L’Esthétique et l’art de Léonard de Vinci

L'ESTHETIQUE
DE
L'ART DE LEONARD DE VINCI

Léonard de Vinci a-t-il sacrifié l’art à la science ? La question semble puérile : sa gloire ne répond-elle pas pour lui ? Hier encore, qui connaissait le savant ? qui ignorait l’artiste ? Plus d’un cependant l’accuse ; on lui reproche d’avoir été autre chose et plus qu’un peintre ; on insinue qu’il a laissé mourir en lui le poète. Déjà les contemporains se plaignaient. Le révérend Petrus de Nuvolaria, vice-général des carmélites, écrit à Isabelle d’Esté : « Ses études mathématiques l’ont à ce point dégoûté de la peinture, qu’il supporte à peine de prendre une brosse. » Sabba da Castiglione écrit dans ses mémoires : « Quand il devait se consacrer à la peinture, où sans aucun doute il eût été un nouvel Apelle, il se donna tout entier à la géométrie, à l’architecture, à l’anatomie. » En fait, le Vinci est l’un des plus rares peintres qui aient existé. Les choses de l’esprit ne s’évaluent point par poids et mesure. Si ses œuvres sont uniques, d’un prix infini, ne le doivent-elles pas à la rencontre de ces deux esprits qu’on veut opposer et qu’il concilie ? Comme l’artiste au savant, le savant est présent à l’artiste. L’art exquis du maître est fait de ce subtil mélange de curiosité et d’émotion, de vérité et de tendresse, d’exactitude et de fantaisie.

I

Toutes les fois qu’un artiste fait la théorie de son art, qu’il le veuille ou non, il nous parle de lui-même. Recueil de notes prises au jour le jour, le Traité de la peinture a la valeur d’une confidence. Ce qu’il exige du peintre, Léonard l’a exigé de lui-même. Il a suivi les règles qu’il donne, il s’est formé sur l’idéal qu’il propose. En disant ce qu’il faut faire, il dit ce qu’il a fait. Est-il donc vrai que le traité sacrifie l’art à la science ? qu’il substitue le calcul à l’inspiration ? qu’il se ramène à un ensemble de procédés mécaniques pour recomposer les formes analysées d’abord en leurs élémens ?

Les premières pages du Traité de la peinture semblent bien justifier cette assertion. La peinture est une science. La science est une suite de raisonnemens (Discorso mentale) qui prend son point de départ dans les derniers élémens des choses : elle a pour type les mathématiques. De ce point de vue, « le premier principe de la science de la peinture est le point, le second est la ligne, le troisième est la surface, le quatrième est le corps qui se revêt de cette surface » (§ 3)[1]. N’est-ce pas dire que, comme la géométrie ramène les propriétés des figures complexes à celles des élémens simples qu’elles enveloppent, ainsi la peinture doit construire le corps en déterminant la surface par les lignes et les lignes par les points ? Les lois de la peinture se déduiraient des lois de la vision combinées avec celles de la transmission des rayons lumineux. L’art se réduirait à un procédé scientifique de mise au point ; son dernier terme serait la substitution d’une machine exacte à l’habileté toujours incertaine de l’artiste.

Il faut se garder de prendre à la lettre les expressions de Léonard et d’en tirer toutes les conséquences qu’elles nous semblent autoriser. Ce qui nous importe, c’est moins ce qu’il dit que ce qu’il pense. Il a l’idée très nette de la science, qu’il définit par l’analyse et dont il voit l’idéal dans les mathématiques. Il a une idée beaucoup moins précise des limites de la science, des caractères qui la distinguent de l’art. Dans le pressentiment des grandes choses qu’elle permet, il est tenté d’y voir le principe de toute puissance humaine. La science n’était pas, pour lui, ce qu’elle est pour nous. Il ne la recevait pas toute faite, il la faisait. Mêlée intimement à l’effort personnel, à la joie de la découverte, elle tenait à l’art par le rôle même qu’y jouait l’imagination créatrice. Comparez l’état d’esprit de l’homme qui, au moment même où il découvre les règles de la perspective, entrevoit l’œuvre plus parfaite où il les appliquera, à l’état d’esprit du peintre moderne qui apprend sans goût, sans intelligence quelques recettes dont il ne comprend ni la raison, ni la nécessité théorique. La perspective, au moment où écrit Léonard, n’est pas encore séparée de la peinture. Ne va-t-il pas jusqu’à dire (§§ 6-17) que la peinture est la mère de l’astronomie, parce que l’astronomie est née de la perspective et que la perspective a été trouvée par les peintres pour les besoins de leur art. On conte que la femme du vieux Paolo Uccello se plaignait de ce que son mari passât toutes ses nuits à l’écritoire (allo scrittoio), occupé aux problèmes de la perspective. Quand elle l’appelait pour dormir, il lui répondait : Oh ! che dolce cosa è questa prospettiva. Léonard garde cet enthousiasme qui mêle à l’étude des choses abstraites l’émotion esthétique. « Parmi les études, causes et raisons naturelles, la lumière réjouit plus ses contemplateurs ; parmi les grands effets des mathématiques (intra le cose grandi delle matematiche), la certitude de la démonstration est ce qui surtout élève l’esprit des investigateurs ; la perspective donc doit être préférée à toutes les études et disciplines humaines, puisqu’en elle la ligne lumineuse (la linea radiosa) s’unit à la méthode démonstrative. Daigne le Seigneur, lumière de toutes choses, m’éclairer pour traiter de la lumière ! »

Aussi bien, après avoir dit que la peinture est une science, Léonard corrige peu à peu ce qu’il y a de faux et d’excessif dans cette formule. Pour faire rentrer la peinture dans la science, il s’écarte singulièrement de la définition rigoureuse qu’il en a d’abord donnée. Il admet qu’il est des sciences qui ne peuvent être enseignées. « Les sciences imitables sont telles, que, par elles, le disciple se fait égal à l’inventeur (§ 8) ; » il en est d’autres « qui ne peuvent se transmettre par héritage, comme les biens matériels. De celles-ci, la peinture est au premier rang. Elle ne s’enseigne pas à qui la nature ne l’a pas donné (a chi natura no’l concede), comme les mathématiques, par exemple, dont le disciple reçoit autant que le maître enseigne. » C’est que la peinture ne repose pas uniquement sur l’analyse et les lois universelles de la pensée, c’est qu’elle implique l’esprit de finesse, le sentiment individuel. C’est aussi « qu’elle n’arrive à sa perfection que par l’opération manuelle… Les principes scientifiques et vrais s’entendent par l’esprit seul, et c’est là la science de la peinture qui reste dans l’esprit de ceux qui l’étudient. Mais de celle-ci naît l’exécution (l’operatione) beaucoup plus importante que ladite science (§ 33). » N’est pas peintre qui veut, il y faut l’aptitude, le don inné, cette docilité de la main qui la fait répondre à tous les mouvemens de l’esprit[2].

Une dernière différence achève de séparer la peinture des mathématiques : la différence de leur objet même. Les mathématiques négligent la qualité, la diversité des formes, tout ce qui fait leur charme individuel. « Si la géométrie ramène toute surface entourée de lignes à la figure du carré et tout corps à la figure du cube, si l’arithmétique fait de même avec ses racines carrées et cubiques, c’est que ces deux sciences n’ont pour objet que la quantité continue et discontinue ; mais elles n’ont aucun souci de la qualité, qui est la beauté des œuvres de la nature et l’ornement du monde (§ 17). » La peinture, au contraire, est une science de la qualité. « Si tu méprises la peinture, qui seule imite toutes les œuvres visibles de la nature, certes tu méprises une belle invention qui, avec une spéculation philosophique et subtile, considère toutes les qualités des formes, mers, campagnes, plantes, animaux, herbes et fleurs, et vraiment elle est science et fille légitime de la nature. » Si la peinture est science, il faut dire que la science comprend, outre l’esprit de géométrie, l’esprit de finesse, outre l’intelligence des rapports qui peuvent être calculés, le sentiment des rapports complexes qu’enveloppe l’unité de la vie, comme si l’amour n’était qu’un jugement plus prompt dont les termes ne sont pas démêlés.

Comment sortir de ces difficultés ? Il suffit de rétablir le lien de ces pensées dispersées. Léonard a le sens très net de ce qui seul peut satisfaire l’entendement : la science a pour objet la quantité, pour méthode l’analyse, pour idéal la mathématique. C’est déjà le langage de Descartes. Considérée dans ses seuls rapports à la perspective, au clair-obscur, la peinture peut rentrer dans cette définition rigoureuse de la science. Mais c’est la regarder encore du dehors, dans ses conditions, dans ses moyens plutôt qu’en elle-même. Ce qu’elle cherche dans les formes, c’est leur harmonie, ce qui les fait expressives du sentiment et de la vie. La beauté a ses degrés, la qualité ses nuances, les formes leur hiérarchie : le caprice n’est pas seul à en décider. N’est-ce pas qu’il y a comme une science des harmonies réelles, science où le jugement se mêle à l’émotion jusqu’à ne s’en plus distinguer. La peinture, à ce titre, n’est plus une science mathématique, elle est une science de la qualité. Mais elle n’est pas une science inerte, purement contemplative, elle ne s’achève que par la réalisation de la beauté. Ainsi la peinture mathématique, si j’ose dire, n’est qu’un moyen, elle n’a de valeur que par le sentiment de la beauté, qui lui-même n’a tout son prix que par l’œuvre où il se réalise. L’art n’est pas sacrifié à la science, qui lui est subordonnée comme le moyen l’est à la fin. Léonard proclame une fois de plus la vérité qui fait l’unité de sa vie : la pensée n’analyse ce qui est, que pour réaliser ce qui doit être ; l’objet de la science, c’est de relier l’idéal au réel par le possible.


