du monde qui voudrait être honnête et en épicurien qui voudrait être sage. Un philosophe plus sévère, un des maîtres de Sénèque, Sextius, se confessait lui-même tous les soirs, se demandait un compte exact de ses journées, et procédait à un interrogatoire de criminel. Sénèque nous a laissé un charmant tableau où il se met en scène, remplit envers lui-même les fonctions de juge, et se cite à son propre tribunal. « Quand on a emporté la lumière de ma chambre, que ma femme, par égard pour ma coutume, a fait silence, je commence une enquête sur toute ma journée, je reviens sur toutes mes actions et mes paroles. Je ne me dissimule rien, je ne me passe rien. Eh ! pourquoi craindrais-je d’envisager une seule de mes fautes, quand je puis me dire : Prends garde de recommencer ; pour aujourd’hui, je te pardonne ? » Bien des âmes éprises de perfection morale ont dû imiter les philosophes de profession. Il faut que la coutume soit devenue assez générale alors, puisque le mordant Épictète, dans une spirituelle parodie, nous fait assister à l’examen de conscience du courtisan qui s’est proposé un idéal de bassesse comme un honnête homme se propose un idéal de vertu, qui s’interroge et se gourmande lui-même en voyant que son âme n’est point parfaite encore, c’est-à-dire entièrement conforme aux lois de la servilité. « Qu’ai-je omis, se dit-il, en fait de flatterie ?… Aurais-je par hasard agi en homme indépendant, en homme de cœur ? » Et s’il se trouve qu’il s’est conduit de la sorte, il se le reproche, il s’en accuse. « Qu’avais-tu besoin de parler ainsi ? se dit-il ; ne pouvais-tu pas mentir[3] ? » Ironie bien piquante, mais qui eut été incompréhensible, si cette peinture d’un examen de conscience fait à rebours n’avait été une allusion à un usage très connu. Enfin on vit par un illustre exemple, par le livre de Marc-Aurèle, quelles pouvaient être les pensées d’une âme païenne recueillie en face d’elle-même, quels scrupules nouveaux tourmentaient les consciences, et de quel ton l’on s’encourageait à la perfection morale.

Cependant, si l’on veut pénétrer dans ce livre si simple, il faut le lire avec simplicité, écarter les discussions philosophiques, ne pas regarder au système qu’il renferme. On fait tort à Marc-Aurèle quand on rajuste en corps de doctrine ces pensées décousues, et que de ces libres et paisibles effusions on fait un sujet d’érudition ou de controverse. Ce n’est pas une œuvre de philosophie, mais, si l’on peut dire, de piété stoïque. On ne le comprend que si on le lit avec le cœur. Une âme qui se retire dans la solitude, qui veut oublier les jugemens des hommes, les livres, le monde, qui ne s’entretient qu’avec elle-même et avec Dieu, ne doit pas être l’objet de curiosités vaines. Il y a comme une bienséance morale à l’écouter comme elle parle, avec candeur, à se laisser charmer par son accent. Serait-ce donc se montrer trop profane que d’apporter à la lecture et à l’étude de ce livre si pur quelques-uns des sentimens que nous croyons nécessaires pour bien goûter la mysticité de Gerson ou de Fénelon?

L’antiquité n’a jamais produit un homme qui fût plus naturellement porté vers les méditations morales et plus amoureux du bien. Les circonstances de sa vie, ses parens et ses maîtres, les besoins de son époque aussi bien que son caractère, auraient fait de lui un philosophe de profession, si l’adoption d’Antonin ne l’avait élevé à l’empire. On a quelquefois remarqué dans la biographie des grands docteurs chrétiens qu’ils ont été comme prédestinés à devenir la lumière et l’honneur de l’église, et qu’ils ont eu une sainte enfance. De même Marc-Aurèle semble avoir passé ses premières années à l’ombre du temple, parmi les images de la religion et les enseignemens de la philosophie. A l’âge de huit ans, on l’avait fait entrer par un honneur précoce dans le collège des prêtres de Mars, où il chantait les hymnes consacrés et figurait dans les processions religieuses. Il aurait pu dire, comme le petit Joas :

J’entends chanter de Dieu les grandeurs infinies,
Je vois l’ordre pompeux de ses cérémonies.


A douze ans, il était déjà un néophyte de la philosophie; il adopta les usages austères et le costume des stoïciens, il entra pour ainsi dire dans leur ordre. Malgré sa chétive santé, il couchait sur le plancher, et il fallut les instances et les larmes de sa mère pour qu’il consentît à dormir sur un petit fit couvert de peau. Du reste, sa famille semble avoir pris plaisir à protéger de toutes parts sa naissante vertu et la candeur de ce beau naturel. On ne l’envoya point aux écoles publiques, et il fut élevé dans la maison paternelle, où furent appelés auprès de lui les maîtres les plus célèbres, grammairiens, philosophes, peintres même et musiciens. Il passa une partie de sa jeunesse à la campagne, dans cette noble villa de Lorium, où l’empereur Antonin, son père adoptif, aimait à vivre sans cour, avec ses amis, en simple particulier, tout en remplissant avec fermeté ses devoirs de souverain. Combien l’exemple de ce prince si laborieux et si simple agit sur son âme, Marc-Aurèle nous le dit lui-même dans ses Pensées. Nous savons aussi par les lettres qu’il écrivait alors à son maître Fronton quelles étaient ses occupations à la campagne, comment il partageait ses journées entre les plaisirs champêtres et l’étude. Il chasse, il pêche, il s’exerce au pugilat, à la lutte, il se mêle aux vendangeurs. « J’ai dîné d’un peu de pain... Nous avons bien sué, bien crié, et nous avons laissé pendre aux treilles quelques survivans de la vendange (il pense à faire la part du pauvre)... Revenu à la maison, j’ai un peu étudié, et cela sans fruit. Ensuite j’ai beaucoup causé avec ma petite mère, qui était sur son lit. » Puérilités, dira-t-on, fade innocence! Non, de pareils détails ne peuvent être indifférens à ceux qui savent que la simplicité du cœur dans la jeunesse n’est pas seulement une grâce, mais une force, et que les plus hautes vertus des grands hommes n’ont été d’abord que d’aimables qualités. Et qui sait si ces causeries du jeune homme avec sa mère ont été inutiles au bonheur du monde? Marc-Aurèle empereur, à la fin de sa vie, se recueillant et se traçant ses maximes, commence à peu près son journal par ces mots : « Imiter ma mère, m’abstenir comme elle non-seulement de faire le mal, mais même d’en concevoir la pensée. » Au milieu de ces calmes influences de la famille, de la campagne et de la philosophie, Marc-Aurèle garda cette pureté de l’âme et du corps à laquelle il attachait un si grand prix, que dans sa vieillesse il lui rendait encore hommage, lorsque, remerciant les dieux de tous les biens dont ils l’avaient comblé, il n’oubliait pas d’écrire : « Je leur dois encore d’avoir conservé pure la fleur de ma jeunesse, de ne m’être pas fait homme avant l’âge, d’avoir différé au-delà même : » curieux témoignage où la pudeur de l’expression embellit encore la délicatesse du sentiment. Malgré l’universelle corruption, la philosophie, de plus en plus épurée et scrupuleuse, commence à comprendre que la chasteté peut être la parure même de la jeunesse virile, et ses enseignemens sur ce point sont assez efficaces déjà pour conjurer tous les périls qui assiègent en tout temps un jeune et bel héritier de la puissance suprême.

Ce qui nous plaît et nous touche dans cette précoce sagesse, c’est qu’elle n’a pas été le fruit d’une éducation timide, efféminée ou étroite. La jeunesse de Marc-Aurèle fut celle d’un Romain, non asservie à des prescriptions minutieuses, mais libre, occupée de belles études, allant droit au bien volontairement, sans contrainte et comme attirée par la beauté morale. En toutes choses, dans les sciences, dans les arts, dans les lettres, il considère seulement tout ce qui peut élever l’âme et former les mœurs. Il le fait bien voir dans son livre lorsque, reportant sa pensée sur sa jeunesse et son âge mûr, il rappelle tout ce qu’il doit à chacun de ses maîtres. De leurs leçons il n’a retenu que le profit moral. A son gouverneur il est redevable de ne pas craindre la fatigue; Diogenète le peintre, qui sans doute était un libre penseur, lui a donné le mépris de la superstition et la force qui fait supporter chez les autres la franchise du langage; Rusticus l’a éloigné des sciences purement spéculatives et l’a mis en garde contre la rhétorique; il lui a prêté le livre d’Épictète : grand événement, à ce qu’il paraît, dans la vie de Marc-Aurèle, puisque l’empereur, après tant d’années, croit devoir, pour ce service, témoigner tant de reconnaissance. Ce qu’il aime surtout à se rappeler de ses maîtres, ce sont leurs qualités personnelles et leurs exemples, qui l’ont encore plus touché que leurs leçons. Patience, fermeté ou égalité d’âme, douceur, bienfaisance, droiture, vertus de philosophe et d’homme du monde, voilà ce qu’il se représente en eux avec une complaisance encore émue, voilà ce qu’ils lui ont appris. On a eu le courage de dire que cet hommage si naturel et si cordial de la reconnaissance envers ses parens et ses maîtres n’est que l’expression méditée de la vanité qui s’admire et de l’orgueil qui contemple et veut faire contempler aux autres ses propres perfections. Il faut être bien prévenu contre cette âme sincère qui, selon nous, bien loin de vouloir se parer de ses vertus, se dépouille au contraire de ses mérites pour les attribuer à ceux dont il n’a été que l’imitateur et le disciple. Un Marc-Aurèle qui a vécu au grand jour sur les hauteurs d’un trône, sous les yeux de tout l’empire, dont les maximes et la conduite conforme à ses maximes étaient connues et célébrées dans le monde entier, aurait-il eu besoin de recourir à ce détour misérable de la vanité et de se décerner à lui-même, avant de mourir, des louanges que personne ne songeait à lui refuser? N’est-ce pas lui qui a dit : « La fausse modestie est la forme la plus insupportable de l’orgueil! » Tant de simplicité dans un stoïcien et un prince peut étonner sans doute; mais faut-il donc se défier des sentimens d’un homme parce qu’ils sont exquis? et la grandeur d’âme doit-elle être suspecte parce qu’elle est humble?

