L’ESPAGNE POLITIQUE

TROISIEME PARTIE[1]

LES COMMENCEMENS DE LA REPUBLIQUE ESPAGNOLE.


I

Il est des enfans qui naissent sous de tristes auspices, la nature comme la fortune les a maltraités. Ils sont condamnés à une existence tourmentée, souffreteuse, et menacés d’une fin précoce. Cependant ils ne laissent pas de vivre ; — on peut appeler de toutes les sentences, à la condition de joindre l’esprit de conduite au courage ; et à la foi dans l’avenir.

On ne peut nier que la république espagnole ne soit venue au monde. dans de fâcheuses conjonctures. Tout paraissait lui être contraire ; les fées qui ont présidé à sa naissance semblaient avoir maudit son berceau. L’une lui avait dit : ton état civil sera un imbroglio suspect que tu auras grand’peine à débrouiller. Une autre l’avait dotée d’ennemis dangereux, une troisième d’amitiés compromettantes. Une quatrième, brochant sur le tout, lui annonça que le monde la traiterait en enfant trouvé, ramassé au coin d’une borne, et se refuserait obstinément à reconnaître sa légitimité. Toutes ces prédictions se sont accomplies, car les fées ne mentent point. La pauvre fille a vu deux pères revendiquer l’honneur de lui avoir donné le jour, et peu s’en est fallu qu’elle n’ait péri victime de leur querelle. Ni les ennemis acharnés, ni les amis inquiétans, don plus fatal encore, ne lui ont manqué, et, à l’exception d’une très petite république, l’Europe entière persiste à ne la point admettre dans sa société. Aussi, sur la foi de ces pronostics, les gens qui aiment à vaticiner ne lui accordaient pas vingt jours d’existence. Cependant, quels que soient ses futurs destins, elle est encore debout, et sa santé, qui a résisté à de cruelles atteintes, paraît s’être raffermie par la lutte. Si elle gagne son procès, elle devra tout à elle-même ; elle pourra se vanter que son courage et son désir de vivre ont tout fait, que ni les étoiles ni les hommes ne l’ont aidée.

À qui des radicaux ou des républicains appartenait légalement la république proclamée à Madrid le 11 février 1873 ? Les premiers avaient des droits sérieux à faire valoir. Sans leur adhésion, sans leur concours, rien n’aurait pu se faire ; ces royalistes récemment convertis disposaient de la majorité dans les cortès, et la question avait été tranchée par cette majorité. Toutefois leurs anciens adversaires et leurs nouveaux alliés alléguaient qu’un parti qui a longtemps combattu une forme de gouvernement et ne l’accepte que de guerre lasse, par une sorte de résipiscence tardive, est mal placé pour présider à son installation, — que de ci-devant ministres du roi Amédée seraient en butte aux perpétuelles suspicions des patriotes, que d’ailleurs, si les radicaux avaient voté la république, les circonstances qui venaient de rendre son avènement inévitable avaient été adroitement ménagées par les républicains, qu’aux républicains seuls revenaient les honneurs de la victoire. Il est certain que leur chef, M. Figueras, habile manœuvrier politique, s’était chargé du premier rôle dans l’intrigue parlementaire dont l’abdication du roi Amédée fut la conséquence. Convaincu que le jeu même des institutions devait amener fatalement la chute de la royauté, on l’avait vu réprouver les folles insurrections fomentées par les violens et les incorrigibles de son parti, recommander à tout son monde la patience et l’attention, dont il attendait plus que d’une émeute, et on lui attribue généralement le mérite d’avoir inventé ce fameux coup de partie, cette affaire des artilleurs qui contraignit le roi à s’en aller.

Les radicaux se flattaient que leurs services seraient reconnus ; mais ils n’osaient pas trop les vanter. La politique elle-même a ses pudeurs, et il est difficile de dire tout haut, même en espagnol : « Nous vous avons sacrifié notre roi ; ce beau trait mérite récompense. » En revanche ils alléguaient, non sans quelque apparence de raison, que les républicains ne pouvaient se passer de leur alliance, qu’elle leur était nécessaire pour donner à la république une assiette solide. « Vous êtes, leur disaient-ils, des théoriciens, des idéologues, peut-être des utopistes. Sans contredit, vous avez employé vos veilles à creuser les grands problèmes, à méditer sur les lois primordiales de la société ; mais, ayant toujours vécu sur les bancs de l’opposition, l’occasion vous a manqué d’apprendre le maniement des affaires. Vous vous piquez d’être des hommes de principes ; peut-être en avez-vous trop, — nous vous aiderons à vous débarrasser de ceux qui pourraient vous gêner. Croyez-nous, vous avez besoin de conseillers prudens et bien intentionnés, qui vous rappellent qu’on ne gouverne pas ce monde avec des songes. Permettez-nous de guider votre jeune inexpérience, de mettre à votre disposition les trésors de notre sagesse. »

Malheureusement les républicains goûtaient peu leurs propositions. L’exemple du duc d’Aoste leur servait d’avertissement. Après avoir été les tuteurs d’un roi, les radicaux aspiraient à devenir les mentors de la république ; elle n’était pas disposée à recommencer à ses frais une douloureuse expérience, à laisser ceindre son front d’une couronne d’épines. Au surplus, les idéologues qu’ils prétendaient débourrer et dégauchir croyaient pouvoir se passer de leurs leçons. Ils répondaient à ces obligeans donneurs de conseils : « Personne n’honore plus que nous votre mérite et vos lumières, mais êtes-vous bien sûrs que nous en soyons nous-mêmes absolument dépourvus ? Laissez-nous faire, nous nous formerons assez vite à l’art du gouvernement, nous vous étonnerons par la rapidité de nos progrès. D’ailleurs, si la science a son prix, la foi et la bonne foi en ont encore davantage. Le pays vous soupçonne de vous être accommodés de la république comme d’un expédient nécessaire, en attendant, que le hasard ou votre sagacité bien connue vous en suggère un meilleur. À tort ou à raison, les conversions, instantanées sont toujours un peu suspectes. Les opérations de la grâce sont enveloppées d’un mystère qui donne beau jeu à la malice des mécréans, et, quand le chemin de Damas devient une route très fréquentée, le public est tenté de croire que les ambitieux trouvent leur compte à s’y promener. À bon entendeur salut, résignez-vous pour quelque temps à l’humble rôle de néophytes. L’église vous est ouverte comme à tout le monde, venez-y faire vos dévotions et vous instruire dans les choses saintes, mais permettez-nous d’officier. »

En Espagne, les événemens vont vite, les pièces classiques n’y ont que trois journées ou trois actes. L’accord qui avait prévalu et semblait assuré par une équitable distribution des portefeuilles ne dura que peu de jours. Ne pouvant obtenir le désistement volontaire des radicaux, les républicains les mirent en demeure, leur annoncèrent qu’ils leur abandonnaient la place ainsi que le soin de faire entendre raison au pays et de maintenir l’ordre. M. Martos, qui avait succédé à M. Zorrilla dans le commandement en chef de son parti et qui avait réussi à supplanter M. Rivero dans la présidence des cortès, releva fièrement le gant, et l’un des premiers jours du carnaval, pendant que les masques encombraient de leur foule joyeuse le Prado et la Fuente Castellana, on put croire que Madrid allait se transformer une fois de plus en champ de bataille. Les clubs ayant pris les armes, le président des cortès appela résolument à la défense du congrès les troupes dont il pouvait disposer et une partie de la milice, les anciens voluntarios de la libertad, recrutés parmi la petite bourgeoisie, dont le concours lui était acquis. La nuit du 22 au 23 février fut employée à des préparatifs de combat ; le conflit semblait inévitable et imminent, quand au matin M. Martos, sentant faiblir sa résolution, proposa un arrangement qui était un aveu d’impuissance et déguisait mal sa défaite.

La conduite du caudillo radical a été sévèrement qualifiée par son parti ; on l’accusa de pusillanimité, presque de trahison. Jamais accusation ne fut plus injuste. Le premier mérite d’un homme politique est de démêler nettement ce qui est possible et ce qui ne l’est pas, et il est par momens des influences secrètes, inaperçues du commun des mortels, qui engourdissent les bras armés pour le combat et brisent les plus fermes, volontés. Jacob lutta jusqu’à l’aube avec le céleste inconnu ; quand le jour parut, bien qu’il n’eût reçu aucune blessure, il se trouva que l’os de sa hanche était démis. Comme le patriarche, après s’être débattu toute la nuit contre ses pensées, M. Martos sentit qu’il avait souffert je ne sais quelle mortelle atteinte, et il rendit les armes à son invisible vainqueur.

Son seul tort était d’avoir rêvé quelque temps une résistance impossible et de s’être abusé sur la situation. Quel appui sérieux pouvait offrir aux radicaux une majorité parlementaire qui s’était discréditée en se prêtant au renversement des institutions existantes commises à sa garde, et en proclamant un régime nouveau sans en appeler au pays et à l’opinion ? Il n’est pas besoin qu’une assemblée vive douze ans pour mériter le titre de parlement-croupion, il suffit qu’elle outre-passe ses pouvoirs, qu’elle excède son mandat, qu’elle paraisse imposer ses volontés à ses électeurs dont elle brave ou méprise les avertissemens. M. Martos s’est ravisé en temps utile, il a compris que la destinée de tous les longs parlemens est de traîner une existence pénible et précaire jusqu’au jour où une tempête ou un sabre les balaie. Grâce à la transaction qu’il proposa et fit agréer par son parti, une telle extrémité fut épargnée à la chambre qu’il présidait. On convint que tous les portefeuilles feraient retour aux républicains, on fixa une date prochaine pour l’élection de cortès constituantes, et on sauva les apparences en stipulant que l’assemblée qui avait ainsi passé condamnation ne se dissoudrait pas avant d’avoir voté quelques projets de lois. C’était accorder à la garnison les honneurs de la guerre, mais personne ne se dissimulait qu’elle avait capitulé. M. Figueras se chargea de verser un peu de baume sur les blessures du vaincu par quelques complimens courtois, quelques promesses vagues, genre d’éloquence où excelle ce grand maître en artifices oratoires.

Ce dénoûment divertit et charma toute l’Espagne. Les intransigens firent éclater bruyamment leur joie, ils ne conçoivent pas le bonheur sans bruit. Pour être moins tumultueuse, l’allégresse des conservateurs ne fut pas moins vive, tant la conduite trouble des radicaux et leurs menées équivoques les avaient rendus impopulaires. Un écrivain du XVIIIe siècle, qui ne ménageait pas toujours ses termes, a flétri « ces petits brouillons, ces petits intrigans, à qui leurs petits talens, qui les font parvenir aux grandes places, ne servent qu’à montrer au public leur ineptie aussitôt qu’ils y sont parvenus. » Une sentence si dure ne pouvait s’appliquer aux radicaux, dont plusieurs avaient montré de grands talens, dignes des premières places ; mais à quoi paraissaient-ils les avoir employés ? À renverser le trône, dans l’espérance de confisquer la république à leur profit. L’Espagne n’admettait pas que des hommes qui, le 11 février à cinq heures, étaient les ministres d’un roi, trois heures plus tard fussent les ministres d’une république. Elle applaudit à leur déconvenue, comme bat des mains un parterre qui voit à la fin d’une troisième journée un habile se laisser prendre à son propre panneau. Il semblait que ce fût un acte de justice, l’un de ces cas trop rares où la destinée se charge de prêter main-forte à la morale et de démontrer que, s’il est utile pour réussir de n’avoir pas de principes, cela n’est pas toujours suffisant.