II

Si l’art se confondait avec la science, la peinture ne serait qu’une construction mathématique des formes, un ensemble de procédés mécaniques permettant, par une sorte de mise au point, de reproduire à coup sûr les objets naturels. Cette niaiserie n’était pas pour tenter le Vinci. S’il veut que la peinture soit une science, c’est précisément parce qu’il ne veut pas qu’elle soit une pratique machinale (§ 404). La science ne se distingue pas de l’esprit qui la possède, elle est cet esprit même, enrichi de nouveaux moyens d’action qu’il varie selon ses fins. Le peintre doit être universel (§ 52), ne pas se limiter au nu, à la tête, au paysage ; à répéter toujours la même chose, il tomberait dans la routine ; sa main agirait seule, sans le concours de la pensée. Que le peintre travaille solitaire, sans compagnons (§ 50) ; toujours attentif, qu’il multiplie ses observations, « que sa pensée se varie en autant de raisonnemens que sont les figures des objets remarquables qui lui apparaissent, qu’il arrête ces formes, les note et en tire des règles selon les circonstances, le lieu, les lumières et les ombres. » La peinture est « chose mentale. » Qui renonce à la dignité de l’esprit pour se réduire à l’état de machine se rend incapable d’invention, abaisse son talent en s’abaissant lui-même.

C’est en dernière analyse l’intelligence de la fin de l’art qui nous donnera l’intelligence de ses procédés techniques. Quelle est donc, pour le Vinci, la fin véritable de la peinture ? Ce que vous trouvez d’abord dans un tableau, ce sont les images des objets qui frappent vos yeux dans le spectacle des choses. La peinture est un art d’imitation, « elle représente directement les œuvres de la nature, elle n’a besoin ni d’interprètes, ni de commentateurs (§ 7). » Mais cette imitation est déjà un chef-d’œuvre de l’art : sur la toile, par le jeu des lignes fuyant en un même point, par la graduation savante des lumières et des ombres, il faut donner l’illusion du relief, de la distance et de la profondeur. Si la sculpture le cède à la peinture, ce n’est pas seulement qu’elle est un art plus mécanique « qui engendre sueur et fatigue corporelle à qui le pratique (§ 35),  » c’est qu’elle suppose moins d’ingéniosité et d’artifice dans l’imitation, « c’est qu’elle n’impose pas à qui la contemple cette admiration que fait la peinture qui, sur une surface plane, par force de science (per forza di scientia), fait apparaître les vastes campagnes aux horizons lointains (§ 36). » Problème subtil que semblent rendre insoluble les conditions mêmes de la vision : l’objet que je regarde est vu par chaque œil d’un point de vue différent, et ces deux images se confondent dans l’unité de ma perception, mais « la peinture ne contient jamais ces deux aspects, ce qui fait qu’elle ne montre pas le relief comme l’objet réel en relief vu par les deux yeux. » Ce n’est pas trop de toutes les ressources de la science pittoresque, perspective linéaire, perspective aérienne, clair-obscur, pour donner sur une toile peinte l’impression même de la réalité. Le peintre ne reçoit pas son œuvre toute faite, il se la doit ; « il faut qu’à force de talent il se donne à lui-même l’ombre, la lumière, la perspective, qu’il se convertisse en la nature même (§ 39). »

Léonard ne se lasse pas d’insister sur l’importance de l’imitation. Il ne dédaigne pas le trompe-l’œil ; il veut que l’illusion soit complète. Ceux qui, avec de brillantes couleurs, font des ombres presque insensibles et négligent le relief ressemblent « à de beaux parleurs sans aucune pensée (§ 236). » Le relief donne à l’image l’intensité du réel, par lui seul l’art égale la nature. La peinture est une sorte de magie : M Le tableau doit apparaître comme une chose naturelle vue dans un grand miroir (§ 408). » Pour marquer la supériorité de la peinture sur la poésie, Léonard revient sans cesse à cette idée que la peinture donne la vision directe des choses, tandis que la poésie est réduite à en évoquer le souvenir. Pour décrire la beauté, le poète l’analyse, la décompose, « ce sont comme des voix qui, au lieu de se fondre en un chœur, chanteraient tour à tour (§ 23) ; » le peintre montre la beauté elle-même, il fait comme retentir à la fois toutes les parties « dont le doux concert charme les sens, harmonie faite de proportions diverses. »

Comme l’image ne se distingue pas de l’objet qu’elle représente, elle frappe sur le cœur avec la même force, elle en fait jaillir l’émotion toute vive. « L’œil reçoit de la beauté peinte le même plaisir que de la beauté réelle (§ 23). » Le peintre joue avec les émotions humaines. L’amant s’entretient avec le portrait de sa maîtresse (§ 14). S’agit-il d’une bataille, le poète « aurait usé sa plume, desséché sa langue par la soif, exténué son corps par le manque de sommeil et la faim, avant d’avoir décrit ce qu’avec sa science le peintre montre en un instant. » Léonard sait d’expérience ce que peut la peinture. Il a vu « le portrait d’un père de famille auquel les petits enfans encore dans les langes faisaient des caresses, et de même le chien et la chatte de la maison, ce qui était chose merveilleuse à voir. » Plus étrange encore est le prodige dont il fut le témoin et l’auteur. « Le peintre peut dominer à ce point l’esprit des hommes qu’il les induise à aimer à l’adoration une peinture qui ne représente aucune femme vivante. Il m’est arrivé à moi-même de faire une peinture qui figurait une chose divine (una cosa divina) ; un homme, s’en étant épris, l’acheta et voulut faire disparaître la représentation de la divinité pour la pouvoir baiser sans remords. Enfin la conscience vainquit les soupirs et la passion, mais il fallut enlever la peinture de la maison (§ 25). » C’est encore à un épisode de sa propre vie qu’il fait allusion, quand il parle « d’un peintre qui fit une peinture telle que qui la voyait, soudain éclatait de rire et continuait tant qu’il avait les yeux sur elle. » Ainsi la peinture n’est pas un vague et sommaire langage, bon à traduire des impressions superficielles. Elle donne de l’objet tout ce que l’œil en perçoit, elle le pose devant nous ; pour la vue il existe. Dans l’apparence qu’elle crée, elle met l’intensité du réel. Devant un beau corps, « elle sollicite les mains au toucher, la bouche au baiser » et peut verser en l’âme jusqu’à la troublante ivresse de la passion.


III

Entendons bien la pensée de Léonard. Quand il dit que la peinture est imitation, il veut dire seulement que ses images doivent, pour l’œil, se confondre avec la réalité même. Le cadre du tableau est comme une fenêtre brusquement ouverte sur une scène à laquelle nous assisterions invisibles. Mais ce n’est pas dire que l’art consiste à copier ce qu’on voit, à reproduire trait pour trait ce que la nature a produit déjà. A quoi bon cette vaine redite ? Si telle est la fin de l’art, pourquoi ne pas se contenter des procédés mécaniques qui permettent de calquer l’objet qu’on a sous les yeux et de reconstruire les formes en juxtaposant leurs élémens ? Imiter la nature, ce n’est pas refaire ce qu’elle a fait, c’est découvrir et s’approprier ses procédés pour faire autre chose et mieux. L’art est poésie, invention. On étudie la peinture non comme une technique machinale, pour copier une forme donnée, sans l’entendre, mais comme une langue qu’on plie à toutes les exigences de la pensée qui l’a créée pour son usage.

Le peintre n’est pas une machine, esclave de la besogne pour laquelle elle est faite, il est un libre et vivant esprit qui varie ses moyens selon les fins qu’il se propose. La routine uniforme, spéciale, sans souplesse, ne lui suffit pas, il a besoin de la science, dont les applications intelligentes et imprévues vont à l’infini. Il étudie les lois de la vision, le concours des lignes à l’horizon, la perte des couleurs et des formes selon la distance, le corps humain, ses proportions, ses parties, leurs rapports dans la diversité des actions possibles. S’il analyse ainsi les lois selon lesquelles les corps nous apparaissent, c’est pour trouver de ces lois des applications nouvelles et traduire librement sa pensée. Le mot imitation prend un sens nouveau : moyen pour la création, elle ne porte plus sur les images que nous montre la nature, mais sur les procédés par lesquels elle nous les fait apparaître.

Faisant revivre en lui l’esprit même de la nature, sachant par quel artifice elle produit en nous l’apparence du monde, le peintre peut continuer ses créations, selon les mêmes lois. Capable, dans les cas les plus divers, d’appliquer les règles de la perspective, du clair-obscur, d’observer les lois de la forme végétale et humaine, il est maître de projeter sur la toile toutes les scènes qui le charment et dont il lui plaît de se donner et aux autres la vision émue. Il ne jouit pas seulement « de la divine beauté du monde,  » il en multiplie les apparitions. Vraiment, « par la divinité de la science de la peinture (§ 23),  » il est Dieu ! « En ceci l’œil surpasse la nature que les œuvres naturelles sont finies, tandis que les œuvres que l’œil commande aux mains sont infinies comme le montre le peintre dans ses fictions de formes sans nombre d’animaux, d’herbes, de plantes et de lieux (§ 28). » Voilà l’ambition de Léonard : il ne s’en tient pas à ce qui est, il veut continuer la nature par la fantaisie, inventer des formes irréalisées, des monstres effrayans et vraisemblables, nés de la terreur, des visages de madones modelés par la pureté de leur âme exquise (§ 68). Par la science, par la connaissance vivante en l’esprit et dans l’œuvre des lois selon lesquelles les choses nous apparaissent, ces créations du rêve auront l’intensité du réel dont elles donneront l’émotion poignante. Qui oserait dire que l’homme qui a eu une telle idée de l’art, qui a regardé sans trembler de telles ambitions et les a presque réalisées, a sacrifié l’esprit poétique à l’esprit d’analyse ?


IV

La science est un moyen pour l’imitation, qui n’est elle-même qu’un moyen pour la fantaisie, de donner à ses créations la vraisemblance et la réalité. La fin dernière de la peinture est-elle donc ce jeu de l’imagination, cette invention de formes combinées selon les lois de la vie, figurées selon les lois de la vision ? S’il faut en croire le Vinci, la forme n’est encore qu’un moyen, car elle est un signe, un langage, l’expression visible de l’âme qui la crée et s’y manifeste.

