L'Esclavage à Zanzibar

L'Esclavage à Zanzibar
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 5 (p. 309-338).
L’ESCLAVAGE À ZANZIBAR

Dans les derniers mois de l’année 1870, un reporter d’un grand journal américain, M. H. Stanley, arrivait à Zanzibar, annonçant l’intention d’entreprendre un voyage dans l’intérieur de l’Afrique. Il prenait rapidement ses mesures et traversait en janvier 1871 le canal qui sépare l’île de Zanzibar de la côte. Continuant ses préparatifs d’organisation à Bagamoyo, village où se forment les caravanes, il se mettait en route au mois de mars. Ses projets, son plan de campagne, n’étaient point connus ; il n’en avait fait part à personne. Le chemin qu’il suivait était celui que prennent habituellement les commerçans arabes ou souahélis allant recueillir l’ivoire du Niamouesi ou de la région des lacs. Cette partie déjà explorée ne pouvait offrir l’attrait d’une découverte. La préoccupation du voyageur paraissait être surtout d’arriver vite, et il ne devait pas tarder à reconnaître que son impatiente ardeur, inquiétant ses hommes, devait avoir au début un résultat tout différent de celui qu’il attendait. Les noirs, libérés ou non, qui s’engagent comme porteurs dans un pays où l’on ne peut employer les animaux de charge, succombaient ou l’abandonnaient, les domestiques européens mouraient, les chevaux, qu’il s’était obstiné à prendre pour montures malgré les avis de tous, étaient tués par les tsetsé, mouches dont la piqûre est mortelle, et du reste dans les fourrés épais, dans les sentiers sinueux où l’homme se courbe en passant, les chevaux n’eussent été qu’un embarras. Ces renseignemens venus successivement concordaient assez avec l’impression qu’avait laissée M. Stanley. C’était un homme hardi, énergique, ne doutant de rien, peu disposé à solliciter ou à accepter les conseils de l’expérience, ignorant les mœurs, s’étonnant de tout, incapable, après un court séjour, de distinguer la vérité dans les exagérations, aussi surpris d’un fait avéré que d’un récit imaginaire, et finissant par opposer à toutes les observations une réserve ironique. Il lui manquait la connaissance que donne une première épreuve. Cependant tout le monde comprenait que cet homme avait la volonté. On admirait son mutisme relativement aux motifs de son expédition ; mais les intéressés s’en effrayaient. Les marchands se demandaient si une affaire commerciale était en jeu. Parmi les plus émus se remarquait le gérant du consulat d’Angleterre. Soit en effet que les recherches scientifiques, les explorations longues et périlleuses aient été jusqu’à cette heure entreprises par des Anglais, et constituent pour la nation un honneur exclusif, soit qu’il vît avec peine l’attention se porter sur un pays dont les Américains, avec leur sens pratique, ne tarderaient pas à apprécier l’importance, le docteur Kirk éprouvait une certaine inquiétude. La discrétion de M. Stanley lui paraissait justifiée, tout en lui inspirant le vif désir de pénétrer les desseins d’un adversaire : il était en effet disposé à considérer comme adversaire celui qui, ne réclamant pas son concours, devait, à son sens, être dirigé par des intérêts opposés à ceux de l’Angleterre.

Ces craintes furent sans doute manifestées, et l’opinion publique en Angleterre se porta avec plus d’ardeur que jamais vers les contrées de l’Afrique où le docteur Livingstone, perdu pour tous et privé de toute communication, poursuivait ses courageuses explorations. Il fut question d’aller à sa recherche. Une expédition spéciale fut organisée sous le commandement d’officiers de marine, des savans y furent adjoints, le fils du docteur Livingstone en faisait partie. Le bâtiment à vapeur qui les portait arriva à Zanzibar pour assister au retour de M. Stanley, qui faisait enfin connaître le but de son voyage, et en démontrait le succès par les renseignemens qu’il tenait de l’illustre explorateur et par les lettres de ce dernier qu’il rapportait. L’expédition anglaise n’avait dès lors plus d’objet ; le jeune Livingstone, les officiers et les savans qu’il avait accompagnés rentraient en Europe sur le bâtiment qui les avait amenés. On apprenait tout à coup que M. Bennett, directeur du New-York Herald, avait sans préambule chargé un de ses rédacteurs d’aller à la recherche de Livingstone, en mettant à sa disposition un crédit illimité, — et M. Stanley était parti là-dessus en suivant le chemin des écoliers par l’Egypte, la Turquie, la Perse et l’Inde, pour arriver à Zanzibar et se diriger vers l’intérieur de l’Afrique, treize mois après son départ. Il revenait, porteur de lettres du docteur Livingstone, et le silence qu’il avait gardé sur ses projets était assurément le meilleur moyen de ramener son entreprise à la mesure du succès obtenu.

Le docteur Livingstone retrouvé, le monde savant se flattait d’entrer en possession du fruit de ses pénibles voyages. L’attente générale, il faut l’avouer, fut déçue. En France, où l’on va vite en raisonnement, de la déception on se hâte de conclure à l’imposture. Les lettres de Livingstone publiées par M. Stanley n’offraient pas, pour les personnes familiarisées avec le style du voyageur, cette conformité qui atteste la personnalité. La Société de géographie de Paris prenait parti contre l’Américain. On contestait qu’il eût voyagé, on révoquait en doute qu’il eût rencontré Livingstone. Il fallut que le gouvernement de la reine et le foreign office donnassent leur attestation et un satisfecit pour qu’on admît enfin la réalité du voyage. Quant à M. Stanley, fidèle au système de mutisme qui lui avait si bien réussi, il se gardait absolument de répondre aux attaques. C’était moins le dédain des accusations, qu’il se sentait en état de réduire à néant, que le souci de sa célébrité qui le guidait. Quel moyen plus efficace pour donner du retentissement à une question que la discussion passionnée ? Le voyageur américain n’a pas précisément abandonné cette allure mystérieuse qui lui permettait de conserver jusqu’en Amérique toute la saveur de ses récits. Il n’a point écrit tout de suite, il a rarement parlé ; il réservait à ses compatriotes réunis le compte-rendu de ses voyages, dont on peut dire que la monotonie ne saurait se passer parfois, pour être goûtée avec faveur, du piquant de l’invention. Dans ces étapes de l’intérieur de l’Afrique, à travers un pays où les bois masquent, la plupart du temps, toute perspective, la quête de la vie matérielle de chaque jour, les marchés à conclure pour obtenir, au prix de quelques mètres d’étoffe, les approvisionnemens de la caravane, sont les sérieuses occupations ; les fatigues, les privations, sont les épreuves. Des mois de marche se passent sans qu’un incident vienne trancher sur l’uniformité. M. Stanley s’est rendu de Bagamoyo à Oujiji, au point où le docteur Livingstone se reposait de ses excursions ; il a fait ce que les caravanes font constamment. Toutefois tenons compte du courage d’avoir entrepris ce qui est réputé dangereux et de l’énergie mise au service de l’entreprise. Cela dit, nous devons convenir que le voyageur américain a été, avec une incontestable habileté, le metteur en scène d’une des plus prodigieuses réclames qu’on ait encore imaginées.

On en était resté en France à l’apparition de l’Américain et à la satisfaction d’apprendre que le docteur Livingstone vivait encore, quand l’attention vint de nouveau se porter sur Zanzibar. La presse française n’avait point été sans recueillir de temps à autre quelques articles de journaux anglais sur la traite ; mais jusque-là on n’avait pas constaté cette continuité d’intérêt qui grave un sujet dans la pensée du public. Les gens avises et réfléchis remarquaient que, si le docteur Livingstone n’avait pas encore dans ses longues pérégrinations donné la solution du problème des sources du Nil, son témoignage était constamment invoqué quand il s’agissait de déterminer les peuplades qui fournissent d’esclaves les pays musulmans. Cette mission, ajoutée à celle du savant, devait être autant que la première un titre de gloire. Ses rapports avaient procuré des renseignemens positifs que l’on n’avait pas encore complètement utilisés. On considéra en Angleterre qu’il n’y avait plus de temps à perdre ; un comité anti-esclavagiste se réunit à Londres en août 1871, au moment même où M. Stanley accomplissait son voyage mystérieux. Les témoins entendus furent les consuls anglais à Zanzibar et les officiers de marine qui avaient croisé dans ces parages. Des résolutions furent prises, et peu de temps après le retour de M. Stanley, dont l’expédition a de nouveau attiré l’attention publique sur ces problèmes, il fut décidé que sir Bartle Frere, ancien gouverneur de Bombay, qui par sa position comme par ses études était très au courant de la question, serait envoyé comme plénipotentiaire auprès du sultan de Zanzibar pour négocier l’abolition de la traite.

Jamais mission n’aura rencontré plus sympathique concours. On ne redoute pas les difficultés, on ne s’inquiète pas du droit d’intervenir dans une institution sociale. La réprobation commune justifie l’intervention. On s’étonne seulement que le scandale dure toujours. Le plénipotentiaire anglais aura l’honneur d’attacher son nom à l’extinction du fléau de l’esclavage ; il l’aura du moins tenté. Il devra réussir à le chasser de Zanzibar, dernier point du monde où le honteux trafic s’exerce ouvertement, s’il n’est malheureusement pas le seul point où il existe. Quel est donc ce pays assez ignoré pour qu’il puisse ne pas être associé au progrès universel, quelle est cette institution de l’esclavage en pays musulman, quelles sont les difficultés qui s’opposent à l’émancipation, quels sont les moyens qu’on peut employer pour contraindre toute une nation ? Ce sont là des questions auxquelles nous allons essayer de répondre.


I.