Toutefois cet événement, qui fut regardé comme une victoire du parti républicain, était pour la république un danger et une disgrâce ; les esprits modérés et judicieux en sentirent sur l’heure les conséquences. La maladie des démocrates en tout pays est l’esprit de coterie ou d’intolérance ; ils se flattent de pouvoir être impunément exclusifs ; ils se plaisent à multiplier les difficultés avant d’admettre un catéchumène dans la communion des fidèles, quand il leur importe au contraire plus qu’à tout autre parti d’acquérir partout des adhérens. La république n’étant une vérité que si elle repose sur la souveraineté nationale, on ne peut concevoir qu’elle devienne la propriété, d’une secte qui, pour justifier son privilège, invoque une sorte de droit divin et le mystère d’un dogme. D’autre part, cette forme de gouvernement, qui a l’avenir pour elle, étant condamnée à inspirer longtemps encore des défiances et des aversions irréfléchies aux classes possédantes comme à une partie des classes laborieuses, personne n’a plus d’autorité pour lui gagner les cœurs que les nouveaux convertis qui l’ont acceptée par raisonnement et qui expliquent de sang-froid les motifs de leur conversion. Les républicains espagnols pouvaient tirer de grands avantages de leur alliance avec les radicaux. Elle leur eût procuré un accroissement de forces qui n’était pas à dédaigner ; ils n’auraient pas été réduits à confier l’administration des provinces et la conduite de l’armée à des personnages subalternes, sans étoffe et sans crédit, incapables de commander aux passions, de prendre quelque empire sur les foules. Par leur rupture avec leurs alliés, ils se trouvaient à la fois moins armés contre les entreprises de leurs ennemis et plus dépendans de leurs redoutables amis, tourbe d’aventuriers à l’égard desquels ils allaient être condamnés à une politique de concessions, de faiblesse, de périlleuses complaisances, qui a failli perdre la république quelques mois à peine après son avènement.


II

Le danger le plus pressant qu’eût à conjurer le gouvernement provisoire était le carlisme, cette maladie organique de l’Espagne, tour à tour moins grave ou plus dangereuse qu’il ne semble, qui lorsqu’on désespère du malade se ralentit subitement, et quand on le croit guéri reparaît comme par miracle. C’est ici le lieu d’étudier de plus près ce parti singulier et cette bizarre destinée.

En apparence, le carlisme représente le principe de la légitimité ; mais ce n’est qu’une apparence. Don Carlos ne peut invoquer à l’appui de ses prétentions qu’un droit contestable et contesté. La reine Isabelle est arrivée au trône non par une émeute victorieuse ou par une révolution de palais, mais par l’abolition de la loi salique, que les Bourbons avaient importée de France, et par un retour à l’ancien droit traditionnel, qui jadis avait donné à la Castille le plus glorieux de ses souverains dans la personne de la première Isabelle. La fille de Ferdinand VII n’a point usurpé la couronne, elle l’a héritée de l’histoire, et ce n’est point pour une vaine question de procédure qu’une partie de ses sujets lui a fait la guerre durant sept ans. Son crime était de s’appuyer sur le libéralisme, qui en Espagne signifiait surtout l’affranchissement du territoire, possédé sur une immense étendue par des couvens et des chapitres, et l’émancipation des esprits, gouvernés jusqu’alors par les prêtres. Le clergé ne pouvait se résigner à cette double dépossession ; il entendait conserver son droit de domaine, et sur la terre et sur les âmes, et on ne sait ce qui l’indignait le plus de voir ses propriétés converties en biens nationaux ou l’école et la loi soustraites à son empire. Il conclut un traité avec don Carlos, et ce pacte a été fidèlement observé par les deux parties, qui associaient à jamais leurs intérêts. Le carlisme est une conspiration permanente contre le principe de la société moderne et de l’état laïque. Ainsi s’expliquent l’opiniâtreté de ses efforts, les fureurs qu’il souffle dans les âmes, l’inhumanité des moyens qu’il emploie ; on sent que le prêtre a passé par là :


Abîme tout plutôt, c’est l’esprit de l’église.


Ainsi s’explique également l’énergie des résistances qu’il rencontre. Il est assez fort pour survivre à ses défaites, mais la victoire lui échappe sans cesse. L’Espagne sent que dans cette lutte il s’agit pour elle non de substituer une branche royale à une autre, mais de sauver toutes ses libertés, tout ce qu’elle aime et respecte, tout ce qui fait qu’au XIXe siècle un peuple figure réellement sur la carte d’Europe.

Si l’on en jugeait par certains chapitres de son histoire, on serait tenté de se représenter la péninsule ibérique comme la terre classique du fanatisme. Il n’est pas de pays au contraire où les dissidences religieuses et politiques engendrent moins d’acrimonies ou de haines personnelles. Les oppositions de sentimens n’y compromettent ni la sûreté des amitiés ni l’agrément des relations ; on y réfute son adversaire, on le persifle, on le raille, mais on ne sent pas le besoin de l’exterminer ; nulle part les discussions passionnées ne se concilient plus facilement avec l’indulgence pour le caractère et l’opinion d’autrui. Jean-Jacques Rousseau n’a pas manqué ce trait dans la peinture qu’il a tracée de l’homme le plus accompli qu’il ait connu, de l’Espagnol Emmanuel de Altuna : « Il était trop fier pour être vindicatif, et je lui ai souvent ouï dire avec beaucoup de sang-froid qu’un mortel ne pouvait pas offenser son âme. À l’extérieur, il était dévot comme un Espagnol, mais en dedans c’était la piété d’un ange. Hors moi, je n’ai vu que lui seul de tolérant depuis que j’existe. Il ne s’est jamais informé d’aucun homme comment il pensait en matière de religion. Que son ami fût juif, protestant, turc, bigot, athée, peu lui importait, pourvu qu’il fût honnête homme. Obstiné, têtu pour des opinions indifférentes, dès qu’il s’agissait de religion, même de morale, ils se recueillait, se taisait ou disait simplement : Je ne suis chargé que de moi. » Bien loin que l’Espagnol soit superstitieux et fanatique par tempérament, comme l’a soutenu l’auteur de l’Histoire de la civilisation en Angleterre, il s’est montré au moyen âge le plus libéral de tous les peuples, et il eut la gloire de donner les premiers exemples de tolérance religieuse aussi bien que de liberté constitutionnelle. La Péninsule était partagée en une foule de petits états chrétiens ou maures, qui entretenaient entre eux d’actives relations et souvent contractaient des alliances. Tel prince catholique avait des vassaux musulmans, que lui-même armait chevaliers ; on le voyait attirer à sa cour des médecins, des philosophes, des poètes, des artistes infidèles, qu’il s’attachait par ses bienfaits. On s’empruntait réciproquement des usages et des idées. En règle générale, les rois maures autorisaient leurs sujets de toutes croyances à pratiquer librement leur culte, et dans les territoires reconquis par la croix les sectateurs du Coran conservaient souvent leurs mosquées. On voit à Tolède de nombreux monumens d’architecture arabe postérieurs à la conquête chrétienne ; construits avec de l’argent catholique, ils sont l’ouvrage d’architectes mahométans demeurés dans le pays, qui ne scandalisaient personne en décorant quelquefois des plafonds et des lambris d’inscriptions tirées de leur livre sacré[2]. Les Juifs, qui ont donné à l’Espagne tant de penseurs et de savans, étaient traités sur le même pied de bienveillante tolérance. Un chroniqueur rapporte que des croisés francs et allemands, étant arrivés dans l’antique capitale des rois goths, s’avisèrent d’y massacrer des Juifs, et que les chevaliers tolédans s’armèrent pour défendre les victimes contre ces épées et ces préjugés barbares. Assurément, dans des siècles où l’on prisait par-dessus tout l’ouvrage batailleur, les rapports pacifiques qu’entretenaient ces petits états étaient troublés par de fréquentes guerres ; mais la passion religieuse n’y jouait aucun rôle. « Dans les territoires émancipés par la croix, a dit un écrivain espagnol, comme dans les terres assujetties par le Coran, chrétiens, juifs, musulmans, vivaient réunis, pratiquant chacun leur culte, et le jour où deux armées en venaient aux mains, l’une et l’autre renfermaient des soldats de trois religions[3]. » La guerre espagnole de huit siècles n’a pas été une croisade, comme on affecte de le croire ; ce fut une guerre civile séculaire, pareille à celles qui ont déchiré la confédération grecque ou les communes italiennes. L’intolérance farouche qui anima les Espagnols durant le XVIe et le XVIIe siècle, et qui s’est signalée par de si féroces excès, n’est point imputable au caractère national ; elle fut le résultat d’un accident historique. Cette fureur a été inoculée à la nation par ses princes, qui cherchaient dans l’alliance du clergé et de l’enthousiasme religieux le moyen de soumettre toute la Péninsule à leur autorité et de faire main basse sur toutes les franchises qui étaient chères à la noblesse comme à la bourgeoisie. Ils enseignèrent à l’Espagnol le mépris de l’étranger et de l’infidèle ; ils lui apprirent à confondre sa patrie avec sa foi ; ils nourrirent ses préjugés haineux par l’importance qu’ils attribuèrent à la limpieza ou au sang pur, en établissant que, pour exercer les fonctions publiques, il était nécessaire de prouver qu’on sortait d’une tige franche, immaculée, agréable à l’église, exempte de toute greffe impure. C’est ainsi, comme l’a remarqué M. Ranke, « que la fierté nationale s’unit à une sorte de fierté religieuse, à tel point que ces deux genres d’orgueil se confondaient dans un seul et même sentiment. » À la haine du Maure et du Juif s’ajouta la haine de l’hérétique, parce que les hérétiques étaient Guillaume le Taciturne et tous ces gueux de terre et de mer qui refusaient de porter le joug espagnol. Ce n’est pas la seule fois qu’un peuple a été imbu par ses maîtres de maximes et de sentimens qui semblaient étrangers à son naturel. Les fureurs du jacobinisme furent un autre exemple de ces maladies artificielles que les gouvernés doivent à leurs gouvernans ; mais entre le jacobinisme et l’inquisition il y a cette différence capitale que les jacobins passent et que les inquisiteurs restent[4].