« L’âme est l’auteur du corps (§ 109),  » elle a mis entre ses élémens l’unité de l’idée qu’elle portait en elle, elle l’anime, elle le meut. Créée par l’âme pour la vie, la forme n’existe pas par elle-même et pour elle-même, elle est faite pour l’action qui est sa fin. La diversité des actes et des sentimens sans cesse la métamorphose. Par ses mouvemens et ses attitudes, le corps se varie comme la pensée qu’il traduit dans un visible langage. « Le corps est un esprit momentané (Leibniz). » De ce point de vue, nous pouvons dire encore que « la peinture est chose mentale,  » puisque sa fin dernière est de faire apparaître l’esprit. Comme une anatomie, il y a une psychologie pittoresque. Les jeux de physionomie, les gestes, les attitudes, tous les signes expressifs des sentimens doivent être, pour le peintre, l’objet d’une constante étude. Qu’il observe les hommes, quand ils se croient à l’abri de tout regard, qu’il saisisse leur mouvement dans son inconsciente éloquence, qu’il surprenne la pensée sur les visages ; qu’il écoute les gens qui causent ou discutent, qu’il note avec leurs attitudes la nature et l’ardeur de leurs sentimens (§ 58) ; qu’il épie les muets « qui parlent avec les mouvemens des mains, des yeux, des sourcils, et comme de toute la personne, dans leur effort pour exprimer ce qui occupe leur âme (§ 115). » Qu’il fixe toutes ces images en croquis rapides, comme autant de notes prises sur le vif et qu’il retrouvera le moment venu.

La peinture est un langage, elle n’a de sens que si vraiment elle parle. « Il faut que les personnages aient l’attitude propre à leur action, qu’en les voyant on entende ce qu’ils pensent ou disent (g 115)… que les mouvemens répondent à l’acte, que l’acte exprime la passion de l’âme (§ 367). » La forme est abstraite, rationnelle, saisie par fragmens, tant que le sentiment ne lui donne pas l’unité vivante. C’est l’émotion qui, parcourant le corps, tond toutes ses lignes dans l’harmonie de la grande ligne onduleuse et serpentine qui y montre tout à la fois l’agitation et l’unité de l’esprit. « Le bon peintre a à représenter deux choses principales : l’homme et l’état de son âme (il concetto della sua mente) ; la première est facile, la seconde difficile, car il n’a pour cela que les gestes et mouvemens des membres (§ 180). » Que d’observations, que de précision et de justesse, quelle sympathie intelligente et subtile n’exige pas cet art délicat ! « La chose la plus importante qui se puisse trouver dans la théorie de la peinture, ce sont les mouvemens appropriés aux états d’âme de chaque être, comme désir, mépris, colère, pitié (§ 122). » Que d’élémens en rapport dans ce langage visible, dans cette mimique expressive ! Pour « montrer ce que le personnage a dans l’âme,  » ce n’est pas seulement le visage, ce sont les mains, c’est le corps tout entier qui doit parler (§ 368) ; il y faut un concert de tout l’être dont les parties, comme accordées par le sentiment, conspirent.

Le problème est d’une étrange complexité qui ajoute à la dignité de l’art qui le résout. Il y a autant de mouvemens que d’émotions (§ 378), bien plus encore, dans la même émotion, les mouvemens se modifient selon ses degrés, selon les conditions, l’âge, le caractère, le sexe de ceux qui l’éprouvent. La femme, l’enfant, l’homme mûr, le vieillard, devant le même fait, n’ont pas la même nuance de la même émotion, ni par suite la même manière de la traduire aux yeux (§§ 299-142 et suiv.). Dans un tableau où tous les personnages doivent participer du même sentiment, être comme enveloppés dans une même atmosphère morale, il faut que cette unité ne soit pas monotonie, qu’elle se varie selon les caractères et les tempéramens. Regardez la foule quand on conduit un condamné au supplice, ou encore quand le prêtre, au moment du saint sacrifice, élève l’hostie consacrée (§ 328). Il n’est pas jusqu’au lieu même où se passe la scène qui ne doive prendre un sens, concourir à l’expression, répondre à la nature, au sentiment et à la dignité des personnages. Dans ce langage au parler délicat, il ne faut pas d’ambiguïté (§ 298), moins encore de contresens. « J’ai vu ces jours derniers, conte Léonard, un ange qui, dans une Annonciation, semblait vouloir chasser Notre-Dame de sa chambre avec des mouvemens qui montraient toute la violence du plus brutal ennemi, et Notre-Dame, comme désespérée, semblait vouloir se jeter par la fenêtre (§ 58). » Il faut que par la physionomie, par le geste, le tableau parle clairement, que l’émotion contagieuse se transmette à ceux qui le regardent, « sinon le peintre n’a rien obtenu (§ 188),  » l’œuvre n’est pas cette œuvre vive, véritable merveille du génie humain, mais je ne sais quelle vaine image, silencieuse et morte.

L’objet de la peinture, ce n’est ni l’imitation de ce qui est, ni l’invention de formes curieuses, mais vides de sens ; l’objet de la peinture, c’est l’âme même, la vie aux nuances sans nombre qui sans cesse en rayonne, c’est l’émotion, la sympathie, l’amour qui nous met en communion avec tout ce qui est humain et nous enrichit des sentimens que nous partageons.

Ainsi, loin de subordonner l’art à la science, le Vinci fait de la science un moyen pour l’art. Certes, le savant reste présent à l’artiste, je le retrouve à chaque page du Traité de la peinture. La vie du peintre est une observation perpétuelle de la nature et de ses formes. Son esprit doit être « à l’image du miroir qui sans cesse se change en l’apparence des choses qui lui font face (§ 56). « Il est bon que dans son lit, au sein des ténèbres, « il repasse en imagination et suive, comme par un dessin intérieur, les lignes des formes qu’il a étudiées pendant le jour pour en enrichir sa mémoire (§ 67). » S’amusant à diviser des lignes, à mesurer ou comparer des distances, jusque dans ses jeux « il doit travailler à se faire un bon jugement de l’œil. » Il faut qu’il vive les yeux ouverts, avec la perpétuelle préoccupation de son art, qu’il regarde les gens qui causent ou se disputent, qu’il s’arrête aux scènes de la rue, « qu’il cherche la justesse (prontitudine) des mouvemens dans les actes faits par les hommes, spontanément, sous le coup d’une émotion puissante,  » toujours le crayon à la main pour fixer et garder ces images éloquentes et précises. Le savant, je le retrouve plus encore dans l’idée très nette des sciences que suppose la peinture, dans leur étude approfondie, dans l’horreur de la routine, du procédé mécanique, dans la volonté de faire l’artiste toujours maître de ses moyens, en lui en donnant l’intelligence ; dans le mépris enfin de l’à-peu-près, dans le goût de la vérité, du détail exact, de l’imitation précise, des images qui par le relief donnent à l’œil l’illusion de la réalité même.

Mais c’est pour l’art que tout est fait, c’est par lui seul que tout le reste s’entend. Le langage n’a de sens que par la pensée, la forme que par ce qu’elle exprime. Léonard n’abuse pas des phrases sur la beauté, il en garde le sentiment profond. En analysant les formes, il ne perd pas le sens « de cette qualité qui fait l’ornement et la beauté du monde. » C’est « la divine beauté qui console l’âme de sa prison corporelle (§ 24)… Qui perd les yeux perd la beauté de l’univers et reste semblable à un homme qui serait enfermé vivant dans une sépulture où il aurait mouvement et vie (§ 28). » L’œil est « le seigneur des sens,  » c’est à lui que nous devons de saisir la beauté des choses créées, surtout de celles qui conduisent à l’amour (§ 16)… « O chose excellente par-dessus toutes les autres choses créées par Dieu, quelles louanges pourraient exprimer ta noblesse (§ 28) ! » L’âme ne peut résister au charme que la nature a répandu dans ses œuvres : « Qui t’entraîne, ô homme, à abandonner ta demeure à la ville, à laisser parens et amis, et à aller dans les lieux champêtres, par les monts et vallées, sinon la beauté naturelle du monde dont tu jouis par le sens de la vue (§ 23) ! » Plus parfaite encore est la beauté de la forme humaine, et plus persuasive d’amour : en sa présence tous les sens ravis vont comme au-devant d’elle et la voudraient posséder (§ 23).

La science est au service de cette beauté divine. Elle nous donne la puissance de la créer, d’en multiplier les manifestations ici-bas. Sans elle nous pourrions peut-être redire ce qui est ; par elle nous sommes les maîtres de créer un monde qui, né de nos émotions, nous fait jouir de notre âme. Par elle nous savons selon quelles lois les objets nous apparaissent, et, en observant ces lois, nous projetons sur la toile des images qui pour les yeux sont des objets véritables. Par elle nous savons représenter un corps dans toutes ses attitudes possibles, multiplier les formes en respectant les lois de leur construction, dans la fantaisie même rester vraisemblables. Par elle nous apprenons quels mouvemens visibles répondent aux mouvemens invisibles de l’âme et les traduisent, nous créons des corps et nous leur donnons pour âmes nos sentimens. Dans une image nette, par une sorte de magie, nous faisons apparaître les esprits. La science nous donne tout, excepté ce qui fait tout son prix, l’invention. Elle reste subordonnée à l’art, au sentiment ; elle est un moyen, l’ensemble des procédés réfléchis qui nous permettent d’exercer le privilège humain d’ajouter aux beautés naturelles créées par Dieu celles que nous rêvons.


V

Que le Vinci ait pratiqué les préceptes qu’il donne dans le Traité de la peinture, la lecture de ses manuscrits suffit à le prouver. Ses études sur la perspective, sa théorie de la lumière et des ombres, ses mesures et proportions du corps humain, son anatomie de l’homme, son anatomie du cheval, sa botanique du peintre, nous montrent l’observateur et le savant au service du peintre. Quelques documens trop rares sur la manière dont il travaillait, que confirment ses œuvres, achèveront de nous montrer comment la science et l’art se pénètrent et se fondent en ce rare esprit.