Chacun se rappelle les tableaux effrayans qu’un auteur a présentés de l’esclavage. Le roman avait sa part dans les détails, l’ensemble était vrai ou pouvait l’être ; cela suffisait. L’esclavage en pays européen était condamné, et les délais de l’émancipation générale ne provenaient que des difficultés que l’on rencontre à bouleverser un ordre social auquel se rapportent des intérêts si graves. Cependant une partie des misères de l’esclave avait été retracée. On analysait ses souffrances alors que, travaillant à la culture d’une habitation ou bien employé au service de la maison, il était soumis, sauf quelques recours illusoires, à la volonté absolue de son maître. On le représentait tantôt en butte aux caprices de l’intendant, marchant sous le fouet, tantôt revendu et devant quitter la famille que le propriétaire, dans un espoir de lucre, lui avait d’abord imposée. Les souffrances physiques s’ajoutaient aux douleurs morales. La dignité de l’homme était atteinte par cette triste situation, que des intéressés défendaient en vain en invoquant des nécessités de climat et la prospérité de la colonie. En regard de la société chrétienne, le travailleur esclave, le domestique esclave, demandaient compte de l’application des grands principes d’amour et de charité. Que d’efforts avaient été tentés avant de faire accepter universellement des vérités qu’on s’efforçait d’obscurcir ! Les hommes d’état les plus éminens de notre pays s’étaient mis à la tête d’une croisade où s’illustrèrent les Saint-Aulaire et les Broglie. Grâce à l’activité des croisières, les côtes de l’Afrique occidentale surveillées n’expédiaient plus qu’avec peine les cargaisons de noirs. Le trafic n’était pas pour cela réprimé ; ingénieux, il se déguisait sous toutes les formes. Le droit de visite venait encore l’entraver ; mais c’était un obstacle de plus, exposant les malheureux noirs, dont le prix augmentait, à des marches pénibles vers des points d’embarquement moins connus, à des traversées sur des bâtimens mal appropriés à leur destination, afin qu’aucun indice extérieur ne les signalât comme négriers. La fraude ne cessa véritablement que lorsque la répression, insuffisante aux contrées de provenance, eut pour auxiliaire l’abolition du marché dans les pays d’arrivée. C’était la solution de la question. Jusque-là, le cultivateur avait toujours su se procurer des travailleurs nègres.

Les diverses nations avaient équitablement subi les sacrifices qui devaient retomber sur les particuliers. Les plus atteintes étaient certainement l’Amérique, l’Espagne, le Portugal, puis la France. L’Angleterre était désintéressée ; son initiative ardente ne devait point être modérée par l’évaluation de ses pertes. Elle agissait d’accord avec la France, qui généreusement s’était faite le champion du principe d’affranchissement. Il n’en était pas moins un axiome que nulle colonie n’était possible sans travailleurs noirs ; seulement ils devraient être libres. La théorie des engagés parut concilier l’affranchissement avec la nécessité de pourvoir aux besoins de la culture. On préférait dans nos colonies les noirs aux Hindous et aux Chinois, que les colonies anglaises recevaient de Calcutta, de Bombay et de Macao. L’engagement fut adopté. Des navires affrétés par les autorités administratives, et portant un fonctionnaire chargé de contrôler l’opération, vinrent acheter des nègres qui, une fois sous le pavillon français, étaient considérés comme libres. Ils contractaient alors un engagement pour cinq ans, passé lesquels l’homme qui avait aliéné sa liberté se trouvait libre en droit et en fait. Que dans la pratique on ne s’écartât point de ces formalités, que le sujet engagé parût ou non à l’acte, il n’en était pas moins réel que l’engagement était vicié par défaut de consentement, que le consentement même, en admettant qu’il fût donné, n’était pas libre, puisque le malheureux acheté ou pris dans l’intérieur de l’Afrique, exposé en vente, n’aurait eu que le choix d’un genre de captivité. Cependant le progrès était marqué : le nègre, au cours de son engagement, était une personne civile assujettie à l’obligation du travail, mais garantie par des droits que l’autorité faisait respecter ; il était tenu envers son maître comme ce dernier l’était envers lui par les conditions stipulées, et, s’il n’était pas encore son concitoyen, il était au moins son égal devant la loi. Malheureusement la violence persistait ; le principe de l’esclavage, qu’une combinaison particulière atténuait ou éludait, n’était point attaqué. On s’émut, on fit remarquer que de telles opérations constituaient un encouragement à la traite. Nos colonies durent renoncer à ce mode de recrutement, et elles n’eurent plus qu’à demander des coulies indiens à Bombay et Calcutta, ou des Chinois à Hong-kong et Macao.

L’engagement, dernier mode d’emploi des nègres, supprimé, il ne restait que deux nations européennes qui contribuassent à favoriser indirectement la traite. La côte occidentale d’Afrique, n’ayant plus de demandes d’envoi, n’avait plus de marché ; mais la côte orientale en conservait un à Zanzibar. C’est que Zanzibar alimente les contrées musulmanes. Ce n’était point d’ailleurs, comme en pays européen, le spectacle des misères des esclaves chez leurs maîtres qu’on aurait pu invoquer, le grief se réduisait aux souffrances qu’ils enduraient avant d’être vendus. Les rapports du docteur Livingstone donnent les détails de ces longues routes suivies par les caravanes d’esclaves, tantôt captifs de guerre, tantôt volés par les commerçans, souvent livrés par leurs parens. Les moyens varient peu. Les enfans sont pris au moment où ils se trouvent éloignés de leur cabane, sans que leurs cris puissent attirer du secours ; les parens, pour avoir de la poudre ou du plomb, de la cotonnade américaine ou quelque autre denrée, les abandonnent aux traficans. Alors commencent ces longues marches de malheureux attachés entre eux, nus, épuisés de fatigue, nourris d’une poignée de grains par jour. Sur cinq esclaves, dit le docteur Livingstone, un seul arrive à destination. Ces souffrances de la route par terre ne s’interrompent que pour être remplacées par les souffrances du transport par mer. Les esclaves viennent à Zanzibar du sud, d’un point nommé Quiloa ; dans la saison de vente, on voit en rade de Zanzibar des barques où les esclaves, parqués par centaines sur un petit espace, présentent un amoncellement bizarre où l’œil ne distingue plus de formes humaines. Le matin, quand au lever du soleil les malheureux absolument nus qui viennent de passer la nuit sur le pont sont saisis d’un tremblement de froid, il n’est pas de spectacle qui serre plus le cœur ; parfois, du nombre de ces misérables d’une maigreur affreuse, hommes ou femmes, que l’on a débarqués en douane, se détache un être n’ayant plus de sexe, un spectre vivant sans valeur marchande, et qui, abandonné, se traîne, cherchant un coin pour mourir. Les yeux démesurément dilatés, la bouche grimaçant le sourire de la mort, il est suivi des rires et des railleries des nègres et des esclaves, comme lui venus autrefois de la côte, et que le séjour à Zanzibar dans la domesticité a engraissés. Pendant l’épidémie du choléra 1869-1870, un crime le plus souvent prévenait ce spectacle hideux. Lorsque les nègres venus de Quiloa et devant acquitter la prime d’entrée à la douane de Zanzibar étaient gravement atteints et qu’on les évaluait au-dessous de la taxe à payer, tandis que d’autre part leur présence à bord eût fait mettre la barque en quarantaine, les négriers les jetaient vivans à la mer. Un membre de la mission anglicane a été témoin du fait ; nous-même avons relevé, sur le chemin de Nasimoya qui longe la mer, une femme qui avait eu la force de gagner le rivage et de se traîner jusque-là. Elle put prendre sur-le-champ quelque aliment, et elle fut recueillie par le supérieur de la même mission, l’évêque Toser, survenant à ce moment.

Devant de tels actes, le sang-froid n’est pas possible, on ne consent pas à en demeurer témoin, ou s’accuse presque de complicité, si l’on n’y met violemment un terme, on se sent le dépositaire des droits de l’humanité humiliée et révoltée ; mais à l’œuvre surgissent les difficultés. Zanzibar n’est qu’un entrepôt, un marché ; des 30,000 esclaves qui y seraient amenés, 3,000, 4,000 au plus, sont conservés dans l’île et dans les possessions voisines qui en dépendent. Supprimer l’esclavage, ce n’est pas supprimer le marché, qui se transporterait ailleurs. On s’occupa d’abord du plus pressé, c’est-à-dire des conditions d’embarquement des esclaves. Une mesure, due surtout à l’intervention du gérant du consulat d’Angleterre, de qui relève le fermier des douanes, Hindou protégé anglais, avait mis fin à ces horreurs. Les nègres payaient le droit non plus au port d’arrivée, mais au port d’embarquement. Dès lors il y avait tout intérêt à n’amener que des gens assez robustes pour supporter le voyage, et, s’il en était de gravement malades, il n’y avait plus lieu de s’en débarrasser.

Zanzibar n’est qu’une étape ; les esclaves sont achetés pour être conduits en Égypte, en Arabie, en Turquie, en Perse ; ils doivent encore être entassés sur une barque, dirigés par des gens qui naviguent le long de la côte, qui s’étudient avant tout à éviter les croisières, subissant toutes les conséquences d’une imprévoyance qui serait le comble de l’inhumanité, si les propriétaires ne devaient eux-mêmes en souffrir. Heureux ceux d’entre ces esclaves qui sont maintenus à Zanzibar ! Le pays est riche, le climat égal, le travail modéré. La ville retentit constamment de gaies chansons ; les portefaix, les bateliers, les petits marchands, ont leurs refrains ; les ouvriers, enfans de l’un et l’autre sexe, vont par troupes portant les pierres et le mortier, tandis que d’autres les emploient à construire, et que des bandes, suivant le rhythme d’un joueur de flûte, battent en cadence les assises recouvertes de chaux qui seront le plancher ou la terrasse. Jamais on ne voit frapper un homme ou un enfant. C’est la terre promise des nègres, que regrettent tous ceux qui l’ont connue et qui ont ensuite été conduits par les croisières à Mahé, à Aden ou à Bombay. Lors même que l’esclave est transporté dans un autre pays musulman, s’il ne se trouve pas dans un climat qui lui convienne aussi particulièrement que celui de Zanzibar, il ne souffre pas néanmoins, il est musulman, et on le traite avec douceur. Le Coran fait un devoir de cette humanité, que l’Européen a toujours moins pratiquée, et, pour être agréable à Dieu, le musulman riche libère ses esclaves en mourant.

Nous nous trouvons donc en présence d’une situation qu’il faut comprendre en sachant ce qu’est le monde musulman. La religion, les mœurs, les croyances inflexibles, admettent l’esclavage. On voit des esclaves partout en Turquie, en Perse, en Égypte. Des traités prohibent le trafic ; il se cache, et il ne s’exerce pas moins. L’islamisme, qui paraît à son déclin dans les pays voisins de nous, s’étend au contraire avec une prodigieuse force d’expansion dans l’extrême Orient. Il tient en échec la puissance anglaise aux Indes, organise les révoltes en Chine, pénètre au Japon. Courbé sous la loi du plus fort, subissant la fatalité qui est un fait, rebelle à l’idée de droit, qu’il ne songe pas à invoquer, le croyant attend avec patience l’occasion, ne doute pas, et est toujours prêt à se soulever. Suivant les races si nombreuses qui obéissent à cette loi uniforme, la révolte est plus rapide, déjoue plus vite la surveillance. La France en a l’exemple ; l’Algérie est certes le pays le plus difficile à gouverner, c’est le pays du nomade. La tribu se déplace-t-elle, ses tentes, ses bestiaux, ses animaux, ses intérêts, la suivent partout ; pour l’amener à soumission, il faut se mettre d’abord à sa poursuite, l’atteindre, lui infliger un châtiment. Une armée occupe l’Algérie, empruntant, pour la défendre, la tactique de ses adversaires. Si l’on veut sincèrement juger et éviter cette accusation banale qui dépeint notre génie comme impropre à l’œuvre de colonisation, on devrait de bonne foi chercher ailleurs l’argument. Avec l’Arabe bédouin, on ne peut espérer qu’une trêve ; le prosélytisme le plus éclairé, les missionnaires les plus infatigables, n’ont jamais obtenu de résultat, et c’était à la religion en effet qu’on devait s’attaquer. La tolérance qui prévaut n’a pas de succès. On ne peut vivre en sécurité avec l’indigène, on ne peut que le refouler et s’en passer.