Si nous apercevions dans cet examen de conscience la moindre trace de vanité, nous n’aurions plus le courage de toucher à ce livre; mais rien n’est plus contraire à ce soupçon que la vie de Marc-Aurèle et son caractère connu. Tout enfant, quand il portait encore le nom de son aïeul Verus, on remarquait déjà sa bonne foi, et l’empereur Adrien faisait sur son nom un gentil jeu de mots et l’appelait Verissimus. Plus tard, entouré, selon l’usage antique, de rhéteurs savans dans l’art d’orner les pensées, il se félicite de ne pas s’être laissé prendre à l’élégance affectée du style, et remercie un de ses maîtres de lui avoir appris à écrire simplement ses lettres. Dans son manuel, où il se parle à lui-même, il s’exhorte sans cesse à la vérité. Le moindre mensonge, fût-il dicté par les convenances officielles, lui paraît un outrage fait à sa propre dignité, au génie qui réside en lui. « Que toutes tes paroles aient un accent d’héroïque vérité. » Il s’indigne contre lui-même quand par hasard il se trouve en faute. « Seras-tu quelque jour enfin, ô mon âme, toute nue, plus visible à l’œil que le corps qui t’enveloppe? » Il se sent mal à l’aise derrière les conventions de langage, les bienséances de cour qui l’obligent à dérober quelquefois aux hommes ses véritables sentimens et se fait là-dessus des gronderies charmantes : « On doit pouvoir lire dans tes yeux à l’instant ce que tu as dans l’âme, comme un amant saisit dans un regard les pensées de sa maîtresse. » Tel fut son amour pour la vérité, et si constant est chez lui le besoin de se découvrir qu’il a dû souvent renoncer au rôle étudié d’un souverain, pour n’avoir pas à subir vis-à-vis de lui-même l’humiliation secrète d’un mensonge même innocent. Dans cet examen de conscience qui est rempli de luttes paisibles et d’émotions intérieures, on sent partout ce conflit de l’homme qui voudrait être toujours sincère et de l’empereur qui n’a pas le droit de se montrer trop candide.

Quand on parcourt d’un esprit recueilli les Pensées de Marc-Aurèle, on croit entrer dans un monde qui n’est plus celui de l’antiquité. C’est encore la doctrine de Sénèque et d’Épictète; mais le stoïcisme a pour ainsi dire désarmé. Les mêmes principes ont perdu leur âpreté, leur raideur, leur pointe. Le stoïcisme n’a plus rien de menaçant; il ne poursuit plus le vice, il a renoncé aux formules absolues, à l’hyperbole, au faste, aux injures altières. On se sent comme enveloppé d’influences clémentes, on dirait que la fibre humaine s’est amollie. Peut-être le règne de cinq bons princes a-t-il pacifié les esprits et fait déposer les armes défensives d’une forte philosophie. Peut-être aussi ce changement tient-il à la haute condition de ce nouveau sage. Le doux et noble empereur, dans l’isolement de sa grandeur, placé au-dessus des hommes et de leurs atteintes, prévoyant d’ailleurs sa fin prochaine, a trouvé sans doute un plaisir triste à s’entretenir avec lui-même, à rendre, avant de quitter le monde, son âme conforme aux lois divines dont il nourrissait sa pensée, à se plonger enfin dans les calmes et sévères délices de la contemplation morale. Quoi qu’il en soit, le stoïcisme, jadis si fier, si provoquant, s’adoucit dans ce livre, devient humble, se répand en amour, en mélancoliques tendresses et rencontre çà et là dans ses désirs de perfection un langage presque mystique. Qu’on se garde pourtant de croire que Marc-Aurèle est un quiétiste assoupi sur le trône, qui cherche à former son âme sur le modèle d’un idéal plus ou moins chimérique et délaisse le monde qui lui est confié pour ne vaquer qu’à lui-même. Son examen de conscience est celui d’un souverain qui se ramène sans cesse sous les yeux son devoir royal et se recommande surtout les vertus actives : « Songe à toute heure qu’il faut agir en Romain, en homme... Ce qui n’est point utile à la ruche n’est pas non plus utile à l’abeille.» Loin de penser que la rêverie pieuse est agréable à la Divinité, il ne croit pouvoir lui rendre un plus bel hommage que le travail : « Offre au dieu qui est au dedans de toi un être viril, un citoyen, un empereur, un soldat à son poste, prêt à quitter la vie, si la trompette sonne. » Il se redit souvent à lui-même qu’il a été mis à son poste pour aider au salut de la communauté. Bien qu’il aime à rêver à la fragilité humaine, ses rêveries mêmes le rappellent à son labeur de souverain : « La vie est courte ; le seul fruit de la vie terrestre est de maintenir son âme dans une disposition sainte et de faire des actions utiles à la société... Veille au salut des hommes. » Est-il un pur contemplateur, celui qui écrivait à son propre usage qu’il faut faire consister sa joie et son repos à passer d’une bonne action à une autre bonne action ? Sa recherche de la perfection intérieure n’a rien coûté à ses devoirs d’empereur. C’est sous la tente, en face des Barbares, à la veille d’une bataille peut-être, qu’il se recueillait pour trouver de nouvelles raisons de bien faire, durant ses longues et lointaines expéditions qui l’avaient entraîné au-delà du Danube. Le premier chapitre par exemple, si doux et si tendre, où il rappelle longuement tout ce qu’il doit à ses parens et à ses maîtres, a été écrit pendant les loisirs d’un campement dans les marais de la Hongrie actuelle, et on ne peut lire sans être touché cette note finale, si insignifiante en apparence : « Ceci a été écrit dans le camp, au pays des Quades, sur les bords du fleuve Granua. » Ces pensées sont d’un homme qui ne décline pas sa charge royale, qui se ressaisit de temps en temps dans le trouble des affaires ou dans le tumulte des armes, et non pas d’un quiétiste enfermé dans un oratoire philosophique.

En lisant les méditations d’un sage qui porta un si grand fardeau, on ne peut se contenter de connaître le moraliste, et la première curiosité est de surprendre çà et là, si l’on peut, les pensées de l’empereur. Il se laisse voir souvent, et il n’est pas impossible de se figurer quelquefois avec vraisemblance les circonstances au milieu desquelles il a fait telle ou telle réflexion. On le voit dans son lit, où il se gronde de sa paresse, et l’on entend le souverain faire la leçon au contemplateur avec une familiarité dramatique. « Le matin, quand tu as de la peine à te lever, dis-toi aussitôt : Je m’éveille pour faire l’ouvrage d’un homme... Ai-je donc été mis dans le monde pour me tenir bien chaudement sous mes couvertures? — Mais cela fait plus de plaisir. — Tu es donc né pour le plaisir?... C’est que tu ne t’aimes pas toi-même, autrement tu aimerais ta nature et la fonction qu’elle t’a donnée... Vois les artisans qui oublient le manger et le dormir pour le progrès de leur art... L’intérêt public te paraît-il donc plus vil et moins digne de tes soins? » Dans ce dialogue, que j’abrège, où Marc-Aurèle s’accuse, se répond, s’accable, on voit comment le souverain fait taire le rêveur qu’il porte en lui, et à l’aide de quelle noble dialectique intérieure il s’arrache le matin plus encore aux douceurs de la méditation oisive qu’à celles de la paresse. On rencontre ainsi dans le manuel plus d’un précepte de conduite qui s’adresse au prince et non au philosophe, et dont la simplicité peut paraître surprenante à ceux qui savent ce qu’était un empereur romain. Un jour qu’il avait sans doute quelque tentation de faire un acte arbitraire, il écrivait sur ses tablettes en forgeant pour son usage une sorte de barbarisme admirable qui exprime son horreur de la tyrannie : «Prends garde de césariser. » S’il faut aux hommes un chef comme au monde un maître, au troupeau un conducteur, ce chef n’est pas au-dessus des lois : « Ta vie séparée du corps de la société serait une vie factieuse. » En tout temps, en tout pays, ce sont les gouvernés qui cherchent à circonscrire, à limiter l’autorité souveraine, qui rappellent que le pouvoir absolu doit être éclairé par des conseils, retenu par la critique, et quand il se prononce dans le monde des paroles contre l’infaillibilité royale, elles ne sortent pas de la bouche des rois. Ici c’est l’empereur qui se donne ces leçons à lui-même, qui s’engage à se laisser redresser, à changer de pensée, pourvu que le changement ait pour motif une raison de justice. Les conseillers ne sont pas pour lui des importuns qu’il subit, mais des soutiens dont il a besoin : « Ne rougis pas du secours d’autrui; ton dessein, n’est-ce pas, c’est de faire ton devoir, comme un soldat qui monte sur la brèche? Eh bien! que ferais-tu, si, blessé à la jambe, tu ne pouvais monter seul sur le rempart et si tu le pouvais aidé par un autre? » Marc-Aurèle, pour mieux remplir son devoir, non-seulement veut aller au-devant des conseils amis, mais son équitable raison prête même des motifs honorables aux ennemis de son gouvernement, et s’explique noblement les protestations et les murmures : « Si les matelots injuriaient le pilote, et les malades leur médecin, ne serait-ce pas pour leur faire chercher un moyen de sauver, celui-ci ses passagers, celui-là ses malades? » Sa magnanimité va plus loin encore, et, tout empereur qu’il est, il entre en communion de sentimens avec les grands citoyens considérés comme les martyrs du patriotisme et de la liberté, avec les victimes de cette puissance suprême dont il est lui-même revêtu, mais dont il a résolu de faire un meilleur usage que ses prédécesseurs. Dans le secret de sa conscience royale, il se félicite d’avoir pénétré dans l’âme de Thraséas, d’IIelvidius, de Caton, de Dion, de Brutus; c’est à l’école de ces hommes qu’il a conçu l’idée « d’un état libre où la règle c’est l’égalité naturelle de tous les citoyens, et l’égalité de leurs droits, d’une royauté qui place avant tous les devoirs le respect de la liberté. » Spectacle singulier, unique, que celui d’un prince qui, dans l’immensité de son pouvoir incirconscrit, se surveille, se limite, se jalouse, et, si l’on peut ainsi parler, est à lui-même un Thraséas !