« Pour acquérir le don d’émouvoir en rendant les mouvemens de l’âme, dit Lomazzo, il faut étudier surtout et avant tous Léonard de Vinci. On raconte qu’il ne faisait jamais un mouvement dans une figure sans l’avoir d’abord étudié trait par trait sur le vif. Par ces croquis, il obtenait l’accent de la nature, auquel ajoutant l’effet de l’art, il faisait voir les hommes peints mieux que les vivans[3]. « Il se plaisait à cette recherche de l’expression. Un jour, il s’entend avec des amis, réunit des paysans, les invite à souper et, en leur contant les plus folles histoires, les fait rire aux larmes. Cependant il observait et fixait en sa mémoire leurs gestes, les contorsions de leur visage. Les paysans partis, il passe dans son atelier et fait un dessin si exact de la scène que les assistans le trouvent aussi comique que ses anecdotes (Lomazzo). Lomazzo nous dit encore « qu’il prenait grand intérêt à aller voir les gestes des condamnés alors qu’ils étaient conduits au supplice, pour noter les contractions de leurs sourcils, les mouvemens de leurs yeux et les dernières secousses de la vie. »

Giovambatista Giraldi nous apprend aussi la patience et les scrupules de ce grand observateur. Dans son traité sur l’art de composer des romans, des tragédies et des comédies, il dit « que le peintre dramatique doit faire ce qu’avait coutume de faire Léonard de Vinci, très excellent peintre. Quand il avait à introduire quelque personnage dans un de ses tableaux, il considérait d’abord sa qualité et sa nature, s’il devait être de la noblesse ou du peuple, d’humeur joyeuse ou triste, troublé ou serein, vieux ou jeune, bon ou méchant. Quand il avait reconnu ce qu’il devait être, il allait dans les lieux où il savait que se réunissaient d’ordinaire les gens de caractère analogue. Il observait attentivement leur physionomie, leurs manières, les habitudes et les mouvemens de leur corps, et toutes les fois qu’il trouvait le moindre trait qui pût servir à son objet, il le notait en un croquis sur le petit carnet qu’il portait toujours à la ceinture. Cela fait maintes et maintes fois, quand il avait recueilli tout ce qui lui paraissait suffire à l’image qu’il voulait peindre, il se mettait à la composer (formarla) et la rendait à merveille. Mon père, homme fort curieux de ces sortes de détails, m’a raconté mille fois qu’il employa surtout cette méthode pour son fameux tableau de Milan. »

Suit la célèbre anecdote sur la Cène. Les moines se plaignent à Ludovic le More que Léonard n’achève pas son tableau. Le duc porte au peintre leurs plaintes : — « Votre Excellence saura, répond Léonard, qu’il ne me reste plus à peindre que la tête de Judas, lequel a été cet insigne coquin que tout le monde sait. Il convient donc de lui donner une physionomie qui réponde à tant de scélératesse : pour cela, il y a un an, et peut-être plus, que tous les jours, soir et matin, je vais au Borghetto, où Votre Altesse sait bien qu’habite toute la canaille de sa capitale ; mais je n’ai pu encore trouver un visage de scélérat qui satisfasse à ce que j’ai dans l’idée. Une fois ce visage trouvé, en un jour je finis le tableau. Si cependant mes recherches sont vaines, je prendrai les traits du frère prieur qui vient se plaindre de moi à Votre Seigneurie et qui d’ailleurs remplit parfaitement mon objet, mais j’hésitais depuis longtemps à le tourner en ridicule dans son propre couvent. »

S’il prépare son œuvre avec lenteur, s’il recueille dans la réalité, avec la patience du savant, les images qui peuvent la faire plus vraie, est-ce à dire qu’il sacrifie la spontanéité à la réflexion ? qu’il compose un tableau de morceaux, de pièces rapportées ? N’en croyez rien. D’abord ce qui détermine son choix dans les images sans nombre qui s’offrent à lui, c’est déjà l’obscur sentiment de l’œuvre qu’il entrevoit dans son achèvement et son unité. Il cherche ce qui répond « à son idée. » Ajoutez que, mêlée à la vie intérieure par une attention spontanée, l’idée descend dans ces profondeurs de l’esprit où le travail inconscient continue le travail réfléchi et prépare les trouvailles soudaines qui surprennent la conscience de l’artiste. Il n’ignore pas les hasards heureux de l’inspiration. Il veut que le peintre s’attarde à regarder « les vieux murs sillonnés de crevasses ou dont les pierres juxtaposées paraissent : » dans ces arabesques confuses, il lui arrivera de découvrir le dessin d’une composition longtemps cherchée. Ce précepte est une expérience faite par Léonard sur son propre génie. C’est, dans le silence de la réflexion, comme un appel à l’inconscient. Ce qu’il découvre dans ces vagues contours, c’est ce qu’il a dans l’esprit, ce sont les images qui, peu à peu, sans même qu’il le soupçonne, s’y sont combinées et n’attendent que l’occasion de surgir à la conscience.

Loin de vouloir tout faire par règle et compas, il veut que les esquisses soient enlevées de verve, sans retouche ni remords (§ 60). La peinture n’est pas une froide combinaison d’images. C’est le sentiment qui commence l’œuvre, qui lui donne avec l’unité la chaleur et la vie. On ne fait pas un tableau par calcul ; il apparaît soudain. L’esquisse est cette première image qui agite la main, la conduit et mêle aux lignes qu’elle trace le frémissement de l’émotion intérieure. «  Si tu veux appliquer les règles au moment où tu composes (adoperare le regole nel comporre), tu n’en viendras jamais à bout et tu mettras la confusion dans tes œuvres. » Pour que l’esprit ne se perde pas dans les détails, il faut qu’il voie d’abord l’œuvre dans l’unité de l’émotion même qui la suggère. La peinture est un art expressif fait pour émouvoir ; c’est l’expression qui doit être le premier souci du peintre, c’est dans le sentiment qu’il doit chercher le principe même de la forme. On ne saurait trop blâmer ces peintres « qui veulent que le moindre trait de charbon soit définitif. Ils peuvent bien acquérir des richesses, non la gloire de leur art, parce que maintes fois l’être représenté n’a pas les mouvemens des membres appropriés au mouvement mental. Mais ayant fait une figure belle, agréable et bien finie, ils croiraient se faire trop de tort en changeant rien (§ 189). » L’art n’est pas cette fabrication à coup sûr de tableaux sur commande. Il veut la recherche, l’attente des idées heureuses, leur expression prompte, éloquente et sommaire. « O peintre, dessine donc grossièrement les membres de tes figures et cherche avant tout les mouvemens appropriés aux états d’âme de tes personnages ! » Léonard sait qu’il n’y a pas de procédés qui donnent l’invention ; il laisse la science au service du génie. Loin de prétendre qu’elle dispense de tout, il sait qu’elle ne suffit à rien et « que les règles ne peuvent servir que pour corriger les figures. »

Le nouvelliste Bandello (58e nouvelle) nous donne sur la manière dont il travaillait à la Cène quelques détails qui montrent qu’il savait le prix des heures heureuses où, par un mystérieux accord, l’esprit et la main collaborent spontanément. « Il venait souvent de grand matin au couvent des Grâces, et cela, je l’ai vu moi-même. Il montait en courant sur son échafaudage. Là, oubliant jusqu’au soin de se nourrir, il ne quittait pas les pinceaux depuis le lever du soleil jusqu’à ce que la nuit tout à fait noire le mît dans l’absolue impossibilité de continuer. D’autres fois, il était trois ou quatre jours sans y toucher, seulement il venait passer une heure ou deux, les bras croisés, à contempler ses figures et apparemment à les critiquer en lui-même. » Je crois plutôt qu’il venait rafraîchir et ranimer en son esprit l’image de l’œuvre pour l’emporter avec lui et l’enrichir par ce travail secret qui ne se distingue pas de la vie et que nous ne sentons pas plus qu’elle. Voyait-il tout à coup ce qu’il devait faire, sentait-il l’instant favorable où l’image se précise et sollicite la main, il accourait. « Je l’ai encore vu en plein midi, quand le soleil de la canicule rend les rues désertes, partir de la citadelle, où il modelait en terre son cheval de grandeur colossale, venir en courant, sans chercher l’ombre, et, par le chemin le plus court, là donner en hâte un ou deux coups de pinceau et s’en aller sur-le-champ. » Le Vinci prépare en savant les œuvres qu’il exécute en artiste.


VI

Ces œuvres confirment ce que nous savons de la manière dont elles furent conçues et réalisées. Nous ne connaissons le sculpteur, le musicien, le poète que par la légende. Le peintre a laissé de nombreux dessins, de rares peintures qui suffisent à sa gloire. Ce qui en fait le charme exquis, n’est-ce pas que son âme leur est présente ? qu’elles en ont la richesse et la complexité ? que le savant et l’artiste intimement s’y pénètrent ? Nul n’a mis plus d’intelligence dans le sentiment, plus de curiosité dans la tendresse, plus d’esprit dans des images faites pour la joie des yeux. Nul n’a plus rapproché la rêverie de la pensée. Cette plénitude d’humanité est sa manière d’être individuel, unique, de mettre dans ses œuvres une âme inoubliable et sans pareille.

En étudiant les grandes œuvres, qui marquent comme les étapes de sa vie laborieuse, déjà nous avons relevé les caractères de son génie pittoresque. Il exécute le carton d’Adam et Eve avec une patience de primitif : il s’attache à chaque fleur, à chaque brin d’herbe ; il étudie avec des scrupules de botaniste la structure du palmier pour en rendre la svelte élégance. L’anecdote de la rondache montre le lien subtil qui unit en lui l’imitation de la nature à l’invention des formes nouvelles et la précision des détails à l’intensité de l’expression. Modelés par leur âme, les visages de ses madones ont le charme d’une beauté toute spirituelle. Qu’il s’agisse de l’Adoration des mages, de la Cène, de la Bataille d’Anghiari, c’est en ce merveilleux esprit la même vision d’images nettes, la même volonté de créer des êtres réels et vivans, mais avec la conviction que la vie venant de l’âme, que le corps étant son œuvre et son image, l’art consiste à faire apparaître l’âme par le corps. Il est inquiet de vérité, il emprunte à la nature tous les élémens de son œuvre ; mais il combine ces élémens selon les caprices de sa fantaisie et il a l’invention hardie. La lucidité de son intelligence ne se distingue pas de ses sensations exquises, de ses émotions subtiles et raffinées. Ses sentimens sans cesse passent par son esprit et ses idées par son cœur. La rêverie des autres hommes est faite de formes vagues, d’images flottantes, sa rêverie est comme une richesse de pensées claires qu’il posséderait toutes à la fois. Le génie, à coup sûr, n’a rien en lui de commun avec la folie, il est la santé même d’un puissant esprit, la rencontre heureuse et l’équilibre de toutes les facultés humaines. Le secret de ses œuvres est dans ce subtil mélange d’observation et de fantaisie, d’analyse et d’émotion, de naturel et de spiritualité, dans ce réalisme psychologique d’un homme qui pense que l’esprit est partout présent et doit partout apparaître.