Jamais dans aucun autre pays on ne vit la politique et la religion si étroitement mariées l’une à l’autre. L’orthodoxie était considérée comme une vertu civile, et la libre pensée était en butte aux mêmes poursuites que la fausse monnaie, le gouvernement se réservant en matière d’idées et de croyances le droit de frappe comme le droit d’émission. En vertu de cette maxime que le roi a les mêmes ennemis que Dieu, c’était mettre l’état en péril que d’enseigner la circulation du sang ou les lois de Newton, ou même d’affirmer, comme le frère Luis de Léon, que les juifs sont capables d’avoir raison quand ils disent les mêmes choses que les chrétiens. Inversement, c’était une hérésie et une impiété de critiquer l’établissement d’un nouvel impôt ou de vendre des chevaux et des munitions à la France. Le clergé répondait au prince de l’ordre public et de l’exécution de ses volontés ; en retour le prince lui permettait d’accroître démesurément ses richesses, d’accaparer les terres, de multiplier à l’infini les couvens, ce qui amena en peu de temps le dépeuplement de l’Espagne, la décadence de toutes ses industries, une stagnation séculaire de son génie national, un croupissement des esprits qui faisait dire à Saint-Simon dans les premières années du XVIIIe siècle « qu’en Espagne la science était un crime, et que l’ignorance et la stupidité y étaient les premières des vertus. »

Il est naturel que les peuples qui ont le plus souffert d’une maladie en gardent un plus vif souvenir et avisent avec soin aux moyens de se préserver d’une rechute qui pourrait être mortelle. Les Italiens savent que la politique du saint-siège, en traversant leurs efforts pour assurer leur indépendance et leur unité nationale, les a condamnés à subir pendant des siècles le joug de l’étranger. Les Espagnols ne peuvent oublier les maux presque irréparables que leur a causés la domination du clergé ; il leur souvient que l’Espagne de la renaissance, cet arbre plein de promesses, couvert de fleurs et de fruits, s’est vu transformer par un jardinier fatal, dont la serpe l’ébrancha sans pitié, en un tronc sec et stérile, où il semblait que la sève eût tari. Cependant ce n’est point la religion elle-même qu’ils accusent de leurs malheurs ; ils ne réprouvent que l’abus qu’en ont fait leurs maîtres, qui crurent trouver leur sûreté dans la police des consciences. L’Espagne n’a pas fait infidélité à ses antiques croyances. N’ayant point eu de Voltaire ni de Rousseau pour lui donner un nouveau symbole, elle s’en est tenue au credo de ses pères, car elle ne peut se passer de croire ; elle a des besoins religieux, une sorte de spiritualité native que ne connaissent pas les Italiens, témoin son admirable littérature mystique, qui succomba jadis comme l’esprit de libre recherche sous les arrêts de l’inquisition.

Ajoutons que les Espagnols sont le peuple le plus attaché à ses souvenirs et à ses habitudes. Bien que le protestantisme, introduit dans la Péninsule par des hommes de cœur et de conviction, ait réussi à gagner quelques âmes, à grouper autour de lui quelques troupeaux épars, on a peine à croire qu’il pousse bien loin ses conquêtes. La sévérité un peu triste de son culte rebute des imaginations méridionales accoutumées à mettre beaucoup d’esprit, dans leurs sensations et un peu de sensation dans toutes leurs idées. Par quoi remplacerait-il ces fêtes magnifiques où se complaît le patriotisme de l’Espagnol, aussi bien que ses yeux et sa conscience ? Au mois de mai dernier, dans un moment d’effervescence révolutionnaire, nous avons vu à Madrid un bataillon de volontaires de la liberté accompagner respectueusement une procession religieuse. Ces fiers jacobins tenaient d’une main leur fusil, de l’autre leur casquette rouge ; le saint-sacrement paraissait étonné de cette étrange escorte d’honneur. Quelques jours auparavant, à Valladolid, il s’était passé un incident non moins bizarre, dont aucun Espagnol ne s’étonna. C’est l’usage pendant les fêtes de la semaine sainte de porter en grande pompe dans les rues des statues en bois, de taille colossale et du plus beau travail, étincelantes de joyaux et de pierreries. Le chapitre de la cathédrale, se défiant des dispositions du club révolutionnaire de l’endroit, entra en pourparlers avec lui pour obtenir l’autorisation de promener sur les places, comme les autres années, un christ monumental qui ne voit le jour que dans les grandes circonstances. La révolution répondit qu’elle ne demandait pas mieux que de prendre part à la fête, pourvu que le christ fût accompagné d’une certaine statue de saint qui orne une des chapelles de la cathédrale, et dont la coiffure se trouve ressembler beaucoup à un bonnet phrygien. On conféra et disputa longtemps sans réussir à s’accorder. Le clergé était inflexible sur l’article du bonnet, les intransigens répliquaient : Point de saint, point de christ. En définitive, le christ, le saint et le bonnet, tout le monde dut garder le logis ; Valladolid en pleura. Il semble pourtant qu’il eût été facile de s’entendre ; dans quel autre pays du monde trouverait-on des intransigens d’aussi bonne composition et si disposés à transiger ?

Les Espagnols offrent aujourd’hui cette singularité d’être demeurés très catholiques en devenant le moins clérical des peuples. Ils consentent à faire sa part à l’église dans le gouvernement de leur vie, à la condition qu’elle renonce à gouverner l’état. Ils la respectent, mais ils exigent qu’elle respecte leur liberté. Ils écoutent ses conseils, mais ils ne lui reconnaissent pas le droit de leur dicter des ordres, et ils n’admettent à aucun prix que la loi et le gendarme soient à son service. La question religieuse a joué un rôle capital dans les diverses phases de leur émancipation politique. Aucune réforme constitutionnelle ou administrative n’a été aussi populaire en Espagne que l’abolition des dîmes, le désamortissement des biens ecclésiastiques, la suppression des couvens, la sécularisation de l’école. Si la reine Isabelle est tombée, c’est moins pour certaines mesures arbitraires et violentes, qui indignaient la conscience publique, que pour les gages que son inexcusable repentir donnait au clergé, — et la première chose qu’ont faite les auteurs de la révolution de septembre fut de promettre à la nation la complète tolérance religieuse. Étrange pays où la liberté manque moins aux cultes que les cultes ne manquent à la liberté, et qui ne laisse pas de tenir énergiquement à cette liberté inscrite dans la loi, parce qu’elle avertit le prêtre que l’état ne lui appartient plus. Toutes les fois que le clergé se pourvoit en cassation contre cet équitable partage et paraît méditer quelque usurpation, ce peuple, qui n’a pas coutume de lui marchander son respect, éprouve de redoutables frémissemens de colère. Toutes les fois qu’une victoire carliste menace de détruire la civilisation et de rendre l’Espagne à son antique servitude, on voit dans le centre comme dans le midi de la Péninsule des églises envahies ou fermées, des autels profanés, des couvens pris d’assaut et livrés au pillage, des curés et des moines maltraités ou massacrés.

Le carlisme aurait été depuis longtemps réduit à l’impuissance par l’opposition qu’il soulève dans toutes les classes de la société espagnole, si une circonstance particulière n’eût associé à sa cause des intérêts et des passions qu’il a pris sous sa clientèle. Il y a dans le nord-est de l’Espagne des provinces qui ne sont espagnoles que de nom, et qui jouissent d’une véritable autonomie dont elles sont fières et jalouses. Ne fournissant à l’état ni soldats ni argent, elles règlent elles-mêmes l’emploi de leurs impôts, l’équipement de leurs milices, tout le détail de leur administration intérieure. Honnêtes, loyaux, durs à la peine, entretenant à leur guise leurs chemins et leurs routes, qui ne laissent rien à désirer, défrichant jusqu’aux pentes les moins accessibles de leurs montagnes, plus industrieux que la plupart des Espagnols, les Basques du Guipuzcoa, de l’Alava et de la Biscaye sont depuis des siècles en possession de se gouverner eux-mêmes, et ils constituent une véritable république de montagnards, assez analogue aux cantons primitifs de la Suisse. Qui n’a entendu parler de ce fameux chêne de Guernica, toujours subsistant, à l’ombre duquel ils tenaient leurs assemblées patriarcales ou calzarras, et qui inspira jadis à l’auteur du Contrat social ce mot mémorable et souvent cité : « quand on voit chez le plus heureux peuple du monde des troupes de paysans régler les affaires de l’état sous un chêne et se conduire toujours sagement, peut-on s’empêcher de mépriser les raffinemens des autres nations, qui se rendent illustres et misérables avec tant d’art et de mystère ? »

Ainsi que tous les peuples vraiment républicains, les Basques envisagent leur liberté comme une prérogative ou comme un accident heureux ; ils se soucient fort peu d’en faire part à leurs voisins, ils n’ont jamais cherché à faire la propagande de leur bonheur. Leur langue, qui n’a rien de commun avec l’espagnol, établit une barrière entre eux et le reste de la Péninsule, et les réduit à une sorte d’isolement dont s’applaudit leur indépendance. Comme cette langue ne possède aucune littérature, le peu d’idées générales qui circulent dans leurs villages et dans leurs bourgs leur viennent de leurs curés, chargés de leur apprendre ce qui se passe dans le monde, ce qui se dit et ce qui se projette à Madrid. Aussi courts d’esprit qu’ombrageux et défians, leur unique soin est de conserver leurs fueros. Il a été facile de leur faire croire que la royauté libérale nourrissait le noir dessein de les en dépouiller, qu’elle se disposait à les réduire au même régime que les autres provinces espagnoles. Il n’est pas plus difficile au prétendant de leur persuader que la royauté absolue peut seule leur garantir les franchises qui leur sont plus chères que la vie. Ne savent-ils pas que leur liberté est un privilège, et que les privilèges ont moins à craindre d’un roi qui fait ce qu’il veut que d’un régime constitutionnel, soit monarchie, soit république, où règne la loi ? Aussi, à l’exception de la bourgeoisie des villes, gagnée aux idées libérales, ces montagnards appartiennent corps et âme à la cause carliste, et l’on peut voir ce singulier phénomène de populations républicaines, voulant imposer à autrui un gouvernement dont elles ne voudraient pour elles-mêmes à aucun prix, et travaillant à faire monter sur le trône d’Espagne un roi absolu qui leur promet en récompense de les laisser vivre en république. « Nous souhaitons qu’avant peu, s’écriait M. Castelar le 12 septembre dernier, ces provinces basques, qui fournissent des subsides et des espions aux carlistes, et où l’armée de la république ne peut trouver nulle part d’asile ni de secours, reçoivent le châtiment que mérite leur faute, puisque ces provinces, les plus libres et les plus heureuses de l’Espagne, combattent non pour se donner un roi, ni pour lui offrir leurs fils et le fruit de leurs épargnes, mais pour l’imposer à la nation espagnole en continuant de vivre elles-mêmes en république. À coup sûr le gouvernement respectera une législation qui est en harmonie avec ses principes et ses idées ; mais il leur déclare par ma bouche que, si quelque chose menace leur avenir et cet arbre célébré par Rousseau comme le monument de la liberté, c’est leur aveugle obstination à soutenir, comme les Suisses d’autrefois, au prix de leur sang, le monstre de l’absolutisme. »

C’est parmi ces républicains aux sandales en cuir de bœuf et au béret bleu, marcheurs infatigables et grands joueurs de paume, que le carlisme recrute ses bandes, ainsi qu’en Navarre et dans une partie de la Catalogne. La montagne en général appartient au clergé et au prétendant ; elle leur fournit des soldats robustes, braves, sobres, lestes comme des contrebandiers, connaissant tous les passages secrets et les défilés, habiles à se dérober après une défaite et se dispersant pour se rallier ailleurs, possédant enfin toutes les qualités nécessaires à cette guerre de chicane et de partisans, où l’Espagnol a toujours excellé. Le pays s’y prête ; il est âpre, coupé, propre aux embuscades et aux surprises, plein de difficultés pour l’assaillant, qui ne peut opérer par détachemens sans s’exposer, ni par masses sans être inquiet pour ses subsistances.