Le gouvernement anglais pratique deux méthodes à l’égard des colonies. Il s’empare complètement d’un pays et ne cherche point à sauvegarder les intérêts des habitans qu’il dépossède, il les détruit et il les remplace : c’est ce qu’il fait en Australie. Aux Indes, au milieu d’une race douce, laborieuse, organisée en castes avec des croyances anciennes comme le monde, il se substitue à des gouvernans qu’il paraît admettre dans ses conseils et qu’il dirige. Une conciliation d’intérêts doit prévaloir parce qu’on ne peut déplacer tant de millions d’hommes qui ignorent encore qu’ils sont les sujets de la Grande-Bretagne. On a tenté des réformes sociales ; mais on se repent d’avoir agi sur une religion qui n’a rien d’envahissant. Tous les efforts tendent actuellement à repousser l’islamisme, qui pénètre et s’étend avec son dogme simple et son drapeau de révolte contre l’infidèle. Dans cette lutte, où la cause anglaise a failli succomber, que d’appuis cependant dans le caractère des habitans ! Le goût des Indiens pour la culture, leur organisation en corps de métiers, leur agglomération dans les villes, font qu’ils ne seront jamais aussi redoutables que les Arabes ; ils ne sont pas soldats comme leurs coreligionnaires, ils ne sont point armés ; habitués à la toute-puissance de leurs souverains presque divinisés, ils ne sentent pas le poids du joug étranger. Ils devraient s’estimer heureux du secours que leur donnent des lois qui assurent leur sécurité et leurs biens. Ainsi pensent les Indiens, fidèles aux traditions de leurs pères. Les musulmans au contraire n’admettent pas le partage entre les devoirs sociaux et les devoirs religieux. Ils ne relèvent pas de l’autorité qu’ils subissent, pratiquent leur culte dans son intégrité et s’efforcent d’échapper à celles des lois qui leur en interdisent l’exercice. On vend des esclaves à Bombay ; on doit en vendre en Algérie.

Quant à l’Egypte, les marchés que l’on voyait encore en 1865 sont sans doute fermés, mais le commerce ne subsiste pas moins. Le souverain a déclaré que des Européens faisaient la traite dans le Haut-Nil et que son impuissance à l’égard des Européens empêchait de remédier à un commerce qu’il s’efforçait de détruire. Il se faisait illusion, ou il avait été trompé. Deux années plus tard, un consul mettait en liberté à la foire de Tantale des centaines d’esclaves ; un autre en voyait vendre à Suez. Un traité prohibe l’esclavage ; tout esclave peut venir se plaindre à un consulat, qui le fait mettre en liberté par les autorités. Que devient-il ? Les plaintes sont encore assez rares dans une population où les grands seigneurs, au su de tout le monde, ont des harems peuplés d’esclaves blanches avec des eunuques pour les garder, et où chaque fils de famille est élevé avec quelque enfant acheté qui grandira avec lui, obéira aveuglément à ses ordres, et lui sera dévoué jusqu’à la mort. On en dira autant de la Turquie, de la Perse ; partout la pression des nations européennes a obtenu l’abolition de l’esclavage, qui s’est partout perpétué en fait, qui résistera toujours tant que l’institution, combattue par des lois que ceux qui les édictent n’observent pas, aura son principal appui dans les mœurs, et, ce qui est le plus immuable, dans la famille.

Par un rapprochement qui ne peut être contesté, la famille musulmane est comparable à la famille romaine en ce qui touche à la condition de la femme. Mêmes conditions de mariage pour la femme, achetée en quelque sorte par le mari, qui donne la dot, même faculté de divorce par formules énoncées une, deux ou trois fois, autorisant dans les deux premiers cas à reformer l’union tout de suite, tandis que dans le troisième cas le mari ne peut reprendre la femme qu’après un mariage intermédiaire, suivi lui-même de divorce. Toutefois, pour ce qui nous occupe, une anomalie étrange distingue la famille mahométane de toutes les autres. Les femmes, dont on connaît la situation inférieure, sont amenées par cette incapacité même à l’égalité entre elles. Dans l’intérieur d’une maison, la mère du maître, et, à son défaut, la femme légitime ou une des femmes légitimes, a sans doute la première place et commande les femmes esclaves ; mais qu’un caprice du maître élève une de ses esclaves au rang de favorite, et que de ce commerce naisse un enfant, cet enfant sera appelé aux mêmes droits que les enfans légitimes, il sera chef de la famille au détriment de ses Freres cadets nés de mariage légitime. Du reste les parts de succession seront égales. La personnalité du père a seule de la valeur. Comme résultat de cette facilité que la loi donne aux musulmans, l’usage s’est répandu d’acheter une esclave qui devient la mère des enfans, tandis que ces enfans n’auront jamais à rougir de leur origine, ni à s’humilier devant d’autres, survenus plus tard, qui naîtraient d’un mariage. Les plus grands seigneurs connus du monde musulman sont ainsi fils d’esclaves. Qu’on ne suppose pas que ces unions, qui conduisent au même but que le mariage, présument des gens de même race physique. Tel seigneur arabe est blond et blanc parce qu’il a reçu le jour d’une Circassienne ; tel autre est bronzé, s’il n’est presque noir, parce que son père l’a eu d’une Abyssinienne ou d’une négresse. D’ailleurs l’état social de la femme n’est pas modifié ; elle est esclave, restant encore esclave après qu’elle a donné un fils, et pouvant, ce qui n’arrive que rarement, être cédée et vendue. La femme, soit légitime, libre de demander le divorce et protégée si elle a des parens puissans, soit esclave et obéissant aux fantaisies de son maître, n’a que la mission de donner des enfans, et peu importe à quel titre elle les donne. C’est en général par la femme esclave que la famille se forme ; la plupart du temps les alliances se concluent dans un intérêt d’ambition, de solidarité entre deux familles ; la paternité peut se passer de liens qui font du mariage en Europe l’acte par lequel on continue la famille. Un enfant musulman est caractérisé par le nom du père ; on ne sait pas quelle est sa mère, il n’y a pas lieu de le savoir. Que l’on abolisse l’esclavage de l’homme, passe encore ; si l’on touche à l’esclavage de la femme, on vient se heurter à toutes les croyances, on s’attaque à la famille. Il faut avoir été témoin de l’émotion produite dans une ville d’Egypte quand une femme blanche appartenant à un ministre vint se réfugier chez un consul allemand en demandant d’être mise en liberté, pour comprendre la violence que se fait un musulman en discutant une semblable question. Entre la Turquie et les autres pays musulmans, c’est un échange constant. L’Afrique fournit des esclaves noires, des Abyssiniennes, des Gallas, qui deviendront concubines, des négresses de races inférieures qui seront domestiques ; la Turquie envoie à La Mecque des Géorgiennes et des Circassiennes, qui trouveront acquéreur dans ce grand marché annuel.

Pour combattre l’esclavage, on l’a proscrit chez les nations européennes, et du même coup, un côté de l’Afrique, la côte occidentale, a dû fermer ses marchés, au moins en grande partie. Ici on a renoncé à obtenir du monde musulman l’application des traités, que chacun sait être violés et illusoires ; force a été de recourir à un autre moyen. On a pensé que, Zanzibar étant le lieu d’un entrepôt, il serait possible d’arrêter la traite et de l’atteindre à sa source. On a essayé de tout, négociations, croisières rigoureuses, menaces, le résultat n’a point répondu aux efforts. Plus les croisières anglaises étaient actives, plus les négriers apportaient au marché de Zanzibar d’esclaves pour combler le vide fait par les prises. Les traités en vigueur, et loyalement exécutés par le sultan de Zanzibar, ne remédient à rien. On se propose d’en exiger d’autres et de prendre des mesures concertées, dont on se promet un grand succès. On marche un peu à l’aventure, et l’on borne l’attaque aux points que l’on voit, sans réfléchir, ce semble, que le mal est plus profond et que les faits qu’on a sous les yeux n’en sont que la manifestation. L’esclavage existe à Zanzibar, un marché y fonctionne, c’est de ce point que l’exportation a lieu. On se hâte donc de faire disparaître le scandale et d’arrêter l’exportation. On oublie qu’une route fermée, d’autres s’ouvriront. Examinons la question de l’esclavage à Zanzibar et les moyens politiques que les Anglais emploient avec une ardeur infatigable pour le comprimer.


II.

Les états de Zanzibar se composent de plusieurs îles faisant face à la côte orientale d’Afrique, et dont les principales, à partir du sud, sont : Quiloa, Monfia, Zanzibar, Pemba, Monbas, Lamoa. Le même système d’îles ou îlots se continue au nord ; seulement ces îles, se rapprochant de la terre, permettent parfois le passage à gué à marée basse. L’île de Zanzibar est la résidence d’un souverain qui détient également les villages échelonnés sur la terre ferme, où il a installé ses douanes. Du reste son autorité réelle ne s’exerce en Afrique que sur une zone de 2 à 3 lieues de large environ, sur des terrains dont les cultures peuvent approvisionner les villages, tandis que l’excédant est facilement transportable au bord de la mer. Les îles sont merveilleuses de fécondité, la terre qui leur fait face n’offre pas moins de ressources ; mais, les communications n’existant que par mer, les îles ont pris de tout temps plus de développement. La ville de Zanzibar contient une population évaluée à 60,000 habitans ; l’île entière en compterait 100,000. Dans ce nombre, les Européens, résidens étrangers, missions catholique et protestante, chefs de maisons de commerce, employés, figureraient pour 150, les Indiens pour 3,000, les Arabes pour 4,000 ou 5,000 ; les autres sont des noirs libérés ou des esclaves. L’islamisme est la religion dominante.