Voyez dans les manuscrits de Windsor la description du déluge, qu’illustrent de curieux dessins. Toute sa vie, Léonard avait étudié l’eau en savant, ses courans, ses tourbillons, comment ses vagues se forment, se déroulent, se brisent ; par une de ces transitions insensibles qui rejoignent en lui le sentiment à la pensée, il l’aimait en artiste, pour y retrouver la ligne du sourire, les ondes des longues chevelures bouclées. La tentation lui vient de représenter l’épopée de l’eau, la grande bataille qu’elle livra jadis à la terre. Il n’imagine pas un vague symbole ; il évoque des images nettes ; il fait agir l’élément selon ses lois ; il semble qu’il assiste à la scène qu’il crée ; il la voit dans tous ses détails ; il l’observe comme un phénomène réel. Au verso du feuillet qui porte la description, une longue note, d’un caractère tout scientifique, est consacrée à déduire les effets des lois du mouvement de l’eau dans l’hypothèse de l’effroyable tourmente. En marge, de petits dessins à la plume, véritables schèmes de ces lois, marquent comme le passage de l’idée à l’image. Prenez maintenant la description : tous les traits sont précis, toutes les images successivement évoquées sont distinctes, empruntées à des phénomènes réels ; l’effet de terreur est obtenu par leur combinaison et leur grossissement. Sur ce fond, fait de toutes les horreurs de l’orage, de la tempête et de l’inondation, se détachent les épisodes de la détresse humaine. C’est la même lucidité d’intuition, la même accumulation de détails précis : « Vous auriez pu voir quelques troupes d’hommes défendant, à main armée les petits asiles qui leur restaient contre les lions, les loups et autres fauves qui y cherchaient leur salut. Que vous en auriez vu de leurs propres mains se boucher les oreilles pour étouffer les immenses rumeurs faites à travers l’air ténébreux par la fureur des vents mêlés à la pluie, aux éclats du tonnerre, à la furie des éclairs. D’autres ne se contentent pas de fermer les yeux, mais de leurs propres mains, placées l’une sur l’autre, ils se les couvrent pour ne pas voir le cruel massacre du genre humain lait par la colère de Dieu. Ah ! quelles lamentations ! Combien épouvantés se précipitent des rochers ! On voit les grands rameaux des grands chênes, chargés d’hommes, être emportés à travers les airs par la fureur des vents impétueux. » Beaucoup, avec des mouvemens désespérés, se tuent ; les uns s’étranglent de leurs mains, d’autres se frappent de leurs armes, quelques-uns tuent leurs enfans, d’autres,, à genoux, se recommandent à Dieu : « Que de mères pleurent leurs fils noyés, les tenant sur leurs genoux, levant les bras ouverts vers le ciel et, avec des cris faits de tous les gémissemens, accusent la colère des dieux. »

Consultez maintenant les dessins qui illustrent cette description ; l’effet obtenu est celui d’une scène fantastique. Le plus curieux de tous est un dessin à l’encre de Chine, invraisemblable pour vouloir être trop vrai. En haut, des anges, dont les formes se fondent avec celles des nuages, soufflent la tempête. Mêlées à la pluie, les nuées tourbillonnent, s’enroulent et se déroulent comme d’immenses chevelures secouées ; çà et là, des écroulemens, les débris des cités humaines emportés dans la tourmente ; à droite, en bas, des chevaux affolés, renversés avec leurs cavaliers, roulés sur le sol ; des hommes jetés bas, cramponnés à la terre ; les cheveux, les draperies, les corps mêmes dans le sens du vent en marquent l’irrésistible furie ; en avant, un petit arbre courbé jusqu’à terre est embrassé par des hommes, désespérément ; en arrière, un grand chêne, plié comme un roseau, les racines arrachées, les branches de toutes parts envolées ; plus loin, un tronc brisé, chargé d’hommes, fend l’espace. Tel est Léonard. Il emprunte à la nature ses images, mais pour donner à ses fictions l’intensité d’une réalité plus expressive. Il ne recule pas devant l’idée de peindre un cyclone, de rendre le mouvement fou des nuées, des eaux, des choses et des hommes dans cette course à l’abîme. Pour y réussir, il accumule les détails réels, mais il en compose une scène formidable qui, faite d’élémens vrais, semble par là même le cauchemar d’un poète dantesque.

Aller dans le sens de la nature, plus loin que la nature même, voilà son rêve. C’est l’ambition d’un Prométhée de sang-froid qui, au lieu d’insulter Jupiter, étudie ses œuvres pour lui en dérober le secret. Artiste, il ne demande à la science que la puissance de créer, de donner la vie. Si vous voulez savoir tout ce que l’exécution savante de l’impeccable ouvrier cache de verve, d’émotion, regardez ses croquis. La science, dans ce premier jet, ne sert qu’à faire le mouvement juste. Résumé en quelques traits, le corps est une machine agissante, d’un ressort extraordinaire. Les croquis des chevaux et des soldats combattans, pour la Bataille d’Anghiari, font des hommes et des bêtes des armes vivantes chargées de passion et de furie. Quand les bras au-dessus des épaules se lèvent pour frapper, la tête, la poitrine, les reins, les jambes, tout frappe, tout l’être est lancé d’un même élan au même but. Chaque fois que dans les manuscrits, d’une indication sommaire, il dessine des hommes en action, travailleurs se servant des machines qu’il invente, forgerons brandissant au-dessus de leur tête le lourd marteau, terrassiers, soldats, cavaliers, il ne laisse, pour ainsi dire, du corps que l’esprit qui l’anime, de la forme que le mouvement qui la transfigure. Un dessin de Windsor représente la cour d’un arsenal. Des deux côtés d’un haut palan, des équipes de travailleurs nus, pendus à de longues barres, tirant des mains, s’arc-boutant des pieds, multipliant leur poids par l’effort, manœuvrent un treuil relié aux câbles d’une moufle qui soulève un formidable engin, un canon se chargeant par la culasse, tandis que d’autres, d’un mouvement calculé, poussent un essieu monté sur deux roues sous l’énorme masse lentement ébranlée. Les corps en grappes sont pris dans l’unité du même effort, les lignes remuent, s’agitent, les articulations jouent, les muscles se gonflent ; tout ce que cette scène concentre de vérité, de science, d’observations justes, est inouï ; mais, de tout ce réalisme, ce qui se dégage, c’est l’impression d’une vie surnaturelle, la vision d’une forge d’enfer.


VII

Ce qui fait la beauté des dessins du Vinci, dont le nombre peut atténuer le regret de ses tableaux trop rares, c’est avec le même goût de vérité, le même art de donner la vie. Son dessin n’est pas une calligraphie, une transposition des images réelles dans un langage à demi abstrait ; il ne découpe pas une silhouette, il ne réduit pas un visage à de secs contours qui, n’étant que les limites de la forme, en eux-mêmes n’existent pas. Par le clair-obscur, il fait sentir le relief. Il ne se sert pas de hachures, procédé encore artificiel, mais de traits parallèles, qu’il éloigne ou rapproche pour en forcer ou en atténuer l’effet. Il modèle ses têtes, comme nous les voyons, par les jeux de la lumière et de l’ombre, par leurs dégradations savantes, qu’il compare lui-même à l’évanouissement d’une fumée dans les airs. Ses dessins sont des peintures sans couleurs. Mais ce qui plus que tout en fait des œuvres achevées, c’est ce qu’il sait y enfermer de sentiment et de pensée. Poète, dans la précision de la forme, il met l’infini de la vie. Il donne un sens à tous les traits, au regard, au sourire, à l’enchâssement de l’œil, à la chevelure qui, tantôt modeste, court en ondes légères, tantôt se déroule en vagues qui débordent de toutes parts, coulent sur les joues, le col, les épaules et, revenant sur elles-mêmes, font au front un royal diadème (Offices) ; et, dans cette apparence de tout dire, sans une négligence, sans un sous-entendu, c’est son secret de donner l’impression que l’âme est sans limites, qu’elle s’ignore elle-même et les idées sans nombre qui s’agitent ou sommeillent en elle.

Ses têtes de madone sont exquises : leurs paupières baissées semblent l’écran où transparaît la lumière intérieure, la bouche, prête à sourire, répond aux pensées lointaines, toute l’âme semble affleurer au visage, mais leurs yeux voilés regardent ce que nous ne voyons pas, une divine pudeur semble les séparer de nous. Comme l’infini d’une âme, d’où ne montent à la conscience que des pensées calmes et des sentimens chastes, il sait, dans la précision des traits, sans sortir de la beauté, mettre le mystère d’une âme qui s’ignore, mais d’une âme étrange, inquiète, faite pour se tourmenter et les autres. « C’est la gloire du peintre de créer des êtres qui conduisent à l’amour. » Bien faites pour l’amour sont ces femmes qui mêlent singulièrement l’ironie et la grâce, arrêtent d’abord les curiosités de l’esprit et descendent, sans même que nous y songions, de notre imagination dans notre cœur pour y allumer une passion qui se nourrit de ses propres angoisses, des perpétuels problèmes qu’elle agite sans les résoudre. Voyez, à l’Ambroisienne, l’être charmant et impérieux qui semble avoir servi de type aux Hérodiades de l’école milanaise. Dans son visage tout est ferme, précis et dur : la ligne du front et du nez, l’accent de l’arcade sourcilière, le menton petit et volontaire, les paupières qui sertissent les yeux dont l’iris a l’éclat de l’acier. La narine frémit, l’œil est d’une inquiétante fixité, la bouche, d’un dessin exquis, est impérieuse jusqu’à la cruauté. Un double rang de perles orne son col, et ses cheveux tombent en ondes sur ses épaules, comme secoués d’un vent de colère. Sans en altérer la délicatesse, une contraction légère raidit les muscles du visage. Elle n’a rien à donner, et elle ne veut rien recevoir. Quels rêves, quels caprices, quelles douleurs ou quels crimes ont fait cette étrange beauté, exilée du bonheur ?