Cependant, si le carlisme a conservé ses troupes, il s’est affaibli par la perte de quelques-uns de ses chefs les plus marquans. L’esprit du siècle est un gaz subtil qui pénètre tout, et l’élite du parti n’a pu résister à cette maligne influence. L’un des héros de la guerre de sept ans, l’illustre général Cabrera, dont le nom seul eût valu une armée au prétendant, l’ayant trouvé sourd à ses conseils, s’est vu contraint de lui refuser ses services. Tous les jours, les gazettes légitimistes annonçaient son entrée en campagne, et jusqu’à ce jour il n’a point paru. L’Angleterre, où un heureux mariage lui a fait choisir sa retraite, a ouvert l’esprit du vieux cabecilla à beaucoup de choses qui lui étaient peu familières. Comme on l’a dit, « le loup-cervier est devenu un homme de son temps, » et il soutient ses nouveaux principes avec cette opiniâtreté qui est propre aux cervelles de loups, quand ils se mettent à penser. Il aurait voulu qu’abjurant ses préjugés le carlisme offrît à l’Espagne déchirée par l’anarchie un gouvernement d’ordre, capable de rallier toutes les fractions du parti conservateur, et qu’à cet effet il protestât hautement de son respect pour les conquêtes légitimes de la révolution, particulièrement pour la liberté religieuse. À ces conditions seulement, on pouvait regagner les esprits et pratiquer des intelligences utiles dans l’armée. Le comte de Morella a loyalement averti son roi, qui s’est laissé circonvenir et ne l’a point écouté. Il a laissé la place à l’intrigue, s’est retiré sous sa tente ; il n’est pas encore prouvé qu’il en sorte.

Parmi les fidèles serviteurs qu’a gardés don Carlos, il est des hommes de cœur et d’intelligence qui gémissent tout bas de ses fautes. Lui-même ne s’appartient plus, l’église dispose de ses volontés, et il annonce à l’Espagne que, s’il désire remonter sur le trône, c’est pour lui rendre son Dieu, celui d’autrefois, celui dont les regards se reposaient avec délices sur le san-benito d’un hérétique fouetté et repentant. On ne se donne pas la peine de déguiser à l’Espagne les desseins qu’on a sur elle. Quand certaines gens parlent à la France, ils recourent aux précautions oratoires, aux subtilités enseignées par la casuistique, aux réticences, aux équivoques, aux dénégations qui ne nient rien, aux promesses qui n’engagent point. S’ils font au pays de Voltaire et de Mirabeau l’honneur de lui mentir, ils infligent à l’Espagne l’affront de leur outrageuse sincérité. Ils lui déclarent ouvertement qu’ils entendent la ramener à l’âge d’or où le moine régnait et mettait in pace les libres penseurs, La lutte qui ensanglante aujourd’hui les Pyrénées et les monts Cantabres est une guerre à outrance faite à la bourgeoisie par des prêtres fanatiques et des pâtres munis d’agnus ; c’est la démagogie blanche, laquelle, désespérant de son triomphe, n’a pas craint de se liguer avec les forbans de Carthagène pour l’extermination des idées libérales[5].

L’abstention du général Cabrera et les divisions intestines du parti étaient des circonstances favorables pour le gouvernement républicain ; mais l’épuisement du trésor, l’indiscipline des troupes, l’état de déplorable confusion où était tombée l’armée de Catalogne, le mettaient dans l’impossibilité de profiter de ses avantages, ou de les poursuivre. Sa rupture avec les radicaux le réduisait à choisir ses généraux dans un personnel très restreint, parmi des officiers qui n’avaient pas la confiance du soldat et n’offraient d’autres garanties de succès que de se dire très républicains et très fédéralistes. Pendant plusieurs mois, les bulletins expédiés à Madrid fournirent une ample matière aux commentaires comme aux lazzis des nouvellistes de la Puerta del sol. Tantôt le bruit courait d’une victoire décisive, et il se trouvait de compte fait qu’on avait atteint une bande dans sa retraite, qu’on lui avait tué trois hommes et deux chevaux ; tantôt on promettait la pacification prochaine des provinces basques, parce qu’un cabecilla et un demi-peloton avaient fait leur soumission et réclamé l’indulto. Souvent aussi les nouvelles manquaient, et des semaines entières s’écoulaient sans qu’il se livrât aucun engagement. Pour calmer l’impatience publique, le journal semi-officiel du soir, la Correspondencia, annonçait mystérieusement que le général Nouvilas avait un plan, qu’il en préparait le succès par de savantes combinaisons, dont l’effet ne se ferait pas attendre. Le malheur est que ces manœuvres, destinées à envelopper l’ennemi, étaient toujours dérangées par un contre-temps imprévu, et qu’au moment où le général se flattait de tenir sa proie elle lui échappait en dépit de toutes les règles ; la souricière était admirable, mais la souris y mettait de la malice, et refusait obstinément de se laisser prendre.

Ces quarts de victoire et ces demi-défaites rappelaient les commencemens de la guerre de sept ans, avant qu’une main vigoureuse eût pris la conduite de la campagne. « La nouvelle est très vague, la date en est ancienne, disait en ce temps-là don Froilan, personnage de la charmante comédie : Muérete y veras. Si la faction fut battue, qu’est-il advenu de nos gens ? Dans la guerre, il y a mille hasards, et d’ailleurs l’exactitude ne fut pas toujours la vertu des dépêches militaires. Beaucoup de plans et de précautions, des marches et des contre-marches, des tempêtes et des gelées blanches, des courbes et des parallèles, voilà le refrain. On se vante de donner beaucoup d’ennuis aux forces ennemies, on exagère ses fatigues, on décrit ses manœuvres, on abonde en recommandations, on parle de Rome et de Numance. Et que nous apprennent en substance ces fameux bulletins ? Que nous marchâmes pendant quatre heures, que les factieux ont gagné pays, laissant dans nos mains un havre-sac et deux jumens, que nous aurions tué beaucoup de ces drôles, si la nuit n’avait été sombre et que les cartouches ne nous eussent manqué, — que le chef ennemi s’enfuit pendant le feu et se sauva par l’étonnante légèreté de sa monture, — que, faute de renforts, notre général a quitté le champ de bataille et s’en est allé quérir des vivres à Villafranca-del-Vierzo, — qu’il faut lui envoyer franches de port dix croix de Saint-Ferdinand. Par forme de conclusion, il supplie le ministre et les cortès de lui expédier promptement, sans exiger de reçu, six mille paires de souliers et 1 million en effectif. »

Aujourd’hui la situation s’est sensiblement améliorée ; on pourrait répondre à don Froilan ce que lui répliquait l’aimable Jacinthe : « Il y a des chefs qui verront leur histoire dans ta peinture ; mais tous ne méritent pas tes reproches. » Toutefois on ne peut espérer que l’armée réorganisée et conduite par des chefs expérimentés se rende bientôt maîtresse de l’insurrection. Il n’est que deux manières d’en finir : l’une serait de disposer de 150,000 hommes et de procéder à l’occupation militaire du pays ; l’autre serait de conclure, par l’entremise d’une de ces épées qui s’entendent aux négociations, comme celle du duc de la Torre, un arrangement analogue à celui d’Amorevieta. Malheureusement la république ne dispose pas encore de forces suffisantes pour occuper le pays, et des offres d’arrangement agréeraient sans doute aux populations lasses d’une guerre qui les épuise et les ruine ; mais elles risqueraient d’être mal reçues par les chefs, qui, s’occupant beaucoup de ce qui se passe de l’autre côté des Pyrénées, se plaisent à croire qu’avant peu certaines connivences secrètes se changeront en sympathies déclarées et agissantes. Les cabecillas ne sont pas toujours infaillibles ; si l’événement trompe leurs conjectures, l’insurrection carliste pourra durer quelque temps encore, mais ses jours sont comptés.


III

Pendant que le gouvernement provisoire combattait péniblement don Carlos, les intransigens de la république, qui l’accusaient de modérantisme, lui donnaient encore plus à faire. Ambitieux sans principes et sans vergogne, pêcheurs en eau trouble, fanatiques de bonne foi, simples d’esprit qui se paient de mots creux, fainéans dont l’imagination travaille pendant que leurs doigts se reposent et pour qui l’émeute est une fête, le désordre un spectacle, volontaires enchantés de quitter le rabot ou la ripe pour s’en aller à la parade, amoureux de leur fusil tant qu’on ne leur demandait pas de s’en servir contre les Basques et les Navarrais, orateurs de carrefour qui interpellent l’univers du haut d’une borne, déclassés et faméliques de toute espèce, qui estiment que le premier devoir d’un gouvernement bien ordonné est de leur assurer leurs franches lippées, toute cette cohue tenait le haut du pavé dans les capitales de province aussi bien qu’à Madrid. Si la royauté n’a jamais eu de pires ennemis que les royalistes, la république n’est jamais compromise que par les siens. Ceux-ci faisaient merveille, poussant jusqu’à ses dernières limites le dévergondage de la parole et de la plume. Leurs journaux publiaient des manifestes incendiaires et proclamaient l’anarchie comme le dernier mot de l’esprit humain ; leurs clubs tonnaient contre tout ce qui existe. Raton s’échauffait, criait, gesticulait ; Bertrand, l’encourageant sous cape, observait d’un œil attentif ses mouvemens et les marrons.