En dehors des états de Zanzibar, le père du sultan actuel avait la souveraineté de Mascate. Les Arabes viennent de Mascate, et si l’on s’étonne de voir une colonie arabe si éloignée de son point de départ que par les temps les plus favorables on doive passer trois semaines pour aller d’un lieu à l’autre, l’examen de la carte expliquera cette apparente anomalie. En se rendant de Mascate à Zanzibar, on longe d’abord la côte d’Arabie, puis la côte d’Afrique, et on ne perd la terre de vue qu’en traversant le golfe d’Aden. Ce n’est point non plus sans grandes invocations qu’on affronte le passage ; d’ailleurs sur toute la côte des abris connus s’offrent aux barques ; ces abris sont insuffisans en beaucoup de cas, d’accès difficile par grosse mer ; néanmoins le marin arabe se dirige toujours sur terre au risque de briser sa barque sur les récifs, et la plupart du temps il se sauve lui-même. L’imprévoyance et l’insouciance sont extraordinaires. Ces barques ne portent le plus souvent qu’une énorme voile analogue à celle des jonques chinoises ou des barques du Nil. Leur forme même diffère peu ; c’est à coup sûr le bateau primitif. Cette voile est d’une manœuvre difficile ; sur un bateau de 30 tonneaux, la voile exige au moins 15 hommes pour être hissée en temps ordinaire. La paresse s’accommode d’une manœuvre unique ; mais, sans être marin, on voit le danger d’avoir au vent une telle surface de toile et la difficulté de l’amener ou de changer l’orientation par une forte brise. On chavire fort souvent. Toutefois, en raison même de l’uniformité de direction, des chances de secours restent encore. Ces moyens primitifs exposeraient les navigateurs aux risques les plus graves, si des vents régnans, — les moussons, qui se partagent l’année, — ne venaient donner la direction. À la mousson du nord-est, qui commence vers la fin de décembre, les Mascatais arrivent à Zanzibar et vont jusqu’au sud de Madagascar ; à la mousson du sud-ouest, vers le mois d’avril, la course a lieu en sens inverse. Dans l’intervalle, on fait ses achats et ses affaires ; chacun a calculé son temps d’après le voyage qu’il se propose d’entreprendre. Entre les deux moussons existe une période de calme avec vents changeans, et l’on peut, en s’aidant des uns et des autres, naviguer vers le nord ou le sud ; mais, dès que la mousson est établie, il serait impossible de louvoyer, et l’on en suit la direction. De là un commerce d’échanges constant entre Madagascar, Zanzibar et Mascate, y compris tous les points intermédiaires de la côte. Madagascar fournit du riz, du bois, Zanzibar des cocos et du doura, le nord des bestiaux, du beurre ; Mascate, moins riche, n’a guère que ses dattiers. Un cabotage sur une immense étendue met périodiquement en rapport des gens de même race et de même religion. Les Arabes l’entreprennent de préférence, dédaigneux du commerce des villes, qu’ils laissent aux Indiens, et devant selon leurs lois s’interdire le prêt à intérêt.

Zanzibar et les états qui en dépendent sont plus riches que Mascate ; mais Mascate est la terre d’origine, le berceau de la famille, la métropole. Aussi, en divisant son héritage entre ses fils, Saïd-Saïd donne-t-il à l’aîné Mascate, et Zanzibar au second. Seulement, en raison de cette irrégularité de partage dans la succession, une soulte était due par le sultan de Zanzibar à son Frere, moins bien partagé. Les gouverneurs de Bombay, pris pour arbitres, fixèrent cette soulte au paiement annuel d’une somme d’environ 200,000 fr. Les arrangemens consentis de 1856 à 1861 n’ont point apaisé les différends entre Mascate et Zanzibar. Le sultan de Zanzibar se plaignait tout d’abord de ce que son Frere s’était emparé des propriétés de leur père à Mascate, qui devaient figurer dans l’héritage. En effet, il n’y a point d’état proprement dit, ni de domaine d’état ; les palais, les terres, les navires, les effets mobiliers, doivent être évalués en nature ou vendus pour arriver à la répartition édictée par la loi musulmane. Malgré ses protestations, dont il attendait en vain l’effet, Zanzibar payait le subside annuel ; mais, le sultan de Mascate ayant été assassiné par son fils, ce dernier fut détrôné, et le sultan de Zanzibar refusa de remplir à l’égard d’un usurpateur une obligation qui devenait un tribut humiliant. Le gouvernement anglais, par ses agens, tenta de faire prévaloir la doctrine que le subside était dû à la souveraineté et non au souverain, ce qui est en désaccord avec la théorie d’hérédité arabe ; puis, voyant qu’il rencontrait là une résistance dont il ne serait pas aisé de triompher, il poursuivit, à l’aide de ce débat, la réalisation des projets qui le préoccupaient.

Une des premières mesures fut de s’assurer un intérêt réel à Zanzibar. Des Indiens en grand nombre l’habitaient, Indiens musulmans nés à Zanzibar, Indiens originaires de Keutch, province du Golfe-Persique. Keutch était autrefois tributaire du royaume de Delhi ; puis, quand Delhi fut pris par les troupes anglaises, il s’y établit un protectorat indien réservant la puissance nominale du souverain. L’empire britannique indien perçut l’impôt des pays tributaires de Delhi et entre autres de Keutch. Il ne nous appartient pas de décider si le lien de protectorat devait s’étendre jusqu’à Zanzibar, pays indépendant. Le gérant du consulat anglais tranche lui-même la question de droit lorsqu’il dit dans sa lettre insérée au rapport de la commission de 1871 : « Sans doute il y a beaucoup de sujets de Keutch ici, mais les sujets de Keutch ne sont pas Indiens anglais, et je pense que sous l’empire des nouveaux actes de naturalisation, les Indiens anglais eux-mêmes peuvent devenir Arabes, s’il leur plaît. Nous retenons en réalité les deux tiers de nos sujets nominaux contre leur gré, c’est-à-dire sous notre juridiction, mais non sous notre protection, car ils ne veulent pas figurer sur nos registres. » La juridiction, sinon la protection, avait d’ailleurs un résultat pratique, indépendamment de l’importance que prenait dans le pays l’agent britannique de Bombay ; gouvernant une colonie nombreuse, il usait utilement de son pouvoir pour interdire formellement à ses administrés l’achat et la possession d’esclaves. Comme sanction de cette défense, les contrevenans devaient subir la perte de la protection. Les Indiens, peu soucieux de conserver une situation dont ils ne voyaient pas les avantages et attachés à des coutumes qu’ils avaient toujours conservées, se hâtèrent de s’offrir comme sujets au sultan de Zanzibar, sous les lois duquel ils avaient toujours vécu, sans s’être jamais demandé quels étaient les devoirs et les droits qu’impose la société. Le sultan les admit à protection ; mais un patronage n’était pas une sauvegarde.

À l’agent britannique dont le zèle mal dirigé avait ainsi compromis les intérêts de la Grande-Bretagne, succéda un homme plus hardi, qui ne tint pas compte des actes de son prédécesseur, fit construire une prison et déclara que les Indiens possesseurs d’esclaves seraient incarcérés. Il n’était plus parlé de l’abandon de la protection. Agissant en même temps auprès du souverain de Zanzibar, cet agent insistait énergiquement pour le paiement des 200,000 francs et de l’arriéré. Devant la menace appuyée de la force, le sultan renonçait aux droits qu’il avait acceptés sur ses nouveaux sujets, et, sans qu’une stipulation intervînt, il se résignait à l’application de la nouvelle décision.

Ces démêlés n’avaient point été sans appeler l’attention du gouvernement français, et lorsque, par suite d’une accusation que rien ne venait motiver, le ministère anglais parut suspecter des vues intéressées de la France sur l’état de Zanzibar, notre ministère des affaires étrangères y répondit en proposant une convention qui stipulait de la part des deux états le maintien de l’indépendance de Zanzibar et de Mascate. Cette convention, qui garantissait également l’indépendance des souverains de Mascate et de Zanzibar vis-à-vis l’un de l’autre, fut signée en 1862.

Devant un engagement de cette nature, tout soupçon eût dû être écarté, et une entente recherchée pour assurer à la fois l’abolition de la traite et la sécurité du sultan. Les négociations entreprises ne donnaient pas l’espoir de mener l’affaire à bonne fin. L’opinion s’établit en Angleterre qu’il n’y aurait de possibilité de triompher de la résistance du sultan que par l’emploi de mesures coercitives, qui ne sont rien moins que la prise de possession de Zanzibar ou la diminution du revenu du sultan. Toutefois, pour contraindre un souverain à remplir des obligations nouvelles, il paraîtrait juste d’offrir une compensation des sacrifices qu’on veut lui imposer ; ce serait après avoir épuisé tous les moyens amiables qu’on justifierait la violence. Maintenant toutes les précautions ont-elles été prises, les moyens dont on dispose ont-ils été judicieusement employés ? Quels ont été les différens systèmes adoptés jusqu’à la mission de sir Bartle Frere, et quelles mesures cette mission devait-elle proposer ? Si les projets qu’on veut mettre à exécution sacrifient un des principes stipulés, à savoir l’indépendance du sultan de Zanzibar, tandis qu’ils ne paraissent pas assurer l’abolition de l’esclavage, si tel doit être le résultat, il est nécessaire de prévenir une détermination trop prompte.