Si Marc-Aurèle avait laissé dépérir l’autorité entre ses mains, s’il avait été une de ces âmes débiles et fastueuses, comme on en rencontre dans l’histoire, qui étalent de beaux principes pour couvrir l’incertitude de leurs vues pratiques et la langueur de leur action souveraine, qui désarment le pouvoir pour se le faire pardonner, et trahissent leur devoir ou par détachement philosophique, ou pour flatter l’opinion, ou pour se faire honneur de concessions spécieuses; s’il avait été un utopiste, on pourrait n’avoir qu’une médiocre estime pour ses professions politiques si hautes et si désintéressées; mais peu de monarques ont été plus que lui aux prises avec les terribles réalités du pouvoir, personne n’a rencontré plus d’occasions d’éprouver la valeur de ces grandes pensées. Sans parler de toutes les catastrophes qui ont affligé son règne, — pestes, disettes, débordemens de fleuves, tremblemens de terre, malheurs extraordinaires qu’il fallait combattre ou réparer, — il a vu l’empire près de lui échapper, les révoltes de ses généraux,» un prétendant à la tête d’une formidable armée, pendant que lui-même, loin de Rome, repoussait les Barbares au-delà du Danube. Pendant un règne de dix-neuf ans, il fut obligé d’étendre de tous côtés sa main bienfaisante ou armée, envoyant des ordres précis, dirigeant le monde sans trouble, repoussant le mal, la rébellion, même sans esprit de vengeance, et de plus en plus affermi dans les maximes où il trouvait sa force et sa sécurité. Il est si loin d’être un utopiste qu’il prend en pitié « ces pauvres politiques qui prétendent traiter les affaires selon les maximes de la philosophie; ce sont de vrais enfans... N’espère pas qu’il y ait jamais une république de Platon; contente-toi de faire avancer quelque peu les choses, et ne regarde pas comme sans importance le moindre progrès. » Ainsi fait-il toujours, adoucissant les lois, réformant les mœurs d’une manière insensible, accommodant aux coutumes de son temps non-seulement sa politique, mais sa conduite personnelle, et portant la condescendance jusqu’à prendre part à des plaisirs du peuple romain qui lui paraissaient odieux, tant il craignait, en homme pratique, de vouloir devancer son siècle. Comme il ne pouvait supprimer par exemple les combats de gladiateurs, il en diminua du moins l’horreur en donnant à ces malheureux des fers émoussés. Combien le révoltaient la curiosité féroce du peuple romain, le tumulte de ses joies inhumaines, il nous le dit lui-même : « Tout cela est comme un os jeté en pâture aux chiens, un morceau de pain dans un vivier... Assistes-y donc avec un sentiment de bonté et sans mépris insolent. » Ce haut et tranquille esprit, si fort au-dessus de son peuple, sait se plier aux nécessités de sa condition. Magistrat et non philosophe, il n’a pas le droit de rompre avec le siècle; il en observe les usages, tout en les condamnant; il défend même à ses nobles dégoûts de paraître, n’oubliant jamais qu’il s’agit de se montrer en prince et non en sage, et que dans un chef d’empire une raison trop dédaigneuse des mœurs publiques est pour le peuple la plus choquante des offenses. Ce serait faire injure à un empereur de le proclamer le plus pur des moralistes, si on ne reconnaissait d’abord qu’il fut un souverain raisonnable et laborieux.

Ce bon sens si ferme, cette activité sans défaillance, cette raison judicieuse dans les petites comme dans les grandes choses est assurément ce qui peut le plus étonner dans un homme accoutumé aux méditations morales, et qui fait de la philosophie sa plus chère étude. N’était-il pas à craindre que ce sage, ce stoïcien couronné, ne cédât à la tentation de réformer le monde, d’imposer sa doctrine, et de rendre les hommes meilleurs malgré eux? Entouré de philosophes, ses maîtres, qui avaient dirigé sa conscience pendant sa jeunesse, il aurait pu, comme certains princes chrétiens trop zélés, rêver un royaume de Salente, une cité stoïcienne, et porter de tous côtés les règles rigides de sa philosophie. Il sut résister même à cet entraînement honnête, bien que le peuple romain eût été de tout temps soumis à de pareilles tentatives, et que, familiarisé avec l’antique magistrature de la censure républicaine et certaines réformes morales essayées par quelques empereurs, il n’eût rien trouvé de trop étrange dans un nouveau règlement sur les mœurs publiques et privées. Marc-Aurèle comprit que les princes doivent empêcher le mal sans décréter le bien, et que la contrainte de la vertu serait la plus insupportable des tyrannies, si elle n’était la plus impuissante et la plus inefficace. « Qui pourrait en effet changer les opinions des hommes, et, sans un libre consentement, qu’aurais-tu autre chose que des esclaves gémissant de leur servitude, des hypocrites? » Malgré la bienveillance ordinaire de ses jugemens sur les hommes, il ne se fait sur eux aucune illusion, il les connaît, il connaît surtout son entourage, la cour qu’il juge. « Que sont ces gens qui traitent de haut en bas les autres ? À qui ne faisaient-ils pas la cour naguère, et pour quoi obtenir ?… Des gens qui se méprisent les uns les autres et se font des protestations d’amitié, qui cherchent à se supplanter et se font des soumissions. » Ailleurs il se parle à demi-mot, mais on devine sa pensée. « Voilà donc pourquoi ils nous aiment, ils nous honorent ! Habitue-toi à considérer dans leur nudité ces petites âmes. » Mais s’il connaît la cour, il contient ses mépris, il se fait même une loi de n’en plus dire du mal. Il a trop cédé quelquefois à la tentation de blâmer ; heureusement il s’est ravisé. « Que personne ne t’entende plus critiquer la vie de la cour ! » Non-seulement son austérité ne laisse point paraître de dédain, mais il se met en garde contre les jugemens trop sévères qu’il pourrait porter sur les hommes et se trace cette règle équitable : « Il y a mille circonstances dont il faut s’informer pour prononcer sur les actions d’autrui. » Ne pas déclamer contre le vice, ne pas le flatter non plus, voilà sa maxime, qu’il condense en un beau mot : « Ne sois ni tragédien ni courtisane. »