Bien que le socialisme, pendant quelques mois, ait paru le maître de la Péninsule, on peut assurer qu’il y est moins redoutable qu’en Allemagne par exemple ou en Angleterre. L’Espagnol a peu de besoins ; sa sobriété proverbiale a fait dire, il y a longtemps déjà qu’il peut vivre huit jours du dîner d’un Allemand. Nous avons parlé de sa disposition naturelle à s’accommoder aux circonstances, de sa gaîté facile qui a découvert le secret du bonheur économique. L’enthousiasme de la haine et de la jalousie aura toujours quelque chose d’un peu factice dans ces beaux pays du midi, où le soleil, qui luit pour tout le monde, égalise les conditions. Ce céleste niveleur épargne des souffrances et procure des plaisirs aux déshérités de la fortune ; grâce à ses largesses, ceux-là même qui n’ont rien se trouvent avoir quelque chose. C’est dans les climats du nord, au milieu des brouillards, que les imaginations enfantent des rêves terribles et sanglans ; elles s’en prennent à la société de la lumière qui leur manque. L’homme qui a froid et qui n’a pas un fagot pour se chauffer connaît seul la haine dans toute sa férocité. Grelottant sous ses haillons, ses yeux déclarent la guerre aux passans, portent au ciel et à l’humanité de funèbres défis.

D’ailleurs rien n’est plus favorable aux utopies que la demi-science. Les notions vagues, les vérités incomplètes, les idées générales imparfaitement comprises, certaines abstractions semblables aux nuées d’Aristophane, « divinités des esprits paresseux, » font les révolutionnaires et les démagogues. Il y a en Espagne des gens qui pensent et des gens qui ne pensent pas du tout ; mais les demi-penseurs, les apprentis raisonneurs, les têtes à chimères, y sont plus rares dans les classes illettrées qu’en France ou en Suisse. Le peuple espagnol se compose en grande partie de véritables enfans de la nature, qu’on peut dans l’occasion faire sortir de leur naturel ; — ce transport ne dure guère, ils en reviennent par une pente fatale à préférer un plaisir à une idée, un air de mandoline à un raisonnement. Quand le fanatisme leur prend le cœur, c’est par les yeux qu’il est entré. Ils ne haïssent pas la société, mais ils sont capables de haïr jusqu’à la mort le froc d’un moine soupçonné d’être l’espion des carlistes, ou l’éperon du conquérant qui chevauche au travers de leur patrie et de leurs souvenirs. Il faut ajouter qu’en Espagne la jalousie du pauvre pour le riche est tempérée par la noblesse et la simplicité des mœurs, par l’esprit de véritable égalité qui préside aux relations. La dignité de l’inférieur encourage la courtoisie du supérieur ; tout Espagnol se pique de prouver qu’il est un caballero. À Madrid, dans l’une des journées les plus chaudes de la dernière révolution, des volontaires qui ne payaient pas de mine envahirent l’hôtel de la marquise de…, sous prétexte que cet hôtel occupait une situation stratégique. Ils furent assez mal reçus, comme on peut croire. La maîtresse du logis leur demanda de quel droit ils violaient son domicile. Ils répartirent fièrement qu’ils portaient leur droit dans le canon de leurs fusils. À peine installés, ils mirent un soin extrême à ne rien gâter, à ne rien salir, et se conduisirent en invités qui tiennent à reconnaître par leur discrétion l’amabilité de leur hôte. La marquise fut si contente du procédé de ces intrus qu’elle s’occupa incontinent de les faire souper. Ils lui déléguèrent un orateur bien disant pour la remercier et lui déclarer dans un langage fleuri qu’ils n’oublieraient jamais ce régal imprévu, ni celle qui l’avait ordonné.

Cependant, sur la foi des récits qui remplissaient les journaux espagnols et furent reproduits par la presse étrangère, l’Europe s’imagina que l’Internationale était omnipotente en Espagne et que, chose curieuse, elle avait recruté dans les populations des campagnes ses plus chauds partisans. Il n’était question que de lugareños pénétrant avec effraction dans les propriétés particulières, se partageant et s’adjugeant sans autre formalité le patrimoine d’autrui. Ces scènes fâcheuses ont été peu comprises et mal jugées. Les envahisseurs, qu’on prenait pour des novateurs audacieux, étaient des réactionnaires à outrance, trop attachés au culte des traditions.

L’ancien régime avait implanté en Espagne des habitudes socialistes et la coutume de l’usufruit commun, qu’il n’est pas facile de déraciner. En Estrémadure par exemple, dans la province de Badajoz, où se sont produits plusieurs attentats de ce genre, chaque pueblo, dès le temps de Ferdinand III et de la conquête chrétienne, avait son communal, domaine indivis où chaque paysan pouvait mener paître son bétail. En vertu de la loi de désamortissement de 1859, tous ces biens communs ont été vendus et convertis en propriétés privées. Une foule d’abus se sont glissés dans ces actes d’aliénation, et ont fourni matière à de nombreuses plaintes, à des litiges encore pendans. Tel cacique, dont le ministère redoutait l’influence ou ménageait l’amitié, est soupçonné d’avoir payé le prix de 30 hectares et d’en avoir acquis 60. Le paysan dépossédé, qui n’admet pas qu’il y ait prescription contre la justice, persiste à regarder comme sienne cette terre qui lui a été ravie. Dès que l’occasion s’en présente, il appelle de la sentence qui l’expropria et il fait valoir par la force son vieux droit d’usufruit. L’Estrémadure a donné le jour à Fernand Cortez et à Pizarre ; elle produit les plus taciturnes et les plus obstinés peut-être des Espagnols. Bien habiles seraient les caciques, si, leur acte de propriété à la main, ils faisaient entendre » raison à ces entêtemens de bergers et de moutons, qui secouent leurs oreilles et invoquent la coutume de leurs ancêtres.

Des faits analogues se sont passés en Andalousie, mais l’explication en est un peu différente. Cette grasse province est un pays de grande propriété, et jadis dans la Péninsule la grande propriété était infiniment hospitalière, — il semblait qu’elle achetât le droit d’exister par ses libéralités et par ses complaisances. Elle était en quelque sorte grevée d’une servitude volontaire. La moisson faite, elle passait dans le domaine public ; chacun était libre d’y entrer, d’y glaner, d’y picorer, d’y chercher sa pâture. Elle appartenait à quelqu’un pendant la moitié de l’année, et le reste du temps à tout le monde. C’est une crise grave pour les institutions que de survivre aux mœurs qui les rendaient acceptables. Quand une aristocratie a perdu ses privilèges, elle renonce aux charges onéreuses qui en étaient la rançon ; elle emprunte à la bourgeoisie sa façon de posséder et de compter, et il est de l’essence de la bourgeoisie d’être à cheval sur son droit, de fermer sa porte aux passans et son oreille aux requêtes, d’enclore son héritage, d’exercer dans toute son étendue ce jus utendi et abutendi qui constitue la propriété légale. Peu à peu les grands domaines, administrés par des intendans qui ne se piquent pas de mœurs patriarcales, ont abjuré leurs principes d’antique hospitalité. Le paysan andalou n’entend pas à ces changemens qui le chagrinent. Il considère comme des droits héréditaires les tolérances dont il jouissait, et au lendemain de chaque révolution, dès que les rênes du gouvernement se relâchent, il réclame à main armée les franchises possédées par ses aïeux. Toute clôture produit sur ses yeux le même effet que la cape rouge sur le taureau ; il y voit un défi, une insulte. La colère le prend, il saisit sa hache, abat la barrière ou le mur qui le gêne, non par attachement aux doctrines de Cabet, qu’il ignore, mais en souvenir du bon vieux temps, car il a le fanatisme de la mémoire. « L’idée socialiste, disait au congrès M. Silvela le 10 mai 1870, est chez nous un héritage de l’ancien régime qui lui avait donné ses lettres de naturalisation. Dans la plupart de nos villages, la révolution est considérée comme un retour légal à des habitudes communistes qui sont restées dans notre sang ; elle signifie l’accès libre dans la propriété municipale et quelquefois dans la propriété particulière, le renversement des clôtures, la jouissance commune de la jachère et même de la moisson. Cette façon d’entendre la liberté n’est pas née des prédications modernes, ni des promesses des démagogues, ni de l’abus de la presse, elle procède de souvenirs et de traditions que rien ne peut effacer. Aussi est-elle moins répandue dans les grandes villes que dans les campagnes et dans les coins perdus de notre territoire. »

Ce socialisme campagnard causait beaucoup de chagrin aux propriétaires lésés dans leurs droits et dans leurs murs ; mais, malgré les rapports ampoulés et pathétiques des journaux qui annonçaient de prochaines jacqueries, le gouvernement savait à quoi s’en tenir. Pouvait-il ignorer que toutes les révolutions espagnoles ont été accompagnées de bris de barrières, de dégâts dans les forêts, que, le pouvoir se raffermissant et le calme rentrant dans les esprits, les clôtures se relèvent, et que tout se termine par un arrangement pacifique jusqu’à ce qu’une nouvelle crise remette en ébullition ces têtes de paysans, qui voudraient conserver de l’ancien régime ce qui leur convient, et se refusent à comprendre que, quand le grand propriétaire n’est plus rien dans l’état, il se console du suffrage universel et de l’universelle égalité en se donnant le plaisir d’être maître chez lui, comme le charbonnier dans sa cabane ?

Ce qui occupait et préoccupait davantage le gouvernement provisoire, c’étaient les menées de l’Internationale dans quelques grandes villes, et en particulier dans cette intelligente, opulente et industrielle cité de Barcelone, la seconde capitale politique de l’Espagne. Les doctrines de la plus dangereuse des associations y avaient tourné bien des têtes, séduit bien des esprits qui la connaissaient mal encore, et n’ont été édifiés sur son compte que par les hauts faits d’Alcoy et de Carthagène. En attendant que l’heure du désenchantement fût venue, ses missionnaires ensemençaient à pleines mains les cerveaux brûlans et féconds de la Catalogne, et prenaient un empire redoutable sur des volontés âpres, promptes à passer de la théorie à l’action. Madrid, qui n’est pas une ville de fabriques et d’ouvriers, était beaucoup moins travaillée par cette propagande d’origine étrangère. Il est vrai qu’un jour on eut la surprise d’y voir paraître un petit journal intitulé les Descamisados (les sans-chemises) qui prêchait le partage des biens, les mariages libres et la glorification de la chair. Un poète anonyme y appelait de tous ses vœux le beau jour où les opprimés feraient couler par torrens le sang de leurs oppresseurs, se vengeraient de leurs longues humiliations en contractant des unions libres avec des duchesses, et où lui, poète, goûterait le plaisir plus savoureux encore de pendre à une lanterne son propriétaire. Cette prose et cette poésie ne furent pas prises au sérieux, elles ne troublèrent le sommeil de personne. On ne tarda pas à découvrir que le libelliste anonyme était un fervent conservateur qui avait beaucoup plus de chemises que de scrupules. Il avait jugé son procédé de bonne guerre, et voulu faire pièce à la république par une réduction à l’absurde.