Un seul traité, que corroboraient et développaient des engagemens pris par les différens sultans qui se sont succédé à Zanzibar, réglait la question de la traite. Aux termes de cet acte, consenti en 1845, le sultan Saïd-Saïd interdisait l’exportation des esclaves des états de Zanzibar. Par contre, la traite s’exerçait librement dans ses possessions d’Afrique, comprenant la côte et les îles qui lui font face, du cap Delgado à Brana. Au-delà de ces limites, les négriers convaincus de fraude par le fait même de transport d’esclaves devaient être saisis par les bâtimens de la marine anglaise et étaient justiciables des tribunaux d’amirauté. On a vu que les croisières n’ont point eu pour effet d’empêcher la fraude. Plus tard, le sultan Saïd-Medjid, cédant à de nouvelles instances, interdit le transport des esclaves dans ses états mêmes, du 1er  janvier au 1er  mai de chaque année. C’est dans cette période que les gens du nord venant à Zanzibar, amenés par la mousson du nord-est, se présentaient au marché pour acheter des esclaves qu’ils parvenaient le plus souvent à conduire sur les marchés du monde musulman en dépit des croisières. Le nouveau régime ne produisit pas de résultat appréciable. On constatait un accroissement constant dans les entrées annuelles des nègres à Zanzibar, partant on devait être assuré que l’exportation annuelle augmentait dans la même proportion. D’ailleurs la mesure ne pouvait être efficace aux regards de ceux qui sont au courant des opérations de la traite. S’il est vrai que les Arabes achètent au marché de Zanzibar de janvier au commencement d’avril, ils ne deviennent pas acquéreurs des esclaves récemment débarqués. Les esclaves à leur arrivée n’ont point de valeur ; exténués par les marches de l’intérieur, par les fatigues du voyage en mer, ils ont à recouvrer les forces qui leur permettront de subir un nouveau voyage. Trois mois sont accordés à ce travail de la nature, que favorisent le repos et une nourriture abondante. Ainsi les esclaves qui auraient été débarqués en janvier n’auraient été achetés et par suite embarqués qu’en avril. Les arrivages après janvier exposaient l’acheteur intermédiaire ou le détenteur aux lourdes dépenses d’un long entretien jusqu’au retour des Arabes l’année suivante. En théorie, la prohibition eût été plus raisonnable portant sur les mois d’octobre à janvier, qui précèdent l’arrivée des acheteurs annuels ; en fait, les obstacles eussent été également tournés, comme ils le seront constamment sous un régime de compression. Les esclaves eussent été acheminés par terre vers le nord, où seraient venus les prendre les négriers, abrégeant la distance de leur parcours surveillé. L’exportation des états de Zanzibar se perpétuait, et elle augmentait malgré le traité et les arrangemens qui avaient pour but de la prohiber absolument.

Personne n’ignorait cet état de choses. Pouvait-on en rendre le sultan responsable ? Certainement non. Il avait sans doute interdit l’exportation ; mais il était évident qu’on n’exigerait pas de lui qu’il mît ses ordres à exécution : le gouvernement de la Grande-Bretagne était, tacitement du moins, substitué à ses droits de répression. Les croisières opéraient sur tout le parcours des négriers, en dehors aussi bien qu’au dedans du canal. À Zanzibar même et aux divers points du littoral, des descentes eurent lieu, lorsque plus tard, l’interdiction de transport ayant été admise du 1er  janvier au 1er  mai, des barques, retardées par le mauvais temps, réussissaient à débarquer clandestinement leur cargaison. Enfin un tribunal ou cour d’amirauté jugeant en matière de prises était institué à Zanzibar, et le consul anglais se prononçait seul sur les captures faites par les croiseurs et ramenées à Zanzibar ; mais le plus souvent il rendait un jugement sur des prises que l’éloignement et le mauvais temps n’avaient pas permis de convoyer jusqu’au port, et qui avaient été brûlées en mer après que les esclaves avaient été transportés sur le bâtiment croiseur. Dans l’un et l’autre cas, les marchandises, — s’il s’en trouvait, ce qui était fort rare, les commerçans ne confiant pas volontiers de marchandises à un négrier, soumis à trop de risques, — devenaient la propriété du capitaine et de l’équipage. La prise donnait droit pour chaque esclave à une prime de 4 livres sterling 1/2, et à une somme égale pour chaque tonneau de jauge de la barque ramenée ou brûlée en mer.

Sans prétendre critiquer un système qui devait paraître le seul praticable au début, on peut constater, par les témoignages des membres de l’enquête, que des irrégularités ont été commises et qu’en plusieurs circonstances des blâmes ont été infligés par le gouvernement à des capitaines de navires qui avaient fait indûment des prises lucratives. Généralement la cour supérieure de Londres a confirmé les jugemens rendus sur la validité ou l’invalidité par le consul. C’est dire que les capitaines et les équipages ont ou n’ont pas touché la prime qu’ils se croyaient en droit de réclamer. Quant aux propriétaires des barques, ils n’étaient nullement indemnisés de leurs pertes, et jusqu’à présent aucun d’eux n’a songé à recourir par voie de dommages et intérêts à la justice de la métropole. La croisière ainsi entendue comporte, pour justifier des pouvoirs arbitraires, un choix d’officiers honnêtes, ne parvenant au commandement qu’après une longue pratique en sous-ordre. La répression prenait le caractère d’une affaire, et l’on remarquait que les officiers de marine d’un grade relativement élevé commandaient les bâtimens les plus petits, de sorte que la part du capitaine devenait plus forte dans la répartition de la prime entre son équipage et lui. Quelle qu’ait été au reste la valeur de ces accusations, chacun était témoin de la mise en vente des marchandises rapportées que les négocians n’avaient le plus souvent confiées au bâtiment négrier que par ignorance de sa destination. Quant aux esclaves, ils étaient envoyés aux Seychelles, à Bombay et à Aden. Parfois, pour éviter les frais d’un nouveau transport, les enfans étaient remis à Zanzibar même à ceux qui consentaient à s’en charger. Aucune protestation n’était élevée, et, ce qui est plus caractéristique, aucune tentative n’était faite par les propriétaires pour troubler la possession des personnes qui, utilisant le travail de ces nègres, paraissaient aux yeux des Arabes s’être mises par force à la place de leurs acquéreurs.

C’étaient d’abord les missionnaires protestans qui choisissaient les enfans, garçons ou filles, pour les catéchiser et les élever ; les missionnaires catholiques étaient ensuite pourvus ; enfin un grand industriel anglais établi dans le nord de l’île, M. Frazer, en employait le plus grand nombre. Ce dernier avait contracté autrefois avec les propriétaires de l’île pour la fourniture de travailleurs, contrat que le consulat d’Angleterre attaquait après l’avoir permis. L’autorité anglaise ne voulait plus reconnaître de conventions par lesquelles un de ses nationaux exerçait sur des travailleurs esclaves des droits cédés pour un temps par leurs maîtres ; force avait été de demander des travailleurs à la journée. Ainsi font les négocians européens de la ville, qui emploient journellement des milliers d’esclaves venant d’eux-mêmes s’offrir le matin, et entre les mains desquels est payé au coucher du soleil le salaire convenu. On pourrait s’étonner de la bonne volonté de l’esclave, si l’on considérait la situation sociale d’après les idées généralement admises ; mais ici l’esclave est intéressé au travail. Du salaire que rapporte le travail journalier, et qui est de 10 peças, environ 40 centimes de notre monnaie, pour le plus grand nombre, enfans ou jeunes gens des deux sexes de douze à vingt ans, l’esclave rend 8 peças à son maître, en garde 2 pour son entretien. Il ne doit que cinq jours de travail par semaine, et il peut disposer à son gré des deux jours qui lui sont accordés ; il peut se louer pour son compte, s’il est accoutumé aux travaux de la ville, ou, s’il est sur une plantation, venir apporter le fourrage, qu’il n’a que la peine de couper, les fruits sauvages et les produits du champ que tout esclave de la campagne reçoit de son maître.

Ces conditions si douces du travail de la ville et des campagnes retenaient les esclaves, qu’effrayait en outre la distance à parcourir pour se rendre à la plantation et à l’usine à sucre de l’industriel anglais, et sans doute de grandes difficultés eussent entravé une exploitation dont l’aménagement fait le plus grand honneur à M. Frazer, si les noirs ramenés par les croisières, acceptés comme travailleurs libres sous tempérament et payés, n’avaient reformé le personnel. Les esclaves donnés aux missions catholique et protestante ou remis à des particuliers, devenus libres en principe par le fait du passage en des mains européennes, doivent être traités avec la plus grande douceur ; on est heureux de voir les missionnaires consacrer leurs efforts à l’éducation et à la moralisation des enfans qui leur sont confiés. En ce moment, il ne nous appartient que de conclure à la parfaite liberté d’action qu’exerce en pays indépendant et musulman l’agent du gouvernement anglais, investi des pouvoirs d’un gouverneur de colonie. C’est dégager le sultan de la responsabilité qu’on fait peser sur lui.

Une autre accusation consistait à reprocher au souverain sa complicité dans le maintien de la traite en raison du bénéfice qu’il en retirait par les droits acquittés à l’entrée et à la sortie de chaque esclave. Ces droits en effet, s’élevant à la somme de 250,000 francs, représentaient un cinquième du revenu ; mais ce revenu n’est pas acquis par perception directe : tous les produits de la douane sont affermés à un sujet anglais, qui pourrait demander une diminution dans le prix stipulé au cas où une réduction surviendrait sur le produit brut. Il est constant qu’en moyenne 20,000 esclaves entrent par an à Zanzibar, tandis que la culture de l’île m’en exige par an que 2,000 ou 3,000, et il tombe sous le sens que les 17,000 ou 18,000 esclaves non employés sont exportés. C’est là une statistique que la perception à Zanzibar et le marché public permettaient d’établir aisément. Le marché public fermé, le commerce ne se perpétuera-t-il pas néanmoins ? Le transport des esclaves à Zanzibar étant interdit, la surveillance devenant assez active pour arrêter tout passage par contrebande et l’île cessant enfin d’être un entrepôt, la traite sera-t-elle efficacement combattue ? C’est à ces demandes que sir Bartle répondra dans l’enquête par sa déposition.


III.

Lors de l’enquête de 1871, les dépositions de sir Bartle Frere et de M. Vivian, haut fonctionnaire du foreign office, sont particulièrement intéressantes. M. Vivian fait l’historique des négociations poursuivies ; il sait à fond la question. Sir Bartle Frere discute les témoignages des personnes entendues, consuls, chefs d’escadres, commandans de bâtimens isolés. Il repousse les conseils qui vont à l’emploi des moyens extrêmes ; il s’occupe du sort des malheureux esclaves plus que des profits que la Grande-Bretagne doit retirer d’une intervention active, et il met en avant six propositions qui comprennent les modifications à apporter au système suivi jusqu’alors. C’est aussi l’exposé du régime nouveau qui allait prévaloir, puisque sir Bartle Frere devait recevoir la mission d’appliquer sur les lieux le système qu’il formulait d’après l’expérience acquise au cours de ses fonctions de gouverneur de la présidence de Bombay, de qui dépend en même temps que du foreign office le consul et agent politique anglais à Zanzibar. « Notre premier soin, dit sir Bartle, doit être de nous concilier les Arabes, de les gagner à notre opinion et de bien leur montrer que ce que nous voulons est dans leur intérêt. » Il n’admet pas l’intervention dans les règlemens intérieurs du pays et dans la perception des impôts. Repoussant le projet de diminuer le revenu du sultan, comme le projet de l’indemniser par des taxes à lever sur les sujets indiens, sir Bartle propose à son tour une série de mesures préventives conçues dans un autre esprit. La première serait de limiter le transport des esclaves de la terre ferme à Zanzibar. On ne peut s’opposer, au moins pour un temps, à ce que les habitans de Zanzibar recrutent les travailleurs par la traite ; mais on doit empêcher que, sous le prétexte des besoins du pays, on n’amène un grand nombre d’esclaves destinés à être transportés au dehors. Sir Bartle désire que des bâtimens légers, à vapeur, aillent chercher les esclaves à la côte, de sorte que les voyages d’une part soient plus rapides que sur les barques à voiles et moins pénibles par conséquent, et d’autre part que le contrôle exercé par un agent du gouvernement anglais soit facilité à l’arrivée. On réduirait ainsi l’entrée des esclaves dans les proportions de 1,800 à 3,000 au maximum, suivant le chiffre à fixer d’après la demande annuelle. En vue de dédommager le sultan de ses sacrifices, sir Bartle recommande le remboursement des 200,000 francs que le souverain doit payer à son frère, le sultan de Mascate. Cette solution n’imposerait pas aux finances de l’Angleterre et de l’Inde, distinctes, comme on sait, des charges plus onéreuses que ne le sont les frais de la croisière. Il faut aussi, dit sir Bartle, améliorer la situation des agens consulaires, et apporter plus d’attention dans le choix des commandans, afin d’assurer l’efficacité de la croisière. Il rend pourtant hommage au mérite du dernier commodore, sir Léopold Heath, dont tous les officiers de notre division ont apprécié la courtoisie.