Les maîtres florentins sont des décoratifs, Léonard est un expressif. Il ne se contente pas de réjouir les yeux et d’amuser l’esprit par des images ; il a l’ambition d’évoquer des âmes qui, détachées de lui, vivent de leur vie propre et dont le secret ignoré d’elles-mêmes le dépasse. La plupart des caricatures qu’on lui attribue sont apocryphes, d’un dessin mou, sans caractère. Ses caricatures originales me paraissent des études d’expression. Il avance la lèvre inférieure, descend le nez, fend la bouche, rentre le front, le bombe, allonge le crâne, aplatit la face ou la jette en avant. Il exagère les traits qu’il a surpris sur un visage et, par ce grossissement, il en force le sens. Toutes différences faites, je comparerais ces caricatures aux expériences de Duchenne de Boulogne, analysant les élémens de la physionomie en faisant jouer tour à tour les divers muscles qui concourent à l’expression. Voyez ce front rejeté en arrière, fuyant, le crâne prolongé en bonnet persan, les yeux petits, tout ce qu’il y a d’humain atrophié ; et les mâchoires saillantes, le nez gros, les lèvres épaisses, toute la bête dehors. Méchanceté, ruse, cruauté, luxure, imbécillité, tout ce qu’il y a de grotesque et de bestial dans l’homme sort de ces déformations du visage humain.

Parfois, sans aller jusqu’à la caricature, Léonard se plaît à composer des figures singulières, êtres de rêve, nés de son caprice, auxquels il donne la précision d’une étude sur nature. Voyez au Louvre la petite tête au crayon rouge qui s’enlève lumineuse dans l’encadrement de la chevelure fantastique. Le front est trop haut, les yeux trop grands, le nez trop long ; le bas du visage est comme écourté, la bouche est petite, bien dessinée, avec une moue de dédain, mais la lèvre inférieure est forte, et la ligne de la mâchoire se prolonge élargissant à l’excès le visage ; tout autour un débordement de cheveux lancés en tous sens, dont les boucles frémissantes font à cette tête une coiffure de serpens aux replis vivans. L’étrange personne, de quel sexe ? par quel mystère se fondent l’indifférence et l’ardeur en cette subtile beauté ? de quelles voluptés ce grand œil garde-t-il la lassitude ? quelles vagues pensées, quelles images, quels désirs, quelles attentes y flottent ? Je trouve à Windsor une figure non moins singulière, le buste d’une façon d’athlète. Le front très haut est large avec deux bosses dont on sent les os durs sous la peau ; le nez busqué se recourbe et descend sur la bouche pincée dont la lèvre inférieure avance fortement ; le menton proéminent fait saillie ; l’œil est défiant sous le sourcil froncé ; un cou de taureau, des épaules de géant, des pectoraux massifs entre lesquels croît une broussaille de poils, le visage et le cou sillonnés de rides, une chevelure en longues boucles jetées en arrière et dressées comme par l’ardeur de la vie, la puissance et les meurtrissures d’un vieux chêne ; c’est le Titan, dans la bête l’homme possible, l’impression bizarre d’un Goethe engainé dans une brute. Avec quelques modifications je retrouve cette tête devenue celle d’un vieux méditatif ; diminuée, réduite, tous les traits comme aplatis, c’est la tête de Judas.

On ne sait pas assez à quel point l’artiste se révèle par ses dessins. Comparez ceux du Vinci à ceux de Raphaël et de Michel-Ange. Raphaël y met la grâce de son génie heureux, sans remords, qui profite de tout et garde son originalité dans ses emprunts. Comparées à celles de Léonard, ses madones sont silencieuses, elles disent dans le premier regard ce qu’elles ont à dire : c’est le charme rassurant d’une belle matinée de printemps. Michel-Ange allonge les lignes, les agite, les gonfle, pour montrer en tout ses sentimens de colère, de force et d’héroïsme, pour faire les êtres surhumains dont il peuple ses rêves vengeurs. Son éloquence grandiose n’a pas de sous-entendu. Installés sur les hauteurs idéales, où n’arrivent pas les bruits du monde, les prophètes s’entêtent dans leur sublimité solitaire. Le charme du Vinci, c’est de mettre dans un visage individuel l’infini d’un être en qui tous les bruits de l’univers ont leur écho. Il ne fait pas des images, il ajoute des vivans à ceux que fit la nature. Il a son monde, ses créatures, et il les varie, exquises ou brutales, délicates ou perverses ; mais, en toutes, au-delà de la vie superficielle de la conscience, il laisse entrevoir l’infini des sensations confuses, les profondeurs de la vie qui s’ignore, cet inconnu qui sollicite le regard et prolonge la rêverie. Je ne suis pas surpris qu’un exalté ait aimé l’une de ses madones jusqu’à la passion. Il a aimé cette femme parce qu’il a vu quelque chose de son âme et qu’il a rêvé le reste.


VIII

Léonard a le sentiment des beautés naturelles. Il aime à placer ses personnages dans un milieu qui semble, comme animé des mêmes pensées, les traduire en un autre langage. Il n’était pas homme « à dire avec Botticelli qu’il suffit de jeter une éponge pleine de couleurs diverses contre un mur pour qu’elle y laisse une tache où l’on voit un beau paysage. » (Traité de la peinture, § 60.) Paysagiste, il reste lui-même, il mêle les curiosités du savant à la recherche des sensations rares, à l’invention pittoresque. Réaliste épris de vérité, il ne demande à l’étude attentive de la nature que la puissance d’un langage égal aux audaces et aux complexités de son rêve intérieur.

Il dessine des herbes, des fleurs, des églantines, des cyclamens, avec un scrupule où la tendresse ne se distingue pas de l’exactitude scientifique. Cherchant dans leurs conditions d’existence la raison de leur structure, il analyse les arbres en botaniste ; il relève les divers aspects des montagnes à l’horizon (Ve partie) ; il étudie les nuages (VIIe partie) ; les eaux, leurs cours, leurs reflets ; l’éclairement des herbes et des feuillages selon leur distance de l’œil et la position du soleil. Il accumule une incroyable richesse d’observations précises ; mais, s’il analyse ainsi le spectacle des choses en ses élémens, c’est pour être maître de les combiner à son gré. Un instant, il songe à peindre le déluge, en donnant pour âme à cette scène la terreur, dont il aime à faire passer le frisson. A l’extrême opposé, il se plaît à détacher ses madones sur des fonds accordés à leur âme, à répandre en ses paysages la grâce subtile des êtres qui y vivent et y respirent.

Le paysage de la Vierge aux rochers semble le caprice d’un poète qui évoque le pays du rêve. Une source aux bords fleuris, un petit asile de fraîcheur et de verdure, sous un dais de rocs suspendus que supporte un puissant pilier de pierres superposées. Par la brèche ouverte, jusqu’à l’horizon, des massifs encore de rocs dénudés, des massifs sombres d’abord, puis bleus sur le ciel bleu, au travers desquels court et bondit l’eau bleue de quelque lac mystérieux. Décomposez maintenant cette fantaisie, étudiez ces fleurs, ces plantes poussées dans les fentes du roc, comptez-en les feuilles et les pétales ; regardez les assises de pierre, mesurez les dégradations de la lumière jusqu’à l’horizon, les adoucissemens de la perspective aérienne, vous ne trouverez rien qui n’ait été vu, observé, pris sur le fait. L’analyse de ce rêve vous conduit à des images réelles, empruntées directement à la nature, saisies par un œil sain, notées par un esprit de savant, interprétées et combinées par une âme d’artiste, rendues par la main la plus ferme et la plus sûre[4]. L’audace du rêve est faite des précisions de la science. Dans la Joconde, dans la Sainte Anne, c’est le même paysage étrange et réel, créé par sa fantaisie pour les êtres de son rêve. C’est la nature, mais surprise en ses aspects les plus rares par un œil délicat qui fait provision de sensations exquises : les lacs du nord de l’Italie dans l’éveil des matins, les cimes des hauts monts sur les cieux apaisés des soirs les plus purs, les détours des fleuves dans les vallées, les transparences de l’air, les bleus les plus doux des lointains et des eaux. Comme la pensée curieuse dans les âmes qui se perdent en leurs propres profondeurs, l’œil s’enfonce en ces paysages aux plans successifs et reculés, courant aux bleus lointains sur les eaux bleues, dont les ondes et les détours rappellent les boucles des chevelures et la sinuosité des sourires et semblent apporter jusqu’à nous dans la brise la caresse d’une musique légère.