Madrid assurément n’était pas tranquille ; mais il était moins troublé par des ouvriers en grève que par les cesantes, ou les gens sans places qui en demandaient. On ne pouvait satisfaire tous les quémandeurs, et il n’était pas facile de réduire à la raison ces socialistes de l’emploi, qui se persuadent que le budget a été inventé pour les nourrir. C’est une rude tâche pour un gouvernement naissant que la distribution de la curée. Gants jaunes ou doigts calleux, le roi ou la république a fort à faire d’emplir toutes ces mains tendues, d’assouvir toutes ces faims ; sur quatre solliciteurs, on fait, comme dit le proverbe, trois mécontens et un ingrat. Les mécontens de Madrid clabaudaient beaucoup ; ils menaient grand bruit, remplissaient la ville et les faubourgs de leurs doléances ou de leurs menaces, organisaient des meetings et des processions qui déléguaient des orateurs au gouvernement. Celui-ci avait pris le parti de recevoir tout le monde, de donner audience à tout le monde, de raisonner avec tout le monde, sans se fâcher ni trop s’engager. Il accueillait même une députation de femmes qui, drapeaux en tête, venaient réclamer une amnistie complète pour tous les délits de droit commun ; elles exigeaient qu’on ouvrît toutes grandes les portes de toutes les prisons de l’Espagne. La liberté, telle qu’elles l’entendaient, était l’élargissement universel ; — que si l’on objectait qu’il fallait pourtant que les prisons servissent à quelque chose, quoi de plus simple que d’y fourrer les honnêtes gens ? C’eût été le suprême triomphe de l’égalité bien comprise. L’un des étendards arborés par les pétitionnaires portait cette inscription : grâce pour nos pères et nos maris ! Le ministre leur expliqua qu’il était désolé de ne pouvoir les contenter, et il mit tant de courtoisie dans ses explications qu’elles promirent que leurs maris et leurs pères patienteraient un peu dans l’espérance de temps meilleurs.

C’étaient les ministres surtout qui avaient besoin de patience. Ils avaient adopté pour système de conduite de ne rien prévenir, mais de tout faire avorter ; ils tâchaient de faire de l’ordre avec le désordre, ils parlementaient avec l’émeute et s’en faisaient écouter. Leur tort était de donner des fusils à quiconque en demandait, et il n’était personne qui n’en demandât. La populace voulait s’armer jusqu’aux dents pour monter la garde sous les fenêtres de la république, qu’elle seule mettait en péril, et qui n’avait rien à craindre que de ses sauveurs. Il est écrit qu’aucune révolution ne pourra échapper à cette singulière destinée d’employer les premières semaines de son règne à mettre la nation sous les armes et les semaines suivantes à la désarmer.


IV

Ce qui embarrassait le plus les ministres dans leurs débats avec les intransigens, c’étaient les doctrines qu’eux-mêmes avaient professées autrefois et les engagemens qu’ils avaient pris. À leurs sages conseils, à leurs judicieux avertissemens, on opposait leurs déclarations antérieures, qui fournissaient une arme aux turbulens et aux fous. Cela prouvait une fois de plus combien il importe aux hommes d’opposition de ne pas s’engouer d’utopies qu’arrivés au pouvoir ils sont contraints d’abandonner ou de désavouer sous peine de se rendre le gouvernement impossible.

Jadis le président du conseil et plusieurs de ses collègues avaient demandé la suppression des armées permanentes et de la conscription, et le plus urgent de leurs besoins était d’avoir une armée qui tint le carlisme en échec ; force leur était de ne se plus souvenir qu’ils avaient promis de la licencier. L’indiscipline du soldat, en Catalogne surtout, les inquiétait, et ils s’efforçaient d’y remédier ; on leur représentait qu’ils avaient protesté cent fois contre les rigueurs du code militaire. Ils éprouvaient le besoin de faire un exemple en châtiant avec la dernière sévérité d’odieux attentats qui s’étaient commis dans les provinces ; on les priait de ne pas oublier qu’ils avaient souvent réclamé l’abolition de la peine de mort. Ils se montraient disposés à répudier certaines théories compromettantes pour la cause républicaine ; n’avaient-ils donc pas annoncé que l’avènement de la république serait l’avènement du quart-état, formule qui n’a point de sens, si elle ne signifie que, comme autrefois la révolution française détruisit les privilèges de la noblesse, il appartenait à la révolution espagnole de détruire ceux de la bourgeoisie, laquelle n’en a pas d’autre que le droit de disposer à son gré de ses capitaux ? Les socialistes les plus avancés ne demandaient pas autre chose, et pour se dérober à leurs sommations on se jetait dans des distinguo que ne comprennent pas les appétits.

Parmi les opinions embrassées auparavant par les ministres de la république, il en était une qui, sans qu’il y parût, leur causait les plus vives perplexités. Ils avaient toujours déclaré que la forme de gouvernement qui convenait à l’Espagne était non-seulement la république, mais la république fédérale, et jamais on n’a si bien vu tout le mal qu’un adjectif peut faire à un pays. Celui-ci a failli consommer la perte de l’Espagne ; il a provoqué les troubles et l’anarchie d’où elle a tant de peine à sortir ; on peut mettre à sa charge des incendies, des massacres, l’iliade et l’odyssée du général Contreras.

On a dit que le fédéralisme était une chimère de Proudhon traduite en castillan par M. Pi y Margall. Les songes qui s’emparent de l’imagination de tout un peuple n’ont pas une origine si littéraire ; ils n’éclosent pas dans le cabinet d’un penseur. La république fédérale est l’invention collective des Catalans, qui ont fourni à l’Espagne beaucoup d’hommes d’état et tiennent dans la Péninsule école de politique avec l’esprit de suite particulier à leur race, laquelle au rebours des Andaloux joint l’obstination à l’enthousiasme. La Catalogne a manifesté plus d’une fois des tendances séparatistes. Comme les provinces basques, elle s’est refusée jusqu’à présent à parler l’espagnol ; elle a son idiome propre, très semblable à l’ancien provençal et qui est beaucoup mieux compris à Toulouse qu’à Madrid. Pendant des siècles, elle a mené une existence indépendante et glorieuse ; elle n’a point oublié ses hardis navigateurs, les prouesses de ses aventuriers, ses guerres maritimes contre les pirates de la Corse et des Baléares, ni ses audacieuses insurrections, ni sa fierté, qui obligeait ses maîtres d’un jour à compter avec elle. Les Catalans se chargent de prouver par leur exemple que l’industrie et le travail ne tuent point l’inquiétude de l’imagination, et qu’on peut concilier le génie du négoce avec le romantisme des souvenirs. Au surplus Barcelone n’a jamais aimé Madrid. La cité laborieuse et commerçante, qui se plaît au bruit des machines et au cri de la grue chargeant ou déchargeant des ballots, nourrit un superbe mépris pour la villa coronada, centre d’oisifs, de beaux parleurs et de toute la race qui émarge au budget. Raisonnemens et préjugés, tout dispose la Catalogne à relâcher les liens qui l’unissent à la patrie commune et à conquérir une demi-indépendance.

Pourtant on peut affirmer que l’accomplissement de ses rêves lui serait funeste. Sans compter qu’elle fournit aux administrations centrales plus d’employés qu’aucune autre partie de la Péninsule, et que l’ambition de ses fils, seuls Espagnols qui portent l’esprit des affaires dans la politique, se trouverait fort dépourvue si l’Espagne venait à n’avoir plus de capitale, il n’est pas de province dont la prospérité soit plus intéressée au maintien du statu quo. À la rigueur l’Espagne pourrait se passer de la Catalogne, mais la Catalogne ne peut se passer de l’Espagne, qui est son marché. Elle estime que la liberté commerciale ruinerait ses industries, qui ne peuvent soutenir la concurrence avec l’étranger. Que deviendraient ses soieries, ses tissus de laine, ses draps, ses toiles et ses dentelles, si l’Andalousie, s’érigeant en canton libre, s’avisait d’abolir ses douanes et de proclamer la franchise de ses ports ? Les habitans de Malaga regardent un douanier du même œil qu’un vieux Turc considère un chrétien, et, si on les écoutait, les droits d’entrée seraient depuis longtemps supprimés. Comme eux, tous les districts agricoles de la Péninsule tiennent pour le libre échange. Seule, la Catalogne voit son salut dans la protection et l’impose au reste du pays. Elle a contribué plus que personne à renverser en 1843 le duc de la Victoire, parce qu’il écoutait l’Angleterre, qui allait signer avec lui un traité de commerce. Si le général Prim, au temps de sa puissance, ferma l’oreille à de semblables ouvertures, ce fut par ménagement pour ses compatriotes, dont il redoutait le chagrin et les colères. Il n’en est pas moins vrai qu’au mépris de ses plus chers intérêts Barcelone a été le berceau du fédéralisme, et le gouvernement provisoire put craindre plus d’une fois qu’irritée des lenteurs qu’on apportait à consacrer définitivement et le mot et la chose, elle ne fît un coup de tête, elle ne s’arrogeât le droit de sécession, quitte à déplorer le lendemain son erreur, — tant il y a de contradiction dans les désirs des peuples, tant il est dans le cœur de l’homme d’aimer à braver le repentir.

Sans contredit, les hommes politiques qui se sont faits les champions de la république fédérative ne s’y sont pas décidés sans raisons. Il en est d’importantes, qu’ils font valoir avec éloquence ; en Espagne, l’erreur est éloquente comme la vérité. Leur premier argument est que les républiques les plus prospères, celles qui ont su le mieux concilier l’ordre et la liberté, les États-Unis comme la Suisse sont des confédérations, tandis que de fâcheux exemples ont paru prouver que les républiques unitaires sont sujettes à bien des hasards et à de funestes aventures. Ils alléguaient de plus que l’ancien régime, à qui l’unité religieuse suffisait, n’a point établi en Espagne l’unité civile et administrative, ni réduit la nation en un corps homogène comme la France repétrie par la révolution. Partant les provinces ont gardé leur caractère propre ; l’Aragon n’a pas le même code civil que la Castille ; les Catalans, les Andaloux et les Galiciens se ressemblent aussi peu que les Genevois, les Valaisans et les Bernois. Enfin ils se flattaient de trouver dans le régime fédératif un remède aux deux grandes maladies politiques dont souffre l’Espagne, l’empleomania et les pronunciamientos. Le gouvernement central, dépouillé d’une partie de ses attributions, aurait moins de places à donner ; il ne serait plus cette vache laitière que des milliers de mains, qui pourraient vaquer à des travaux plus utiles, s’occupent à traire chaque jour. Moins de gens seraient intéressés dans le jeu redoutable des révolutions, dont tant d’oisifs attendent aujourd’hui leur gagne-pain. On n’aurait pas à craindre non plus les entreprises d’un général à qui la complicité de quelques régimens et un combat heureux suffisent pour s’emparer de la capitale et pour dicter de Madrid des lois à tout le pays. Désormais plus de révolutions, plus de coups de main, plus de dictature « Avec le système de la centralisation, disait aux cortes M. Castelar le 11 mai 1870, un seul jour, le 24 février, décide du sort des rois ; une seule nuit, la nuit du 2 décembre, décide du sort des peuples. Dans un pays ainsi constitué, la liberté n’est pas un soleil, elle est un éclair qui foudroie et s’éteint ; le gouvernement n’est pas un régulateur pacifique de la vie sociale, il agit comme une force aveugle et brutale, il opprime et il écrase. En haut, la bureaucratie ; en bas, des conspirateurs. Une seule ville renferme la société tout entière ; un seul chef militaire résume en lui tout un parti. Un court espace, celui qui s’étend de cette enceinte au ministère de l’intérieur et de ce ministère au palais du sénat, est la moelle épinière de tout un peuple. Reconnaissez-vous là l’état normal d’un grand pays ? Il n’y a qu’un moyen de l’améliorer. Distribuons l’autorité dans tout le corps social ; émancipons, comme le veut la raison, le municipe et la province, afin que le gouvernement, toujours porté à la tyrannie, ne soit plus libre d’obéir à son penchant. » Le célèbre orateur appuyait son raisonnement de considérations sur la force de gravitation qui régit les mondes, sur l’indépendance relative des divers organismes du corps humain. Il oubliait qu’en politique il faut se défier des comparaisons presque autant que des adjectifs.