En constatant que cet empereur philosophe n’a point trop prêché, qu’il a même quelquefois désespéré des hommes et les a jugés avec une certaine amertume, nous ne songeons pas à lui faire un mérite d’avoir regardé de haut l’humanité. Rien n’est plus facile à un souverain que de mépriser les hommes, de prendre en pitié le conflit des convoitises qu’il a souvent le tort d’exciter volontairement lui-même, et de rire des vices qu’il a créés autour de lui. Nous voulons simplement remarquer le sens pratique d’un prince qui appartient de cœur et d’esprit à une doctrine prêcheuse, qui, par son éducation, ses études, ses préoccupations journalières, sa foi philosophique, pouvait être tenté de faire de la propagande indiscrète et qui a pris sur lui de s’en abstenir, comprenant qu’un souverain qui veut régenter les âmes risque sa dignité, s’il est trop complaisamment écouté par les hypocrites, et son autorité, s’il n’est pas obéi. Sans commander toutefois, sans rien entreprendre sur la liberté intérieure de chacun, il ne s’est pas cru interdit d’agir en particulier sur les cœurs capables de le comprendre. Il se rappelle en plus d’un endroit et se précise les règles de la persuasion morale : « Tâche d’émouvoir sa raison par la tienne, montre-lui sa faute, rappelle-lui son devoir. S’il t’écoute, tu le guériras. » Par une ingénieuse et belle comparaison, il montre ce qu’il faut dans cette propagande intime d’inépuisable bonté, mais aussi de discrétion. Une âme qui veut en éclairer une autre doit ressembler à un rayon qui pénètre dans un lieu obscur. Le rayon s’allonge et s’applique au corps opaque qui s’oppose à son passage : là il s’arrête sans défaillir, sans tomber ; ainsi l’âme doit se verser, sans épuisement et sans violence, en éclairant ce qui peut recevoir sa lumière ; mais ce n’est point assez pour la raison de Marc-Aurèle d’aller ainsi mollement au-devant des âmes comme la lumière à la surface du solide, il veut encore pénétrer l’obstacle et s’ouvrir les voies les plus fermées par la force de l’amour. « Souviens-toi que la bonté est invincible… Que pourrait faire le plus méchant des hommes, si dans l’occasion, alors qu’il s’efforce de te nuire, tu lui disais d’un cœur paisible : — Non, mon enfant, nous sommes nés pour tout autre chose ; ce n’est pas à moi que tu feras du mal, c’est à toi-même, mon enfant ? Pas de moquerie, pas d’insulte, mais l’air d’une affection véritable. Ne prends pas un ton de docteur, ne cherche pas à te faire admirer de ceux qui sont là, mais n’aie en vue que lui seul. » En entendant cet accent nouveau, qui ne pardonnerait à Marc-Aurèle d’avoir ainsi prêché dans l’intimité et devant peu de témoins ? Une seule fois il sortit de cette réserve, malgré lui, dans une circonstance bien extraordinaire et mémorable. Alors que, déjà ruiné par l’âge et la fatigue, il se préparait à partir pour sa dernière expédition contre les Marcomans, où il mourut, les philosophes et le peuple romain, craignant, non sans raison, de ne plus revoir leur chef vénéré, le supplièrent de vouloir bien exposer avant son départ les préceptes de la morale, et l’on vit l’empereur, durant trois jours, parler sur les devoirs des hommes, exhalant en une fois ses grandes pensées devant les Romains, et, avant d’aller mourir sur les frontières, laissant son âme à son peuple.

Il fallait dire quelque chose du souverain avant de parler du philosophe. Un prince qui sur dix-neuf années de règne en a passé douze aux extrémités de son empire, sur le Danube et en Orient, n’est ni un quiétiste, ni un utopiste, ni un pédant couronné. Ses pensées ne sont pas des fantaisies d’imagination, des souvenirs d’école, des spéculations de moraliste oisif, mais le manuel pratique d’un empereur qui voudrait rester homme et médite les lois divines et humaines pour les mieux accomplir. Ces méditations n’ont rien de subtil, ces scrupules rien de timoré ; ce n’est pas une âme dolente et molle qui se tourmente, mais un cœur droit et ferme, qui se possède, règne sur lui-même et garde sa force jusque dans ses dégoûts et ses tristesses. La philosophie ne l’a pas éloigné, mais rapproché des hommes, ou, si elle l’a élevé au-dessus d’eux, ç’a été pour lui faire contempler d’un regard plus clément, d’une vue plus désintéressée, les choses humaines. « C’est la philosophie, écrivait-il, qui te rend la cour supportable, c’est elle qui te rend supportable à la cour. » La méditation morale n’a donc été que la source vive où cette âme active se purifiait, mais en se retrempant. La philosophie fut pour Marc-Aurèle ce que fut la religion pour saint Louis.


II.

En Marc-Aurèle, le dernier des grands moralistes païens, il y a deux hommes, celui des temps antiques qui regarde comme principal devoir l’activité civique, celui des temps nouveaux qui aime à se retirer en lui-même, à prendre soin de son âme, à se remplir de charité, à méditer sur le néant du monde et sur la loi de Dieu. Son livre est plein non d’idées, mais de dispositions chrétiennes. On dirait que le souffle errant de la foi nouvelle a rencontré et pénétré ceux-là mêmes qui se souciaient le moins d’en être touchés. Sans rien renier des principes de l’école, sans renoncer aux formules précises et consacrées, sans soupçonner même d’autres vérités, le stoïcisme de Marc-Aurèle inclinait à une sorte de mysticisme, si on peut appeler ainsi le goût de la contemplation morale, l’indifférence au monde, l’abandon à la Providence et la délectation d’une âme ravie devant les lois divines.

Nous ne tenterons point de reconstruire un système de morale avec ces pensées éparses, ni de refaire ce qui a été déjà fort bien fait dans plus d’une étude philosophique. Selon nous, Marc-Aurèle n’a rien inventé, n’a rien modifié de propos délibéré dans l’enseignement qu’il a reçu de ses maîtres. Il se croit en possession de la vérité, et rarement un doute sur le fond du stoïcisme traverse son esprit. Et pourtant combien peu il ressemble à Sénèque et même à Épictète ! Le ton a changé, l’accent n’est plus le même, et il se trouve que les mêmes principes ont donné naissance à des pensées qui paraissent nouvelles. En général, dans l’étude des doctrines morales, on ne tient pas assez compte des hommes qui les ont professées. Les principes se transforment selon le caractère des adeptes, et si la lettre subsiste, l’esprit varie. François de Sales et Fénelon, quoique fidèles à l’église, diffèrent des autres docteurs. Et qui peut dire jusqu’à quel point leurs ouvrages, pourtant orthodoxes, ont modifié la manière dont on a compris depuis la doctrine chrétienne ? Ainsi Marc-Aurèle, tout stoïcien qu’il est, a renouvelé le stoïcisme sans en altérer les dogmes. La doctrine en passant par son cœur s’est imprégnée d’autres vertus.

Jusqu’alors l’antiquité païenne n’estimait point assez la douceur, qu’elle confondait souvent avec la faiblesse. Les citoyens au milieu des luttes républicaines avaient surtout besoin de vertus fortes, propres à l’attaque et à la défense, et dont le mérite suprême était d’être indomptables. Sous le despotisme des césars, les âmes opprimées se ramassaient en soi, se raidissant contre la tyrannie, et tenaient à paraître inflexibles. L’extrême liberté et l’extrême oppression demandaient également la dureté romaine. La philosophie dans ses nobles redites recommandait sans cesse l’effort dans l’activité civique ou dans la patience, comme on donne à des athlètes un règlement de palestre. Quels sont en effet les modèles proposés par la philosophie? Un Caton d’Utique, un Brutus, des fanatiques qui ont poussé l’héroïsme jusqu’à la fureur, et d’autant plus vantés qu’ils passaient pour plus insensibles; mais les esprits changent peu à peu. Déjà Sénèque se plaît à tracer le portrait d’un sage plus doux; Thraséas réalise cet idéal, et l’on arrive ainsi au temps de Marc-Aurèle, où la douceur est mise au rang des plus belles vertus. Elle n’est plus, comme autrefois, renvoyée ou concédée aux femmes, elle devient un ornement de l’homme. De là ce mot de Marc-Aurèle, si peu antique, si inattendu : « La douceur et la bonté ont quelque chose de plus mâle. » Ce sont ces qualités surtout qu’il met en lumière quand il fait le portrait de ses parens et de ses maîtres. Dans son examen de conscience, sa préoccupation constante est de garder avec la fermeté la bienveillance. Alors même qu’il médite sur des vérités qui semblent le plus étrangères à ce sentiment, il en tire des conséquences lointaines qui font voir le prix et la justice de la bénignité, et, quelle que soit la longueur des détours, il revient sans cesse à cette qualité qui l’attire. Il cherche les pensées qui peuvent, comme il dit, « le rendre plus doux envers tous les hommes. » Cette vertu remplit si bien son cœur qu’il la déverse sur lui-même : « Il n’est pas juste que je me chagrine, moi qui n’ai jamais volontairement chagriné personne. » Partout dans ce livre les jugemens sur les vices, sur le mal physique et moral, sur les désordres de la nature et de la société, respirent une clémence affectueuse, et nous allons voir comment cette âme élargie par l’amour enveloppe toutes choses, l’univers et l’humanité dans son universelle mansuétude. Marc-Aurèle ne bâtit qu’un temple, qu’il consacra à une divinité qui à Rome n’avait pas encore de nom, à la Bonté.