Sir Léopold Heath parlait le français avec une grande aisance ; il aimait nos officiers et il s’entretenait volontiers avec eux des devoirs de sa mission. « Laissez-nous libres d’agir à Zanzibar, leur disait-il, et nous ne nous occuperons plus de ce que vous ferez à Madagascar. » Le commodore anglais n’était pas chargé d’exprimer la pensée de son gouvernement, il appréciait et il recherchait dans sa franchise de marin la conciliation si désirable d’influences devenues rivales pour s’exercer sur les mêmes points, souvent annulées au détriment du progrès, alors que chacun des deux pays, suivant son génie, aurait dû entreprendre de belles et grandes choses en sachant se borner. Sir Léopold Heath, peu confiant en l’utilité de la croisière, la dirigeait néanmoins très activement ; mais il était sans doute mal secondé. Aussi voyons-nous sir Bartle regretter que les commandans des bâtimens ne soient pas assez familiarisés avec les opérations de la traite, que les interprètes soient peu honorables, enfin que les canots montés par les officiers à la tête d’un équipage relativement nombreux ne soient pas en mesure de lutter contre les courans, toujours violens dans les îles, et contre les bourrasques de la mousson. C’est qu’en réalité sur ces embarcations non pontées, où les hommes, fréquemment mis aux avirons, croisent pendant quatre ou cinq semaines à de grandes distances du bâtiment, les risques sont sérieux. Tantôt les embarcations sont jetées à la côte, et les équipages, s’ils ne parviennent pas à sauver les munitions, ont à redouter l’hostilité des indigènes ; tantôt des Arabes poursuivis ouvrent le feu en gagnant la terre, où ils abandonnent la barque et sa cargaison. Ce sont là les luttes et les émotions accidentelles ; mais il faut subir en tout temps les longues journées sans abri sous un soleil implacable, les nuits passées au mouillage imparfaitement connu avec l’humidité pénétrante, le quart des hommes veillant, les autres couchés dans le fond de l’embarcation, l’officier et le midshipman étendus sur les bancs de l’arrière. À ces rudes épreuves, que tous ambitionnent, plusieurs ne peuvent résister. Pour y mettre un terme et revenir honorablement, il faut convoyer une prise. Doit-on s’étonner si dans l’ardeur de la jeunesse quelques erreurs sont commises ?

À ce service d’une rigueur extraordinaire, on substituerait la croisière par chaloupes à vapeur, ayant peu de tirant d’eau, pouvant suivre les barques arabes dans les criques et naviguant contre vent et mousson. Cette organisation ne paraît pas cependant réalisable ; où trouver le charbon nécessaire ? Le plénipotentiaire anglais, signalant le mal, n’a peut-être point suffisamment étudié le remède que la nature des lieux permet d’y apporter. Sa juste appréciation des choses reparaît quand il propose l’établissement d’une ligne à vapeur desservant Zanzibar. Un des titres de gloire de la Grande-Bretagne est de forcer la civilisation par le commerce, c’est-à-dire par le mutuel intérêt. Le pays, essentiellement industriel, trouve partout des débouchés en même temps qu’il demande aux contrées de produit les élémens premiers qu’il transforme. Le commerce est assuré par une communication régulière et rapide. Désormais la côte entière d’Afrique, de Gibraltar au Cap, du Cap à Port-Saïd, de Port-Saïd à Gibraltar, est divisée en escales par les lignes de paquebots anglais. Des subventions du gouvernement viennent en aide au début ; bientôt après les compagnies trouvent des ressources dans leur exploitation. Des comptoirs se forment là où des habitudes commerciales ont fait naître un courant d’affaires. Les plages hantées se peuplent, et à chacune d’elles les indigènes viennent à jour fixe apporter leurs denrées et recevoir en échange les cotonnades, les articles européens qu’ils envoyaient chercher au loin. Ces transformations s’opèrent sous le pavillon de la Grande-Bretagne ; elles sont plus efficaces qu’une expédition armée qui ne représente que la force, et n’inspire même pas la crainte à des peuplades que quelques heures de marche dérobent à toute atteinte. Ce commerce, soutenu par les lignes à vapeur, est pour le pays une cause de prestige et de puissance. En outre ces passages constans de navires amènent la surveillance de la côte et apprennent aux habitans qu’il leur suffit de produire. Déjà la zone étroite de terres cultivées au bord de la mer voit se développer le rendement. Les indigènes comprennent que la valeur de l’homme est attachée au travail qu’il fournit sur place, et non au prix que son maître peut en obtenir en le vendant.

Après avoir indiqué brièvement l’opportunité d’organiser les lignes de paquebots, qui fonctionnent en effet actuellement, sir Bartle revient aux moyens plus directs de combattre l’esclavage. « Un des meilleurs, c’est l’établissement de colonies d’affranchis en terre ferme. » Sir Bartle voudrait la colonie soumise au contrôle des consuls anglais en même temps que régie par le souverain ; l’autorité se diviserait, le consul et le sultan se prêteraient un mutuel concours, et on obtiendrait le résultat que les missionnaires catholiques et protestans ont déjà obtenu. L’erreur ici paraît manifeste. Les missions catholique et protestante ont la direction et la surveillance absolues des enfans qu’elles élèvent ; le consul seul a droit d’intervenir, et non l’autorité locale ; il ne peut donc se présenter de conflit. Dans la division des pouvoirs au contraire, comment une autorité ne l’emporterait-elle pas sur l’autre ? Si un accord supposé peut conduire à la formation de la colonie d’affranchis, pourquoi le sultan et les agens anglais ne tenteraient-ils pas l’épreuve au cœur même du pays esclavagiste, sous leurs yeux, à Zanzibar ? L’expérience serait concluante, car on ne peut considérer comme essai l’emploi de travailleurs esclaves fournis par leur maître à un industriel anglais à charge de remplacement, ni l’attribution à ce même industriel d’hommes réunis par les croisières et libérés, mais que l’obligation de travail sans contrat déterminé assimilerait au plus à des engagés. Sir Bartle Frere attache enfin une grande importance à la réunion entre les mêmes mains des pouvoirs diplomatiques et consulaires à Mascate et à Zanzibar. Suivant lui, un agent anglais devrait partager son temps et séjourner successivement dans les deux pays, s’assurer en Arabie du succès des efforts tentés à Zanzibar et devenir le médiateur des conflits qu’il aurait mission d’apaiser ou de trancher par son jugement. C’est en effet le rôle que la Grande-Bretagne a pris aux Indes avec tant de profit, et qui semble être abandonné de même à sa puissante initiative dans la plupart des contrées de l’extrême Orient.

Telles sont les opinions de l’homme d’état dont on a invoqué les lumières. Il a conçu de toutes pièces un système dont il formule sommairement les articles. L’enquête suit son cours. Ce n’est point l’enquête comme nous la pratiquons en France, où chaque témoin, entendu isolément, prépare d’ensemble une déposition dont la correction et la netteté sont les premières qualités. Ici l’important est d’arriver à la découverte de la vérité. Le procès-verbal ne vise à aucun effet de style, c’est une reproduction exacte ; rien ne s’éloigne plus d’une forme littéraire. Nous suivons un interrogatoire, et le chairman a toutes les apparences d’un juge d’instruction, divisant soigneusement les questions, exigeant réponse précise sur le point posé. C’est la méthode pour conduire à la certitude, celle que nous employons dans notre procédure criminelle, et que nous nous étonnerions par contre de voir abandonnée par la procédure anglaise, si nous ne savions de quelles garanties cette législation, différente de la nôtre, entoure les témoins et les accusés. Si la liberté de la défense largement comprise apporte des entraves à l’action de la justice, un examen entre gens compétens n’offre pas de semblables inconvéniens. Ce qui caractérise surtout l’enquête, c’est la présence constante de ceux qui doivent y être entendus, et qui, de même que le chairman ou président, posent des questions et mettent en cause tel ou tel dont le témoignage porte plus utilement sur un point discuté. Dans une assemblée aussi pratique, on ne pouvait manquer de remarquer d’une part que les pays où la traite s’exerce, principalement sur la côte d’Afrique, sont d’une fertilité merveilleuse, et de l’autre que, partout où les richesses naturelles alimentaient le commerce, la traite disparaissait.