À ces argumens épaulés de métaphores, on répondait que ce qu’il y avait de juste dans les raisons des fédéralistes militait en faveur de la décentralisation administrative, laquelle a été pratiquée avec bonheur dans plus d’un état unitaire. On répliquait encore qu’il est insensé de prétendre imposer, sur la foi d’une théorie, des institutions à un peuple sans tenir compte de ses qualités et de ses défauts, qu’un gouvernement muni de pouvoirs étendus était nécessaire pour contenir ce penchant à l’indiscipline et à l’isolement politiques qui semble propre à la race espagnole, — témoin le Mexique, condamné par le fédéralisme à l’éternelle anarchie, à de perpétuels démembremens. — Relâchez les liens de solidarité entre nos provinces, disait-on, et l’Espagne se disloquera. Comme le malade de M. Purgon tombait de la bradypepsie dans la dyspepsie et de la dyspepsie dans l’apepsie, le fédéralisme produira le provincialisme, qui se tournera lui-même en cantonalisme, et vous verrez bientôt chaque ville de chaque canton affecter l’autonomie. Eh quoi ! le carlisme, ce grand ennemi de la société moderne, voudrait nous ramener au despotisme de Philippe II ; plus réactionnaires encore que lui, vous voulez que nous renoncions à notre unité, prix de tant d’efforts et de sacrifices, pour retourner à toutes les confusions du moyen âge. — « Vous savez qui nous sommes, s’écriait un députe des Canaries, M. Léon y Castillo ; vous savez quel esprit d’individualisme outré nous anime, et combien nous avons de peine à étouffer dans chaque commune les luttes de famille à famille et de parti à parti, dans chaque province les rivalités de ville à ville dans la Péninsule tout entière les conflits d’amour-propre ou d’intérêts entre provinces, et vous osez désirer que la loi consacre nos maux, légitime nos erreurs ! Que nous parle-t-on du moyen âge ? Le fédéralisme ne peut manquer de nous réduire à la vie de tribu ; l’Espagne cessera d’être une puissance européenne, pour se transformer en une vaste Kabylie. » Ce qui s’est passé depuis n’a que trop justifié ces lugubres prédictions.

Les opposans étaient également fondés à remarquer qu’on a pu voir des états indépendans supprimer les barrières qui subsistaient entre eux pour se réunir en corps de nation, mais qu’on n’a jamais vu un état unitaire se transformer pacifiquement en état fédératif, qu’en un mot on ne fabrique pas des confédérations par voie de décrets. « Vous nous vantez les institutions suisses, disait un jour un politique de grand esprit à l’un des apôtres du fédéralisme. La Suisse a-t-elle été l’œuvre de l’histoire ou d’un décret ? Donnez-nous son histoire, et nous accepterons ses institutions. » Et quel moment prenait-on pour anéantir l’œuvre des siècles en désagrégeant ce qu’ils avaient laborieusement assemblé ? Le temps où les puissances européennes sont entraînées par une irrésistible pente à l’unité, où les confédérations elles-mêmes sacrifient une plus grande part de leur liberté pour se donner un gouvernement plus fort, comme si elles ne pouvaient exister qu’à ce prix. Qu’allait devenir dans le siècle des grandes agglomérations une Espagne qui, après avoir perdu toutes ses conquêtes et la plupart de ses colonies, se déchirant de ses propres mains, se mettrait dans l’impossibilité de compter pour quelque chose et de persuader à l’Europe qu’elle avait encore une volonté ?

Quand on envisageait la mise en pratique de ce beau programme, on voyait les difficultés se multiplier. Allait-on ériger en états autonomes les quarante-neuf provinces dont se compose aujourd’hui la Péninsule, en les dotant chacune de deux chambres et d’un pouvoir exécutif ? Les fédéralistes reculaient devant cette extrémité ; ce monstre à quarante-neuf têtes épouvantait les plus robustes optimismes. Ou ferait-on revivre l’ancienne division historique du territoire, dont on retrouve un souvenir assez fidèle dans l’organisation des capitaineries-générales ? Comment croire que les chefs-lieux des provinces actuelles consentiraient d’abdiquer ? Qui osait se promettre que Malaga céderait à Grenade l’honneur de devenir la capitale du canton de la Haute-Andalousie, ou que dans la Basse-Andalousie Cadix renoncerait à faire valoir ses droits contre Séville ? S’imaginait-on que, dans la Vieille-Castille, Valladolid allait s’effacer humblement devant Burgos ? et que, si on groupait en un seul état les quatre provinces de la Galice, Pontevedra, Lugo, la Corogne feraient volontairement hommage de leurs prérogatives à Santiago ? Se représente-t-on la Suisse décidant que désormais les cantons de Vaud et de Genève ne formeront qu’un état ? Que répondrait Genève, si on lui demandait de n’être plus rien et d’accepter Lausanne pour le siège de son gouvernement ?

Les difficultés étaient telles que les honorables auteurs du projet de constitution qui a été présenté en juillet aux cortès, et dont elles ont prudemment ajourné la discussion, s’étaient sentis impuissans à les lever. Ils avaient partagé la Péninsule en treize états, et par l’adjonction des Baléares, des Canaries, de Cuba, et de Puerto-Rico, le territoire de la république espagnole en dix-sept provinces autonomes ; mais après de longues conférences ils avaient stipulé que ces états seraient libres de se subdiviser comme ils l’entendraient. C’était déclarer son incompétence et, comme on l’a dit, renvoyer le paquet de Caïphe à Pilate. C’était dire aussi : Se piquer de résoudre cet insoluble problème, c’est décréter la guerre civile, et nous en laissons à d’autres la responsabilité !

De tous les embarras et de tous les dangers suscités par le fédéralisme, le plus grave était l’effroyable confusion de langues et d’idées qu’il déchaîna sur l’Espagne. Ce pavillon recouvrait toute espèce de marchandises, depuis les ballots les plus inoffensifs jusqu’à des munitions de guerre et des tonneaux de pétrole. Les uns entendaient par république fédérale la décentralisation administrative, d’autres des institutions pareilles à celles des États-Unis ; d’autres enfin, ravis d’abriter leurs projets sous un mot qui sonnait bien aux oreilles espagnoles, visaient à l’anéantissement de toute autorité, à l’ouverture prochaine de la grande liquidation sociale. Le socialisme a depuis longtemps perdu l’espoir de convertir les gouvernemens et de faire prévaloir ses doctrines dans les pays fortement constitués. Aussi, par l’organe de l’Internationale, qui a fait ses preuves à Paris, le voit-on, sous couleur de patronner les libertés municipales, prêcher la souveraineté absolue des communes, c’est-à-dire l’organisation de l’anarchie et le renversement de l’état. Les socialistes de Barcelone se souciaient peu de partager l’Espagne en quarante-neuf morceaux ; ils se promettaient de lui donner dix mille municipes indépendans, ne recevant de lois que d’eux-mêmes. Ils auraient supprimé ainsi l’armée et la garde civile, ces deux grands remoras où s’achoppent leurs plans ; du même coup, avec le soldat et le gendarme ils eussent aboli l’idée même de patrie, superstition surannée qui révolte ces cosmopolites de l’appétit. Cependant ils n’avaient garde d’avouer leurs projets en prenant le nom de communards ; ils se donnaient pour de bons fédéralistes, et à la faveur de ce masque ils trompaient les âmes simples et crédules. On prétend même qu’un voleur, arrêté par deux agens dans une des rues de Madrid comme il venait de dévaliser une boutique d’orfèvre, s’écria indigné : « Qui vous donne le droit de m’arrêter ? ne sommes-nous pas en république fédérale ? » Il est possible que son indignation fût sincère, car il est des coquins de bonne foi. Celui-ci se croyait déjà maître de son utopie et de ses amours, et il est triste pour un amoureux d’être réveillé de ses songes par l’accolade un peu brusque, d’un sergent de ville.

Jamais on ne put mieux constater la puissance magique d’une idée confuse. Le plus vague des arts, la musique, n’est-il pas le plus propre à exalter les âmes ? Des millions d’Espagnols se signaient dévotieusement en prononçant le mot sacré de fédéralisme ; on eût dit un abracadabra qui devait guérir tous les maux, inaugurer sur la terre le règne de la vertu et du bonheur. Sur cent dévots, il n’en était pas dix pour qui la formule eût un sens ; sur les dix, il n’en était pas deux qui eussent la même façon de l’entendre. Elle n’en plaisait que davantage. Un républicain à qui son ennemi refusait le titre de fédéral s’en offensait comme d’une mortelle injure. On s’abordait dans les rues en se disant : Salud y republica federal. Le fédéralisme était le secret de tout, particulièrement le secret d’obtenir des places.

Les hommes intelligens du gouvernement n’étaient pas sans s’inquiéter des ravages de l’épidémie. Ils savaient que le quart d’heure de Rabelais des révolutions est le moment où les révolutionnaires sont mis en demeure d’expliquer et d’appliquer la devise qui leur a servi à enflammer les imaginations. Ils s’efforçaient de reculer cet instant critique. En vain les sommait-on de définir ou de renier le fédéralisme ; ils ne s’ouvraient de leur définition à personne, sachant bien qu’elle ferait beaucoup de mécontens et beaucoup moins d’heureux. Ils ne pouvaient non plus se résoudre, comme on le leur conseillait, à tout sauver par une glorieuse apostasie, qui n’eût pas été sincère. Le cantonalisme militant, incendiaire et massacrant ne s’était pas encore chargé de dégriser les esprits. La république fédérale, selon le mot d’un orateur, ne devait périr qu’au pied des barricades de Valence et de Séville ; c’est le sort des utopies de naître et de mourir dans le sang. Encore ignorante de son destin, l’idole siégeait sur un autel, mystérieuse comme une Isis voilée à qui, soit prudence, soit respect, on n’avait garde de dérober son mystère. Le plus grand mérite des dieux est de rester inconnus et de bien garder leur secret.