Grâce à ce fonds de mansuétude et de tendresse naturelle, Marc-Aurèle a mieux compris que ses devanciers l’idée stoïcienne de la fraternité humaine. On ne saurait trop redire que les plus belles idées morales sont comme non avenues dans le monde tant qu’elles ne se sont point incarnées dans un homme qui les comprend d’instinct et qui retrouve dans cet idéal sa propre nature. La philosophie a beau semer d’admirables principes, ils peuvent rester longtemps stériles. Sans doute il se trouvera des esprits logiques pour en tirer des conséquences, des orgueilleux pour s’en parer comme d’une brillante nouveauté, des hommes d’éloquence et de style qui en feront la matière de beaux discours ; mais ces principes demeurent à peu près sans vertu, s’ils ne tombent dans une âme naturellement prête à les recevoir, qui les échauffe, les fasse germer et les nourrisse de sa propre substance. Ainsi l’idée de la solidarité humaine est vieille dans le monde, elle a passé de grands esprits en grands esprits, comme le flambeau des jeux antiques allait de main en main ; les stoïciens romains et les déclamateurs mêmes en ont fait le texte de leurs prédications morales. De Zénon à Épictète, la liste est longue de tous les philosophes qui tour à tour ont célébré ces vérités qui deviendront bientôt le fondement d’une société nouvelle ; mais combien sont inefficaces ces fastueuses formules et ces recommandations froidement impérieuses ! Ce ne sont que des conceptions de l’esprit, des fantaisies d’imagination attendrie, des velléités de bienveillance qui, pour être intermittentes, n’ont pas le temps de pénétrer dans les âmes ni de les féconder. C’est que, pour bien parler de l’amour, il faut de l’amour. Les plus nobles principes d’humanité ne valent que dans un cœur vraiment humain, dont la bienveillance est native. Même dans les sociétés modernes et chrétiennes, ne voyons-nous pas mille manières de concevoir la fraternité ou la charité ? Depuis la fraternité meurtrière de 93 jusqu’à la charité pure, il est bien des degrés, et nous rencontrons successivement la philanthropie théorique, la charité froide qui répète une formule consacrée, la charité orgueilleuse qui se croit meilleure que les autres, la charité mercenaire qui demande au ciel ou à la terre le prix de ses bienfaits. Il faut que de temps en temps une âme d’élite, par de beaux exemples ou même par de beaux accens dans un livre, nous fasse comprendre la fraternité véritable. De même, dans l’antiquité païenne, l’idée de la charité régnait sur tous les grands esprits du stoïcisme, qui la répandaient tantôt avec une autorité sèchement doctrinale, tantôt avec une éloquence brusque et choquante, presque toujours avec un dédain superbe pour les infirmités morales. Marc-Aurèle, tout pénétré de ces principes qu’il n’empruntait pas à l’école, et qu’il trouvait dans son cœur, eut la gloire non-seulement de les mieux comprendre, mais d’en trouver le langage. Il sut parler de la charité avec charité.

Nous négligeons ici les principes philosophiques sur lesquels repose cette charité et qui sont communs à tout le stoïcisme. On peut les résumer en quelques mots : nous sommes tous parens, non par le sang et la naissance, mais par notre commune participation à la même intelligence, par notre prélèvement commun sur la nature divine. De là tant de préceptes d’amour que Marc-Aurèle se donne à lui-même, et qui surabondent dans cet examen de conscience comme le sentiment qui les inspire : « Aime les hommes, mais d’un amour véritable[4]. » Il se reproche de ne pas savoir assez combien est intime la solidarité humaine, et il se dit : « Tu n’aimes pas encore les hommes de tout ton cœur[5]. » De là enfin le pardon des injures : « Ce n’est point assez de pardonner,… il faut aimer ceux qui nous offensent. » Les hommes se trompent, ils sont égarés par leurs faux jugemens, et Marc-Aurèle rencontre le précepte évangélique : Pardonnez-leur, puisqu’ils ne savent pas ce qu’ils font. Il trouve des paroles de clémence même pour les ingrats, les fourbes et les traîtres : « Contre l’ingratitude, la nature a donné la douceur… Si tu peux, corrige-les ; sinon, souviens-toi que c’est pour l’exercer envers eux que t’a été donnée la bienveillance. » En s’encourageant à bien traiter ceux-là mêmes qui l’offensent, il ne se croit pas magnanime, il satisfait le plus noble égoïsme, le plus délicat et le plus permis, qui consiste à se livrer sans contrainte à ses bons sentimens : « c’est se faire du bien à soi-même que d’en faire aux autres. » Lorsque dans son examen de conscience il s’interroge et se demande comment il s’est comporté jusqu’à ce jour envers les dieux et les hommes, il n’oublie pas d’ajouter a et envers mes serviteurs. » La charité domine si bien ses pensées qu’il n’admet que les prières où l’on demande à Dieu des biens pour d’autres encore que pour soi : « il ne faut point prier, ou il faut prier ainsi simplement et libéralement. » Quand il veut se prouver que la bienfaisance doit être gratuite, sans désir de reconnaissance ou de gloire, il rencontre un sentiment et une image d’une simplicité ravissante : « Il faut être comme la vigne, qui donne son fruit et puis ne demande plus rien… Ainsi l’homme qui a fait le bien doit passer à une autre bonne action, comme la vigne encore qui se prépare à porter d’autres raisins dans la saison. Faut-il donc être du nombre de ceux qui ne savent pas ce qu’ils font ? — Oui. » Paroles d’autant plus remarquables qu’un stoïcien se piquait de se conduire toujours par des raisons précises, et traitait d’insensés tous ceux qui ne se rendent pas exactement compte de leurs actions ! Marc-Aurèle, en tout fidèle à cette règle, en excepte la bienfaisance, rencontrant ainsi cet autre précepte évangélique sur la main droite et la main gauche. Nous versons ici presque au hasard toutes ces pensées charitables, sans les rattacher les unes aux autres ni aux principes philosophiques dont elles dépendent. Il faut, pour en jouir, les voir dans la liberté de leur effusion. Les pensées morales sorties du cœur ne doivent pas être strictement enfermées dans les formes d’une méthode scolastique ; pour laisser sentir leur vertu et leur parfum, il faut qu’elles s’épanchent et se répandent. On ne connaît pas entièrement Marc-Aurèle quand on n’a parcouru que les pensées du souverain et de l’homme sociable; il faut le suivre dans ses réflexions plus intimes, plus religieuses, que l’on est tenté d’appeler ses élévations. Sans doute il est plus facile dans une lecture solitaire de goûter la substance morale de ces pensées intérieures que de les exposer au grand jour et d’attirer sur ces pieuses méditations la curiosité profane de certains lecteurs. Une âme maîtresse de ses passions, qui fuit les troubles du monde, qui se tient au-dessus des nuages terrestres de la vie humaine et se recueille dans son apaisement, ne peut offrir aux yeux que l’uniformité du calme; mais ce calme même n’a-t-il pas sa beauté et sa grandeur? Quand on veut s’élever sur les hauteurs du sentiment moral, il faut savoir supporter la monotonie de la sérénité.

Ce n’est pas un spectacle sans intérêt et sans nouveauté que celui d’un païen si amoureux de perfection intérieure, qui s’est fait une solitude au milieu des affaires et des hommes, et, devant l’idéal de vertu que la philosophie lui propose, travaille à son âme avec une tendre sollicitude, comme un artiste qui voudrait accomplir un chef-d’œuvre, et qui naïvement, sans vanité, pour se satisfaire lui-même, retouche sans cesse son ouvrage. En sentant approcher la fin de sa carrière : « Tu es vieux, se dit-il, songe que l’histoire de ta vie est complète, que tu as consommé ton ministère... Pense à ta dernière heure. » C’est dans ces dispositions suprêmes qu’il se surveille, se gronde, s’encourage, se rassure, pour mettre la dernière main à sa culture morale.

Peu de nos livres de piété font aussi bien sentir ce qu’il peut y avoir de profit moral et de tranquilles jouissances dans la solitude que l’âme se fait à elle-même pour sanctifier ses pensées. Marc-Aurèle ne veut plus avoir souci que de son âme. « Chasse loin de toi la soif des livres... Il ne s’agit plus de discuter. » Comme l’Ecclésiaste, il craint de trouver dans de trop longues études trouble et affliction d’esprit. « C’est au dedans de toi qu’il faut regarder; là est la source du bien, source intarissable, pourvu que tu creuses toujours. » Mais ce n’est pas pour se livrer à de molles contemplations et à de vagues extases. Il tient son âme entre ses mains, il la possède, il ne la laisse pas errer, il la contraint « à soumettre les choses à un solide examen. » Il garde sous ses yeux un certain nombre de maximes courtes, fondamentales, qui assurent la sérénité de l’âme, «de même que les médecins ont toujours sous la main leurs instrumens. » Il veut pouvoir dire à quoi il pense et pouvoir se répondre toujours à cette question : « quel est l’usage que je fais aujourd’hui de mon âme? » Si la rêverie incertaine le tente et risque de troubler la netteté de son esprit, il la chasse ou plutôt il reconduit avec une bonne grâce impérieuse, en maître qui, sans s’irriter, sait se défendre contre les importuns. «Que fais-tu donc ici, imagination? Va-t’en, au nom des dieux! Je ne me fâche point contre toi; seulement va-t’en. » Il veut vivre en présence et sous les yeux de sa raison, qui est une partie de Dieu. « Comprends enfin qu’il y a en toi-même quelque chose d’excellent et de divin, et qu’il faut vivre dans l’intime familiarité de celui qui a au dedans de nous son temple. » Ainsi, dans cet examen de conscience, où l’amour des idées morales va quelquefois jusqu’à l’attendrissement, rien n’est pourtant livré aux aventures de l’imagination ni aux subtilités du sentiment. En se retirant en lui-même, Marc-Aurèle se rapproche de cette lumière que Dieu fait briller dans tous les hommes, et dans l’éloignement du monde et le silence des passions il veut contempler les lois de la raison pour les mieux aimer, pour leur mieux obéir.