On touchait au nœud de la question. Il s’agit en effet de remplacer un commerce par un autre. Pour les articles d’importation dont une civilisation relative lui a fait connaître le besoin, tissus de coton, poudre, plomb, etc., l’indigène riverain donne en échange ses riz et son douro ; il cultive et ne fait pas la traite. À vingt lieues de la côte, il peut encore produire les sésames, dont la valeur est assez élevée pour supporter les frais de transport ; mais c’est la dernière limite : l’acheteur ne va pas plus loin ; pas de demande de produits, partant pas de culture. Que devient le commerce ? Dans les contrées où les éléphans sont en abondance, c’est avec l’ivoire que l’on paiera les marchandises. Dans ces contrées même, la chasse étant aléatoire, la traite subsistera ; partout ailleurs elle se fera exclusivement. L’expérience ne laisse aucun doute à cet égard. Sur la route fréquentée par les caravanes, il se crée des centres où l’on vend des esclaves sans doute, mais non pas appartenant à la localité ni aux localités avoisinantes, parce que dans ces villages chacun, en vendant aux caravanes ses produits, obtient en retour ce qui lui est nécessaire. Les esclaves sont amenés de points éloignés. Le commerce, la culture, l’établissement de communications, supprimeront la traite dans les pays qui fournissent la marchandise noire, puisqu’il est impossible d’y remédier, ainsi qu’on a fait à la côte occidentale en lui fermant ses débouchés. L’abolition de l’esclavage comporte la conquête commerciale de l’Afrique, entreprise digne du génie anglais et qui est plus avancée qu’on ne se le figure. L’Afrique occidentale n’a plus de marchés ; on s’attaque au nord. Les Baker vont aux lacs par l’Egypte ; on a frayé la route aboutissant à ces mêmes lacs par Zanzibar. Le docteur Livingstone, que la mort est venue si malheureusement surprendre, consacrait glorieusement sa vie à l’étude des questions de cette nature. Partout la persévérance porte ses fruits ; partout on gagne sur la barbarie. Du Cap on remonte à Mozambique, de l’Egypte on descend jusqu’à l’équateur, on surveille d’Aden et de Zanzibar les tribus indomptées du nord-est, Massaî, Gallas, Somalis ; vienne enfin une de ces découvertes comme la terre inexplorée en offre à ceux qui savent pénétrer ses mystères, et voilà d’un coup une contrée ouverte ! Les mines de diamans de Natal en fournissent un exemple. Des travailleurs affluent, des villes se fondent, il faut nourrir tout ce monde ; les besoins sont impérieux, des gains énormes sont illusoires quand la vie matérielle de chaque jour exige des dépenses également élevées. On assiste à un nouveau roman de la Californie, où l’artisan édifie sa fortune au détriment du chercheur d’or. Rêves ! dira-t-on ; soit, mais si l’Afrique centrale ne recèle point les trésors de la Californie, de l’Australie, du Cap ou de Natal, une magnifique végétation et un sol que tous les rapports estiment plus fertile que celui des Indes assurent, avec la nourriture d’un nombre incalculable d’hommes, l’échange de produits naturels contre les produits manufacturés de l’Europe.

En opposition avec cet avenir, le présent nous montre une population clair-semée, constamment menacée, et chez laquelle les plus forts d’un jour réduisent leurs adversaires à la servitude pour s’en faire une marchandise. S’il faut donc considérer l’homme à ce triste point de vue, il est nécessaire d’appliquer les lois économiques qui président aux transactions, avec les variations de l’offre et de la demande. Nous avons vu que le monde musulman n’a jamais renoncé qu’en théorie à rechercher des esclaves ; il s’approvisionne plus ou moins facilement. Les obstacles sont-ils grands du côté de Zanzibar, les croisières sont-elles actives, l’esclave acquiert une forte valeur en pays d’arrivée, tandis que ces difficultés le déprécient au pays de provenance ; mais cette dépréciation engage-t-elle les trafiquans à entreprendre un autre commerce ? Nullement, car il est impossible de trouver une matière d’échange ; et l’indigène n’a point intérêt à employer aux travaux de culture les esclaves qu’une guerre heureuse a mis en son pouvoir. Il les vend alors à vil prix ; ce qu’il obtenait en livrant un homme, il ne l’a plus qu’avec peine en en offrant deux ou trois. Lors de la dernière croisière anglaise, coïncidant avec le séjour de sir Bartle Frere, les esclaves amenés à Quiloa, port de la terre ferme au sud de Zanzibar, ne trouvaient pas marchand à 20 francs, parce qu’au lieu de les embarquer pour Zanzibar, force était de les conduire par terre au nord dans des ports moins surveillés, et que ces marches fatigantes, subies par des hommes déjà affaiblis, devaient coûter la vie à nombre d’entre eux. Toute répression va donc contre le but philanthropique qu’on lui assigne. L’homme d’état ne voit plus qu’une chance de succès : impuissant à atteindre l’esclavage en pays musulman, cédant devant les besoins impérieux auxquels la traite donne satisfaction en Afrique, il ne lui reste plus qu’à entreprendre de civiliser l’Afrique ou de l’occuper. C’est la conclusion à laquelle sir Bartle Frere est logiquement conduit lorsque, interrogé sur l’efficacité des mesures qu’il propose, il révèle enfin toute sa pensée dans ces paroles, qui renferment évidemment la solution du problème : « vous pouvez arrêter la traite par la force ; mais vous n’obtiendrez qu’un temps d’arrêt momentané, tant que le commerce n’aura pas pris à la côte orientale d’Afrique l’extension qu’il a reçue à la côte occidentale.»


IV.

Comment s’expliquer que des vues si sages n’aient pas été fidèlement suivies ? Les résolutions du comité d’enquête, conçues dans un esprit modéré et s’inspirant des besoins du pays qu’on se proposait d’amener à l’abolition de l’esclavage, ne semblent pas avoir déterminé la ligne de conduite du plénipotentiaire de sa majesté britannique. Sir Bartle, le promoteur de l’enquête, le négociateur choisi pour traiter à Zanzibar, était porteur de lettres adressées au sultan par la reine, par lord Granville et par le gouverneur-général des Indes. Aux conseils que donnaient la souveraine et le vice-roi s’ajoutaient les injonctions du ministre des affaires étrangères, déclarant qu’en cas de refus de la part du sultan on n’hésiterait pas à passer outre. Dans le traité proposé, il n’était plus question de la tolérance d’entrée d’un certain nombre d’esclaves à Zanzibar pendant un délai à fixer, précédant la mise en vigueur ; le premier article mentionnait sans condition que le transport des esclaves serait interdit aussi bien des états de Zanzibar aux pays étrangers que de la côte d’Afrique dépendant de Zanzibar à Zanzibar même. Suivaient des clauses édictant la fermeture des marchés publics à esclaves dans les états de Zanzibar, prescrivant au sultan la sauvegarde des affranchis et engageant d’autre part le gouvernement de la reine à veiller à ce que les sujets indiens ne fussent pas possesseurs d’esclaves. En réalité, il n’y avait contestation que sur le premier article. Le sultan, dont le territoire avait été récemment dévasté par un cyclone, se refusait à interdire immédiatement l’introduction d’esclaves, au moment où le remplacement annuel devait être considérable, attendu que les habitans étaient obligés d’employer aux cultures à entreprendre plus de bras que n’en exigeaient des plantations d’arbres en plein rapport, — cocotiers et girofliers qui naguère donnaient à l’île un aspect si riant. C’était si bien la pensée du souverain indigène qu’après avoir discuté le traité que lui soumettait sir Bartle dès son arrivée, le 12 janvier 1873, il autorisait le consul anglais à écrire le 8 février au plénipotentiaire absent : « Je crois que le sultan serait heureux de signer le traité, s’il lui était permis de ne l’exécuter complètement que dans un certain nombre d’années pendant lesquelles l’entrée annuelle des esclaves serait limitée au chiffre de 3,000. » À cette ouverture si conciliante, il ne paraît pas pourtant qu’aucune suite ait été donnée. Exagérant même la rigueur du traité, qui comportait un délai avant la mise en vigueur, le plénipotentiaire sommait le sultan d’avoir à se déclarer « par oui ou par non. » Le recueil de la correspondance ne mentionne pas cette communication, qui ne nous est connue que par la réponse du sultan en date du 11 février 1873.

Les négociations étaient rompues, et l’on ne songeait plus qu’à contraindre le sultan par des mesures qui devaient avoir leur effet six mois après. Sir Bartle organisa à Mascate le plan de campagne. Le sultan de Mascate cédait au gouvernement anglais la créance litigieuse des arrérages accumulés de la dette annuelle des 40,000 piastres ; opposition fut mise entre les mains du fermier de la douane, sujet anglais, sur les revenus du sultan ; en attendant, l’escadre veillait à ce qu’aucun esclave n’entrât à Zanzibar, qu’elle bloquait. Les articles du traité étaient exécutés, et avec aggravation, avant qu’il ne fût signé. Enfin le plénipotentiaire menaçait d’ordonner un blocus effectif, qui interdirait l’accès de l’île à tout navire et exposerait le sultan aux réclamations et aux représailles des puissances européennes dont les nationaux auraient à souffrir. Le sultan, en face d’un pouvoir sans limites et sans contrôle, privé de tout appui, signait le 5 juin 1873 le traité présenté par sir Bartle Frere, mais dont on avait retranché la clause favorable du délai d’exécution.

Le traité signé, il fallait en garantir les stipulations. Naturellement il ne fut pas question de laisser ce soin au sultan. Saïd-Bargach était aussi impuissant à empêcher l’importation des esclaves à Zanzibar en 1873 que son père l’avait été d’en empêcher l’exportation en 1842. Le gouvernement anglais continuera de veiller avec ses flottes à l’observation de la parole donnée. Cela doit être, et tout ce qu’on peut dire, c’est que, dans le cas où la répression ne réussirait pas, il ne faudrait pas accuser le sultan. Si pourtant les griefs invoqués de la complicité du sultan dans les opérations de la traite se reproduisaient sous une nouvelle forme et motivaient une ingérence de plus en plus profonde dans les affaires du pays, ne devrait-on pas faire justice d’argumens soutenus avec plein succès jusqu’ici ? Quelques années, quelques mois, nous séparent du moment où les hommes d’état anglais constateront le peu d’efficacité des remèdes qu’ils ont tenté d’appliquer. Cependant il est difficile de s’arrêter dans la voie suivie ; à la protection des îles contre l’introduction des esclaves, protection peu aisée à quelques lieues du continent, il faudra ajouter la surveillance de la côte, non point par des bâtimens qu’un coup de vent force à gagner le large, mais par des établissemens fixes aux points connus d’embarquement. On s’occupe de les déterminer. M. Elton, vice-consul d’Angleterre, s’est rendu sur la côte, il a suivi les routes tracées par les caravanes de nègres, il a constaté que toutes se dirigeaient maintenant vers le nord, mais il n’a pu indiquer leur destination. D’autre part, son rapport donne un tableau navrant des misères des malheureux esclaves ; il évalue à 75 pour 100 la perte sur les hommes, réduits déjà, au dire du docteur Livingstone, des quatre cinquièmes du nombre primitif à leur arrivée sur la côte. Ces chiffres sont effrayans. Que faire ? Pour s’opposer à l’embarquement, il faudrait occuper une immense étendue de côtes. Est-ce possible ? Ne valait-il pas mieux tolérer pendant quelques années encore l’introduction des esclaves à Zanzibar, admettre un régime transitoire, réduire successivement le nombre des travailleurs, et, puisqu’un courant de commerce était établi, ne pas l’interrompre d’un seul coup, le modérer, le surveiller, intéresser les propriétaires et les conduire à se passer du recrutement annuel ? La contrainte ne peut au contraire qu’être aggravée. Dans cet ordre d’idées, on est légitimement amené de l’intervention à l’occupation. Aucune mesure ne sera satisfaisante hormis la prise de possession. Cette perspective ne semble pas effrayer la Grande-Bretagne, qui trouverait dans l’Afrique tropicale les richesses dont elle a tiré si grand parti aux Indes. Il n’est plus à propos de songer à la retenir ; il serait politique de l’aider et de déterminer d’abord la part qui nous reviendrait dans l’alliance. La situation de la France justifie cet intérêt.