Il était un point cependant où dès le principe le gouvernement avait rompu en visière avec les intransigens. Ceux-ci, imperturbables raisonneurs, lui représentaient que toute confédération repose sur un contrat, qu’on ne peut traiter ensemble que lorsqu’on est plusieurs, que partant, pour former une Espagne fédérative, il fallait commencer par émanciper les provinces et mettre le pays en pièces. Ils désiraient en un mot que la confédération, comme ils le disaient, se fît de bas en haut, et ils engageaient la Catalogne, comme l’Andalousie, la Galice et les Castilles, à rompre leur licou, à faire chacune son ménage à part, quitte à nommer plus tard des délégués avec la mission d’organiser un pouvoir central, qui se fut trouvé possède, le peu d’attributions dont les provinces auraient consenti à se dépouiller. Le gouvernement, dont le patriotisme s’était éveillé, sentit qu’il y allait de l’existence de l’Espagne ; il déclara qu’il appartenait aux cortès constituantes de régler la nouvelle organisation, que, jusqu’à leur réunion, il maintiendrait le statu quo. En dépit de toutes les requêtes et de toutes les menaces, il ne faiblit pas, et sa résistance lui fut aussi honorable qu’elle fut utile au pays. Malgré les clameurs des démagogues, il parvint à obtenir des populations qu’elles s’en remissent aux cortès, empêchant ainsi la dislocation peut-être irrémédiable de la Péninsule.

À la vérité, pour obtenir justice sur le principal, le ministère dut se résigner à perdre beaucoup d’incidens, fermer les yeux sur plus d’une irrégularité fâcheuse, permettre à Malaga d’expulser ses douaniers et sa garnison, autoriser Séville, Grenade et d’autres villes à ne plus relever que nominalement de Madrid. Il avait refusé aux cantonalistes de leur délivrer des permis de chasse avant le jour de l’ouverture ; il les laissait braconner sans avoir l’air de s’en apercevoir ; le sage ne s’aperçoit pas des affronts qu’il ne peut venger. Son plus vif souci lui venait de la Catalogne, qui ne recule pas devant les partis extrêmes. M. Figueras se vit contraint de partir pour Barcelone, où il réussit à calmer l’effervescence, à tranquilliser des cerveaux échauffés et remuans. Il se tira fort adroitement de cette négociation. On le soupçonna, il est vrai, de n’avoir pu conjurer le péril sans contracter des engagemens périlleux, qui plus tard l’ont embarrassé. Toutefois ce n’est qu’une supposition, car le président du conseil fut pris dans son voyage d’une extinction de voix, et il fut obligé de parler si bas aux Catalans que Madrid n’a jamais bien su ce qu’il leur avait dit.

Du reste, les principaux membres du gouvernement provisoire n’étaient pas hommes à prendre facilement l’épouvante. Tandis qu’autour d’eux on s’inquiétait de l’état des finances, qui semblaient pencher vers la banqueroute, des complots qui couvaient dans Madrid, des désordres qu’on voyait éclater çà et là dans les provinces, ils affectaient une grande quiétude d’esprit ; leur philosophie optimiste déclarait que tout est bien qui finit bien. Le président du conseil, dont la principale fonction était de traiter avec les partis et de résister à leurs exigences en adoucissant leurs aigreurs, s’acquittait à merveille de son office. Il aurait pu dire dans le langage de Mme de Maintenon : Je les renvoie tristes, mais jamais désespérés. Il se confiait dans sa dextérité, qui n’en était pas à son premier succès, et, quand la situation semblait devenir effrayante, il rassurait son monde en disant que les esprits ne tarderaient pas à se rasseoir, que l’excitation momentanée dont on se plaignait n’était pas un mal, que la fièvre n’est pas toujours l’ennemie du médecin, et qu’il importait que la période révolutionnaire eût son cours. Dans un moment où il n’arrivait du nord et du midi, de l’orient et de l’occident, que de sombres nouvelles, un journal conservateur, rédigé par des plumes bien taillées, le Diario español, publia un article où il était dit qu’il y avait en Espagne plus de seize millions de mélancoliques et un homme gai, qui était le président du conseil. Si le journaliste eût dît vrai, c’était la fin de l’Espagne ; mais l’article était écrit trop gaîment pour qu’on pût douter que la Péninsule ne renfermât au moins deux politiques de belle humeur.

Le cabinet comptait des hommes distingués et justement considérés. À des degrés divers et pour des raisons différentes, ils étaient optimistes comme M. Figueras. Le ministre de l’intérieur, M. Pi y Margall, esprit vigoureux et net dont la politique a paru un peu trouble, traducteur de Proudhon et fédéraliste convaincu à qui certaines solutions socialistes ne désagréent point, opposait aux orages la sérénité olympienne d’un logicien. Il était trop persuadé de l’excellence de ses théories pour douter un instant de leur avenir ; il semblait oublier que les idées essuient souvent ici-bas de tragiques mésaventures, qu’ainsi que le disait don Juan à Sganarelle, les raisonnemens se cassent quelquefois le nez. Le ministre de la justice, M. Salmeron, professeur de premier mérite, caractère intègre, qu’on a vu plus tard exercer si dignement la présidence du conseil et la quitter si honorablement, était aussi confiant dans les hommes que M. Pi dans les idées. Disciple de Krause, il avait contribué plus que personne à faire connaître en Espagne le théisme et la morale élevée de ce philosophe, dont les doctrines sont enseignées aujourd’hui à Grenade comme à Madrid, et y sont plus goûtées que le panthéisme de Schelling ou de Hegel. Les pays du midi ne prisent que les systèmes qui se laissent formuler par articles et réduire en catéchisme. M. Salmeron avait appris de Krause à croire peut-être avec excès à l’empire des principes et des préceptes sur le cœur de l’homme ; on l’accusait de s’imaginer que la plupart des criminels pèchent par ignorance et qu’il suffit de démontrer à un coquin qu’il a eu tort pour le dégoûter de son métier.

Quant au ministre des affaires étrangères, M. Castelar, le brillant orateur était disposé par tempérament plus encore que par système à bien augurer de l’avenir. Il n’a pas à se plaindre de sa gaîté ; elle l’a aidé à franchir plus d’un pas difficile, à se tirer avec honneur de situations que d’autres jugeaient désespérées. Aimé de tout le monde, même de ses ennemis, qui honorent son caractère et ses talens, on n’a jamais reproché à cet incomparable virtuose de la parole que de se griser un peu de la musique de son éloquence. Celui qu’on nommait le premier ténor de la république fit un tour de force dont peu d’orateurs sont capables. Bien que les occasions ne manquassent pas, il resta trois mois sans faire un discours, prouvant ainsi qu’il possédait avec le talent de parler celui de se réserver.

Cependant, bien que les membres du gouvernement parussent s’accorder sur tous les articles et en particulier sur celui de la belle humeur, il était souvent question de dissentimens secrets qui travaillaient le conseil. On annonçait tous les huit jours une crise, que la Correspondencia se hâtait de démentir. Malgré les dénégations officielles, les rumeurs qui couraient n’étaient pas absolument fausses. Si la crise n’éclata pas, c’est qu’on avait résolu d’ajourner les grandes questions jusqu’à la convocation des cortès et de vivre au jour le jour en réglant par une cote mal taillée les affaires et les embarras courans. Dans le fond, on était loin de s’entendre touchant la politique générale et la ligne de conduite à tenir à l’égard des partis.

Quoi que nous ayons dit en commençant, une fée charitable avait eu pitié de la république naissante, et, en dépit des maléfices de ses sœurs, elle lui avait assuré au moins une bonne chance. Elle avait décidé que parmi les membres du cabinet il y aurait un homme dont les talens et le cœur grandiraient avec sa situation, que, dévoué à sa cause, supérieur aux petites ambitions comme aux petites vanités, il s’empresserait de quitter le pouvoir lorsque son portefeuille pourrait nuire à l’influence de ses conseils, et ne reprendrait la première place qu’à l’heure des dangers suprêmes et des graves responsabilités, qu’enfin il verrait mieux que tout autre les inconvéniens attachés à la politique sectaire et la nécessité pour un gouvernement de rallier les partis autour de lui. Il se trouva que cet homme de sens et de vrai courage était précisément celui qu’on traitait de ténor, de virtuose en musica celestial. Sa politique aussi intelligente que généreuse a sauvé la république qui sombrait ; mais avant qu’elle prévalût, l’Espagne devait traverser des crises redoutables et faire de sinistres expériences qui méritent d’être racontées avec quelque détail.


VICTOR CHERBULIEZ

  1. Voyez la Revue du 1er septembre et du 1er octobre.
  2. On trouve à ce sujet d’intéressantes remarques dans la traduction annotée qu’a donnée M. Valera de l’Histoire de la poésie et de l’art chez les Arabes d’Espagne, par Schack. Voyez t. III, p. 157 et suivantes.
  3. Aureliano Fernandez-Guerra, discours prononcé devant l’Académie espagnole le 13 avril 1873.
  4. On peut observer dans les poètes espagnols de la grande époque deux courans d’idées qui se contrarient, un conflit entre les instincts généreux de leur race et les nouvelles maximes de l’intolérance officielle et de la raison d’état. Calderon, qui raisonne souvent en inquisiteur, a su trouver en parlant des Morisques d’admirables accens d’humanité et de tendresse. Lope de Vega, familier de l’inquisition comme Calderon, fait dire à un soldat qui revient des Flandres et s’y est dégoûté de son métier : « Eh ! que m’ont fait à moi les luthériens ? C’est Jésus-Christ qui les a créés. Si cela lui fait plaisir, qu’il en finisse avec eux comme il l’entendra. » Un demi-siècle plus tard, de telles libertés n’eussent pas été souffertes.
  5. Dernièrement une pièce fort curieuse a été publiée par la Gazette officielle de Madrid ; ce sont les instructions répandues par les émissaires de don Carlos pour le soulèvement de la Vieille-Castille. Ce document, marqué au sceau du roi, avec cette inscription : Dieu, la patrie et le roi, — porte que les carlistes devront se concerter avec les républicains intransigens pour insurger les réserves du gouvernement et semer la discorde dans les rangs des volontaires de la république. On lit plus loin : « Comme il convient aux intérêts du roi notre seigneur d’agir avec promptitude et résolution, votre excellence s’occupera autant que possible d’opérer la séquestration des chefs rebelles et des libéraux sacrilèges inscrits dans les listes qui sont au pouvoir du très illustre Sr. Dn… et celle des maudits francs-maçons que vous livrera la commission intérimaire de l’inquisition. » Cette pièce, datée du 11 septembre, a été reproduite par tous les journaux espagnols ; nous ne voyons pas qu’elle ait été désavouée. Une proclamation toute récente du cabecilla Lizarraga contient cette phrase non moins significative : « la liberté religieuse est un mal, et nous avons résolu de la supprimer, sans que personne, pour se soustraire à cet arrêt, puisse exciper de sa qualité d’étranger. »