Mais quelles joies dans cette solitude intérieure, et comme il s’exhorte à goûter cette paix que procure la parfaite ordonnance de l’âme! « On se cherche, dit-il, des retraites, chaumières rustiques, rivages des mers, montagnes... Retire-toi plutôt en toi-même, nulle part tu ne seras plus tranquille. » Comme il se tient en garde contre les troubles, les dégoûts, le découragement, les tentations, pour se donner tout entier à la contemplation des vertus dont il voudrait faire la règle de sa vie ! « Si tu trouves dans la vie quelque chose de meilleur que la justice et la vérité, tourne-toi de ce côté de toute la puissance de ton âme;... mais, si tu ne vois rien de préférable, choisis, te dis-je, comme un homme libre, ce bien suprême. » Jamais Marc-Aurèle, malgré les délicatesses de ce qu’on pourrait appeler sa spiritualité, ne parle de ces petites vertus raffinées que les âmes qui travaillent trop sur elles-mêmes finissent par imaginer. La magnanimité, la liberté, le calme, la sainteté de la vie, voilà les objets de ses désirs. La douce impatience de ces désirs donne quelquefois un certain pathétique aux apostrophes qu’il s’adresse à lui-même : « O mon âme, quand seras-tu bonne et simple? » Quelquefois il se supplie lui-même de se donner au plus tôt des vertus qui le ravissent. « Embellis-toi de simplicité, de pudeur, d’indifférence pour tout ce qui n’est ni vice ni vertu. » Il lui arrive même de s’accabler en pensant tout à coup que son terme est proche et qu’il n’est pas encore détaché de toutes ses passions, comme s’il avait horreur de mourir dans une sorte d’impénitence finale : « Couvre-toi d’ignominie, ô mon âme, couvre-toi d’ignominie! tu n’auras plus le temps de t’honorer. » On peut trouver dans l’antiquité des pensées plus nouvelles, mais rien n’est plus nouveau que ces tendresses morales, ces pudeurs de l’âme et ces accens ingénus avec virilité que l’éloquence stoïque n’avait pas encore rencontrés, et dont la simplicité veut être sentie et non louée.

C’est assurément une infirmité littéraire de notre sujet qu’on ne puisse parler de Marc-Aurèle sans avoir l’air de faire un panégyrique de saint. À notre époque surtout, où les grands hommes ne paraissent plus intéressans que par leurs faiblesses, et où le goût public ne supporte plus un éloge continu, ce n’est pas une entreprise sans difficulté et sans péril que la peinture d’un homme à peu près irréprochable, dont la raison fut si calme et la vertu si unie. Ce serait pourtant une injustice de n’en pas dire assez par la crainte d’en dire trop. Laissons-nous donc aller sans fausse honte aux sentimens que nous inspire ce beau livre, et achevons de faire connaître sans louanges une âme qui n’en a jamais demandé à personne.

Bossuet, traçant les règles de la vie chrétienne, s’écrie en plus d’un endroit : « Commençons à nous détacher des sens et à vivre selon cette partie divine et immortelle qui est en nous... Laissons périr tout l’homme extérieur, la vie des sens, la vie du plaisir, la vie de l’honneur. » Bossuet, sans le savoir, mais avec une exactitude littérale, fait le portrait de Marc-Aurèle, qui, s’entretenant sans cesse avec cette partie divine qui est en lui, a fermé son âme à la vie des sens, à la vie de l’honneur. La renommée, les acclamations populaires, la gloire même et le jugement de la postérité n’inspirent que des paroles de dédain à ce souverain si détaché du monde et si profondément entré dans la contemplation des vérités éternelles. On est tenté à chaque instant d’employer des expressions chrétiennes pour peindre ce pur et haut état d’esprit, et la langue de la philosophie antique ne suffit plus. Tout en remplissant toujours avec une ferme attention sa magistrature souveraine, Marc-Aurèle ne rêve que la vie cachée en Dieu, sans plus s’occuper des jugemens humains. Aussi ne peut-on pas lui reprocher, comme à d’autres philosophes, de n’avoir travaillé que pour la gloire et d’avoir sans cesse repoli ses vertus pour les faire briller aux yeux du monde. Toutes les apostrophes et les railleries adressées par les chrétiens au pharisaïsme stoïque n’atteignent pas Marc-Aurèle, et le fougueux Bossuet, dans ses emportemens contre Sénèque et l’orgueil de la sagesse stoïcienne, est trop juste ou trop prudent pour rien hasarder contre lui. Sans doute l’empereur a dû beaucoup aimer la gloire, et il eût été indigne de régner, si son âme avait été indifférente à un beau nom; mais, après en avoir goûté les douceurs, il en a été désabusé quand il connut quelque chose de meilleur. Il a repoussé cette passion après toutes les autres, cette passion, selon le mot de Tacite, qui est la dernière dont se dépouille le sage. « As-tu donc oublié, ô homme, écrit Marc-Aurèle, ce que c’est que la gloire ? Pour moi, j’en suis revenu. » Ne croyez pas qu’il va déclamer contre elle et répéter les sentences convenues de l’école. Non, il est sur ce point en lutte avec lui-même; il se reproche d’être encore sensible à l’approbation et au blâme, et prouve ainsi sa sincérité. Quand il se sent tenté par la gloire, il se rappelle aussitôt combien les hommes sont vains dans leurs jugemens, injustes, inconséquens. « Quoi ! c’est dans les âmes des autres que tu places ta félicité!... Tu veux être loué par un homme qui trois fois par heure se maudit lui-même!... Pénètre au fond de leurs âmes, et tu verras quels juges tu crains... Il ne faut que quelques jours, et ceux-là te regarderont comme un dieu qui te regardent aujourd’hui comme une bête farouche. » Ici ce ne sont encore que des paroles de prince, de souverain qu’émeuvent sans doute certains murmures populaires contre un édit nouveau, et qui s’exhorte à ne pas se départir de ses bienfaisantes maximes, fussent-elles odieuses au peuple, qui ne les comprend pas. Il le dit du reste lui-même avec une fermeté pleine de grâce : « Ils te maudissent; qu’y a-t-il là qui empêche ton âme de rester pure, sage, juste? C’est comme si quelqu’un s’avisait de dire des injures à une source limpide et douce; elle ne cesserait pas pour cela de verser un breuvage salutaire. Et quand il y jetterait du fumier, elle aurait bientôt fait de le dissiper, de le laver: jamais elle n’en serait souillée. » Il a fini par se mettre si fort au-dessus des jugemens contemporains qu’il répète avec une satisfaction visible ce mot célèbre d’Antisthènes : « C’est chose royale, quand on a fait le bien, d’entendre dire du mal de soi. » On pourrait croire que ce ne sont là que les fières paroles d’un politique qui méprise le peuple encore plus que la renommée, si on ne le voyait si souvent mettre sous ses pieds toute espèce de gloire humaine avec le détachement d’un homme à qui Dieu suffit.

Pour échapper à des tentations qui sans doute le sollicitent encore, Marc-Aurèle se fait comme un pieux devoir de promener son esprit sur toutes les idées qui peuvent le désenchanter de la gloire. Il aime à se répéter que petite est la renommée même la plus durable, que tout passe en un jour, et le panégyrique et l’objet célébré, que ce qui survient efface bientôt ce qui a précédé, que toutes choses s’évanouissent, et il s’écrie enfin : « Après tout, que serait-ce que l’immortalité même de notre mémoire? Une vanité. » Lui, l’empereur guerrier, victorieux, qui s’est consumé dans de longues et périlleuses expéditions, lui qui devait tenir, à ce qu’il semble, plus que tout autre à sa renommée militaire, puisqu’il la payait de sa santé, de sa vie, de son repos philosophique, il se prend en pitié, et c’est en pensant peut-être à ses victoires remportées sur les Barbares qu’il écrivait ces mots cruels pour lui-même et d’une amertume digne de Pascal : « Une araignée est fière pour avoir pris une mouche, tel homme pour avoir pris un levraut, tel autre des ours, tel autre des Sarmates. » C’est ainsi qu’en plus d’une occasion il rabat son propre orgueil, et que, pour mieux se désabuser, il étale devant lui-même et remue avec une sorte d’aigre plaisir toutes les inanités de la gloire, ramenant sans cesse son âme sur ces hauteurs d’où l’on voit à ses pieds les choses mortelles dans leur petitesse et leur rapide passage. « Contemple d’un lieu élevé ces troupeaux innombrables d’humains... Combien qui ne connaissent pas même ton nom! combien qui bientôt l’oublieront!... Non, la gloire n’est pas digne de nos soins, ni aucune chose au monde. » L’empereur philosophe, comme le roi sage de l’Écriture, laisse ainsi échapper son cri : Vanité des vanités, et tout est vanité; mais pourquoi ne dirions-nous pas que ce cri de Marc-Aurèle sort d’une âme plus pure, moins incertaine et moins troublée? Tandis que le roi des Juifs, rassasié de voluptés, de science et d’orgueil, ne fait entendre que les amères paroles d’un épicurisme désabusé, qu’en accablant de son scepticisme toutes les plus nobles choses humaines il ose affirmer que le plaisir de l’heure présente est encore ce qu’il y a de moins vain, tandis qu’il n’est enfin poussé vers Dieu que par la terreur et le désespoir, Marc-Aurèle, sans colère contre les voluptés, qui lui sont indifférentes, plein de foi dans la raison et la justice, méprise le monde, non pour en avoir abusé, mais parce qu’il connaît quelque chose de plus grand, de plus beau, de moins périssable, et se laisse porter par l’attrait et l’amour vers son dieu. Qu’importe en ce moment que le dieu qu’il adore ne soit pas le nôtre? Nous ne comparons pas ici les doctrines religieuses, mais les âmes de deux hommes, et nous ne devons pas taire le sentiment que nous inspire dans le stoïcien non-seulement ce renoncement magnanime aux grandeurs humaines, mais encore cette adhésion si vive et si douce aux lois divines, son obéissance à Dieu, et, pour employer un mot chrétien, son entier abandon.