Des peintures de Léonard qui nous restent, la Joconde est l’image la plus pure de son génie. Elle a perdu son premier éclat, elle n’a plus, avec les couleurs de la vie, cette réalité poussée jusqu’à l’illusion, dont parle Vasari et qu’aimait le Vinci. Et cependant de toutes les figures peintes il n’en est point de plus vivante. Elle n’est pas une image, elle est une personne ; on la connaît, on en parle ; elle a ses ennemis et ses dévots. Par un unique privilège, à force d’être individuelle, elle est symbolique. Les jeunes hommes vont la consulter, comme les filles les somnambules, lui demander avec son secret celui de celle qu’ils vont aimer et qu’ils sentent vivante en elle. Elle ne ramasse plus les déclarations des poètes. Parler d’elle est si banal que je ne m’en sentirais pas le courage. Laissons donc les phrases sur l’éternel féminin, sur le mystère de son incarnation en cette femme, dont la conscience n’est que la surface aux mobiles reflets de la mer sans rivages qui s’enfonce en elle à l’infini. De fait, il n’est pas un tableau dont l’image en l’esprit se prolonge en une plus longue rêverie. Regardez maintenant cette œuvre, comme vous feriez le bijou d’un rare ciseleur. Notre rêverie est faite d’images aux contours flottans, d’idées vagues, nuées qui passent et que l’émotion colore. Vous attendriez ici des sous-entendus, des sacrifices dans l’exécution, quelque chose d’indécis, d’atténué. Rien de pareil. La rêverie de Léonard est une rêverie intellectuelle, une richesse d’images nettes, d’idées claires, dont la complexité le charme sans l’aliéner de lui-même. Il analyse ses émotions sans les affaiblir. Dans la Joconde, pas un sacrifice, pas un oubli ; rien qui ne soit dit avec une clarté parfaite, c’est l’exécution d’un peintre jaloux d’égaler la nature, en poursuivant la réalité jusqu’en ses derniers détails. Je ne parle pas des mains longues et fines, sans lesquelles elle ne serait plus elle-même, pas même des ondes légères de cheveux qui descendent sur le cou, mais regardez les draperies, les plis des manches sur les bras, jusqu’aux fines broderies du corsage ; elle est devant vous telle que Léonard la vit dans son atelier de Florence. Ce n’est pas que tout soit au même plan, il faut un effort d’attention pour apercevoir ces détails et leur rendu ; le peintre simplifie, sans rien sacrifier, à la façon de la nature, par les jeux de la lumière et de l’ombre, en portant l’esprit et les yeux où il veut qu’ils se fixent. L’effet prodigieux de cette œuvre ne vient-il pas du contraste de l’infini de l’âme avec la précision des signes qui la font visible ? Le plus souvent le peintre ne voit d’un visage qu’un aspect auquel il s’efforce de se tenir. Sans perdre la concordance des traits, sans altérer la forme et ses accords, Léonard volontiers combine des expressions contraires qu’il fond dans l’unité de l’expression générale. Étudiez de ce point de vue le portrait de la femme cruelle et charmante qu’on croit être Lucrezia Crivelli (la belle Ferronnière du Louvre), la maîtresse de Ludovic le More. Ce n’est pas par une simple galanterie de peintre gentilhomme que, pendant la pose, Léonard voulait dans son atelier des musiciens, des lecteurs habiles (Traité de peinture, § 39) : l’âme du modèle, bercée par la musique légère, s’apaisait, et peu à peu, les expressions momentanées s’effaçant, l’esprit plus clairement apparaissait sur le visage détendu, où dans une sorte d’équilibre se trahissaient les habitudes de la physionomie. La Joconde n’est pas seulement un chef-d’œuvre de sentiment et de vie, mais de sang-froid et de volonté ; le peintre et l’analyste y rivalisent ; son mystère est celui du génie même en qui la connaissance nourrit l’amour, et la curiosité ne sert qu’à faire la beauté plus exquise.


IX

Qui observe tout ce que la Joconde concentre de réflexion et de sentiment, ce qu’une telle exécution, sans surcharge, sans lourdeur, suppose de lenteurs calculées, d’attentes et de précision, sera moins tenté de s’étonner du petit nombre des œuvres du Vinci. C’est la grande plainte, l’accusation qui revient sans cesse. a Tandis qu’il s’attardait avec trop de scrupule (morosius vacaret), dit Paul Jove, à chercher les ressources d’un art subtil, par mobilité d’esprit (levitate ingenii) et aussi par un dégoût naturel, laissant là sans cesse les choses commencées, il acheva très peu d’œuvres. » Le poète florentin, Agolina Verino, écrit :


… Forma, superat Leonardus Vincius omnes ;
Tollere de tabula dextram sed nescit, et instar
Protogenis mullis vix unara perficit annis.


D’autres lui reprochent son goût pour la science, le temps qu’il perd à la géométrie, à la mécanique ; quelques-uns parlent de pauvreté. Je l’avoue, rien ne peut nous consoler des œuvres qu’il n’a point faites, vraiment cela est perdu. La nature ne répète pas un tel homme. Quelque autre, tôt ou tard, se serait chargé de la besogne scientifique. Je l’avoue encore, cet esprit d’analyse, cette curiosité toujours inquiète a dû faire plus rares les heures de fécondité et d’inspiration. Il a trop obligé son génie à rendre des comptes à son intelligence. Mais mutilerait-on impunément ce grand esprit ? C’est la richesse d’observation dont il dispose, quand il est en verve, qui donne à ses œuvres leur intensité ; c’est son insistance sur ses émotions qui en fait la profondeur ; c’est à sa volonté curieuse, à sa lucide intelligence qu’elles doivent leur raffinement, leur délicatesse exquise. Supprimez de Léonard le savant, que restera-t-il ? Un Bernardino Luini. Le principe de ses œuvres en dernière analyse est dans sa sensibilité, et ce qui fait unique sa sensibilité, c’est qu’elle ne se distingue pas de son intelligence. « Plus on connaît, plus on aime. » De là dans ses œuvres ce double caractère de réalisme et de spiritualité ; cette précision dans le langage, cet infini dans la pensée. Il recule l’idéal de l’art ; il ajoute quelque chose à la nature, il l’enrichit de formes nouvelles, qui semblent, à la lettre, plus parlantes, plus expressives, plus riches de vie intérieure. Sa haute ambition méprise l’à-peu-près, il laisse là l’œuvre qu’il ne pourrait porter à la perfection qu’il rêve. « Quand il s’asseyait pour travailler à une peinture, dit Lomazzo, il semblait qu’il fût maîtrisé par la peur. Aussi, il ne pouvait rien finir de ce qu’il avait commencé, son âme étant pleine de la sublimité de l’art, ce qui faisait qu’il était capable de voir des défauts dans des peintures que d’autres saluaient comme des créations miraculeuses. » Léonard lui-même nous a laissé le secret de ses lenteurs et de ses dégoûts dans cette pensée : « Quand l’œuvre est égale au jugement, c’est un triste signe pour ce jugement ; et quand l’œuvre surpasse le jugement, c’est ce qu’il y a de pis, comme il arrive à qui s’émerveille d’avoir si bien travaillé, et quand le jugement surpasse l’œuvre, c’est là un très bon signe, et, si l’homme en telle disposition est jeune, sans doute, il deviendra un excellent artiste (operatore). Il ne composera que peu d’œuvres, mais telles qu’elles arrêtent les hommes à contempler avec admiration leurs perfections. »

Aussi bien quand on parle de la fécondité d’un artiste, il ne faut pas tenir compte seulement de ce qu’il a fait par lui-même, mais de ce qu’il a fait par les autres. Peu nombreuses, les œuvres de Léonard se sont multipliées en fécondant l’esprit de ses disciples et de ses rivaux. D’abord appliquant sa haute intelligence à la technique pittoresque, il en a révélé toutes les ressources. Ses œuvres ont été des modèles. Regardez les tableaux de chevalet de Sandro Botticelli ; un peu sommaire, le langage de ce grand charmeur garde l’accent de la fresque. Après Léonard, le langage de la peinture est fixé ; il en a marqué les limites[5]. Il a montré en même temps tout ce qu’on peut traduire par lui de l’âme humaine, de ses émotions, de leurs nuances ; on n’ira pas plus loin dans l’expression. Il est par là le maître de tous ses contemporains. Tous, à des degrés divers, ont subi son influence, les uns par un acquiescement volontaire, par le charme subi ; les autres sans le savoir peut-être, par cela seul qu’ils profitaient de son exemple. Verrochio, son maître, prend quelque chose de sa tendresse et de sa grâce ; Lorenzo di Credi, son camarade d’atelier, se fait son élève. A Florence, fra Bartolommeo, le Pontormo, Ridolfo Ghirlandajo, le sculpteur Baccio Bandinelli, Francesco Rustici, sont ses disciples ou ses imitateurs. Raphaël étudie ses œuvres. Il apprend de lui tout ce qu’enveloppe d’humain la légende de la Vierge, et l’art de la transposer dans des scènes d’une familiarité charmante. Pour le haïr, Michel-Ange n’est pas moins son obligé. Quand il commence à peindre, il ne connaît pas le Vinci, qui est à Milan. Voyez ses premières peintures : il a déjà dans la forme la noblesse et la grandeur, mais quelque chose de sec, de dur, de tendu, avec un coloris heurté. Quand il peint la Sixtine, il a vu Léonard travailler à Florence. Mesurez la distance parcourue. Sans rien perdre de sa puissance, il s’est comme attendri. Souple et harmonieux, son langage a pris des accens nouveaux. Il a regardé les œuvres de son grand rival en homme de génie, et il dit bien ce qu’il disait mal : la secrète douceur qui tempère sa mélancolie héroïque. (Création de la femme.)