On fait peu de cas chez nous des colonies, et nous nous sommes tenus à l’écart depuis 1840. Internés dans les îles, qui n’ont que de rares communications entre elles, nous nous habituons à dédaigner nos propres possessions. Nous n’avons ni le Cap, ni la colonie de Natal ; nous abandonnons l’établissement de Bab-el-Mandeb, à peine formé ; il nous reste pourtant la Réunion, plus grande que Maurice, Sainte-Marie de Madagascar et Nossibé, d’où nous avons accès à Madagascar, Mayotte, dans le groupe des Comores, plus voisine de Zanzibar que ne l’est l’île anglaise la plus rapprochée, Mahé des Seychelles. Dans toutes ces îles, françaises ou anglaises, les coutumes, la langue, sont françaises. La plus importante, Maurice, est régie, comme Mahé, par nos lois ; les actes de la justice sont dressés en français, si la sentence du juge est rendue en anglais. Faut-il un fait significatif, auquel on a prêté peu d’attention ? Une reine de Mohélie, petite île voisine de Mayotte, vient à Paris pour soutenir je ne sais quelle réclamation. Cette souveraine parle le français, et l’on trouve cela bien naturel sans doute, si l’on remarque que les traditions françaises se sont perpétuées là comme elles se sont conservées à la Nouvelle-Orléans ou au Canada. Convenons donc, dût-il en coûter à notre modestie, que dans cet Océan indien, dans ces pays dont on ne s’occupe point, nous avons laissé des souvenirs qui sont des auxiliaires, et sachons en tirer parti. Puisque l’emploi de la force a prévalu et que nous devons renoncer à demander à la civilisation, lente dans son action, l’ouverture de l’Afrique et l’acquisition de ses richesses, entrons résolument dans une nouvelle voie, ne nous isolons pas, ne protestons pas en faveur de l’indépendance du pays, vain mot, ne fermons pas les yeux à l’évidence, et comprenons que, sous le couvert de cette indépendance, une organisation anglo-indienne menace de prendre la place qui nous est due. Les événemens sont prochains, il faut s’associer à une entreprise qui a pour but la régénération de l’Afrique par les Européens et non plus par les populations, qu’on ne tente pas d’éclairer.

Sans doute un rôle plus noble était réservé à l’influence européenne. Voici une contrée où, dans une certaine zone du moins. Je voyageur se fraie sa route avec pleine sécurité. Il trouve appui auprès des Arabes, dont il dénonce le trafic, empressement à le servir de la part des indigènes, qui le considèrent comme un être d’une race supérieure. Européen, il séjourne de longues années, comme l’illustre Livingstone, au milieu de peuplades qui le respectent, sans que le prestige de la nation et l’appareil de la puissance le protègent. Au contraire, il s’avance sans inquiétude dès qu’il n’inspire pas de crainte. Est-il explorateur, il fraie de nouvelles routes ; négociant, il suit les voies tracées par les caravanes. Sa mission est de découvrir et de civiliser. Combien la première de ces nobles tâches a été mieux remplie que la seconde ! C’est qu’on ne civilise qu’avec les bienfaits de la civilisation, et non par autorité ni même par persuasion.

L’initiative privée avait été mieux inspirée que la politique des gouvernemens. Des missions religieuses se sont établies à Zanzibar, et l’une d’elles, la mission catholique française, après de grands efforts, a réuni et converti près de cinq cents élèves, garçons et filles. Montrer aux Arabes ou aux indigènes les beautés du christianisme était malaisé ; on s’est attaché à faire juger des chrétiens par leurs œuvres. À Zanzibar, des ateliers sont installés : forgerons, menuisiers, charpentiers travaillent avec ardeur sous la direction des pères et des Frères du Saint-Esprit. Des ouvriers instruits et laborieux reçoivent les commandes, entreprennent les travaux les plus difficiles, qui nécessitaient naguère l’emploi d’ouvriers européens engagés à grands frais. De l’autre côté du chenal, à Bagamoyo, une véritable colonie agricole s’est fondée sur de vastes terrains donnés par le sultan. Les adultes sont occupés suivant leurs aptitudes ; parvenus à un certain âge, ils sont mariés et reçoivent avec la case attribuée au jeune ménage un champ à défricher. Là comme à la ville, l’établissement a formé ses corps de métiers, à qui il doit d’élégantes constructions, chalets, salles d’étude, réfectoires, que domine, au sommet d’une colline, la chapelle surmontée d’une croix. L’aspect est celui d’un de ces villages coquets où chacun embellit sa demeure ; puis on est ému à la pensée de la somme de persévérans labeurs auxquels sont dues ces transformations de terrains incultes en terres de plein rapport, de cases infectes en élégantes maisons, d’esclaves en hommes libres et intelligens. Avec le travail vient la gaîté, qui résiste aux cruelles épreuves, tantôt du choléra, plus tard d’un cyclone, qui n’épargna pas un arbre, pas une construction. Deux années ne se sont pas écoulées depuis cet épouvantable sinistre, et le village s’est relevé de ses ruines plus florissant que jamais. Quel exemple pour les travailleurs appelés à l’aide et pour les indigènes du voisinage ! En même temps tout ce monde est instruit dans la religion, parle, lit et écrit le français ; les études ne sont pas négligées, les arts d’agrément trouvent même leur place. Les noirs ont l’instinct musical, révélé par ces chants qui, improvisés par un auteur anonyme, courent dans toute la ville. C’est sur l’air adopté par la mode que le nègre racontera l’anecdote du jour. À Zanzibar, le chant du passant est la gazette, l’expression de l’opinion publique qui ne connaît pas d’entraves. Nos religieux de Bagamoyo ne laissent pas perdre cette indication. La musique vocale et instrumentale est en grand honneur. Aux jours de réception, quand un bâtiment signalé en mer annonce une visite, la mission entière se dirige vers le rivage par le chemin de 2 kilomètres qui descend en ligne droite du chalet principal. Le bâtiment est mouillé au large au-delà de la centaine de récifs que franchissent les embarcations. Il faut du temps pour gagner la terre. À peine les visiteurs ont-ils quitté vivement le canot que les cuivres éclatent en fanfares. Tout le pays est là jouissant de votre surprise. Des cris de bienvenue se font entendre ; on se met en marche, musique en tête ; les garçons, vêtus de pantalon et blouse bleue serrée à la taille, coiffés d’un chapeau de paille, ont une tournure leste et pimpante qui contraste avec la misère de la foule accourue. La route toute bordée de fleurs semble avoir une parure de fête. À l’extrémité, de chaque côté de la haie qui forme enceinte, sont rangées les filles en robes bleues, bonnets et fichus éclatans de blancheur, et les modestes et vaillantes sœurs aux traits fatigués par la fièvre, saluant d’un doux sourire. Qui donc n’oserait alors avouer un moment d’émotion ?

Les religieux ont entrepris et mené à bien une œuvre de moralisation chrétienne et de civilisation. Les services qu’ils ont rendus et qu’ils rendent constamment, après avoir surmonté la défiance, leur ont concilié les sympathies en pays musulman. Ces services sont plus recherchés en raison de l’état primitif de ceux auxquels ils les consacrent. De Bagamoyo, où la mission occupe de nombreux travailleurs et répand ses bienfaits sur les malheureux, sa réputation l’a précédée dans l’intérieur, où elle retrouvera partout ses ouvriers nomades et ses pauvres reconnaissans. Son but est de pénétrer ; chacun de ses établissemens n’est qu’une étape. Devant cette action persistante, cette volonté qui ne faiblit pas, ces résultats acquis, ne peut-on pas espérer que nos missionnaires contribueront puissamment à préparer l’accès de l’Afrique ?

Si la religion chrétienne vient s’adresser, comme à ses premiers jours, aux pauvres et aux déshérités, elle prépare le renouvellement d’une société par la morale et le travail. C’est une œuvre de conviction et d’abnégation. Les gouvernemens ne disposent pas de ces moyens, ils ne peuvent que leur demander un appui. Leur but est le progrès, leur moyen d’action l’intérêt. Ils entendent rendre productives les richesses d’une contrée ; ils veulent qu’un immense marché fournisse des produits naturels qu’on paiera en produits industriels. Cette préoccupation légitime dirige surtout la Grande-Bretagne, dont les hommes politiques, ne cédant plus à ces sentimens passionnés qui naissent de la résistance, comprendront bien vite qu’en l’état de leur industrie sans rivale, civiliser, c’est conquérir. Qu’importe à la Grande-Bretagne l’acquisition d’une nouvelle colonie ? Ce qui lui importe, c’est de développer son commerce, de se créer de nouveaux débouchés. Ce qu’elle a fait dans cette vue aux Indes, qu’elle l’encourage ici ; nul ne s’y oppose. Si l’Angleterre prenait Zanzibar, son premier soin serait de jeter sur la côte les rails d’un chemin de fer. Pourquoi tarder ? Le souverain, à qui cette idée était suggérée, ne l’avait-il pas adoptée tout d’abord avec un sens pratique qu’on trouve rarement chez un Arabe ? Ici il faut renoncer à établir des routes inutiles, puisque les animaux de charge, succombant à la piqûre des mouches tsetsé, ne peuvent traverser qu’une zone de 30 à 40 lieues à partir du rivage de la mer. À défaut d’animaux de charge ou de charrois, les nègres porteurs n’ont besoin que d’un étroit sentier ; chacun d’eux porte environ 50 livres. Que l’on calcule ce qu’un homme dépense de force pour pousser un chariot sur rail, et l’on verra qu’avant même que la vapeur entraîne des wagons sur la route d’Oujiji il y aurait beaucoup à gagner au chemin de fer dans son acception primitive. Ne cessons donc pas de le dire, quelques kilomètres de lignes de fer prépareront ce que n’ont pu atteindre les comités anti-esclavagistes ou les philanthropes : avec l’accès de l’Afrique centrale, l’abolition de l’esclavage.


P.-D. THOUVENIN.