Ce n’est pas ici le lieu d’exposer ni de discuter ce qu’on pourrait appeler les idées religieuses de Marc-Aurèle. Son dieu est la raison universelle, dont notre raison est une parcelle, la loi immuable de la nature. Il gouverne le monde, dans lequel il réside, avec lequel il se confond, il est le grand tout, il est la nature même considérée dans sa sagesse, son ordre, son harmonie. Comment ses lois immuables peuvent s’accorder avec l’idée d’une Providence et laisser place à la liberté humaine, comment cette Divinité peut devenir l’objet de l’adoration et de la prière, c’est ce que ce moraliste pratique, ennemi des spéculations métaphysiques, ne veut pas même se demander, laissant volontiers ces inconséquences, ces contradictions, se fondre et disparaître dans le vague, l’éloignement et la hauteur des principes. Tout ce qu’il lui importe de savoir, c’est que le monde est bien fait, qu’il forme comme une cité dont tous les membres doivent obéissance à la loi, et que l’homme qui dérange le plan de l’ensemble, soit en n’acceptant pas les accidens de la vie, soit en commettant une injustice, est un révolté contre la nature et un impie. « Que cela te suffise, que ce soient là les seules vérités,... afin de ne pas mourir en proférant des murmures, mais avec la vraie paix de l’âme. » De là un optimisme religieux qu’on voudrait pouvoir mieux s’expliquer, mais dont les effusions vous touchent tout en vous surprenant. Le mal physique disparaît aux yeux de Marc-Aurèle; il n’est plus un mal, mais une nécessité de l’ordre universel; les désordres de la nature ne sont qu’apparens, et sont appelés désordres parce que nous ne voyons pas comment ils se rattachent à l’harmonieux concert de tout l’ensemble. Mieux compris, ils auraient pour nous une sorte de grâce et d’attrait. « Ainsi le pain, durant la cuisson, crève dans certaines parties, et ces entre-bâillemens, ces manquemens pour ainsi dire au dessein de la boulangerie, ont je ne sais quel agrément qui aiguillonne l’appétit. » Telle est sa foi en la justice divine, que, si elle lui paraît en défaut, il réprime aussitôt sa pensée en se disant : « Tu vois bien toi-même que faire de pareilles recherches, c’est disputer avec Dieu sur son droit. » Pour lui, tout ce qui arrive arrive justement. Rien n’est défectueux ou manqué dans l’ordre de la nature, et si tel arrangement qui nous paraîtrait juste n’est pas, nous devons conclure qu’il ne pouvait, qu’il ne devait pas être. Qu’un panthéiste, un stoïcien, accepte avec une mâle résignation les lois générales de la nature, qu’il se soumette sans trouble à ce qui est inévitable, qu’il se soumette même de sa pleine et entière volonté à cet ordre universel qui l’opprime et l’écrase, on conçoit qu’un citoyen du monde fasse ainsi avec un sombre héroïsme tous les sacrifices que la cité lui demande; mais Marc-Aurèle, dans la plénitude de sa foi, témoigne à ces lois non-seulement de l’obéissance, mais de l’amour; c’est avec joie, avec une douce ivresse, qu’il court au-devant d’elles. « Je dis donc au monde : J’aime ce que tu aimes... Donne-moi ce que tu veux, reprends-moi ce que tu veux... Tout ce qui t’accommode, ô monde, m’accommode moi-même. Tout vient de toi, tout est dans toi, tout rentre en toi. Un personnage de théâtre dit : Bien-aimée cité de Cécrops! Mais toi, ne diras-tu point : O bien-aimée cité de Jupiter! » Il y a dans ces exclamations pieuses autre chose que de la froide soumission. Les âmes devenues plus affectueuses désirent aimer Dieu, et dans l’entraînement de cet amour elles vont au seul dieu qu’elles connaissent, sans se laisser rebuter par son insensibilité, et pour le seul plaisir de s’immoler à ses lois.

Cet optimisme religieux, ce parfait abandon paraît surtout dans les pensées de Marc-Aurèle sur la mort, qui remplissent ce livre et lui donnent un certain intérêt dramatique. On y voit partout que l’empereur, affaibli par l’âge et par la maladie, se sent en présence de la mort, qu’il s’exerce à l’envisager sans trouble, qu’il s’accoutume à elle et se prépare à lui faire bon accueil. Son manuel est plus encore une préparation à la mort qu’un recueil de préceptes pour la vie. S’il se hâte de purifier son âme, c’est qu’il lui reste peu de temps à vivre; s’il cherche à se détacher entièrement du monde, c’est qu’il veut pouvoir offrir à Dieu, au dernier moment, une soumission sans regrets. Selon lui, il faut remplir avec noblesse, avec dignité, avec une irréprochable correction toutes les fonctions morales que la raison divine nous impose et particulièrement la dernière de toutes, qui est de bien mourir. Il arrive ainsi peu à peu à se rendre le plus doux des hommes envers la mort. Et pourtant la doctrine stoïcienne ne lui permet de rien espérer au-delà de cette vie, si ce n’est une durée inconsciente dans le sein du grand tout. Cette froide et peu consolante doctrine à laquelle il a donné sa foi, et qu’il regarde comme la raison et la vérité mêmes, ne laisse pas quelquefois de paraître insuffisante à cette âme si avide de justice et d’amour : «Comment se fait-il que les dieux, qui ont ordonné si bien toutes choses, et avec tant de bonté, pour les hommes, aient négligé un seul point, à savoir que les gens de bien, d’une vertu véritable, qui ont eu pendant leur vie une sorte de commerce avec la Divinité, qui se sont fait aimer d’elle par leur piété, ne revivent pas après leur mort et soient éteints pour jamais? » Il réprime aussitôt ce murmure, mais il en dit assez pour laisser voir que son âme aspire à un autre avenir que la triste immortalité promise par le stoïcisme. Sa foi religieuse s’empresse de s’incliner devant la bonté souveraine qui sait bien ce qu’elle fait et qui ne doit être ni interrogée ni offensée par un doute. Jusque-là les stoïciens aimaient à provoquer la mort avec emphase, avec une sorte de courage insolent; ils couraient au-devant d’elle, et même dans leur soumission aux décrets de la nature il entrait souvent de la jactance ou de l’indifférence théâtrale. Ils méprisaient la mort, ils l’acceptaient en personnages de tragédie. Marc-Aurèle ne se montre pas en héros, il ne témoigne à la vie ni attachement, ni répugnance; il ne parle jamais du moment suprême qu’avec une simplicité placide, il a même coutume de n’employer que les expressions les plus atténuantes qui assimilent la mort aux fonctions les plus simples et les plus ordinaires de la vie. S’il faut partir, dit-il, il partira avec la bonne grâce que demande tout acte conforme à l’honnêteté et à la décence : « Va-t’en donc avec un cœur doux et paisible, comme est propice et doux le dieu qui te congédie. » Ce sont les dernières lignes du livre, interrompues peut-être par la maladie ou la mort. On se figure volontiers Marc-Aurèle laissant tomber de ses lèvres, avant de s’éteindre, un de ces beaux mots qu’on admire dans son manuel et qui respirent une résignation tout aimable : « Il faut quitter la vie comme l’olive mûre qui tombe en bénissant la terre sa nourrice et en rendant grâces ta l’arbre qui l’a portée. » Peut-être même, dans la crainte de demeurer trop longtemps dans un monde corrupteur et de se laisser aller à quelque faiblesse, a-t-il répété en mourant cet autre mot plus noble encore qu’il écrivait un jour dans le recueil de ses pensées : «Viens au plus vite, ô mort! de peur qu’à la fin je ne m’oublie moi-même. » Exclamation singulière et touchante qui montre qu’à cette conscience délicate la mort causait moins d’horreur qu’une faute contre les lois ou les bienséances morales ! C’est ainsi que Marc-Aurèle, en se désaccoutumant peu à peu de son corps, de ses passions, de la vie, est arrivé à dire dans son langage, comme l’âme chrétienne que fait parler Bossuet : « O mort, tu ne troubles pas mes desseins, mais tu les accomplis. Achève donc, ô mort favorable!... nunc dimittis. »

Mais, pour ne parler ici que la langue de la sagesse profane, tout lecteur qui a vécu dans une intime familiarité avec les Pensées, qui les a comprises et goûtées, trouvera qu’il ne parut jamais dans le monde antique un homme plus digne que Marc-Aurèle de recevoir l’éloquent et dernier hommage que Tacite rendait un jour à un sage vaillant : « S’il est un asile pour les mânes des hommes pieux, si les grandes âmes ne s’éteignent pas avec le corps, repose en paix... et rappelle-nous à la contemplation de tes vertus. » De tous les hommes magnanimes de Rome et de la Grèce, aucun ne s’est en quelque sorte mieux préparé à cette vie future que l’antiquité entrevoyait quelquefois dans ses rêves. Et si la doctrine stoïque empêchait Marc-Aurèle de l’espérer, il en a fait du moins l’objet de ses désirs, il a travaillé pour la mériter. Aussi des chrétiens charitables, touchés de ces singulières vertus, ont-ils osé demander pour cette âme païenne la récompense des justes et imploré en sa faveur la miséricorde divine. Marc-Aurèle a-t-il pu recevoir le prix de sa bonne volonté, telle est la question qu’on a plus d’une fois agitée en des livres chrétiens, question honorable pour lui, mais inutile et même périlleuse, où la sévérité du dogme risque de n’être pas d’accord avec nos idées de justice, où trop de confiance peut être une témérité, où le doute surtout est imprudent, car quel espoir resterait-il aux vulgaires humains, si Marc-Aurèle n’avait pas trouvé grâce, et si vous n’aviez pas été recueillie avec amour par le suprême juge de nos incertaines doctrines, ô vous de toutes les âmes virilement actives la plus douce, la plus détachée de la terre et la plus pleine de Dieu?