Léonard n’apprend pas seulement à tous par l’exemple de ses œuvres jusqu’où peut aller l’art de peindre dans l’imitation de la nature et dans l’expression des émotions humaines, il se continue par l’école milanaise. Le charme de sa personne et l’autorité de son génie groupent autour de lui des jeunes hommes qu’il anime de sa propre pensée. Ce qui d’un artiste fait vraiment un maître, c’est dans l’individualité même de son génie je ne sais quoi d’universel, d’humain, qui se propage en d’autres âmes. Il semble qu’il découvre à tous une nuance de la sensibilité humaine ignorée avant lui. Surpris, émus par ce charme de nouveauté, les disciples se hâtent d’en varier l’expression. Le Vinci, Michel-Ange, Rubens, engendrent par l’esprit, comme d’autres par le corps. Leur génie a quelque chose de contagieux ; il éveille en, d’autres âmes un écho de lui-même ; il est présent à des œuvres qui n’existeraient pas sans lui et qui vivent par elles-mêmes. Avant l’arrivée de Léonard, Milan avait ses peintres, Vincenzo Foppa, Zenale, Borgognone (musée Bréra — Chartreuse de Pavie), des maîtres graves, sérieux, un peu lourds. Dès qu’il apparaît, il les vieillit, il semble les reculer dans le passé. Les jeunes gens viennent à lui. Sauf pour les érudits, il n’y a désormais qu’une école milanaise, celle qu’il a fondée. Comme Raphaël, il a autour de lui quelques élèves qui vivent sous son toit. « Salaï, jeune homme remarquable par sa grâce et sa beauté (Vasari),  » que relève une chevelure aux boucles abondantes, est à la fois son disciple et son serviteur. Il met à l’épreuve la bonté du maître, lui emprunte de l’argent pour satisfaire à ses fantaisies élégantes, pour doter sa sœur, oublie de le rendre, et reçoit par testament la moitié de la vigne donnée par Ludovic à Léonard. Les disciples sont pour ce maître incomparable pleins d’amour et d’enthousiasme. Ils copient ses œuvres, il retouche les leurs. A peine la Cène est-elle achevée qu’ils la répètent, comme la Sainte Anne, comme la Joconde. Beltraffio, Marco d’Oggione, Francesco Melzi, Cesare da Sesto, Andréa Solario, Lorenzo Lotto, pour la plupart nous sont mal connus. Leur personnalité semble se perdre un peu dans celle du maître[6]. Quelques-unes des œuvres les plus remarquables de l’école sont anonymes : par une erreur, qui est vérité en un sens, on les a longtemps données à celui qui les inspira. En toutes vous retrouvez plus ou moins atténué l’esprit du Vinci, le souci du modelé par le clair-obscur, le réalisme et la morbidesse, plus d’âme et moins d’apparat qu’à Florence, une grâce morale, l’insistance sur l’expression, quelque chose, dans les meilleures, de ce mystère qui donne aux images comme l’infini de la vie spirituelle. Bernardino Luini et Gaudenzio Ferrari se détachent du groupe des disciples. Gau-denzio Ferrari est un homme universel qui n’imite pas seulement les œuvres, mais la vie du maître (Lomazzo). Son Concert d’anges de la coupole de Saronno est un chef-d’œuvre de verve et de vie. Les fresques, plus qu’à demi effacées de San-Ambrosio (Milan, Descente de croix), montrent ce que, selon les préceptes du Vinci, il sait mettre de tendresse, de douleur et de grâce dans le mouvement des corps. Bernardino Luini n’est ni un savant ni un philosophe, il se contente d’être un peintre ému et charmant. Il donne à la sensibilité léonardesque le charme d’une naïveté inattendue. Il ignore les raffinemens et les tourmens du maître, il ne garde que ce qui convient à son âme plus simple, la grâce et l’émotion. Les fresques de Saronno, de Lugano, les décorations de l’église San-Maurizio, sont les chefs-d’œuvre de l’école milanaise. Les choses de l’esprit ne s’évaluent pas par poids et mesure. Quand nous sommes tentés de nous plaindre du petit nombre des œuvres de Léonard, rappelons-nous celles qui n’existeraient pas sans lui, qui par là indirectement lui appartiennent.

Le génie du Vinci est fait d’une intime pénétration de la science et de l’art. Le savant et l’artiste ne sont pas en lui deux étrangers qui vivent côte à côte et s’ignorent ; quoi qu’il fasse, ils sont présens tous deux et collaborent à son œuvre. Analyse et synthèse, art et science, sentiment et pensée, imitation et invention, quelle que soit l’antithèse, il la résout en en embrassant les deux termes. Où les uns disent : réalité, les autres répondent : idéal ; il ne connaît pas ces appauvrissemens volontaires, comme l’enfant et Platon, il refuse de choisir et prend tout. Réaliste, il l’est à coup sûr. Nul plus que lui n’a observé ce qui est, nul n’a fixé sur les choses un œil plus clairvoyant. La peinture est un art d’imitation, il veut qu’elle aille jusqu’à produire l’illusion du réel. Mais en quoi vraiment consiste l’imitation ? à répéter les choses qu’on a sous les yeux ? La pauvre ambition ! Il s’agit « de se convertir en la nature,  » à force d’étudier les procédés selon lesquels elle fait apparaître et construit les corps. Vivantes dans l’esprit, les observations du savant deviennent les habitudes de l’artiste. Le peintre peut alors projeter sur la toile les images qu’il lui plaît. Est-ce à dire qu’il va se perdre dans la fantaisie, dans les vaines fictions ? Non, car les formes qu’il imagine sont toujours composées d’élémens réels, combinés selon des lois nécessaires. Le peintre est plus que le disciple de la nature, son génie est la nature même qui continue son œuvre par l’esprit.

Pour l’art, le corps n’est que l’image d’un sentiment. Le vrai réalisme, c’est la puissance de créer des êtres réels, des corps vivans qui, nés d’une émotion, l’expriment et la propagent. Imiter la nature, ce n’est pas la copier servilement, c’est faire comme elle, c’est ajouter, selon ses procédés mêmes, aux formes qu’elle a créées celles qui répondent aux sentimens de l’âme humaine. Une madone n’est réelle qu’à la condition d’être vraie, d’exprimer par son visage et son attitude l’exquise tendresse de son cœur. Par nos émotions, c’est la nature encore qui suscite en nous l’image de ces formes, mais elle ne peut les créer qu’en devenant le génie de l’artiste. Ainsi, il n’y a pas de saut brusque entre la nature et l’art, le passage de l’une à l’autre est insensible. L’imitation conduit à l’invention, l’idéal continue le réel, nous nous élevons au-dessus de ce qui est sans nous en séparer. Le réalisme du Vinci est, à dire vrai, la plus étonnante foi dans l’esprit. L’artiste construit le corps sur l’idée de l’âme qu’il est destiné à rendre visible. Il en est de la nature comme de l’art : c’est notre âme qui crée notre corps et s’y manifeste. En toutes choses le Vinci reconnaît cette présence réelle, cette primauté de l’esprit. Derrière l’apparence, qu’il fixe de son œil clairvoyant, il aperçoit ce qu’elle révèle et ce qu’elle cache, la force spirituelle, l’âme et son mystère ; dans les lois nécessaires l’universelle raison, dans « cette qualité de la forme qui fait l’ornement du monde » cette obscure sensibilité qui met en tout ce qui est l’effort et la vie. Sa curiosité est une sympathie : le rocher, le brin d’herbe, la fleur, rien n’est indifférent, rien n’est mort ! Tout mérite d’être observé jusqu’en son dernier détail, parce que tout vaut d’être aimé. L’artiste est celui qui entend ce langage des choses, et le précise en lui donnant comme l’accent de la parole humaine. Il ne dédaigne pas le monde, ses lignes, ses couleurs et ses formes, il y entre comme dans une société fraternelle, en conférant aux choses mêmes la dignité de la pensée.

La nature est le précurseur, l’esprit est le Verbe. Saint Jean (Louvre) émerge des ombres transparentes, lumière obscure plutôt que ténèbres, qui peu à peu vont s’atténuant jusqu’aux clartés de la poitrine, du bras, du visage, de ce qui pense et parle. Il est jeune, charmant, plein de l’ardeur de vivre. Sa surprise de ce qu’il aperçoit de lui-même fait sa curiosité de ce qu’il en ignore. Sa beauté est celle de la nature, infinie, complexe, inquiétante. Ses yeux attirent, semblent se creuser sous le regard ; son sourire, où se croisent l’ironie et la tendresse, la douceur et la cruauté, refuse ce qu’il promet. Cet être mêle la grâce de la bête innocente à l’anxiété de la conscience qui s’éveille. Il enveloppe ce qui fut et ce qui sera ; il n’a pas le mot de sa propre énigme : seul, ce qu’il commence, ce qu’il n’achève pas, l’explique. De sa droite levée, le doigt étendu, il montre le chemin ouvert, ce qui n’est pas, ce qui peut être, l’idéal incertain qu’il pressent et qu’il annonce. Ainsi la nature, lentement, d’harmonies en harmonies s’élève vers la conscience par la beauté ; elle est la grande tentatrice, elle semble s’offrir et tous les biens de la vie, mais, d’un mouvement comme involontaire, elle montre le vrai chemin, celui qui monte, et elle ne se donne qu’à l’esprit qui lui révèle ses propres secrets et par l’effort vers l’idéal lui apprend ce qu’elle cherche, la continue en la dépassant.


GABRIEL SEAILLES.

  1. Nous citons le Traité de la peinture d’après l’édition de Heinrich Ludwig : Leonardo da Vinci, Das Buch von der Maïerei, in drei Bänden ; Wien, 1882.
  2. C’est un trait commun à tous les maîtres de la Renaissance qui ont écrit sur leur art de ne pas insister sur les dispositions naturelles qui distinguent l’artiste, de se borner aux règles de la technique, à l’exposé de ce qui peut s’enseigner et s’apprendre. Ce n’est pas qu’ils croient que la poétique fasse le poète, c’est qu’il est entendu qu’elle n’a de sens que pour lui.
  3. Lomazzo fut l’ami de Melzi et l’élève de Gaudenzio Ferrari, l’un des plus remarquables disciples du Vinci. Devenu aveugle, il écrivit un Traité de la peinture et un livre d’une composition bizarre, intitulé : Idea del tempio della pittura.
  4. N’est-ce pas là ce qui faisait dire à Corot devant ces paysages que plus d’un serait tenté de trouver invraisemblables : « Voilà le créateur du paysage moderne ? »
  5. Sans sacrifier l’harmonie, Léonard met dans le langage pittoresque la précision et la clarté. Par la perspective linéaire, par le clair-obscur, par la perspective aérienne, par la science des formes et de leurs élémens, il veut donner à l’image peinte le relief de l’objet réel. La peinture reste pour lui un art d’imitation. Il sait être profond sans être jamais vague ou incorrect. Ceux qui rapprochent la peinture de la musique trouveront ce souci de l’exactitude un peu puéril. Mais les arts se distinguent pour se constituer, en admettant qu’ils doivent se confondre pour se renouveler.
  6. Il serait curieux, par l’étude attentive des œuvres dont l’attribution n’est pas douteuse, de chercher ce que chacun a surtout compris et imité du génie complexe du maître.