La nouveauté et le charme de ce livre consistent dans une certaine mélancolie qui rappelle la tristesse chrétienne. Marc-Aurèle, en dehors de sa magistrature souveraine, qu’il exerce encore avec fermeté et dévouement, ne connaît plus rien dans la vie qui vaille la peine d’occuper ses pensées. Il n’a trouvé le bonheur « ni dans l’étude du raisonnement, ni dans la richesse, ni dans la gloire, ni dans les jouissances, nulle part enfin. » Au milieu de ce monde changeant, où tout lui paraît néant et fumée, il ne veut plus s’attacher à des ombres passagères. « C’est comme si, dit-il, on se prenait d’amour pour un de ces moineaux qui passent en volant ! » A tous les dégoûts d’un cœur que rien sur la terre ne peut remplir, s’ajoute encore une certaine lassitude, la fatigue de la vie et des hommes. Il passe sans colère au milieu d’eux, il les supporte avec douceur; mais il ne tient pas à demeurer plus longtemps parmi des compagnons de misère qui ne partagent ni ses sentimens, ni ses principes. Cette âme délicate se sent égarée au milieu de la corruption contemporaine, solitaire dans sa grandeur, incomprise et abandonnée. L’uniforme répétition des choses l’ennuie comme un spectacle de l’amphithéâtre. Sa pensée, d’ordinaire si calme, rencontre parfois des paroles d’impatience pour peindre le rôle qu’il joue lui-même sur la scène du monde : « assez de vie misérable, de lamentations, de grimaces ridicules! » Il lui tarde d’échapper à ces ténèbres, à ces ordures, et finit par regarder la mort comme une délivrance : « qu’y a-t-il donc qui te retienne ici?.... Jusques à quand? » Mais cette tristesse ne ressemble à aucune autre, elle est presque toujours paisible et épanouie, si l’on peut dire. Ces plaintes ne sont pas d’un misanthrope dépité, mais d’un souverain accoutumé à contempler les choses de haut et de loin, et qui par son élévation échappe aux agitations, aux chétives passions qui l’entourent. On ne rencontre dans son livre rien de ce qui fait souvent l’éloquence des autres stoïciens, ni recherche littéraire, ni déclamation, ni savante ironie. C’est que Marc-Aurèle n’est pas un combattant, mais un juge de la vie humaine. Il doit sa tranquillité en face des. hommes et des choses aux royales hauteurs où il a été obligé de tenir son esprit, et sa mélancolie n’est que de la sérénité voilée.

Ces désillusions et cette indifférence, qui finissent quelquefois par gagner des sociétés entières, sont ordinairement chez les peuples, comme chez les individus, les signes précurseurs du renouvellement des âmes. Ainsi le monde antique, las de plaisirs, d’orgueil, de science, se prenait en pitié par la bouche de son plus noble interprète. Tout ce qui avait été l’idole de la Grèce et de Rome descendait peu à peu dans le mépris. Par une sorte de juste expiation, le découragement que le despotisme impérial avait répandu dans le monde remonta jusqu’à l’innocent héritier de ce pouvoir accablant, et ce fut un empereur qui recueillit et concentra dans son âme tous ces dégoûts de la vie. Dans ce désabusement, on comprit mieux le prix de la vie intérieure, on fut moins citoyen pour être plus homme, on trouva un secours et des consolations dans la loi morale, on s’attacha à des vérités éternelles confusément entrevues, on s’inclina avec humilité devant la raison universelle, c’est-à-dire devant le seul Dieu qu’on pût imaginer. Les âmes flottantes, si du moins il y en eut beaucoup de semblables à celle de Marc-Aurèle, se sentaient attirées à l’amour divin, et, avant de rencontrer Dieu, étaient déjà saisies par la piété.

Le christianisme ne sortit pas, comme on l’a prétendu, de ce mouvement des esprits, mais il devait à la longue en profiter. Il ne s’accomplit pas dans le monde une grande révolution morale qui ne soit préparée, et les plus belles vérités passent devant les hommes sans les pénétrer, s’ils n’ont déjà le cœur ouvert pour les recevoir. Les pères de l’église qui ont été bien plus justes qu’on ne l’a été depuis envers la philosophie profane, qui ne craignaient pas de rendre hommage à la sagesse humaine et ne pensaient pas qu’elle fût l’ennemie de la loi divine, les pères ont reconnu que la philosophie antique avait été une véritable préparation à la foi chrétienne. Ils admettaient un christianisme naturel que Tertullien appelle testimonium animœ naturaliter christianœ, ils donnaient le nom de chrétien à des sages tels que Socrate, qui avaient comme marché à la rencontre de la raison éternelle et du Verbe divin; ils osaient dire, ces généreux adversaires, que Dieu avait suscité des philosophes parmi les païens comme il avait donné des prophètes aux Juifs pour les sauver. Aujourd’hui ces beaux sentimens de la primitive église ne sont plus suivis, et les plus honnêtes défenseurs de la foi s’imaginent, on ne sait pourquoi, que le discrédit de la sagesse ancienne importe à la religion ; ils se font un pieux devoir de rabaisser les sages de l’antiquité païenne, de choisir surtout les plus nobles pour les immoler sur l’autel, comme s’ils avaient la pensée que, plus la victime est belle, plus l’holocauste est agréable à Dieu.

Pour nous, qui ne croyons pas juste de demander à un sage païen des vérités qu’il ignore et qu’il ne peut donner, nous nous laissons simplement aller à la sympathie respectueuse que nous inspire un prince qui ne connut d’autres faiblesses que celles de la clémence, auquel on n’a pu reprocher que l’excès de la vertu dont le monde avait alors le plus besoin. Si comme philosophe il ne fut pas toujours exact et conséquent, si sa raison, avide de vérités consolantes, semble quelquefois flotter entre le Dieu du stoïcisme et celui de Platon, c’est qu’elle cherche la lumière à tous les coins du ciel. Son esprit reste enfermé dans la doctrine stoïque, mais son âme s’en échappe et veut aller au-delà. Il n’est pas un philosophe rigoureux, parce qu’il n’a pas d’entêtement doctrinal, et ses hésitations même sont la marque de sa sincérité. Il a pourtant renouvelé la morale antique, non par la force de son génie, mais par la pureté de son âme. Le Portique prêchait déjà le mépris du monde, la fraternité, la Providence, la soumission volontaire aux lois de Dieu. Marc-Aurèle, sans enseigner d’autres vérités, sans enrichir le stoïcisme d’un dogme, lui prêta du moins un accent nouveau, et répandit dans ses préceptes, durs encore, sa tendresse naturelle. Par son exemple souverain aussi bien que par ses paroles, il essaya d’en faire une loi d’amour, d’amour pour les hommes et pour la Divinité; il trouva le langage de la charité et de l’effusion divine. Par lui, la philosophie profane fut conduite jusqu’aux confins du christianisme. Ce qui manquait encore à ces hommes de bonne volonté qui semblaient effleurés par la grâce, c’est un dogme religieux que le panthéisme stoïcien ne donnait pas. Ils avaient des désirs pieux et confus qui ne savaient où se prendre, et qui ne rencontraient devant eux qu’un Dieu obscur et sourd et un avenir sans espérance. À ce mépris du monde il fallait un dédommagement, un objet à tant de vague amour, à cette tristesse un espoir consolateur.


C. MARTHA.

  1. Il faut lire Marc-Aurèle dans la traduction de M. Pierron, qui est plus exacte, plus virile, plus vraie que celle de Dacier.
  2. Il y a peu de jours encore, à une soirée littéraire de la Sorbonne, notre collaborateur M. Boissier faisait une excellente et spirituelle leçon sur la correspondance de Marc-Aurèle et de Fronton.
  3. Les Entretiens d’Épictète recueillis par Arrien, traduction nouvelle par M. Courdaveaux.
  4. Τούτους φίλει ἀλλ’ ἀληθινῶς (Toutous philei all’alêthinôs), l. VII, 13.
  5. Οὔπω ἀπὸ ϰαρδίας φιλεῖς τοὺς ἀνθρώπους (Oupô apo kardias phileis tous anthrôpous), l. VII, 13.